Chroniques du Grand Effondrement [20-21]

CHAPITRE 20

Il était une fois un vieux pays, tout bardé d’habitudes et de circonspection. Naguère, le plus peuplé, le plus riche, le plus puissant de ceux qui tenaient la scène, il s’était, après de grands malheurs, comme replié sur lui-même. Tandis que d’autres peuples allaient croissant autour de lui, il demeurait stationnaire.
Charles de Gaulle

Cette honteuse humiliation n’avait servi à rien. L’émir, d’habitude si chaleureux, était resté inébranlable, froidement hostile. Il avait pourtant abdiqué toute fierté allant jusqu’à supplier, mais cela n’avait servi qu’à déclencher son ironie cinglante. En apprenant l’assassinat de son frère, l’homme affable s’était métamorphosé en chef de clan animé d’un désir de vengeance.

Ses gardes du corps suivaient le président mécaniquement du regard sans se douter un seul instant de l’humiliation qu’il venait de subir. Immobile, il hésita face à l’espace qui s’ouvrait devant lui, se demandant ce qui allait arriver désormais, où il pourrait porter ses pas après le brusque écroulement de tout ce en quoi il avait cru depuis des années.

Devait-il rentrer à l’Élysée préparer son allocution ou voir le Premier ministre? Il ne savait pas, il ne savait plus. Parler pour dire quoi d’ailleurs? L’irritant souvenir de la discussion avec l’émir lui revint en mémoire avec une cruelle ironie. Un goût de cendre lui emplissait la bouche. Il hésita longuement avec l’air d’un homme égaré consultant son karma. Personne n’osait lui adresser la parole. Chacun avait lasourde certitude que l’Histoire était en train de se nouer sous leurs yeux, que la roue du destin, le mektoub, venait de se remettre en marche et que désormais, rien ni personne ne pourrait plus l’arrêter. Chacun sentait que cet homme rempli de certitudes vacillait. Un boxeur groggy. Il raidit le cou, emplit ses poumons s’efforçant de reprendre pied avec la réalité. Puis, saisi d’un reste de fierté, il redressa la taille, les regarda sans rien dire. Une fois, dans sa berline, il demanda à Roland, son chauffeur:

— Rue de Navarre, passez par les quais.

Le mot Navarre lui rappelait la primaire, les doigts tachés d’encre violette, l’histoire de France, ces bons rois à la barbe fleurie, ce cher vieux pays. Il voulait admirer Paris, sentir le souffle de la ville, de son passé, avant de s’enfermer dans le salon doré pour rédiger son allocution, peut-être la dernière. Un discours crépusculaire à l’éloquence sobre.

Sur les radios, Rochebin lui reprochait déjà la rupture des négociations avec les créanciers alors qu’il avait toujours critiqué sa soumission aux banques étrangères et au wahhabisme accusé de financer le terrorisme. Rempart avait mené l’opposition comme une guérilla de partisans. Des méthodes qui n’auguraient rien de bon. Briller dans la critique ne demandait aucune cohérence puisque l’on pouvait varier les angles de tir, reprochant une chose un jour, et son contraire, le lendemain. Une facilité tactique que la logique interdisait à l’homme d’État en charge du pays.

La démocratie était devenue un service public. Personne ou presque n’avait plus d’esprit civique. Des politiciens grimés en saltimbanques essayant de plaire au plus grand nombre. Churchill avait eu tort de parler du pire régime à l’exception de tous les autres.

Depuis les quais, une perspective liquide fendait la ville en deux comme un sexe de femme. Les nuages faisaient la course dans l’eau. Cette cité était un songe qui craquait de toutes parts comme un vieux rafiot surchargé. Une grande absente que sa beauté ne pouvait plus sauver. Aucune autre métropole construite par l’homme ne possédait ce faste chimérique, cette magnificence fluide. Les luxueuses mégapoles de verre édifiées en plein désert avec l’argent du pétrolen’étaient que des caprices nourris du sang des peuples. Paris avait deux mille ans, toute l’histoire de l’Occident s’était nouée ici.

