Chroniques du Grand Effondrement [15-17]

CHAPITRE 15

Mona prenait toujours le même chemin. À Falguière, près d’un bistrot, quatre boutiques esquissaient un vague segment de rue commerçante, sans qu’elle parvienne à savoir si c’était la fin ou le début de quelque chose. L’octroi passé contre un billet, elle remplissait ses poumons de l’air de ce Paris du plaisir qui s’illuminait: une ville harnachée comme une putain avec ses rues aguichantes; une mégapole vibrante de lumière, comme si un ciel de nuit d’été était tombé sur terre.

À Montparnasse, les cafés scintillaient derrière de hautes glaces Belle Époque, étalant leur zinc clair, leurs tables à nappes à carreaux, les corbeilles de fruits exotiques, les bourriches de Marennes-Oléron. En arrivant rue de Seine, le néon rouge du Querelle déversait sa pluie sanguine sur l’asphalte. Une clientèle d’hommes en jeans serrés prenant la pose au centre d’un ballet de serveurs en marinières et cyclistes moulants s’adressant aux clients d’une voix suave pour créer une intimité propice au pourboire et plus si affinités.

Paris avait remplacé Bangkok et Manille comme exutoire des fantasmes de ce monde riche que la France avait quitté. Dans le grand manège de la globalisation, les beurettes et autres métisses aux longues cuisses brunes s’étaient substituées aux gogo-girls isaans de Pattaya ou aux filles des Visayas tapinant à Angeles-City. Des talons claquaient sur le macadam, interrogeant de l’œil les terrasses des cafés. Face aux hôtels, les marcheuses étaient déjà presque toutes alignées: beurettes, métisses dorées, Gauloises blafardes. Toutes avec le look Total Putain: minijupe même parmoins dix, cuissardes de vinyle noir, talons aiguille et bustier façon guêpière. Les putains cherchaient le client, les hommes cherchaient la putain. Les cafés se remplissaient, la vie débordait des trottoirs. Des tapineuses arpentaient le boulevard, une armée des ombres dans la nuit, ralentissant le pas devant les devantures des cafés, riant pour attirer le chaland, jetant un regard en arrière pour aimanter le flâneur solitaire, se retournant quand elles devinaient une lueur d’intérêt.

— Eh gamine, t’es en retard, mais rassure-toi, t’as rien loupé.

À côté du costumier Hackett, la main encombrée d’un caffè latte Starbucks, une métisse exposait sa poitrine généreuse, ses fortes cuisses et d’étonnantes fesses: quatre-vingts kilos de chair appétissante enveloppée d’un satin caramel. Avec ses boucles d’oreilles extravagantes qui brillaient comme des yeux de chat, son short lamé et ses bottines lacées, peu devinaient que Prisca se prénommait Kevin. Seule sa voix la trahissait quand elle avait trop fumé. Sa voix et sa force: dans les bagarres, la part masculine resurgissait en elle.

— Dès que j’ai pu, je me suis faite implanter des seins en silicone, par contre je garde le bas. Sans ma queue de cheval, j’aurais pas le même succès. Ça les fait triper, une nana bien montée.

Il se mit à pleuvoir, Prisca sortit son parapluie. Ses yeux couleur d’amande brûlée consultèrent ses textos avant de lâcher:

— Allez ma poule mouillée, on va chez Denise.

Le bar avait d’abord été le rendez-vous des tapins et de leurs marlous jusqu’au jour où le Lonely Planet avait révélé cette adresse du Secret Paris à des touristes en quête d’authenticité, a rare blend of glamour, nightbirds and authenticity. Mêlés au hasard des tables, les touristes empâtés tranchaient avec les silhouettes onctueuses des filles et celles plus nerveuses des marlous. Coachées par les frangines, les débutantes venaient se montrer, voir s’il y avait du monde chez Denise. Un paquet de cigarettes glissé dans la manche retroussée de leur chemise, deux mulâtres aux lourdes gourmettes en or se poussaient du coude au bar se moquant des clients avec des sourires entendus. Dehors, derrière la vitrine, une lumière d’huile chaude éclairait le trottoir qu’une adolescente en manteau trop court martelait de sestalons aiguille. Elles étaient nombreuses à débarquer déguisées en femmes, sentant la crème premier prix. Des gamines attachantes qui rêvaient d’Amérique et dont la fraîcheur aurait pu plaire si la plupart n’avaient pas le plus souvent été tournées par des caïds aux lugubres capuches. Une fois lassés, ils les mettaient à la dope et sur le trottoir pour sucer du touriste comme ils disaient.

