Chroniques du Grand Effondrement [11-12]

CHAPITRE 11

Le restaurant de la rue Monge avait un accord avec la préfecture de police qui prenait en charge une partie de l’addition. Encore un avantage que n’avait pas la flicaille de banlieue. En plus, le valseur de la serveuse était sympathique, ce qui ne gâtait rien. Mélissa élevait sa gosse avec son salaire de serveuse. De beaux yeux dansants de Guadeloupéenne, de magnifiques dents régulières plus blanches que de la colombienne extrapure et des lèvres à défroquer un conclave. Ils prirent la formule : salade de pommes de terres, andouillette purée, crème caramel.

— Même les oligarques russes ne déjeunent pas mieux, résuma Lucas en s’essuyant la bouche du revers de la main.

Il prit le Figaro sur le présentoir. Alex demanda des Camel à Mélissa qui chaloupait avec son plateau. Pendant qu’elle circulait entre les tables, il n’avait aucune peine à imaginer le creux tendre de ses aisselles, ses fesses rondes sous la jupe, ses muscles fermes jouant sous cette peau sombre qui contrastait avec la blancheur du coton.

Lucas se balançait sur sa chaise en lisant la une du journal. Les émeutes se poursuivaient après le drame de Sevran. Plusieurs compagnies de CRS avaient été envoyées en renfort en SeineSaint-Denis pour rétablir le calme dans des cités. Mais la situation ne s’apaisait pas, bien au contraire. Tous les soirs, un nombre croissant de banlieues-dortoirs étaienttouchées; des bâtiments brûlaient dans une forme de guérilla urbaine. Quand les pompiers intervenaient, ils se faisaient tirer comme des lapins depuis les barres d’habitation.

Jamais depuis 2018, la médiatisation n’avait été telle, que ce soit sur les médias locaux, nationaux et internationaux ou sur le Net. Les images spectaculaires de voitures brûlées et de bâtiments enflammes circulaient en boucle, éclipsant le problème du défaut de paiement. Un chroniqueur expliquait que les deux phénomènes étaient liés : les caisses étant vides, la France n’avait plus les moyens de payer le tribut des aides sociales aux banlieues pour acheter la paix civile. Le gouvernement n’aurait d’autre choix que supprimer les dernières allocations sociales dont bénéficiaient essentiellement les réfugiés. Il évoquait également le rôle des confréries salafistes qui travaillaient la masse des jeunes musulmans. Tout semblait extrêmement confus.

Dans la rubrique économique, un article illustré d’inquiétants graphiques expliquait la crise des finances publiques. Lucas n’entendait rien à la finance, mais un palier semblait avoir été franchi. En lisant le mot faillite, il se tourna vers Alex.

— Ça craint pour nos salaires, on dirait.

Alex haussa les épaules et continua le minutieux curage de ses molaires supérieures. En matant le postérieur de Mélissa, il pouvait deviner la douceur compacte des épaules sous la blouse en coton avec les boucles épaisses et brillantes qui lui tombaient dans le cou.

— Depuis quand t’y connais quelque chose en finances? dit-il en prenant un air détaché, proche de l’ennui, ça fait des années que ça craint. Un peu plus, un peu moins, ça changequoi? Ils nous foutent la trouille pour vendre leur daube. On a toujours été payé non?

La République ressemblait à ces vieilles comtesses ruinées qui se résignent à se séparer de leur argenterie avant de fourguer leur mobilier pour payer les factures : une aristocrate déchue dont on annonçait la faillite depuis des lustres, mais qui finissait toujours par s’en sortir.

Dans la rue, la lumière avait changé. Tous les passants se ressemblaient : des clones qui visitaient les mêmes monuments, l’oreille collée aux mêmes portables, achetaient les mêmes souvenirs, dormaient dans les mêmes hôtels et baisaient les mêmes putes.

