Invasion et chute de la France – Le Camp des Saints [47-48]

Le temps des mille ans s’achève. Voilà que sortent les nations qui sont aux quatre coins de la terre et qui égalent en nombre le sable de la mer. Elles partiront en expédition sur la surface de la terre, elles investiront le camp des Saints et la Ville bien-aimée. [Apocalypse, XXe chant.]

Jean Raspail avait vu juste, voici le récit de l’invasion migratoire de la France jusqu’à la chute du pays.

CHAPITRE 47

À dix kilomètres autour du Village, le pays demeurait désert, nettoyé de toute intrusion étrangère. Dix kilomètres, soit la distance aller et retour qu’un bon marcheur puisse couvrir à pied, harnaché en guerre. Chaque matin, quatre patrouilles de deux hommes partaient crapahuter aux quatre points cardinaux, surveillés par Dragasès, Notaras ou le ministre Perret qui se relayaient à la longue-vue. S’étaient dégagées très vite, taillées dans le chaos, des frontières naturelles. Au nord, sur les collines, l’abbaye de Fontgembar, abandonnée par une forte colonne d’immigrants après un coup de main du commando de marine. Au sud, dans la vallée, une rivière sablonneuse et peu profonde, flanquée à l’est et l’ouest par deux fermes de vignerons que les hussards avaient fait sauter au plastic dès le soir de l’installation au Village. Tout immigrant du Gange, ou assimilé, découvert à l’intérieur de ce périmètre, était aussitôt abattu sans sommation, leurs cadavres abandonnés sur place, pour l’exemple. Il devint dès lors très facile d’embrasser d’un seul coup d’oeil les frontières de l’Occident. Un rideau noir de corbeaux les dessinait clairement, tournoyant dans le ciel à la verticale des cadavres. « Cela leur rappellera leur pays ! » disait le colonel. De même ne parlait-il jamais de guerre, mais de chasse. Le Village chassait l’homme noir, comme on tire le lapin dans une chasse gardée. Il n’y manquait même pas le tableau de chasse quotidien, affiché au fronton de la mairie, derrière le grillage du panneau mural officiel où il avait remplacé un avis sur « la lutte contre le mildiou », un autre annonçant la « fête annuelle des sapeurs-pompiers », avec tournoi de boules sur la place des Lices et bal public à la salle des fêtes, et un troisième publiant les bans du mariage de Gardaillou Pierre-Marie, viticulteur, d’une part et de Maindive Valentine d’autre part, Dieu sait ce qu’ils étaient devenus, ces deux-là, et s’ils connaîtraient jamais les délices du coiffeur au petit matin, la cravate gris perle qui serre le kiki à congestionner le marié, les escarpins blancs où souffre la mariée, la voiture fleurie du beau-père et le voile distribué aux copains et cousins déjà passablement éméchés… Ces trois avis, le vieux M. Calguès les avait conservés, soigneusement pliés dans un dossier, comme s’il prenait au sérieux ses fonctions de « ministre de la Culture », car, la culture, qu’est-ce que c’est, sinon, un pieux inventaire du passé ?

Les deux premiers jours, l’éloquence du tableau de chasse se soutint à un haut niveau. Le maréchal des logis des hussards apportait tous ses soins à le tenir au clair, traçant au pinceau des petits bâtonnets bien nets, sans bavure. Il en tirait la langue, à force de s’appliquer. Toujours cette bonne vieille tradition des encoches sur la crosse du fusil, des bombes dessinées sur l’empennage des avions, ou des chars en silhouette sur la tourelle d’autres chars ! Gange : cent soixante-dix-sept bâtons. Assimilés : seize bâtons.

— Qu’est-ce que vous appelez : assimilés, maréchal des logis ?

— Tout ce qui est blanc du côté des Noirs, mon colonel. Quand je servais au Tchad, j’en ai connu quelques-uns qui nous tiraient dans le dos. On les appelait : bougnoulisés.

— Comme c’est vilain ! dit le colonel. Mais des uns aux autres, quelle est la différence ?

