Invasion et chute de la France – Le Camp des Saints [45-46]

Le temps des mille ans s’achève. Voilà que sortent les nations qui sont aux quatre coins de la terre et qui égalent en nombre le sable de la mer. Elles partiront en expédition sur la surface de la terre, elles investiront le camp des Saints et la Ville bien-aimée. [Apocalypse, XXe chant.]

Jean Raspail avait vu juste, voici le récit de l’invasion migratoire de la France jusqu’à la chute du pays.

CHAPITRE 45

— Si on chantait ? dit le colonel.

Il avait enlevé son masque et respirait l’air frais, par la portière, avec les mimiques réjouies d’un gastronome comblé. Le camion grimpait allègrement, dans les vignes, la petite départementale sinueuse. À chaque tournant, le Village brun, là-haut, se rapprochait.

— Mon Dieu ! Que cela sent bon ! reprit-il. On est de nouveau chez nous. Il ne s’est rien passé. Alors ! Qu’est-ce qu’on chante ?

— La Marseillaise, peut-être…, proposa comiquement le secrétaire d’État.

À l’intérieur du camion, l’armée fut prise de toux violente, gloussements et hoquets divers. Entre hussards et commando de marine, un concours à qui rirait le plus fort. Qu’on ne croie pas qu’ils se forçaient, non. Pas d’affectation amère. Une franche rigolade, simplement. Délivrés de tout, ils se marraient.

— Ce que j’en disais, fit le ministre, c’était plutôt pour tâter le moral du peuple…

Ils se regardèrent tous deux et rirent encore une fois de bon coeur.

— Bon ! Marseillaise, aux accessoires ! conclut Dragasès. Capitaine, qu’est-ce que vous nous proposez de mieux ?

— Le boudin, dit l’officier de commando. C’est con comme tout, mais ça parle. Et au moins, tout le monde connaît les paroles.

— Le boudin, apprécia le colonel, le boudin… Nous sommes la plus étrangère des légions étrangères, étrangère à tout. Alors, le boudin, en effet… Mais je me demande si ce serait tellement de circonstance ? Le boudin, ça se mérite et quant à faire Camerone, aujourd’hui, on ne peut pas dire que c’était réussi ! Peut-être demain, là-haut… Je crois que je tiens une meilleure idée.

S’assurant d’un oeil malicieux que tout le monde écoutait, il s’éclaircit la voix comme un chanteur de dessert, prit son souffle et entonna :

Non, rien de rien

Non, je ne regrette rien

Ni le bien qu’on m’a fait

Ni le mal, tout ça m’est bien égal

Non, rien de rien

Non, je ne regrette rien

Tralala, tralala,

Aujourd’hui, je me fous du passé !

— Qu’en pensez-vous ? dit-il en terminant. Pas mal, non ? C’est un vieux truc. Je ne me souviens plus très bien des paroles, mais le principal y est. Vous ne connaissiez pas ?

— Non, dit le capitaine, qu’est-ce que c’est ?

— Zéralda ! dit Dragasès. Le 1er REP. Le camp de Zéralda, en Algérie. Le putsch avorté des généraux. Général Challe, on a oublié. Un général qui en avait conclu qu’on ne peut pas se battre avec un édredon. Et qui parlait de l’armée française. Déjà, c’était mou, tout mou. Les grands anciens chantaient ça dans les camions, en quittant le camp, le régiment dissous. Une gueule terrible !

— À douze voix ? dit le secrétaire d’État.

— Combien voulez-vous parier qu’à douze, on fait un raffut d’enfer ?

— Oh ! Je suis prêt. Vous pouvez compter sur la voix du gouvernement, colonel. Elle chante faux, comme d’habitude, mais cette fois, c’est de bon coeur.