À quoi tout cela rimait-il? Cette ronde inexorable avait-elle un sens? Alex avait l’impression d’être aussi insatisfait que lors de sadernière année à Aulnay. Quelque chose en lui murmurait l’étrange mélodie du changement sans qu’il sache la forme que celui-ci pourrait prendre. Il avait juste le funeste pressentiment que des ténèbres approchaient, que des vents terribles allaient bientôt se mettre à balayer le monde. Soudain, le portable chromé se mit à vibrer en se déplaçant lentement sur la table.

— Vas y répond, aboya Alex.

Lucas fronça les sourcils, c’était le central.

— Tentative de vol, une Black, place Saint-Sulpice, dit la voix.

— Pas moyen de déjeuner en paix, fulmina Alex, ces fumiers respectent rien. Mets au paradis un de ces cafards et il en fera une décharge à ciel ouvert.

Pour Alex, les basanés étaient la cause de tous les maux du pays.

— Quand ces cafards débarquaient de Lampedusa le cul mouillé, des putains de scribouillards disaient : «Sois cool Alex, donne-lui un appart, c’est un Noir, il y a droit, pense aux gosses». Ces bouffeurs de kebabs pensent que mon pays leur appartient et qu’on va s’agenouiller pour leur embrasser le cul et prier cinq fois par jour.

Ils mirent le gyrophare et foncèrent sirène hurlante. La fille que deux touristes tenaient fermement devant le Café de la Mairie avait dans les dix-huit ans : une Black maigre comme un couteau qui se débattait, essayant de griffer en hurlant à l’erreur judiciaire.

— La vérité, j’ai rien fait, là c’est abuser.

— Toi tu commences par te calmer, dit Alex pendant que Lucas lui passait les pinces dans le dos en serrant au maximum pour qu’elle la ferme.

Elle grimaça de douleur avant de se laisser tomber lourdement sur la chaise en baissant les yeux. Un des hommes expliqua dans un mauvais français qu’ils étaient en train de prendre un verre quand la fille avait tenté de lui faire les poches.

— Vous voulez porter plainte? demanda Alex.

— Non, vous comprenez, ma femme… bafouilla-t-il embarrassé.

Alex n’insista pas : ça ferait moins de paperasses. Ils embarquèrent la fille sans ménagement. La pièce réservée aux interrogatoires était au second : un placard à balais à la propreté douteuse; trois mètres sur quatre couleurjaune pisse qui sentaient la souris; une pile de vieux ordinateurs en équilibre instable occupait un angle. Des cartons d’archives occupaient un pan de mur libre, laissant juste assez de place pour une table constellée de traces circulaires. Des tasses avec un dépôt noirâtre s’empilaient à côté de cendriers pleins et de boîtes en carton de bouffe chinoise Suzy Wong dont la sauce avait coulé un peu partout. Il lui enleva les menottes, s’alluma une Camel.

Avachie sur sa chaise, la fille se massa les poignets. Plutôt pas mal foutue, avec son piercing dans la narine.

— Tes papiers Princesse Tam Tam?

Elle extirpa de la poche de son jean une carte d’identité à moitié déchirée. La photo était celle d’une gamine de dix ans et la date de validité dépassée depuis deux ans.

— Tu te fous de ma gueule?T’as rien d’autre?

— Il est où l’autre keuf? demanda la fille. D’habitude, la flicaille c’est comme les roberts, ça marche toujours par deux Elle se défendait à coups de sarcasmes avec un courage et une ironie qui forçaient son admiration, mais Alex en avait vu d’autres.

— Mademoiselle est une marrante, tu devrais faire du stand-up. Je vais me décrocher la mâchoire tellement t’es drôle.

— Bad cop et Good cop.C’est comme ça que ça marche non? Vous regardez jamaisla télé?

— T’es mal tombée ma belle. Aujourd’hui, le gentil flic est en RTT. Reste que l’enfoiré, un fils de pute à qui on ne la fait pas.