Prisca commanda un jambon-beurre trop mou. Ses dents blanches bien alignées déchiraient la masse crémeuse du pain. Elle posa son sandwich découpé comme à l’emporte-pièce, s’essuya les mains dans une serviette en papier. Nabila débarqua avec une mine de déterrée; elle jeta sa copie de sac Dior sur le comptoir. Elle aurait pu être jolie avec ses paupières rebeu et ses cheveux bouclés. Le charme troublant d’un Orient de bazar, mais son nez énorme gâchait tout.

— Je sais pas ce que j’ai, mais je me sens complètement H.S. Mona lui passa la main dans ses cheveux comme pour consoler une enfant.

— Pauvre petite… C’est vrai que t’as l’air éteinte.

— Sens mes mains pour voir et dis-moi si un mec a envie de faire la fête après avoir senti ça.

Mona approcha le visage des mains gercées.

— Il te manque un faux ongle adhésif à l’index droit.

— T’inquiète, vas-y, sens un peu pour voir, répéta-t-elle pour l’encourager, avançant les mains comme pour se les faire baiser.

— Merde, ça pue la capote et le détergent ton truc.

— Plus exactement, le Canard WC et les gants Mapa que j’enfile pour récurer les cuvettes. Cette saloperie me donne des rougeurs.

Nabila était femme de ménage en journée. Sa gosse de trois ans qu’elle laissait à sa mère ne parlait toujours pas. Quant au père, un flambeur né à Brazzaville, il s’était tiré dès que son ventre avait commencé à s’arrondir. Trois jours plus tôt, le commissariat avait appelé Nabila.

— Le père de Mary-Sirius a été tué dans une rixe. C’est moche ce que je vais dire, mais je me suis sentie mieux en apprenant que ce salaud est crevé.

— Putain, d’où tu sors ce prénom? avait demandé Prisca qui étalait avec soin un vernis rose sur ses ongles.

— Benh de la vieille série télé… Tu la regardes jamais la télé?

— De quelle série tu parles? demanda Prisca en écartant ses doigts pour faire sécher son vernis, comment tu trouves le satiné? Rose fluo ça tranche bien avec ma peau Cappuccino.

— Enfin merde, Prisca, la série Hannah Montana. À mon époque toutes les gamines regardaient que ça.

— Ça serait pas plutôt MILEY CYRUS? suggéra Prisca avec un sourire cruel.

— C’est ce que j’ai dit, s’énerva Nabila.

Prisca faillit s’étrangler aspirant beaucoup d’air pour noyer son fou rire. Deux Saoudiens venus à Paris pour le week-end les abordèrent. Du ventre et le même style: costume italien, chemise noire et chaussures à mailles de cuir noir qui auraient pu être élégantes sans leurs pieds larges qui faisaient ploucs endimanchés.

— We want to go dancing.

— Merde, ces blaireaux ont récupéré des flyers, dit Prisca en croquant des glaçons. Elle fixait son client d’un air froid et méprisant.

— Et dire que je suis crevée de la nuit dernière.

Walid, le client de Mona parlait beaucoup en anglais de sa concession Kia à Riyad. Elle faisait de réels efforts pour faire croire qu’elle l’écoutait avec intérêt. Prisca ouvrit un flacon de poppers et le renifla.

— C’est parti pour la night, dit-elle en attrapant son sac.

CHAPITRE 16

Nous sommes dans un moment critique de l’histoire où l’Ancien Monde n’en finit pas de se décomposer, sans qu’on perçoive sur un plan d’ensemble une dynamique de reconstruction.
Jean-Pierre Le Goff, sociologue

Le service du soir commençait à dix-huit heures. Landry acceptait même les horaires les plus pourris. La peur du chômage ne l’avait jamais quitté. Il voulait atteindre l’octroi avant cette heure entre chien et loup où les rues se vidaient. Le nombre croissant de vagabonds dans les rues sales lui rappelait la fragilité de sa condition. Il avait été chômeur et se souvenait que lors des entretiens d’embauche, il n’arrivait pas à masquer qu’il considérait cet exercice comme une profonde déchéance. Bien sûr, on ne le rappelait jamais. Un jeune recruteur cherchait des chauffeurs-livreurs. Une vraie tête de nœud qui lui avait demandé:

— Ce postevous intéresse vraiment? Vous n’êtes pas surqualifié?