À gueuler comme des perdus, les veines du front à éclater, le cou gonflé, le visage écarlate, ils firent en effet plus de bruit qu’une armée catholique victorieuse, chantant le Te Deum sous la nef d’une cathédrale. Dans les tournants, le camion vacillait, puis titubait sur les lignes droites, ses doubles roues mordaient joyeusement les talus. Joignant le geste à la parole, le hussard chauffeur lâchait le volant en cadence et jouait des mains et des bras comme un cabot qui sort ses tripes dans un mauvais tour de chant. L’officier de commando martelait le tableau de bord avec ses poings. Au « rien de rien », tout le plancher du camion vibrait sous les crosses des fusils. Si l’on peut analyser les sentiments profonds de ces braillards, on y trouve d’abord l’ivresse du clan. La tribu, au complet, célèbre son unité. Si peu nombreuse qu’elle se compte, elle emmerde le reste du monde. Mais on y décèle également quelque chose comme de l’angoisse. L’enfant qui beugle à tue-tête, la nuit, sur le chemin, pour oublier qu’il est seul. Ou mieux, le naufragé solitaire sur son canot, qui chante n’importe quoi pour se maintenir en vie. Il y avait un peu de cela aussi. Les jeunes hussards guettaient les arbres, dans les champs, et n’y voyaient aucun oiseau. Même les pies et les corbeaux pillards avaient fui. Cloués de planches traversières, les volets des maisons de vignerons suaient la grande peur des cataclysmes. Il n’y manquait que les croix noires dont on marquait jadis les demeures des pestiférés. Le soleil brillait durement sur tout le paysage désert, comme il brillait sans doute sur la lune quand l’avaient contemplé, quelques années plus tôt, Johnson et White, assis sur leurs talons en attendant la mort, près de leur navette spatiale détruite.

— Merde ! dit le chauffeur. C’est pas vrai ! Un mec ! Et j’ai failli pas le voir !

Du coup, chacun s’était tu. Robinson découvrant les empreintes de Vendredi ! La lune est habitée ! Blocage des six roues, dérapage contrôlé, hurlement de la boîte de vitesses, marche arrière de compétition. Un mec ! Ils se penchèrent tous du même bord, la tête hors du camion. Ami ? Ennemi ? Dragasès arma sa mitraillette.

Il y avait quelqu’un, en effet, paisiblement planté sur le bas-côté de la route, pouce tendu en un geste parfaitement inconcevable en de pareilles circonstances. Nul doute qu’il goûtait l’humour de la situation, car il arborait un large sourire. De race blanche, la mine franche, mais vêtu comme un vagabond. Sa physionomie disait quelque chose à tout le monde.

— Vous m’emmenez, mon colonel ? demanda-t-il simplement comme si la réponse allait de soi.

— Et où allez-vous, mon brave, à cette heure matinale ? fit le colonel, entrant dans le jeu.

— Oh ! moi ! Depuis le temps que je vous cherche, maintenant que je vous ai trouvé, je ne suis pas difficile. Je vais où vous allez. Vous êtes bien le colonel Constantin Dragasès, n’est-ce pas, chef d’état-major de l’armée et commandant en chef des forces de l’ordre pour toute la région du Midi ?

Il avait un petit air de se ficher du monde, en disant cela d’un ton solennel, qui plut immédiatement. On le sentait déjà malicieusement complice. D’ailleurs, tous l’avaient reconnu, malgré la barbe qui lui mangeait le visage. Une photo pleine page à la une des journaux, cela ne s’oublie pas facilement, surtout si l’on se remémore la collection d’épithètes vengeresses qui l’accompagnait. Dragasès enchaîna, sur le même registre, style visite officielle, à s’y méprendre :

— Monsieur le ministre, je vous présente le capitaine Luc Notaras, de nationalité grecque, commandant le cargo île de Naxos. Vous vous souvenez ?

— L’homme aux mains rouges, précisa Notaras avec un petit sourire modeste. Le cargo sanguinaire. Le génocide des îles Laquedives.

— Cela va de soi, approuva le ministre. Joli palmarès. Mes félicitations. Je connais mes classiques : nous ne serons jamais des Notaras ! etc. On dirait que cent ans ont passé. N’étiez-vous pas en prison ?

— À la centrale d’Aix, monsieur le ministre. Et puis, samedi, plus de gardiens ! Envolés, toutes portes ouvertes. J’ai marché au canon. Mais pas de canon. Je m’en doutais. D’en haut, je vous ai vus filer par ici. Alors je me suis dit quelle veine ! ils vont me prendre en stop.

— Eh bien ! montez ! dit le secrétaire d’État, qui s’amusait beaucoup. Je ne sais si ma condition de gauleiter du Midi comporte l’usage du droit de grâce, mais étant donné les circonstances, vous êtes gracié. Ministre de la Marine, cela vous plairait ?