Il agita la souris de son ordinateur avant d’entrer avec un doigt les données dans la machine. Elle souriait de sa maladresse : le genre plus à l’aise avec un fusil à pompe qu’avec un clavier. Fatoumata Diallo allait avoir dix-huit ans dans deux mois, une de ces fugueuses qui tentaient l’aventure en ville en tirant parti d’un corps jeune et désirable. Les gamines qui ne sombraient pas dans le désespoir finissaient toujours sous la coupe de maques violents.

— Ton adresse c’est Bondy? dit-il en levant les yeux de l’écran.

— C’est celle de ma mère, mais me ramenez surtout pas là-bas.

— Je fais ce que je veux. Tu sais que tu vas être fichée?

— Je m’en fous, je préfère ça, plutôt que retourner dans ma zone.

— Les deux sont possibles, dit Alex en lui rendant sa carte, fromage et dessert. Pourquoi tu t’es barrée de chez toi?

— Je crois l’avoir déjà dit. Trop d’embrouilles avec ma daronne.

— C’est pas une bonne raison, dit Alex.

— Bonne ou pas, c’est la mienne. De toute façon, j’en ai pas d’autres. Je suis persuadée que je peux me débrouiller à Paris.

— En dépouillantles touristes?

La fille se tut. Si à certains moments il fallait écouter les gens, Alex savait qu’à d’autres, il suffisait de les observer pour capter leur vérité. L’image inversée sur sa rétine était celle d’un chat de gouttière qui aurait enfilé des vêtements crasseux. Pourtant, un peu plus soignée, la fille aurait pu être jolie.

— Pourquoi t’as pas renouvelé ta carte?

— Je ne savais pas qu’elle était périmée. C’est ma tante qui s’occupe des tickets de bouffe aux Restos du cœur. Vous avez un truc là dans la narine…

Alex se moucha. La fille pouffa, elle avait du répondant.

— Maintenant, tu me parles d’une tante. Choisis. Et tes parents?

— Mon daron travaillait chez Citroën, ma daronne faisait des ménages dans les bureaux de la Plaine Saint-Denis, près du Stade de France. Après son licenciement, mon daron n’a rien retrouvé. Il s’est mis à picoler grave. Un soir, les keufs l’ont retrouvé le long du canal de l’Ourcq noyé dans son vomi. Ma daronne s’est remise avec un connard pas ravi de me récupérer. Son unique ambition c’était de plus bosser, elle en pouvait plus, les ménages lui cassaient les reins alors elle m’a mise à Stains chez ma tante. Khady est cool, mais il m’a pas fallu longtemps pour réaliser que j’étouffais. J’ai tenu un an avant de me tirer avec mon mec, mais ça n’a pas duré avec lui. J’appelle parfois ma tante, mais ma daronne jamais. L’histoire vous plaît?

— Pas tant que ça, je sais toujours pas où tu crèches.

Elle haussa les épaules. Ses yeux obliques devinrent fuyants.

— Où je crèche… où je crèche, ça dépend. Il m’arrive de dormir au Luxembourg si tu veux vraiment savoir.

Elle le tutoyait à son tour, une lueur de défi dans les yeux.

— Le jardin? Les gardiens disent rien?

— Je rends des services, répondit-elle avec une lueur de vice dans le regard, qu’est-ce que tu comptesfaire de moi? T’as pas le droit de me garder, j’suis mineure. En plus, le type a pas porté plainte.

— Je vais t’apprendre un truc que t’as pas appris dans tes séries à la con avec leurs héros aux mâchoires carrées : ici la loi c’est moi. Je peux te faire tomber pour entrée illégale en zone sécurisée ou outrage à agent. Au choix.

Il posa sa cigarette dans un cendrier Heineken vert. La fumée montait vers la fille qui clignait des yeux, chassant l’air de la main avec un geste irrité. Alex indiqua de la tête le sac à dos sur la table.