Il ignorait ce que la France allait devenir, il était juste heureux d’appartenir à la nation qui avait édifié cette ville et rêvé d’une société où les hommes valaient plus que les choses. Il avait échoué, le siècle avait gagné. Ceux qui n’apprennent pas les leçons du passé sont condamnés à répéter les mêmes erreurs, marmonna-t-il. Il ne se souvenait plus de qui était cette maxime, mais elle ne manquait pas de vérité.

Le pays avait ignoré l’histoire; lui-même avait cru dans l’universalisme au moment où le tribal faisait son retour brutal; les liens du sang chassaient le rêve d’harmonie universelle. Les songes étaient faits pour s’évanouir au réveil. Il resterait le souvenir d’un grand pays.

Déjà, des activistes étaient éliminés dans certains quartiers. Un jour, un salafiste tombait sous les balles de tueurs anonymes. Le lendemain, c’était un Sang & Or. Chaque soir, des émeutes ravageaient certains quartiers des centres urbains. La police s’était retirée des zones sensibles. Une sanglante spirale se mettait en place. Il savait, comme beaucoup, que la facture viendrait un jour. Il avait juste espéré que ce serait plus tard, qu’un sursis à exécution lui serait accordé par ces financiers avides en costumes trois pièces. Il ne pouvait plus empêcher l’inéluctable. Ses conseillers essayaient de relativiser. La France en avait connu d’autres: des défaites, des révolutions, des occupations étrangères.

Rue Saint-Jacques, la voiture traversa l’île de la Cité. Pendant plus de mille ans, Paris avait été le cœur battant d’un pays au centre de l’histoire mondiale, bâtissant des empires, inventant révolutions et systèmes politiques. Favorisée par le sort, au milieu d’un vaste réseau d’influence, la France en était devenue immodeste, vaniteuse, croyant devoir à son seul mérite les richesses que lui prodiguaient une nature généreuse et une position centrale en Europe.

Ulcéré par son déclin inexorable, le pays ne supportait pas que l’histoire se joue ailleurs, ressemblant à ces commerçants de centreville à la réputation établie, furieux de voir leur clientèle lesabandonner pour les hypermarchés périurbains. Le pays avait préféré résister aux changements plutôt que s’y adapter. La France éternelle s’était toujours relevée, toute vaniteuse et débordante d’amour-propre qu’elle soit. Elle se relèverait encore, affirmaient certains avec l’assurance des orgueilleux.

Il prétendait être d’accord. Un devoir d’optimisme: se mentir à soi-même pour mieux mentir aux autres. Il n’était pas le premier à user de cet artifice. Que serait un peuple dirigé par un chef accablé par l’infinie noirceur du monde?

Au fond de son cœur, la vérité était plus cruelle: il n’y croyait plus. Les fautes finissent toujours par vous rattraper un jour ou l’autre, la plus grave avait été de changer la substance même du pays. Une alchimie criminelle dans laquelle son intégrité s’était lentement dissoute. Il avait cru au métissage, mais n’avait été payé en retour que de confrontations croissantes. Qui se souvenait que le Paris cosmopolite de sa jeunesse avait été une joyeuse Babylone déjantée avec des gens capables de vivre ensemble malgré leurs différences: cathos intégristes, juifs Loubavitch, bobos du Marais, Chinois de Belleville, coiffeurs afros, plombiers polonais, taxis rebeu. Mais progressivement, la bombe à fragmentation identitaire s’était mise en place, un tic-tac qui réjouissait les artificiers de tous bords.

L’ancienne nation au manteau de cathédrales simplement devenue un agglomérat humain ne partageant plus ni valeurs communes, ni aucun destin collectif. Juste la haine, l’envie et le ressentiment. La prospérité enfuie, restaient les sacrifices et les souffrances dont chacun attribuait la cause à ceux d’en face. Il avait compris que cette fois-ci le cher vieux pays ne se relèverait pas. La nation avait vécu, elle avait dépassé le stade des soins palliatifs et de la mort clinique. La France serait balayée faute de projet collectif, faute d’envie. La fin de ce Vivre ensemble auquel il avait si naïvement cru, comme on croit à une utopie impossible, mais qui vous fait malgré tout avancer dans la bonne direction.