— Vous avez une marine, monsieur le ministre ?

Il faisait mine de chercher autour de lui, comme quelqu’un qui a perdu quelque chose.

— Non, évidemment. Quelle importance ! Le colonel n’a plus d’armée, ou si peu. Moi, je n’ai plus de territoire. On peut enfin se prendre au sérieux. C’est maintenant que tout commence à signifier vraiment quelque chose.

— Je crois que j’ai compris, dit Notaras. Est-ce que je peux jouer avec vous ?

Adopté à grandes claques amicales dans le dos, serrant toutes ces larges mains qui se tendaient, intronisé sur le champ hussard d’honneur de Chamborant et commando de marine honoris causa, Notaras rejoignit le choeur des douze, dans le camion. Une bande de copains sur un coup fumant ! Apparemment, ce n’était pas plus compliqué que cela…

À l’entrée du Village, ils mirent pied à terre. Dragasès divisa sa petite troupe en deux. Une moitié déployée autour du camion, lequel fut baptisé pour l’occasion « base stratégique » – ce qui contribua à maintenir le moral au niveau de la franche hilarité – sous le commandement du capitaine de commando, avec la mitrailleuse en batterie sur un petit tumulus car le hasard, pris d’une crise de logique, avait voulu que les meilleurs angles de tir rassemblent leurs pointes en faisceau juste au pied d’un calvaire du XVIe. L’autre moitié, bombardée « colonne mobile », avec Notaras, Jean Perret et le colonel, en deux lignes de trois hommes, dites « tenailles », éparpillées en tirailleurs, pour explorer le Village selon les règles de la guérilla urbaine. Progressant par bonds, comme au cinéma, je te couvre tu passes tu me couvres je passe, jusqu’à un petit escalier de cinq marches au flanc d’une terrasse, ils en étaient arrivés à la conclusion que le Village, comme prévu, n’abritait plus un être humain, lorsqu’une voix moqueuse, au-dessus d’eux, laissa tomber gaiement :

— Est-ce que vous êtes en manoeuvre, ou quoi ? D’ici c’est très instructif à regarder, mais parfaitement inutile. Vous ne trouverez personne d’autre que moi.

Levant le nez, Dragasès aperçut un vieux monsieur à cheveux blancs, qui portait veste de toile et cravate à pois rouges, tranquillement accoudé à son balcon comme s’il respirait l’air frais au matin d’une paisible journée de printemps.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-il.

— Calguès, professeur agrégé de littérature française en retraite.

— Mais qu’est-ce que vous faites là ? Bon Dieu !

Sincèrement étonné, le vieux professeur. Peiné, même, qu’on pût lui poser pareille question !

— Je suis chez moi, mon colonel ! Tout simplement.

— Tout simplement ! Tout simplement ! Vous ne voulez pas me faire croire que vous ne savez rien de ce qui se passe ?

— Oh ! Je sais tout, dit le vieillard. J’ai tout vu.

Il montrait une longue-vue, sur un trépied, à côté de lui.

— Et c’est tout l’effet que cela vous fait !

— Je me plais bien, chez moi. Pourquoi m’en irais-je ? À mon âge, on n’aime plus beaucoup le changement.

Tout cela d’un air goguenard, comme Notaras, tout à l’heure, mais en finesse. Il n’en revenait pas, le colonel ! Une bouffée d’air pur, ce bonhomme !

— C’est une très bonne longue-vue, continua le vieux monsieur. Elle grossit plus de sept fois. À six heures, ce matin, dans le jardin de votre villa, vous avez fait un geste. Vous avez désigné mon village et moi, j’ai tout de suite compris. Plus tard, je vous ai comptés, quand vous grimpiez dans votre camion. Douze.

— Treize, précisa le colonel, depuis l’avant-dernier virage. Et maintenant quatorze, ajouta-t-il en souriant.

— Douze ou quatorze, peu importe. Il y en aura assez pour tout le monde. Vous n’avez pas faim ? Ou soif ?

— Faim ? Soif ? Vous parlez sérieusement ?

Le vieillard s’inclina comiquement, balayant le sol de son perron d’un ample salut d’imaginaire chapeau :

— Monsieur le ministre, mon colonel, le petit déjeuner est servi !