— C’est très simple, mon colonel. Bougnoulisé, c’était avant. Assimilé, c’est déjà le second stade. Ce n’est plus une contradiction, mais un état définitif. Et puisqu’on les tue, autant les classer réglementairement, sous la bonne rubrique. Neuf d’un coup, rien qu’aujourd’hui. Sans compter quarante-deux types du Gange. Le reste de la bande a filé en emportant ses blessés.

— On ne les reverra pas de sitôt, dit le colonel. Du moins, pas avant les avions.

— Les avions ? Quels avions ? fit le ministre.

— Des avions avec une cocarde bleu blanc rouge, pardi ! À moins qu’ils prennent le temps de changer de cocarde, mais pour quoi faire ? je n’ai pas d’avion, moi. Aucun risque pour eux de se tirer les uns sur les autres. Tenez ! Je vous parie qu’on verra le premier avant la fin de la semaine…

Accroché au dossier d’un vieux banc, sur la place, où le « gouvernement » prenait le frais sous les arbres, le walkie-talkie du colonel grésilla :

— Il y a du monde à Fontgembart ! dit la voix du capitaine de commando. Rien que de l’assimilé. Probablement quatre ou cinq. Mais je les vois mal. Ils se cachent.

— Eh bien ! Qu’est-ce que vous attendez ? Allez donc les débusquer, s’ils ont tellement la trouille. À deux, vous ne me ferez pas croire que vous hésitez !

— Ce n’est pas ça, mon colonel. Mais ils ne tirent pas un coup de feu. Ils ont même accroché un mouchoir blanc au bout d’un bâton et ils l’agitent depuis dix minutes par le judas du portail.

— Criez-leur de sortir les mains en l’air, j’arrive. Mais attention au piège… Vous venez avec moi, monsieur le ministre ?

Il n’y avait pas de piège. Dès le premier appel, une voix répondit, sortant de la muraille :

— Mais avec plaisir ! On n’est venu que pour cela !

Ils étaient quatre. Le premier, un vieux monsieur très droit, aux yeux très bleus, les cheveux blancs taillés en brosse contredisant la moustache qui tombait à la gauloise, tenait sous le bras une antique canardière à un coup, pacifiquement cassée, un mouchoir blanc noué autour du canon. De l’autre main, il faisait de grands gestes d’amitié, tout en répétant : « Ce n’est pas trop tôt ! Ce n’est pas trop tôt ! Mais il n’y a qu’un chemin et vous tirez sur tout ce qui bouge, alors, on a jugé prudent de vous attendre… » Il se nomma : « Jules Mâchefer, rédacteur en chef de feu La Pensée nationale, en fuite, mais dans le bon sens ! » Déclaration qui lui valut une ovation, si l’on peut employer un vocable aussi bruyant pour une aussi petite foule : quatre personnes, le colonel, le ministre, le capitaine et son détachement, composé d’un seul soldat. L’aspect du second personnage avait de quoi surprendre. Non pas tant par son anachronisme que par le comique délibéré que provoquait son accoutrement. C’était aussi un vieux monsieur, un peu plus voûté que Mâchefer, mais qui serrait les mains tendues avec beaucoup de vigueur dans le geste et le regard. « M. le duc d’Uras », présenta le journaliste. Le duc donnait l’impression de s’être habillé à la hâte, avec ce qui lui tombait sous la main. Pantalon de week-end en flanelle et solides chaussures de promenade, ce qui semblait bien choisi et puis, sanglée par une large ceinture de cuir blanc, la tunique de chasse de l’équipage d’Uras, aux boutons d’argent frappés d’une couronne ducale. Bombe de cheval et couteau de chasse lui battant la cuisse complétaient cet étrange uniforme hybride, avec, pour pimenter le cocktail, une écharpe municipale en sautoir. Notant les regards amusés, il s’expliqua :