— Bien sûr qu’il m’intéresse! Je le veux ce boulot.

— Super, avait répondu le recruteur en serrant le poing.

Landry s’était gardé d’ajouter qu’à ce stade, il aurait même accepté de faire la plonge. Mais plus les types vous sentaient désespéré, plus ils vous méprisaient. Lors de son entretien au Bristol, il avait cru qu’on allait le jeter, mais le directeur l’avait reçu.

— Vous étiez chez Airbus avant la faillite?

— Oui, pourquoi?

— Gamin je rêvais d’aéronautique.

Le directeur avait sorti une Virginia Slim du paquet qui se trouvait dans sa poche de poitrine.

— Sur votre CV, je vois anglais et russe.

Une voix douce au débit lent malgré un léger zézaiement, presque un peu efféminée, mais pas totalement dénuée de virilité.

— Je parle les deux couramment!

L’homme avait allumé sa cigarette avec un gros briquet doré.

— J’ai peut-être quelque chose pour vous.

Le lendemain, il était convoqué pour un contrat auto-entrepreneur mais jamais il n’avait pu se défaire de la peur terrifiante du chômage. Elle vivait en lui, se frayant parfois un chemin, visqueuse comme un serpent lourd de venin. La nuit, il lui arrivait de se réveiller en sueur comme si quelque chose d’inconnu cherchait à l’engloutir dans un gouffre sans fond. Il s’asseyait alors au bord du lit, allumait une cigarette en fixant le mur. L’air lui manquait et il sentait ses entrailles se nouer, ses paumes devenir moites.

Le planton de l’octroi de Montparnasse contrôla son badge et fouilla son sac. Avec la visite officielle de l’émir, les consignes de sécurité étaient renforcées. La police craignait un nouvel attentat sans savoir si la menace viendrait des salafistes ou de l’extrême droite. Lors des derniers attentats en zone sécurisée, les terroristes avaient utilisés du C4, un explosif militaire plus puissant que le traditionnel triperoxyde de triacétone: le TATP surnommé la Mère de Satan par les salafistes qui le fabriquaient dans des caves avec de l’acétone, de l’eau oxygénée et de l’acide pour batterie.

En passant l’octroi, il changea de planète. Le sentiment étrange de franchir un cercle enchanté. Des Japonaises semblant sorties d’un manga patientaient devant Cottereaux pour les célèbres macarons. Le président qui avait institué la zone sécurisée avait été un sacré visionnaire. En croisant son regard, une Asiatique aux faux-cils longs comme des plumes rougit avec un beau sourire: une fille chic et sexy avec une jolie ligne de bronzage au niveau du corsage, une incarnation magnifique de l’érotisme nippon. Il sentit une allégresse dans sa poitrine.

Contre toutes les évidences, Paris restait, aux yeux de ces filles au regard étiré, une ville romantique, un lieu magique propice à l’amour.Il s’imagina à Shinjuku avec une petite Japonaise joliment musclée prenant soin de lui. Il faudrait qu’il regarde Google Translate sur internet pour voir à quoi ça ressemblait la langue japonaise. Ce pays l’avait toujours fasciné. Aussi propre, lisse et ordonné que la France était sale, rugueuse et chaotique. Une anti-France sans immigrés, sans islamisme. Ce sourire était si doux, d’une franchise dépourvue de la condescendance des êtres que le destin a comblés, sans cette gêne que les riches ressentent au contact des nécessiteux: le sourire tranquille d’une jeune fille simplement heureuse d’être à Paris.

Il resta un moment rêveur. La poupée aux longs cheveux de soie noire avait depuis longtemps disparu, mais son parfum flottait encore dans l’air humide.

Depuis les attentats, les sites étrangers déconseillaient formellement la France. Le politiquement correct du gouvernement parlait de criminalité de basse intensité, mais la situation était grave. Des affrontements avaient lieu toutes les nuits en banlieue entre la police et des jeunes radicalisés. Les dégâts matériels étaient considérables. Renaissance & Partage faisait résonner les tambours de guerre pendant que les islamistes parlaient de réunir la Oumma, sous le drapeau noir du Califat. Toute la politique urbaine faite de mixité ethnique masquée sous l’alibi de la mixité sociale se délitait. Des queues interminables se formaient chaque matin devant les ambassades étrangères. Les jeunes diplômés partaient pour les États-Unis, le Canada, l’Australie, la Russie. Ils fuyaient le chômage, mais aussi la criminalité et la crainte de cette guerre civile qui apparaissait de plus en plus inéluctable.