Son chauffeur tourna à gauche pour s’engager rue de Navarre, avant de se garer devant les Arènes de Lutèce. Dans l’enceinte déserte, un gamin à la peau noire tapait dans un ballon à moitié crevé. Le président s’assit sur les gradins face aux façades des immeubles donnant sur la rue Monge. Il régnait un silence degrandeur défunte. Ici il pouvait toucher du doigt l’histoire de France, un lieu où se rejoignaient le Paris de Hugo et la Lutèce antique, un des rares vestiges que Rome avait concédé à la Ville lumière.

Le plus vaste empire que la Terre ait porté avait sombré sous la poussée barbare, mais Rome n’avait pas complètement disparu. Il faut du temps pour qu’une civilisation s’efface. La Ville éternelle avait survécu dans l’alphabet, la langue, le droit, alors qu’il ne restait rien des cavaliers casqués et cuirassés qui avaient franchi en sueur le gué du Rhin pour écraser les légions romaines sous leurs lourdes épées scythes. La véritable guerre ne se livrait pas sur les champs de bataille mais dans l’esprit des hommes.

Rome avait été vaincue par les armes d’acier forgées dans les steppes, mais son héritage brûlait d’un feu plus brillant que les âges sombres qui lui succédèrent. Seule la matière est périssable, les idées survivent aux monuments les plus puissants. Rome s’était effondrée, mais son cœur battait encore dans une forme de vie plus furtive. Rien ne disparaissait totalement. Sous la contrainte historique, les sociétés se modifiaient à la manière des êtres vivants. Comme ces fleuves profitant des crues pour sortir de leur lit et modifier leur cours, les pays procédaient par crises, ces crues de l’histoire, quand un ordre ancien s’effaçait pour laisser place à un monde nouveau.

La France continuerait sous une autre forme. Les enclaves musulmanes qui réclamaient l’indépendance parlaient le français malgré ces fondamentalistes qui essayaient en vain d’imposer l’arabe classique.

Bien sûr, ce français se métissait, se dénaturait aux yeux de certains, mais il restait une langue qu’il comprenait. Était-ce différent au temps des arènes? Quand les mercenaires celtes chevelus baragouinaient ce bas latin mâtiné de gaulois des légions impériales. Après tout, l’effondrement de Rome avait permis à la France de naître sous la férule des rois francs venus des brumes du Nord. Ce vieux pays ridé tout crevassé d’histoire et de certitudes savait que le temps guérissait tout. Deux ou trois générations et les haines s’éteindraient, leurs cendres seraient emportées par le vent de l’oubli. De nouveaux leaders se lèveraient au milieu des ruines tel Clovis unifiant la France. Un des émirs du Val-d’Oise? CyrusRochebin et ses idées dangereuses? Il l’ignorait tant ces options lui semblaient terribles: des fossoyeurs obnubilés par leur tribu, leur ethnie.

Il espérait que ce ne serait aucun de ceux-là, mais au temps des Mérovingiens, Clovis le barbare n’avait-il pas d’abord unifié ses guerriers avant d’être couronné à Reims en roi chrétien? Il doutait de tout. Tout son savoir s’effritait. Était-ce indispensable pour accéder à une nouvelle compréhension du monde?

Avant que naisse du neuf, il fallait que le processus de destruction aille à son terme. Pour l’instant, la guerre n’existait que dans les mots, mais le langage avait la capacité de vitrifier le monde, de le transformer en enfer.

Quand on raconte des horreurs, elles finissent toujours par arriver. La pulsion de mort qui de tout temps avait fasciné l’humanité prendrait le dessus. Les démons infernaux briseraient leurs chaînes pour déferler sur le monde et engendrer beaucoup de souffrance, de désespoir, de mères pleurant un fils. Alors, une longue et terrible nuit commencerait.

Assis à une dizaine de mètres, son chauffeur grillait une cigarette. À la fin du mois, Roland attendrait une paie qui ne viendra pas. Comme des millions d’autres hommes, il se retrouvera du jour au lendemain sans ressources.