— Quand M. Mâchefer est venu m’enlever chez moi, rue de Varenne, en m’accordant cinq minutes, j’ai d’abord enfilé ce que je trouvais de plus commode pour voyager. Après quoi je me suis dit que, quitte à faire une fin, autant que ce fût dans un déguisement qui signifiait quelque chose pour moi. Je suis capitaine de vaisseau, ministre plénipotentiaire de première classe, bailli de l’Ordre de Malte et garde-noble pontifical, au maquis depuis Pie XII. De jolis uniformes, pourtant, auxquels je tenais beaucoup. Mais la tunique de chasse, je crois, remontait encore plus loin dans le passé. Et puis, je suis venu pour chasser. D’ailleurs, je l’ai beaucoup plus portée que le reste, je m’y trouve plus à l’aise. L’écharpe, ma foi, j’y suis attaché. Je n’ai pas voulu l’abandonner. Je suis le maire très républicain d’Uras, quinze feux dans le Vaucluse. Quinze feux éteints, probablement.

Il ferma les yeux un instant, comme s’il se recueillait devant une tombe et ajouta, toute émotion superflue envolée :

— Et maintenant, si vous voulez vous moquer de moi, ne vous gênez pas ! Maire sans mairie, je crois que nous sommes à égalité, monsieur le ministre !

— Vous vous trompez, monsieur le duc ! Nous avons ici tous les pouvoirs publics au complet. Il nous manquait encore un maire. Voilà qui est réglé ! Nous vous élisons maire du Village.

— Et à quoi cela consiste-t-il ?

— À rien du tout, évidemment ! répondit joyeusement le ministre. Mais la légalité, monsieur le duc, la légalité, c’est sacré !

— Et nous ? protestèrent deux voix vertueusement indignées. Est-ce qu’on nous oublie dans la distribution ?

Deux costauds d’une trentaine d’années, habillés de velours côtelé, tous deux noirs de poil et armés de Springfield à trois coups, l’air de s’amuser franchement, comme des copains qu’ils étaient.

— Je vous présente Crillon et Romégas, dit le duc. Mon chauffeur et mon valet de chambre. Natifs d’Uras. Servent la famille depuis dix générations. J’ai voulu les affranchir en partant, mais rien à faire ! Ils ont tenu à me suivre et je m’en félicite ! Sans eux, nous ne serions jamais arrivés. Ils savent tout faire, la cuisine et le coup de feu.

— J’ai une idée, dit le secrétaire d’État. Nous disposons déjà d’un gouvernement avec plusieurs ministres, d’un état-major, d’une armée fidèle, d’un maire de haute compétence, mais il nous manque encore quelque chose d’essentiel. H nous manque le peuple !

— Ça, par exemple ! fit le colonel, je suis impardonnable ! Je n’y avais pas songé. Crillon et Romégas, vous ferez le peuple ! Cela vous va ?

Ils se poussèrent du coude et Crillon répondit :

— À nous deux, je crois qu’on s’en tirera. Mais est-ce que nous aurons le droit de grève ?

— Le droit de grève ? Déjà ?

— Avec pancartes et défilés, précisa Romégas. Il faudrait savoir ! On est le peuple ou on ne l’est pas ?

— Il en est du droit de grève comme de la légalité ! dit le ministre, le geste volontairement faux et la voix emphatique, comme s’il prononçait un quelconque discours à la Chambre. En Occident, tous les deux sont sacrés ! Je vous donne solennellement l’assurance que le gouvernement est prêt à négocier, dans des limites raisonnables et non préjudiciables à l’intérêt de la nation. Évidemment, il vous faudra former un syndicat. Ou mieux, deux syndicats rivaux, puisque vous êtes deux. Vous défilerez à des heures différentes sur des itinéraires différents, voilà tout. Le maire arrangera cela…

La phrase finit en bredouillement, car il ne parvenait plus à tenir son sérieux. Le colonel pleurait de rire, le duc maîtrisait dignement gloussements et hoquets qui lui secouaient le dos, Mâchefer et l’armée applaudissaient, criaient bravo, agitaient leurs bérets, tandis que les deux compères, jouant les ahuris, prenaient des mines avantageuses. Incomparable instant de grâce, inexplicable pour qui ne se sent pas complice et qui les payait de toutes les cuistreries criminelles. Si l’on songe à leur isolement, au caractère désespéré de leur entreprise, à la précarité de leur sursis, à la conscience que tous avaient d’une fin prochaine, on se prend à penser que leur humour avait quelque chose de vertigineux. Un puits sans fond, où les vérités admises se noyaient après en être trop impudemment sorties.