Devant cette fuite, le gouvernement avait voté la capitation imposant aux émigrants un impôt exceptionnel correspondant à leur part de dette nationale: un million de francs par tête. Cet impôt, surnommé exit tax, faisait la fortune des réseaux de passeurs. D’un côté, le pays se remplissait de réfugiés, de l’autre, sa jeunesse ne voyait de salut que dans l’émigration.

Sous la pression de mouvements xénophobes comme Vechnaya Rossiya (Russie éternelle), Moscou tentait de stopper les vagues d’illégaux: cette humanité inutile qui faisait flamber la criminalité, les loyers et pesait sur les salaires russes.Effrayé par le déferlement migratoire et la présence de djihadistes français dans ces flots de migrants, le Kremlin militarisait ses immenses frontières. Sans succès. Les réseaux des Balkans passaient par la Baltique grâce aux communautés kosovares installées en Suède ou via les cols du Caucase.

Pour les migrants français, les risques étaient réels: des rumeurs parlaient de traite des blanches. Au lieu d’atteindre Pétersbourg ou Moscou, certaines femmes s’étaient retrouvées dans les salles d’abattage des steppes kazakhes ou des montagnes du Daghestan. La police arrêtait parfois des seconds couteaux, mais dans le Caucase ou les Balkans, les têtes de réseau vivaient grassement de leur trafic.

La réception offerte par l’émir du Qatar était prévue à vingt heures trente. Tout ce qui comptait dans la presse était invité. L’image de l’émir était ambivalente. Pour certains, c’était un monarque doux et bon sincèrement désolé du désastre français comme peut l’être un véritable ami.

Né sur des réserves d’hydrocarbures considérables, l’émir était conscient de ce privilège exorbitant. Il finançait de nombreuses œuvres caritatives, sentant vaguement que cette immense fortune obtenue sans effort imposait certains devoirs. Des mouvements terroristes avaient déjà abattu des diplomates du Golfe sans que l’on sache s’il s’agissait d’islamistes, d’identitaires ou de manipulations comme le suggérait internet prompt à adopter les thèses complotistes.

Pour d’autres, comme Rempart, l’émirat était un Janus complexe dont les fondations wahhabites finançaient mosquées et madrasas contribuant à renforcer le communautarisme et les Frères musulmans.

Débordés par la marée des miséreux, la plupart des maires étaient ravis d’acheter la paix civile en déléguant à des confréries religieuses les tâches de police, d’éducation et d’encadrement des jeunes musulmans. Le financement était officiellement local et les transferts depuis le Golfe restaient discrets même si c’était pour tous un secret de Polichinelle. Chiffres à l’appui, les maires défendaient le bilan positif de ces accords: baisse de la criminalité, créations d’emplois, meilleur encadrement des jeunes des quartiers.Pour les opposants, le problème venait de l’extra-territorialité de ces zones, d’une éducation proche d’un islam littéral. Des détracteurs taxés de manque de pragmatisme par les maires qui citaient volontiers le leader chinois Deng Xiaoping: «Peu importe que le chat soit gris ou noir pourvu qu’il attrape les souris».

Craignant une manifestation de Renaissance & Partage, le dispositif de sécurité était impressionnant. Cyrus Rochebin connaissait un grand succès avec sa théorie du bien public dont de nombreux mouvements s’inspiraient à l’étranger. En contestant l’accaparement des réserves planétaires de pétrole, il délégitimait la facture pétrolière dans un manifeste fondateur publié juste après la vague de froid qui avait fait dix mille victimes.

Déclaré illégal pour incitation à la haine raciale, le texte circulait sur le net. À la faveur des attentats ou de la vague d’agressions à l’arme blanche par des déséquilibrés, le discours de Rempart s’était focalisé contre la montée d’un islam politique en France. À partir de vingt heures, un ballet de limousines déposa les invités devant l’entrée principale du Bristol. Une demi-heure plus tard, le monarque prit la parole dans un excellent français, sacrifiant à la tradition de l’opening joke apprise lors de ses études à Harvard.