Dans l’escalier, ce fut la ruée. Des gosses ! La classe est finie. En récré pour la vie ! Au portillon ouvert sur la terrasse, ils s’arrêtèrent d’un coup, saisis de stupeur. Un petit déjeuner ? Le vieux monsieur cultivait l’euphémisme. Sur une grande table longue ornée d’une nappe à carreaux, des pyramides d’élégants sandwiches fort joliment dressées, de fines tranches de jambon écarlates en corolles sur d’immenses plats, des bols d’olives noires, des assiettes en tout genre, cornichons, oignons au vinaigre, tomates et oeufs durs alternant en rondelles, anchois en rosaces, fromages de chèvre soigneusement grattés, juste ce qu’il faut, mais pas trop, bouquets de saucissons, pâtés en terrines de grès, des bouteilles débouchées partout, des verres sur un plateau, cigarettes, cigares, allumettes et, dans un coin, le vieux marc, escorté de ses verres ballon.

— Vous êtes vraiment tout seul ? balbutia le colonel, recouvrant le premier la parole.

— J’ai toujours aimé organiser des buffets. Je trouve cela plaisant à regarder. À six heures cinq, je vous ai vus filer d’en bas. Je m’y suis donc attelé aussitôt. Vous me pardonnerez, il me manque deux ou trois choses. Je voulais faire une crème fouettée, mais vous êtes arrivés plus vite que je ne le pensais. Vous vous passerez d’entremets, voilà tout.

— Nom de Dieu ! dit soudain le colonel, qu’est-ce que c’est que ça ?

Il désignait un jeune homme affalé dans un coin, les jambes écartées, la tête pendante, que la nappe tombant jusqu’au sol leur avait d’abord caché. Longs cheveux sales, jeans et baskets, il était parfaitement immobile. Une tache rouge sur sa poitrine, autour d’un petit trou bien net, ne laissait aucune illusion sur son état.

— C’est vous ? demanda seulement le colonel.

— C’est moi, répondit le vieillard en inclinant la tête. Je ne pouvais plus supporter ce qu’il disait. Dans une guerre, même perdue, il faut bien quelques morts, sinon ce n’est pas honnête. J’ai agi comme vous, en bas. Ma petite guerre à moi. Sans illusion mais pour le plaisir. C’est drôle, dit-il considérant le cadavre, je l’avais complètement oublié.

— Il y a longtemps ?

— Hier au soir.

— Il faut le virer de là avant qu’il pue, dit simplement le colonel. On va vous en débarrasser.

Ce fut toute l’oraison funèbre du jeune homme.

— Et maintenant, à table ! proclama le ministre. Monsieur Calguès, je bois à la santé du Village !

Et il ajouta, sur un ton faussement sérieux :

— Ministre de la Culture, cela vous plairait ?

— N’oublions pas la base stratégique, fit le colonel. Vous ! – il s’adressait à un homme du commando de marine – puisque vous avez sauvé votre clairon, sonnez la soupe, ça va leur en boucher un coin !

Quand on connaît les paroles qui forment le thème de cette sonnerie, on peut considérer qu’éclatant dans le ciel occidental, elle prit des accents prophétiques.

CHAPITRE 46

La France a cédé. L’irrémédiable est accompli. Aucun retour au passé n’est désormais possible, malgré quelques rares aménagements locaux négociés çà et là quand le rapport des forces morales s’y prêtait. Il reste au monde entier, qui retenait son souffle, à l’apprendre à son tour et en tirer profit, ou en supporter les conséquences, selon la division des camps. À dire vrai, il sort de mon propos de dresser un panorama complet de notre planète en ébullition ce jour du lundi de Pâques. C’est de l’histoire contemporaine, il y faudrait des volumes et, d’ailleurs, à quoi bon ? Mon coeur est resté au Village. Et si je trouve la force d’ajouter quelques pages à ce récit, lequel m’a coûté beaucoup de larmes en dépit d’une certaine bouffonnerie crevant à chaque instant la tristesse des faits – car tout cela était bouffon, n’est-ce pas ? – c’est au Village seulement que je les consacrerai. Tout au plus puis je dessiner, à traits grossiers, la conclusion de quelques scènes essentielles à l’intelligence de ce récit – Mon Dieu ! me suis-je bien fait comprendre ? Ai-je décrit comme il le fallait l’inexorable processus de dégradation ? – et laissées en suspens d’un chapitre à l’autre, un peu comme des bombes à retardement.