Au volant du camion, le colonel mena le retour tambour battant. On chanta le « rien de rien », et aussi un « tout est au duc, ici, monsieur, tout est au duc », que Mâchefer pécha en solo dans sa mémoire et qui recueillit un franc succès. Surtout lorsque le duc, épaulant un Springfield et visant par la portière du camion en marche, faucha trois grands diables du Gange qui détalaient en contrebas du chemin. Tués net, d’une balle au coeur. Un bon fusil de safari.

Au vin d’honneur qui célébra, le soir même, à la mairie, la prise de fonction du nouveau maire, le vieux Calguès fit un joli discours :

— J’ai consulté, dit-il notamment, quelques livres d’histoire pour me rafraîchir la mémoire. Car vos noms, messieurs Crillon et Romégas, ne m’étaient pas inconnus. Il s’agit d’une coïncidence, comme dans le cas de notre colonel Constantin Dragasès, mais vous avouerez qu’elle est de taille. À la bataille de Lépante, deux capitaines français servaient sous Don Juan d’Autriche. Ils avaient pour nom Crillon et Romégas. J’ajoute qu’ils y laissèrent leur peau et que l’histoire ne leur connaît pas de descendance…

Après quoi l’on dîna, toujours sur la grande terrasse. Dix-huit couverts. En comprenant ceux des sentinelles qui se relayaient entre les plats.

CHAPITRE 48

Dix-huit. Le lendemain, au déjeuner de midi, Romégas ajouta encore deux couverts. Puis la source de renfort se tarit définitivement et l’Occident se compta vingt.

L’arrivée des deux retardataires ne s’était pas effectuée sans mal, ni surtout sans bruit. Dès l’aube, le Village avait été réveillé par une épouvantable fusillade, de l’autre côté de la rivière, en territoire occupé. À la longue-vue, on ne voyait que des faméliques galopant dans les prairies comme des troupeaux de zèbres affolés, sans qu’il fût possible de repérer la cause de tout ce tumulte. Mais la fusillade, incontestablement, se rapprochait de la rivière, un peu comme une tranchée de sapeur qui s’avance vers une ville assiégée. Quelqu’un se frayait un chemin vers le Village, découpant méthodiquement sa route à travers la masse immigrante. Ou plutôt deux ou trois inconnus, à en juger par le vacarme et l’efficacité de leur tir.

— Sacrés fusils ! remarqua le duc. Gros calibre. Pour rhinocéros ou éléphants.

On ne distinguait toujours pas les héros de ce feu d’artifice, mais il devenait facile, maintenant, de les suivre à la trace. Morts et blessés noirs jalonnaient la progression du vacarme jusqu’aux ruines de la ferme ouest, où il sembla se fixer sans pouvoir en bouger. Il faut croire que les immigrants avaient déjà formé des milices, car de nouvelles bandes prenaient position autour de la ferme, cette fois armées de fusils de chasse. Parmi eux, des assimilés, et quelques gendarmes français nettement identifiables à leurs uniformes. Un gendarme discipliné obéit toujours au pouvoir établi, c’est le béaba de la gendarmerie, sa colonne vertébrale, et, souvent, sa honte. Sans doute le gouvernement provisoire de Paris avait-il donné l’ordre de réprimer la résistance raciste…

— Des gendarmes ! dit le colonel. Déjà ! Voilà qui nous amènera les avions plus tôt encore que je ne pensais…

La ferme se couvrit de multiples petits nuages, puis un crépitement d’explosions parvint jusqu’au Village.

— Grenades ! Les salauds ! Je ne sais qui se trouve dans la ferme, mais on va les sortir de là ! Monsieur le maire, vous nous gardez la place avec vos Springfield et vos gars. Monsieur Calguès, préparez-nous à boire. Dans vingt minutes, nous serons de retour.