— La première fois que je suis venu à Paris, j’ai été subjugué par la beauté de votre capitale. Quand j’en ai parlé à mon père, il m’a répondu avec sagesse:«Ne sois pas jaloux fils, Allah est juste, n’oublie pas que les Français paient très cher le gaz et l’essence».

Toute la salle éclata de rire. Puis l’émir ajouta:

— À ceux qui regrettent que le repas soit sans porc, je rappelle que dans sa grande sagesse, le Très-Miséricordieux a autorisé le caviar.

Il rappela avec humour les moments forts de la relation francoqatarie la comparant avec celle d’un couple, avec ses hauts et ses bas. Mais qui, au-delà des bisbilles, demeure uni par quelque chose de plus fort qui le dépasse.

— Mieux vaut entendre ça que d’être sourd, murmura Landry.

Puis, l’émir rendit un hommage appuyé aux différents présidents qui s’étaient succédé à l’Élysée et qu’il appelait les bâtisseurs d’amitié. Dans la salle, Landry reconnaissait des visages aperçus à la télévision, un auditoire qui applaudissait les saillies de l’émir avecdes murmures approbateurs, flattés d’être l’invité d’un hôte aussi puissant et aussi drôle.

L’émir termina sur une note plus grave:

— Beaucoup pensent que la nébuleuse islamiste trouve chez nous une oreille complaisante. C’est oublier que nous sommes aussi menacés par ces groupes qui agissent au sein même de nos états et qui ont juré notre perte. Soyez assurés que votre lutte contre le terrorisme est aussi la nôtre.

Puis, sur un ton plus léger, il laissa le micro au président qui le remercia pour la sincérité de ses paroles.

— Au regard de ce que nous a préparé le Bristol, je sens que mon discours sera d’autant plus apprécié qu’il sera bref. Je tenais juste à rappeler qu’au-delà des mots, c’est dans les actes que notre amitié s’est forgée. C’est dans les moments difficiles qu’on reconnaît ses vrais amis…

Il s’était tourné vers l’émir, laissant un long silence parfaire son effet. Tout le public pensait aux rumeurs de banqueroute qui enflaient, Landry en avait du moins l’impression désagréable. Après les applaudissements, il apporta le foie gras et les ramequins de béluga impérial de chez Pétrossian. Le service s’activait dans la douceur tiède et parfumée de la salle entre les bruits des couverts, le tintement des verres et les conversations. Landry reconnaissait la phalange muette et souriante des Français à leur discrète voracité. Même les mieux éduqués n’arrivaient pas à se réfréner. Leur retenue paraissait fausse, une dignité contrainte. Imperceptiblement, l’étourdissement du copieux dîner laissait place à un malaise palpable. Au salon, des membres du gouvernement fumaient en discutant à voix basse.

Landry débarrassait les tables, décachetait les boîtes de Havane saisissant des bribes de conversation où il n’était question que de banqueroute, de débâcle générale ou d’élections anticipées. Sous l’effet désinhibant de l’alcool, les visages ne jouaient plus. Des regards traînaient sur les assiettes. La comédie s’effaçait laissant l’inquiétude reparaître. Une tension exacerbée par les derniers attentats visant des madrasas ou des permanences identitaires. Des éliminations ciblées d’activistes des deux bords avaient lieu.Au moment de sa pause, Landry sortit fumer une cigarette près de la porte-tambour desserrant un peu son nœud de cravate. Sur le trottoir d’en face, des filles appelaient dans la nuit, attirées par la présence des délégations étrangères. Il s’amusait du manège des gardes du corps qui sortaient lorgner le cheptel alangui des femelles.

Son regard chercha dans la nuit une silhouette familière. Une fois, il avait croisé Mona avec un client du Moyen-Orient. Le soir, il s’était endormi triste comme une pierre. Mona aussi avait dû être gênée, car bien qu’elle ait fait semblant de ne pas le voir, elle désertait le trottoir du Bristol les soirs où Landry était de service, préférant alors par pudeur travailler dans le quartier Opéra.

Une lune pleine veillait avec un éclat crémeux sur Paris endormi. La lumière coulait sur les toits comme la poussière calcaire d’un marchand de sable. Une ville enchantée tournant autour de l’étoile polaire comme sur un vieux manège. Un Paris irréel qui demain s’ébrouerait à nouveau dans l’aube glaciale comme une bête de somme courbaturée se réveille au fond de son étable pour recommencer à vivre une journée de plus.