— C’est tout ce que tu possèdes?

— Je voyage léger, dit-elle d’une voix poncée par la fatigue.

Elle avait beau faire la maligne, elle avait la trouille. Ces choses-là, Alex les sentait. Dehors, on racontait pas mal de sales trucs sur ce qui se passait en garde à vue. Des trucs pas toujours faux d’ailleurs.

— Et le type que tu voulais dépouiller, tu connais son nom?

— Carlos, un Vénézuélien. C’est lui qui m’a abordée rue des Canettes.

— Et tu voulais déjà le dépouiller? T’es du genre rapide.

— Écoute, j’ai besoin de fric, si tu connais un mec qu’en distribue tu me donnes son numéro. J’ai la dalle… C’est pas compliqué à comprendre.

— T’as vraiment réponse à tout. Il voulait tirer sa crampe?

— Non c’est pour ma conversation qu’il m’a invitée à boire un verre.

Elle commençait à lui plaire. Il se leva sans un mot, marcha jusqu’à la machine chromée qui trônait dans le couloir et revint avec un sandwich.

— Thon mayo…

La fille se jeta sur la nourriture comme une hyène affamée sur une carcasse d’antilope. Quand elle eut tout avalé, elle s’essuya les doigts sur son jean crasseux. Son regard désabusé avait un peu changé.

— T’as englouti ça à toute allure! T’avais tellement la dalle que t’aurais taillé des pipes à un chat crevé contre un sandwich.

— Toi aussi tu crois que je fais la pute?

— Je crois ce que je vois! Le visage de la fille se cadenassa à nouveau.

— Tu me prends pour une morue?

— La question est plutôt de savoir pour qui ce Carlos t’a prise, répondit Alex, l’air blasé.

Les épaules de la fille se raidirent.

— Ch’suis pas une pute, d’accord? De toute façon quand je dis la vérité, personne me croit. J’essaie juste de me trouver un mec qui puisse m’aider, c’est tout, dit-elle en le fixant droit dans les yeux.

Il pouvait sentir sa légère odeur de transpiration mêlée à celle du tabac. Il posa ses lunettes à côté du clavier. Personne ne savait qu’il en avait besoin pour travailler sur écran. Il frotta ses yeux rougis, la regarda à nouveau. Pour la première fois, il la considéra différemment. La fille aussi le dévisageait et sa mauvaise humeur initiale avait disparu. Dans ses grands yeux liquides, il lut quelque chose de différent de la crainte.

CHAPITRE 12

À y regarder de l’extérieur, l’amplitude des convulsions de la société occidentale approche du point au-delà duquel cette société devient «métastable» et doit se décomposer.
Alexandre Soljénitsyne

C’était au moins la dixième fois depuis le matin que Mamadou ouvrait le frigo pour constater qu’il était vide.

— T’attends quoi? lâcha Le Pointu, c’était vide il y a cinq minutes. Tu crois qu’une fée a fait les courses pendant que tu matais la télé?

Toute l’équipe se bidonna. Avec Mamadou, la nourriture ne restait jamais longtemps au frigo, au point que ses complices étaient obligés de planquer leur bouffe. Quand ils défonçaient la porte d’un de ces logements de vieux puant la pisse de chat, Mamadou fonçait vers la cuisine laissant aux autres le soin de chercher le fric ou les bijoux.

— Mamadou c’est la graille avant la maille, le charriait Ali.

— P’tite tête, répondait Mamadou, t’es le mec le plus vicieux que j’ai jamais rencontré. T’es un dégueulasse Ali, même la nuit tu te touches, t’arrêtes jamais ton vice. Moi, au moins, je bouffe jamais en dormant.

Chez les vieux furoncles, Mamadou était souvent déçu : des couches-culottes Kiétude pour adultes, du Fixodent, des conserves ou du pain rassis traînant au frigo dans un sac plastique. Les retraités pouvaient tenir des semaines avec une salade chiffonnée et du pain rassis qu’ils découpaient en fines tranches.