Ce fut une charge mémorable. Première et dernière victoire, mais sans bavure, à la hussarde. Six cents mètres avant la ferme, le camion cracha le feu sans diminuer sa vitesse, comme un torpilleur à l’attaque. Affût vissé à la hâte sur le toit, la mitrailleuse balayait superbement la route et la campagne, aplatissant sur place la marée des assiégeants. Le camion fonçait vers la ferme, à travers la horde du Gange et les gendarmes, comme une faucheuse emballée dans un champ de blé. L’opération de sauvetage ne dura pas plus de trente secondes, dans le style des coups de main héliportés. Par-dessus les ridelles sauta l’armée tout entière, huit hommes, maréchal des logis et capitaine, sans cesser de tirer, ménageant une espèce de sas protégé entre la ferme et le camion.

— Grouillez-vous ! cria le colonel, à l’adresse des assiégés toujours invisibles, c’est le dernier train ! Il n’y en aura pas d’autre. Dix secondes d’arrêt !

Deux hommes sortirent en courant, lourdement harnachés, la poitrine disparaissant sous des arceaux de cartouchières, un étincelant fusil à lunette dans chaque main.

— Nom de Dieu ! fit le colonel, pointant sa mitraillette. Vous ! Le deuxième ! Qui êtes-vous ? Répondez ou je vous descends !

Vêtu à l’européenne, l’homme avait la peau noire et le visage d’un Hindou :

— Ne tirez pas ! Je m’appelle Hamadura, Français de Pondichéry.

Des mains le hissèrent au vol à bord du camion, où il vint s’affaler entre les jambes de son compagnon, tandis qu’un demi-tour sur les chapeaux de roues jetait tout le monde pêle-mêle sur le plancher. Cinquante mètres plus loin, le colonel fit stopper. Debout sur le bord de la route, l’air sonné, un gendarme contemplait stupidement sa main broyée d’où le sang coulait à grosses gouttes.

— Qui vous commande ? lui jeta le colonel. Dépêchez-vous de répondre, ou je vous tue !

Cela réveilla le gendarme, qui leva la tête en grimaçant. Il souffrait certainement beaucoup et dut faire effort pour parler :

— Les ordres viennent de Paris, mon colonel. Directement du ministre de l’Intérieur et de la Défense nationale,

— Son nom ?

— Général Fosse.

— Merci ! dit le colonel. C’était pour savoir…

Et le gendarme s’inclina, en un petit salut comique. Avec une rafale complète de pistolet-mitrailleur dans le ventre, c’était une façon tout à fait normale de prendre définitivement congé. Puis il s’affaissa, le nez dans l’herbe, l’oeil fixe, tandis que le camion regrimpait la pente à toute allure, vers le Village…

Toute méfiance disparut lorsque Mâchefer, levant son verre, sur la terrasse, pour accueillir les nouveaux venus, annonça en souriant :

— Je sais très bien qui vous êtes, monsieur Hamadura. Et pourquoi vous êtes là. Sans vouloir vous désobliger, si l’on ne vous connaît pas, votre couleur de peau et vos origines ethniques peuvent surprendre, parmi nous. Mais il se trouve que je vous ai entendu, il y a une quinzaine de jours, je crois, dans cette émission loufoque de RTZ, où Vilsberg et Rosemonde Réal jouaient à qui baverait le mieux dans le sens de l’histoire. J’avais bien ri, je dois dire, en vous entendant rire. Mais, vous et moi, nous étions probablement les seuls dans ce cas-là. Voulez-vous nous répéter vos paroles, si vous vous en souvenez ?

— Je m’en souviens parfaitement. J’avais dit à ces deux rigolos : « Vous ne connaissez pas mon peuple, sa crasse, son fatalisme, ses superstitions idiotes et son immobilisme atavique. Vous n’imaginez pas ce qui vous attend, si cette flotte de primitifs vous tombe sur le dos. Tout changera, dans votre pays qui est devenu le mien, en eux et avec eux vous vous perdrez… » Et puis, ils m’ont coupé. Mais je n’avais pas terminé.