Que fera alors ce militaire issu de l’élite des forces spéciales? Laissera-t-il ses enfants mourir de faim ou rejoindra-t-il les hordes qui n’attendaient que le signal de la curée pour se jeter sur une citésans défense? Son regard erra, vague et lointain. Qu’est-ce qui pouvait empêcher la civilisation de sombrer dansla barbarie?

Son mobile vibra, il ne prenait plus de communications, mais vérifiait à chaque fois, par réflexe, leur provenance. Il appela juste ses parents qui vivaient à Larmor Baden près de Vannes. Un endroit encore préservé.

— François, c’est toi? dit sa mère, comment ça va à Paris? Les télévisions n’annoncent que des nouvelles déprimantes en ce moment.

— Les choses vont mal, je t’expliquerai. Passe-moi papa, s’il te plaît.

Il reconnut la voix de fumeur de son père.

— Écoute-moi bien papa, essaie d’acheter de l’essence, des vivres, vérifie que la pompe du puits fonctionne sur le générateur. Ne gaspille pas la nourriture et teste ton fusil de chasse.Il te reste des cartouches?

Son père voulait en savoir plus, mais il n’avait pas le temps d’expliquer. Sa montre marquait dix-huit heures. Il devait encore voir le Premier ministre.

Il se leva pour rejoindre sa voiture. Il ne devait pas essayer de jouer au président, juste être lui-même. Retrouver sa véritable personnalité sous les rôles qu’on a interprétés au cours d’une existence demande du travail, on ne sait plus dégager l’authentique de l’artifice. La vie est un théâtre qui vous prend.

Dans la voiture, la radio évoquait la rupture des négociations et l’assassinat du prince qatari. Même si l’émir connaissait les turpitudes de son frère, il était profondément blessé par les portraits irrespectueux qui comparaient le Prince Abdallah au Sardanapale de Babylone. France Inter annonça un conseil de crise dans la soirée à l’Élysée. Le bureau politique de Rempart avait réuni un shadow cabinet. Pour préparer l’opinion, les cabinets ministériels laissaient filtrer la substance des premières décisions: suspension du paiement des retraites et des salaires, suspension des aides sociales aux réfugiés.

Le défaut sur la dette souveraine serait constaté dans les jours suivants, les créanciers lanceraient alors leurs hyènes: les cabinets de lawyers anglo-saxons saisiraientles actifs donnés en garantie; selon toute probabilité, les navires, les avions français à l’étranger seraient mis sous séquestre à titre conservatoire.

Pour la première fois, le chef de l’état réalisait combien la globalisation avait été une gigantesque escroquerie jetant les classes moyennes des pays développés dans une concurrence frontale avec les pauvres des pays émergents. Une destruction qui ne pouvait que conduire au chaos et à la fin de la démocratie. Le monde sans frontières n’était qu’une gigantesque arène hobbesienne pleine de gladiateurs et où régnait la guerre de tous contre tous.

CHAPITRE 21

L’Anguille suivait la voie ferrée. Il aimait rôder dans le labyrinthe désert des rues noires. Son monde, sa matière c’était cette obscurité que rien n’osait troubler. Ces ténèbres incrustées dans la chair urbaine donnaient l’impression d’une chose vivante, d’une présence palpitante autour de lui. La ville se repliait, craintive, rejoignant sa tanière puante pour s’y terrer. Et lui se glissait dans la nuit omme un spectre.

À un carrefour désert, il avança en silence, le calibre à la main, pour surprendre les imprudents faisant bombance au milieu des immondices. Il prit son temps, visant pour tuer et dégomma une de ces vermines de rats qui proliféraient au point de dévorer des clochards comateux. Plus les hommes s’affaiblissaient et plus cette engeance infestait la ville, cavalant partout en une multitude malfaisante. En hiver, les rongeurs se couvraient d’une épaisse fourrure noire, graisseuse, certains se dressaient sur leurs pattes arrière: des enfants voraces, humant l’air de leur malveillant museau pointu. Gros comme des chats, ils s’enhardissaient, chaque jour plus agressifs. La pluie poisseuse qui mouillait leur pelage les rendait encore plus effrayants: des abominations venues des profondeurs toujours à l’affût de nourriture. Les journaux parlaient d’une race mutante qui résistait aux poisons et était capable de déjouer les pièges.