Ce que préférait Mamadou, c’était les supérettes. Le lendemain, il dormait toute la journée comme un python monstrueux venantd’avaler une chèvre. Mais depuis qu’elles avaient été fortifiées comme des banques, les supérettes étaient difficiles à braquer. En plus, elles étaient désertes la nuit. Ça ne plaisait pas à Ali, un grand échalas décharné comme un fumeur de crack qui se dandinait en permanence sur de longues jambes chaussées de baskets dépareillées. Un Jack-in-the-box monté sur tiges d’acier ne parlant que de crasseuses à enfiler.

Quant à Georges, l’Anguille aimait travailler ses proies au rasoir et sentir le fil de sa lame s’enfoncer en douceur dans le muscle palpitant de sa victime : un geste parfaitement maîtrisé de technicien de l’assassinat.

Le gang squattait un méchant HLM de Nanterre uniquement peuplé de rats au regard aiguisé cavalant entre les gravats et de clandestins comoriens répandant une odeur doucereuse de nourrissons négligés. Une cité vouée à une démolition devenue plus improbable au fil des années. Le genre d’endroit créé vingt ans plus tôt pour les salariés fuyant les loyers exorbitants de la capitale. Avec ses deux mètres de haut, le Pointu avait hérité de ce surnom en raison de ses oreilles. Personne ne connaissait son véritable prénom ni ne savait d’où il venait. Il ne parlait jamais du passé, prétendant n’en avoir aucun souvenir, affirmant que, comme les enfants, les fous ne possèdent ni passé ni avenir. D’ailleurs,qu’est-ce que les autres en avaient à foutre de son passé au Pointu?

La première fois que Georges avait croisé ce démon au teint de cendre et aux dents pointues, il avait cru voir le Malin en personne. C’était huit ans plus tôt, au quartier de haute sécurité de l’hôpital psychiatrique de Meudon. Maintenant qu’il le connaissait mieux, il le trouvait mou du genou : un dur en peau de lapin. Quant à Georges, ce qui avait frappé le Pointu c’était ses yeux étranges, sanguinolents, des yeux de vieux qui battaient rarement des paupières. Cette infirmité intriguait ses complices. Une fois, Mamadou l’avait même chronométré entre deux battements de paupières, hurlant : — Putain mec…, deux minutes et quarante-sept secondes sans ciller, si c’était une discipline olympique, tu seras champion l’Anguille… Ta mère t’a pas fait comme les autres.Le visage impassible, Georges l’avait regardé avec un regard meurtrier avant de prononcer d’une voix blanche.

— Tu te permets encore une seule fois de faire allusion à ma mère et je te promets que je te tue.

Avant la libération des malades pour cause de restriction budgétaire, le Pointu avait fait sept ans en centre psychiatrique sécurisé. C’est dire si des psychopathes, il en avait croisé, mais des comme Georges, c’était rare : un râblé tout en muscles qui n’avait peur de rien, même pas de sa propre folie. À l’époque, l’Anguille trimbalait son regard malsain et sa dentition jaunâtre entre les services psychiatriques. Ce qui frappait le plus, c’était sa pâleur maladive posée sur sa peau comme une membrane grisâtre, presque synthétique. Un barje qui rêvait d’éviscérer tout ce qui bougeait. Ce qui faisait triper Georges, ce n’était ni le fric, ni la bouffe, ni même les femmes. Non ce qui le faisait triper, c’était la peur. Cette panique presque solide qui se cristallisait dans les yeux des victimes quand il les travaillait au rasoir ou qu’il forçait une femme.