— Ce n’était déjà pas mal, apprécia le colonel.

— J’aurais voulu ajouter autre chose, poursuivit Hamadura. Être blanc, à mon sens, ce n’est pas une couleur de peau. Mais un état d’esprit. Dans les rangs des Sudistes, quels que soient l’époque et le pays, il y a toujours eu des Noirs qui n’éprouvaient aucune honte à combattre du mauvais côté. Si les blancs sont devenus noirs, pourquoi quelques « peau-noire » ne voudraient-ils pas rester blancs ? J’ai opté, et me voici. Avec mes quatre fusils et M. Sollacaro, que j’ai trouvé ce matin sur la route et qui possède un fameux coup de gâchette. Merci d’être venu nous chercher.

— Monsieur Hamadura, dit le secrétaire d’État, j’ai une proposition à vous faire. Il reste un ministère disponible qui vous irait comme un gant. M. Calguès a déjà la Culture, le commandant Notaras : la Marine, M. Mâchefer : l’Information, le colonel Dragasès : la Défense nationale. Voulez-vous être ministre ?

Devant les larges sourires qui éclairaient les dix-huit visages, l’homme de Pondichéry oublia tout le sérieux des paroles qu’il venait de prononcer. Et c’était cela précisément, que tous recherchaient, au Village. Pour eux, la comédie : mourir gaiement et vite. Pour les autres, la pesante tragédie à traîner stupidement jusqu’à son terme, jusqu’à la fin d’un monde pauvrement égalitaire.

— J’accepte, monsieur le ministre, répondit-il en riant.

— Monsieur Hamadura, poursuivit le secrétaire d’État, vous voilà désormais ministre de la France d’outre-mer.

— Si cela ne vous gêne pas, conclut Hamadura, je préfère l’ancienne dénomination : ministre des Colonies !

Lui aussi avait compris.

— Et vous, monsieur Sollacaro, que pourrions-nous faire de vous ? Il nous manque un aumônier et les secours de la religion, dans notre situation, ne sont pas à négliger. Je vous vois tout habillé de noir. Seriez-vous homme d’Église, par hasard ?

Sollacaro était un gaillard grand et mince, au profil en lame de couteau, dont la sévère élégance trahissait une recherche excessive du côté des manchettes de sa chemise de soie blanche, notamment, et du brillant velouté de son veston d’alpaga impeccablement coupé. Tout cela avait souffert des combats de la matinée, les escarpins croco maculés, le pantalon déchiré, mais, justement, à considérer l’excellente tenue de l’ensemble, il sautait aux yeux que M. Sollacaro ne lésinait pas sur la qualité. Un énorme solitaire à l’auriculaire gauche confirmait l’impression d’ensemble.

— Aumônier ! Aumônier ! Moi, je veux bien, dit-il. Je suis corse, catholique et je n’ai pas oublié une seule de mes prières. Mais autant que vous le sachiez : je possédais jusqu’à vendredi le plus beau clandé de toute la côte. Le Péché d’argent, à Nice. Vingt filles superbes.

— En effet, dit le colonel, je me souviens d’une certaine Cléo… Mes compliments, monsieur Sollacaro !

— Moi aussi, dit le duc, je me souviens d’une petite négresse qui n’avait pas seize ans. Léa, ou Béa…

— Béa, précisa le Corse. C’était l’an dernier.

— Béa, en effet, dit le ministre. Mais je préférais Lucky et Sylvie. Ineffable duo, monsieur Sollacaro ! Les soirs de congrès politique, quel repos !

Manifestement, cette fois l’émotion les gagnait. Le temps passé prenait un visage, et le bonheur perdu, une identité. En Occident, l’argent faisait aussi le bonheur. Tant de péchés qu’il pouvait offrir…

— Et que sont devenues ces demoiselles ? demanda le duc en écrasant une larme furtive.