Dans la nuit, il assura quelques room-services: du Champagne ou des en-cas entre deux parties de jambes en l’air. À huit heures du matin, il quitta son service. Les journaux titraient sur les assassinats ciblés en banlieue, sur la guerre urbaine qui chaque soir se rallumait dans les zones salafistes. Les chroniqueurs évoquaient aussi l’échec des négociations avec le syndicat de banques russes et la dégradation attendue de la dette française en catégorie junk bonds.

Rue de Dantzig, il croisa sa voisine dans la cour de l’immeuble. Madame Rosario passait ses journées à regarder de vieilles rediffusions des Feux de l’amour ou des histoires de serial killers californiens dans lesquelles des gendres idéaux aux yeux bleus contactaient sur des chats en ligne des étudiantes aux airs de sainte nitouche dans le seul but de les découper en morceaux. Chaque matin, la voisine descendait mal fagotée fouiller les containers d’ordures. Lucas la surnommait la Chouette à cause de ses yeux ronds trop clairs et de son nez crochu. Un matin, une lueur de folie dans les yeux, elle l’avait attrapé par la manche dans l’escalier.

— J’ai rien mangé depuis trois jours. Prête-moi un billet.

Lucas avait cédé. La vieille avait clairement un pète au casque. Mais quand il l’avait relancée pour récupérer son fric, elle prétendit avoir déjà tout rendu à Landry.

— Bordel, avait fait Lucas excédé, je te prête du fric et tu me le rends pas. Et après, tu reviens me taper comme s’il s’était rien passé.

Quant à souffrir de la faim, Lucas avait de sérieux doutes à cause des odeurs. La vieille carne rapportait dans son appartement qui sentait le pipi de chat des morceaux de tripe mauve dans du plastique. Jamais il ne lui serait venu à l’idée de leur en donner un peu. Alors Lucas disait avoir perdu tout respect pour cette menteuse.

— Qu’elle puisse pas me rendre ma thune, mais qu’elle prétende l’avoir fait.

La porte refermée, Landry mit Kashmir sur sa playlist et se laissa tomber sur le canapé. La mélodie puissante et sombre de Led Zeppelin s’accordait à merveille avec son humeur matinale et avec le sentiment que tout le pays dansait au bord du gouffre.

CHAPITRE 17

Lorsqu’elle reprit complètement conscience, une lueur craintive filtrait derrière les rideaux. L’aube se dégageait enfin de sa couverture de nuages gris. Recroquevillée sur le lit, elle replia ses genoux contre son corps et se retourna à cause du froid. Elle ne s’était jamais sentie si seule, l’esprit vide, incapable de former la moindre pensée cohérente audelà de la simple perception de sensations basiques comme le froid, la soif ou la faim. Comme la peur aussi, la peur surtout. L’envie d’être morte. Morte ou endormie, une Belle au bois dormant dans son château loin des tourments du monde pour, un jour, être réveillée par le Prince charmant.

Où étaient ses vêtements? Ceux qu’elle portait quand c’était arrivé? Elle ne devait les garder sous aucun prétexte. Il fallait les retrouver. Dans sa tête, le sang battait, l’étrange impression qu’un acide lui rongeait la boîte crânienne. Dès la première seconde, quelque chose avait cloché. Il fallait écouter son instinct. Elle le savait, l’avait toujours su. Mais elle était restée sourde à sa petite voix intérieure. Avec les attentats, il y avait moins de clients. Aveuglée, elle avait pensé au fric, juste au fric. Dans sa tête, une douleur lancinante pulsait, la forçant à garder les yeux grands ouverts. Le corps tendu malgré les vodkas qu’elle s‘était enfilées cul sec pour s’abrutir et trouver le refuge d’un sommeil de fonte. Les nerfs parcourus d’une langue de feu invisible, comme quand de l’alcool brûle dans une poêle pour faire des crêpes Suzette, un bleu irréel avec très peu de flammes.

Chaque bruit prenait une intensité anormale. Le compresseur du réfrigérateur se déclenchait toutes les dix minutes pour contenir le développement inéluctable de la flore bactérienne. Quelque part dans l’univers, des entités intelligentes veillaient sur son bien-être.L’idée rassurante de machines conçues pour lui faciliter la vie et lutter contre le pourrissement du monde.