Petit, il flinguait déjà les moineaux au lance-pierre. Adolescent, il avait bien caressé les seins de Sabrina, une fille de sa classe, près des entrepôts de la voie ferrée, mais il préférait de loin étriper un chat. Quand les autres gosses se passionnaient pour la branlette ce qu’il recherchait, c’était la beauté d’un regard noyé d’effroi, les vidéos de l’Etat islamique, les décapitations de masse. Quand la victime paniquée comprenait que le tueur avait un pouvoir absolu sur elle. Alors, il devenait dingue, une bête hystérique sentant l’effroi ronger le cerveau des victimes comme un lent acide. S’ouvrait alors un espace de terreur infinie, une chose vivante et glacée qu’il buvait, s’en nourrissant comme s’il prenait leur esprit. Il y avait dans ces regards affolés une parcelle de la vérité du monde. Il était devenu un mangeur d’âmes.

Parfois, dans un éclair de lucidité, le Pointu pensait à l’expression de férocité qui défigurait Georges quand il taillait la bête, comme il disait. Ce masque affreux de grand malade leur causerait un jour de graves ennuis, il le savait. L’idée flottait un moment dans son espritcomme un cadavre dans une rivière, avant de disparaître, absorbée par les courants de fonds.

Les narvalos frappaient à la tombée de la nuit, quand la police se barricadait dans les commissariats : des postes avancés en territoire ennemi, des légionnaires combattant des nomades spectraux dans un monde devenu hostile. La police symbolisait un monde ancien déjà en train de s’effacer.

Ali s’était enfermé dans les chiottes pour visionner des vidéos de gang bang qu’il téléchargeait sur YouPorn. Le Pointu frissonna de dégoût en pensant à ce cocaïnomane fiévreux aux yeux saillants, au menton pointu. Une silhouette effilée, presque féminine. La première fois que le Pointu avait croisé Ali et ses longs cheveux, il avait pensé qu’il était de la jaquette. Pourtant, il n’arrêtait pas de parler de femmes. Le Pointu n’avait jamais vu un mec aussi taraudé par le sexe. Jour et nuit, Ali ne pensait qu’à ça, ne parlait que de ca. Le plus dérangeant, c’était sa façon de se toucher en permanence à travers le pantalon.

Quand il voulait l’humilier, le Pointu l’attrapait par la taille et le fixait de ses yeux jaunes comme des abcès :

— Ali, murmurait-il à son oreille, je sais qu’au fond tu préfères les mecs. T’as un vrai cul de crasseuse… un délicieux petit pétard de pouffiasse. Avec une perruque et des cuissardes, tu pourrais tapiner pour moi dans les rues chaudes autour des grands hôtels.

Ali devenait alors tout rouge et se mettait à gueuler. Pourtant, tous avaient connu des expériences homosexuelles dans les asiles. Faute de femmes, il fallait bien que leur énergie sexuelle trouve à s’employer. Généralement, la meute repérait un individu solitaire. Une fois qu’ils avaient jeté leur dévolu sur une tête de Turc, impossible de leur échapper. Les prédateurs isolaient leur souffredouleur loin du regard des matons, généralement aux toilettes ou dans un local poubelle. Une fois la proie cernée, l’enfer commençait attirant des charognards qui se joignaient à la curée. La seule issue pour le gibier était de se pendre ou de devenir la putain d’un de ses bourreaux. La meute se cherchait alors une nouvelle victime.

Là comme ailleurs, régnait l’immuable loi du plus fort venue de la nuit des temps. Quand le Pointu asticotait Ali, ça leur rappelait cette époque et ça faisait marrer le reste de l’équipe constituéed’intermittents du crime qui s’aggloméraient à la bande le temps d’un braquage avant d’aller zoner ailleurs. Des supplétifs qui rappliquaient pour forcer un appartement, dépouiller une retraitée mitée ou se partager une fille à plusieurs et que le Pointu appelait en ricanant sa Dream team.

Depuis trois jours, Georges n’arrêtait pas de leur parler d’un jeune couple vivant près de la rocade.