— Les pièges peut-être, mais pas les balles, ricana l’Anguille.

Une légende prétendait qu’il existait un souverain, un roi des rats se nommant Nerub. Si c’était le cas, il ne doutait pas que sa tête fûtmise à prix dans cet obscur royaume souterrain. Gamin, il foutait le feu aux chats, mais n’avait encore jamais essayé avec des rats, ça devait bien cramer un rat avec cette étoupe graisseuse. La vision d’une ville la nuit le fascinait. Les angles luisants des toits entassés en désordre dans l’ombre et percés de rectangles lumineux, l’enfilade obscure des façades découpées de fenêtres éclairées.

Il imaginait les solitudes glacées derrière ces murs, devinait des silhouettes auxquelles il prêtait des vies plus réelles que la sienne, plus denses. Des familles veillaient devant le halo bleuté des écrans plasma. Des couples dînaient, des amants se touchaient. Parfois, en braquant ses jumelles sur un rectangle, ses yeux écarquillés parvenaient à saisir la nudité d’un corps ou plus rarement un accouplement. Les habitations mimaient les alvéoles de gigantesques ruches où chaque être vivant disposait d’une place précise. À défaut de lui être sympathique, l’humanité lui était devenue familière, autant que l’étaient des insectes pour un entomologiste qui les épinglait sur un carton.

Il s’installa comme d’habitude derrière la fenêtre de la cabane abandonnée. Après un grillage rouillé, le terrain vague descendait en pente douce vers la ville. L’endroit sentait fort comme si un clodo avait vomi et chié dedans. Il percevait le lointain ronronnement de basse intensité de la circulation.

D’ici, il pouvait voir sans être vu. Son regard se posa sur la petite maison dans la prairie à deux cents mètres à peine derrière la vitre. Il sentit un début d’érection. Cette terrible obsession lui rongeait l’âme.

Insensible au froid, il restait des soirées entières dans la vieille couverture puante en observant le gentil couple. La paire d’Olympus était d’excellente qualité. Une prise de guerre récupérée six mois plus tôt chez une vieille bique qui, à l’heure actuelle, devait hurler en Enfer avec les lémures. Son enfoiré de mari était du genre cheveux longs et idées courtes. Georges le haïssait: l’archétype du mec cool et sûr de lui avec sa petite maison et sa jolie femme. Comment une telle beauté s’était-elle entichée de ce tocard? Une sombre merde appartenantau même embranchement zoologique que les toubibs qui lui avaient pourri la vie.

Il aspirait plus que jamais à la possession de ce corps magnifique, souffrant de la sentir à la fois si proche et si inaccessible. Un miel blond aux yeux d’un bleu infini. Quand il était trop tendu, Georges rêvait à la  oiteur  e ses aisselles sur une plage du Sud, le plus beau des jours d’été. Il avait tellement vu d’images à la  élé qu’il lui semblait avoir vécu là-bas ou bien c’était dans une autre vie. Une peau de femme sentant le  oleil  t le sel. Une saveur de glace à la pistache et de crème solaire. Il possédait un vieux prospectus qu’il relisait souvent:

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Loin du quartier de haute sécurité, il avait le monde à conquérir, et celui-ci commençait avec cette fille, celle de ses rêves depuis toujours, celle dont il respirait l’odeur jusqu’à l’ivresse. Finis gargouilles, barreaux, portail lugubre. Plutôt crever que retourner en enfer. La tête pleine d’obscénités, il commença à se branler doucement dans la vieille couverture rêche, pensant à tout ce qu’il pourrait bientôt lui faire. Mais il s’arrêta aussitôt. Ce soir-là, il n’avait pas soif de sexe, mais de sang. Son cœur étouffait de colère. Le sexe c’était pour les tafioles comme Ali, la véritable jouissance venait du sang. Quand le regard débordant de terreur, les victimes comprenaient, paniquées, qu’elles allaient crever, qu’il fallait se préparer au grand saut, que le seul moment de vérité de toute une vie était venu.Rien n’était plus beau qu’une proie hurlant sa détresse. Une beauté terrifiante. Il se prit à rêver du mari expirant après l’avoir charcuté au rasoir, cette idée lui fit passer un agréable frisson dans tout le corps.