Au pied du lit, elle aperçut ses vêtements souillés en tas. Elle devait se débarrasser de tout ça. Elle se leva, les fourra dans un sac poubelle qu’elle jeta dans le vide-ordures. Ses mains moites tremblaient comme celles d’une vieille. Elle s’installa devant la fenêtre pour surveiller la progression du jour, ces changements imperceptibles du ciel annonçant l’aube. Le sommeil l’avait abandonnée. Elle écouta Europe 1 sur son téléphone; la tension était palpable dans la voix du journaliste de la matinale.

Les Nations Unies font part de leur extrême inquiétude quant à l’évolution de la situation en France. L’élimination ciblée de salafistes amorce-t-elle un cycle de représailles entre factions islamistes et identitaires? De violentes émeutes urbaines ont encore émaillé cette nuit la périphérie des grandes agglomérations. Plusieurs unités de gendarmes mobiles et de CRS ont été déployées en renfort sans réussir à reprendre le contrôle de la situation. Concernant l’enquête sur les attentats du Musée d’Orsay et de la Grande Synagogue, le ministère confirme que les explosifs sont de type militaire ouvrant le champ à de multiples théories du complot sur les sites activistes. Par ailleurs, la rupture des négociations avec le consortium de banques russes rend improbable la levée de nouvelles tranches obligataires. Bercy déclare rester confiant, annonçant que des alternatives sont actuellement à l’étude pour résoudre cette difficulté temporaire de trésorerie. La visite d’état de l’émir du Qatar doit être l’occasion d’un nouveau partenariat avec la France. Ils ne savaient pas, pas encore, sinon ils en auraient forcément parlé.

Les images se bousculaient dans sa tête. La rue de Rivoli, ses cheveux noirs, ses yeux sombres brillants d’un curieux éclat métallique, son costume sur mesure taillé dans un tissu superbe. Une bonne gagneuse devait être capable d’évaluer la surface financière d’un client: Patek Philippe ultraplate, cravate Hermès, gourmette en or massif. Rien que ses chaussures valaient plus que tout ce qu’elle possédait. Même une aveugle aurait compris que letype était blindé. Il avait demandé combien sur un ton montrant qu’il sacrifiait au cérémonial, mais qu’au fond, peu lui importait.

— Cinq cents pour la nuit, avait-elle répondu.

L’homme avait hoché la tête avec un sourire asymétrique. Elle s’était mordu la lèvre en le suivant vers Opéra: j’ai été stupide de ne pas demander plus. Sur les trottoirs, des passants attardés se dépêchaient de rentrer. Elle roulait des hanches, parfaitement indifférente aux désirs imprudents qu’elle soulevait.

— Et tu fais quoi pour ce prix-là? demanda l’homme.

Sa voix était désagréable, son inflexion, son accent peut-être… Non, pas un accent, autre chose… Un voile dans le timbre qui provoquait un malaise. Elle avait répondu: tout, parce qu’il y avait peu de clients en raison des troubles. Quand l’homme avait répété d’une drôle de façon… Tout? Vraiment?… Elle avait frissonné. Un sentiment proche de la peur. Pourtant, elle était habituée. Deux jours plus tôt, un fondu avait passé la nuit couché dans la baignoire, exigeant qu’elle lui pissât dessus.

Elle jeta un regard en coin vers l’homme. Les plus comme-il-faut étaient les plus vicieux. Sous le mince vernis des apparences, elle les savait exigeants et cruels dans l’assouvissement de leurs perversions. C’est à ce moment-là qu’elle aurait dû décrocher, suivre le fil de son instinct, mais ils étaient déjà au pied de sa résidence. L’homme insista pour prendre l’entrée de service. Un intérieur luxueux: épaisses moquettes de laine, marbre italien, meubles en bois précieux. Dans la chambre, il avait sorti ses instruments de torture: des godes énormes, des pinces à seins. Elle sentait l’angoisse monter, l’étouffer. Pourquoi avoir évité l’escalier principal? Était-ce à cause des caméras?Mais alors que voulait-il cacher?

— Tu n’as pas l’habitude? demanda-t-il avec un sourire obscène.

— Tu crois qu’il y a des pinces à seins là d’où je viens? avait-elle répondu avec un rire qui sonnait faux.