— Le type a dans les trente ans. La fille est plus jeune, une belle plante, une peau crémeuse à souhait, matez ça, dit l’Anguille le regard ardent en faisant défiler des photos sur son mobile pour les motiver.

— Putain le canon, c’est de la meuf qui fait envie s’exclama Ali.

— Je les observe depuis la voie ferrée, ils planquent des trucs dans leur garage. Ces boloss ont des gueules à avoir de la famille à la campagne. Genre tonton qui leur file de la bouffe de temps en temps.

Au mot bouffe, Mamadou passa sa grosse langue rose sur ses lèvres épaisses comme un épagneul qui entend parler de faisan. Georges avait toujours besoin de haïr ses prochaines victimes, il ne se sentait bien que la rage au ventre, déboulant rageux dans les pavillons comme animé d’une vendetta séculaire. Le Pointu pensait surtout à l’essence. Depuis les rumeurs de banqueroute, le prix au marché noir flambait. Et puis, ses gars avaient besoin d’exercice. L’équipe à cran tournait en rond, s’engueulant pour un rien. Surtout Georges : une cocotte-minute sur le point d’exploser.

— Faudra faire gaffe, le type peut être armé, dit-il.

Georges jouait nerveusement avec son rasoir.

— Merde Pointu, tu vieillis, quand c’est qu’on se le fait ce pavillon à la con? Je commence à rouiller sur pieds. Rassure-moi : t’as pas la trouille de ces deux nazes avec leur petite maison dans la prairie?

La puissante main du Pointu s’abattit sur sa nuque, la saisissant à pleine paume pour l’attirer vers lui. Ils se faisaient face, tout le monde savait que ça devait finir par arriver. Et ce jour était arrivé, les deux Narvalos étaient là, haleine contre haleine.

— La vérité, tu me fais chier grave Georges. Jusqu’à nouvel ordre, c’est encore moi le boss ici. Si t’es pas jouasse, la porte est grande ouverte. Personne te retient. Cette descente chez les tourtereaux, on la fera parce que le Pointu aura décidé qu’on la ferait et ce sera QUAND j’en aurais envie et SI j’en ai envie.

— Tu crois le mec armé? C’est ça Pointu? T’as les jetons?

Une étrange lueur de défi brillait dans ses yeux. Un frémissement de satisfaction que trahissait un léger sourire. Le Pointu accentua alors la pression, un étau d’acier, un putain d’étau. L’Anguille perdait pied, la bouche en coton, le cœur battant à coups de marteau. Des éclairs irréguliers devant ses yeux. Un instant, il vit un voile noir et crut s’évanouir. Il perdait pied. Il détourna le regard de peur que le Pointu ne prenne la douleur dans ses yeux pour un défi. L’étreinte se relâcha d’un seul coup, Georges recula : une ruade qui le déséquilibra et l’envoya bouler contre le mur. La Dream team se taisait, l’Anguille n’était pas à la fête, mais ce rageux l’avait bien cherché. Le Pointu l’avait recadré grave.

— J’ai pas peur, mais je dois juste éviter les conneries. En attendant, profites-en pour fermer ta grande gueule.

— La vérité, à leur place, je resterais pas dans un pavillon isolé sans une bonne puissance de feu, intervint Ali pour détendre l’atmosphère. Mais, même armés, ces boloss n’ont jamais les couilles de tirer. On va leur faire l’enfer.

Les yeux baissés, l’Anguille serrait les dents. Vaincu. Il haïssait le Pointu, d’une haine infinie, mais il devait attendre son heure. Il ferma les yeux et pensa à la petite maison dans la prairie. Comme il devait être voluptueux de pénétrer dans le douillet de ce nid, dans cette chaude intimité, d’en extraire les derniers tressaillements de vie. En attendant de régler son compte au Pointu, c’est les tourtereaux qui allaient morfler. Et grave.

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