— Justement ! répondit Sollacaro. C’est pour cela que je suis ici. Je les ai évacuées moi-même, dans un bel autocar.

Tout allait bien, jusqu’à Montélimar. Là, je suis tombé sur un régiment mutiné qui faisait la foire dans ses casernes. Il y avait de tout, dans ce chenil ! Des Arabes, des échappés de prison, des clodos. Elles y sont toutes passées ! Toutes mes filles ! Et quand je dis : passées… Une chiennerie ! Et pour rien ! Et dans quel décor ! Minable. Dégueulasse. À vous dégoûter d’être un homme. C’est là que j’ai compris que ce bordel et moi, nous n’étions pas du même bord. Et Sollacaro règle toujours ses comptes. Entre ce bordel et moi, c’est la guerre. J’ai volé une bagnole, j’ai fait demi-tour et me voilà. Alors, ministre, aumônier, n’importe quoi, tout ce que vous voudrez, pourvu que M. Hamadura me laisse deux de ses jolis fusils…

La profession de foi du truand coupa heureusement l’émotion. Elle fit sourire. Puis rire. M. Sollacaro combattant pour son bordel et rejetant l’autre dans les ténèbres de l’animalité, voilà qui était plaisant ! Et beaucoup plus profond qu’il n’y paraissait, personne ne s’y trompa.

Puis le maréchal des logis des hussards fit ses comptes. Au tableau de chasse municipal, il ajouta des rangées de bâtonnets. Gange : deux cent quarante-trois bâtons. Assimilés : trente-six. Sur la petite place de la mairie, chacun commentait le score. Une habitude, déjà. Et à moins d’en voir rapidement la fin, probablement ils se lasseraient. « Les avions, songea le colonel, pourvu que les avions ne tardent pas… »

— Procédons légalement, dit soudain le ministre. Je vois là deux cent quarante-trois immigrants du Gange abattus, alors qu’aucun texte de loi ne nous y autorise, au contraire ! Si MM. les ministres sont d’accord, je vous propose le décret suivant, avec effet rétroactif de trois jours et affichage immédiat. Je viens de le rédiger, voici !

Il tira un papier de sa poche et lut :

— Vu l’état d’urgence proclamé dans les départements du Midi, sont suspendues jusqu’à nouvel avis les dispositions de la loi du 9 juin 1973 ainsi précisées dans ces termes :

« Ceux qui auront provoqué à la discrimination, à la haine, ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance à une ethnie, une nation, une race, une religion déterminées, seront punis d’un emprisonnement d’un mois à un an et d’une amende de deux mille à trois cent mille francs. D’autre part, seront punis comme complices d’une action qualifiée crime ou délit ceux qui, soit par des discours, écrits ou menaces proférées dans les lieux ou réunions publics, soit par des écrits, imprimés, dessins, gravures, peintures, emblèmes, images ou tout autre support de l’écrit, de la parole ou de l’image, vendu ou distribué, mis en vente ou exposé dans les lieux ou réunions publics, soit par des placards ou des affiches exposés aux regards du public, auront directement provoqué l’auteur ou les auteurs à commettre lesdites actions si la provocation a été suivie d’effets.

« Fait au Village le… signé… etc. »

— C’est un peu tard, je vous le concède, reprit le ministre. Mais jusqu’à maintenant, qui aurait osé ? Cette loi, j’ai vérifié, avait été votée à l’unanimité. Je suppose qu’à l’époque, mes collègues députés n’en soupçonnaient pas les conséquences. Ou tout au moins, s’ils eurent quelques doutes, personne ne se risqua à les manifester. Il est des sortes d’unanimité dont il ne fait pas bon de se retrancher.

— Avez-vous songé, monsieur le ministre, demanda le colonel, que si l’abolition de cette loi de juin 73 nous absout de toute accusation de crime racial, elle n’en absout pas moins ceux qui veulent notre peau ? La loi était à double effet. Elle ne précisait pas la race ni la couleur.

— Vous croyez ? Jusqu’à dimanche dernier, je ne m’en étais pas aperçu.

Et l’on déjeuna.

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