Il l’avait prise avec violence, la traitant de salope, de chienne, la frappant. Elle serrait les dents, mais l’homme ne venait toujours pas.Alors il avait sorti des chaînes, une paire de menottes et des lames de rasoir. Son estomac était descendu d’un cran, elle demanda à partir d’une voix tremblante.

— Si tu te barres, je ne te paie pas. Compris?

— Tu m’as baisée, tu me dois la passe, avait-elle répondu.

— Pourquoi? Si tu fais la moitié du boulot?

Lui insistait pour la menotter, essayant de lui tordre le bras. Il lui faisait mal. En voyant son regard injecté de sang, elle avait soudain pris peur. Sa main était tombée sur un cendrier en marbre. Un truc lourd, très lourd, une tonne. Elle l’avait levé pour le faire reculer, mais il continuait à avancer dans sa direction en criant:

— Mais frappe, frappe donc, petite salope. Tu vas voir ce qui va t’arriver. Tu ne sais pas qui je suis ? Et bien, je vais te montrer qui je suis.

Le cendrier était retombé. Un bruit de pastèque qui éclate, mat et humide, un son qu’elle n’oubliera jamais. Quelque chose avait craqué derrière la chair. Elle avait frappé encore, plusieurs fois, comme une folle. Si le visage barbouillé de sang se relevait, il ne lui ferait pas de cadeau. Maintenant, c’était lui ou elle: une lutte à mort. Elle ne s’était arrêtée que lorsqu’il ne bougea plus. Les tripes secouées, le creux au ventre, le cœur qui cogne. L’impression de ne plus rien savoir du tout. Du sang partout, sur la moquette, sur les draps: un drapeau japonais.

Le corps formait un angle ridicule: une marionnette brisée. Nue, tremblante, prisonnière d’un cauchemar, elle espérait que les choses s’arrangeraient, l’homme reprendrait conscience, elle laisserait tomber pour le fric et rentrerait chez elle. Tout serait comme avant. Pendant plusieurs minutes, elle ne pensa plus à rien. Mais rien ne changeait dans la pièce: juste la noirceur du silence, le bruit de la ventilation et ce corps en sang. Il fallait qu’elle se secoue. Elle fit couler de l’eau chaude pour savonner le cendrier, prit une serviette pour effacer ses traces, essuyant les poignées, récupérant avec soin ce qui pouvait être ses cheveux. Des gestes vus dans les séries télévisées américaines, un rêve ténébreux, son corps agissait et son esprit était étonné de se découvrir autant de ressources.C’est en regardant sous le lit pour vérifier qu’elle n’avait rien laissé tomber qu’elle aperçut la mallette de cuir noir. Elle était fermée, mais elle trouva les clefs dans ses poches. À l’intérieur du fric, beaucoup de fric: des dollars, des roubles, des marks, un disque dur externe et des papiers en arabe et en anglais.

Elle se pencha sur les dossiers. Elle avait beau se concentrer, tout ce qu’elle reconnaissait c’était Embassy of Qatar avec des armoiries représentant deux épées croisées avec un navire et un palmier. Elle regretta d’avoir séché les cours au collège. Elle trouvait jolie l’idée du bateau, la plage, puis pensa qu’un derrick aurait également eu toute sa place sur leur blason. En entendant du bruit dans le couloir, elle prit peur, jeta dans la mallette la serviette et les objets qu’elle avait touchés et se hâta de quitter l’immeuble.

Elle resta longtemps debout au centre de sa chambre, la fenêtre ouverte, grelottante, le corps traversé de pulsations fiévreuses, saisie d’une peur qui lui faisait cacher sa tête entre ses mains comme un enfant martyrisé. Les évènements de la nuit tournaient dans sa tête comme un essaim de frelons affolés, mais n’arrivaient au final qu’à lui donner l’impression d’être en roue libre. Une voiture aux pneus lisses sur une route verglacée.

Le front moite, elle se demandait vaguement si elle était endormie ou éveillée tout en sachant que cette simple question contenait sa réponse. Elle ne parvenait pas à fermer l’œil, repassant les faits en revue pour donner à son esprit un point d’ancrage. Elle arrivait toujours à la même conclusion: ne rien faire pour l’instant, juste se terrer et se faire oublier. Elle passa une main fiévreuse sur son front brûlant comme pour effacer le tumulte de ses pensées. Elle avala le dernier Rohypnol qui lui restait en fermant les yeux, puis se servit deux grands verres de Zubrowka pour finir de s’abrutir.

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