Couché dans le noir, les yeux ouverts, il était incapable de bouger. Il respirait à peine, écoutant la voix dans sa tête, ce méchant murmure de femme venu de très loin, du passé avant le passé, la voix de cette Maman qu’il n’avait pas connue et qui chuchotait la nuit, lui dictant ce qu’il devait faire. Il avait parlé de Maman aux médecins, les toubibs n’avaient rien voulu savoir. Ils avaient souri avant de doubler les doses de médocs pour creuser le vide dans sa mémoire, pour faire taire Maman. Mais, depuis qu’il était loin de l’hôpital, Maman était de retour… Une Maman encore plus furieuse qu’avant, murmura Georges en fixant la petite maison d’un œil sombre.

Quand il rentra, la Dream team était devant la télévision. L’Anguille alluma une cigarette et resta debout en retrait à écouter les informations. Le monde s’écroulait autour d’eux. D’après le journaliste, les banques étaient en faillite puisque les actifs obligataires figurant à leur bilan ne valaient plus rien. Les médias annonçaient la fermeture temporaire des agences bancaires et des distributeurs de billets pour éviter une panique des déposants: un bank run. Le monde s’effondrait. Avec un sourire imperceptible, les narvalos devinaient que leur heure était enfin venue.

Une journaliste annonça le report de l’allocution présidentielle. L’Élysée était en retard. Des commentateurs politiques meublèrent, parlant d’élections anticipées. Rien ne se passait comme prévu. Certains évoquaient un manque de techniciens à la télévision, d’autres une réunion houleuse avec le Premier ministre.

Vers vingt-trois heures, avec plus d’une heure de retard, le Palais de l’Élysée apparut enfin sur l’écran et la Marseillaise retentit d’une façon inhabituelle, dissonante, cacophonique. Beaucoup de Français éprouvèrent alors un sentiment de nostalgie devant ces images d’une époque où une république douce et bienveillante organisait le détail de leur vie de la naissance à la mort pour en tenir le malheur éloigné.Le chef de l’état apparut, un visage grave marqué de cernes qui inquiéta plus qu’il ne rassura.

Mes chers compatriotes.

Comme vous le savez tous, le pays affronte une crise bien plus profonde que celle que nous vivons tous depuis la période spéciale. Les dernières attaques terroristes ont porté un coup fatal au tourisme et à nos entrées de devises fortes. Les négociations avec nos banquiers sont actuellement interrompues. Pour l’instant, aucune date n’a été fixée pour la reprise de ces discussions.

En attendant, notre pays ne pourra faire face aux prochaines échéances financières. Avec le Premier ministre et le Gouvernement, nous tentons de résoudre cette épreuve dont je ne nie pas l’extrême gravité. Une cellule de crise se réunit actuellement à l’Élysée. Nous allons engager de nouvelles négociations avec d’autres banques incluant des fonds souverains notamment de pays pétroliers.

Dans cette attente, j’en appelle à l’unité et à la responsabilité de tous et de toutes. Notre nation a connu dans son histoire des périodes douloureuses. Chaque fois, le génie français a su trouver les ressources parce que nous étions soudés face à l’adversité. Il nous faut rester tous unis… Français de souche ou d’adoption… Jeunes ou aînés… Fonctionnaires ou salariés du privé… Régions et capitale. C’est tous ensemble que nous allons relever ce défi. Dans l’immédiat, tous les versements de l’état sont suspendus. J’ignore quand ils reprendront, mais croyez que le Gouvernement de la France met tout en œuvre pour un retour rapide à la normale. La république est consciente de ce qu’elle doit à ses enfants comme à ses anciens. Je conjure corps constitués et aux communautés d’adopter une attitude responsable en levant l’appel à la grève générale. Je demande en particulier aux forces de sécurité et à l’armée de se tenir prêtes. Un couvre-feu est institué et les rassemblements interdits pour éviter les atteintes à l’ordre public.

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