Elles ont éclaté partout à la fois. Sur les rives du Limpopo, à Paris, Londres, New York… La France des lumières volontairement à genoux, aucun gouvernement, désormais, n’osera signer seul le crime de génocide. Le flot noir monte à Central Park : vingt-deux étages en une heure. « Black is beautiful et tous les asticots sont blancs. » On n’entend rien, comme chante ce poète de Harlem, « que le bruit de la lance enfoncée dans la moelle de l’oppresseur ». Au vingt-cinquième étage, le docteur Norman Haller mesure la marche du temps : deux étages seulement séparent le passé de l’avenir. La voix du maire de New York, au téléphone, lui parvient presque apaisée : « J’ai de la chance, Norman, ce sont trois familles de Harlem. Des enfants délicieux. Ils ne m’ont même pas craché dessus. J’en ai un sur les genoux et il joue avec mon revolver. Évidemment, j’avais enlevé le chargeur ! Norman, que pouvait-on faire d’autre ? »… On négocie, au 10 Downing Street. Le Non European Commonwealth Committee a pris possession de Londres de la façon la plus courtoise. Simple question de statistique. On fait les comptes et on compare. Vraiment, quelle imprudence ! On n’imaginait pas qu’ils fussent aussi nombreux… Personne, évidemment, ne se souciait plus de l’Afrique du Sud. Même la haine qu’elle inspirait à tous était devenue superflue. Comme une plage sous la marée qui franchissait le Limpopo, elle disparut de la carte en tant que nation blanche, avec, pour seule consolation, l’écroulement simultané de ses pairs qui l’avaient si longtemps désavouée. Aux Philippines, à Djakarta, Karachi, Conakry et encore Calcutta, tous ces ports étouffants du tiers monde, d’autres flottes immenses appareillaient pour l’Australie, la Nouvelle-Zélande, l’Europe. La grande migration déroulait son tapis. Et si l’on veut bien se pencher sur le passé des hommes, ce n’était certes pas la première. D’autres civilisations, sagement étiquetées dans les vitrines de nos musées, avaient déjà subi le même sort. Mais l’homme écoute rarement les leçons du passé…

Au chapitre de la petite histoire, signalons une dernière anecdote exemplaire : le départ de Manille du paquebot géant français Normandie, avec son équipage métropolitain au complet, consentant puisque « lassé de servir de larbins », selon ses proclamations syndicales tant de fois publiées, « aux oisifs privilégiés », et accueillant de son mieux cinq mille pauvres hères philippins. Hélas ! l’euphorie fraternelle ne passa pas le cap de la première nuit. Pour réussir des banquets de pauvres, il y faut la longue expérience des « Petits-Frères » ou de l’Armée du salut, une retenue raisonnable dans le don, assortie de la docilité des pauvres indispensable à l’exercice sans danger de la charité-soupape. Ce fut catastrophique. Non que les réserves du bord n’aient suffi à les rassasier, ce serait faire injure à notre regrettée « Transat » ! Mais, quand les Philippins des bidonvilles de Manille découvrirent la débauche de boissons et de victuailles gentiment préparées sur d’immenses buffets, à tous les ponts, ils se jetèrent tous ensemble dessus comme des fous. Ils mangeaient et buvaient, certes. Mais plus précisément, ils pillaient les buffets et c’était exactement ce qu’ils voulaient. Puis ils pillèrent les cuisines. Et après les cuisines, les soutes alimentaires, les caves, même les chambres froides ouvertes sous la menace. Tout le navire y passa. Une tornade ! Les coursives jonchées de vaisselle et de bouteilles brisées, les élégantes cabines transformées en taudis, les grands panneaux laqués des salons, orgueil du Normandie, mutilés, maculés. « Finalement », avait conclu le barman des premières avant de rendre son tablier, puis son âme, un couteau planté dans son dos, « finalement j’aime mieux les riches. Au moins, quand ils dégueulaient, ils prenaient le temps d’aller jusqu’aux toilettes ! » Il aurait fallu y penser plus tôt…

Mais revenons aux choses sérieuses et, curieusement, en dépit de toute la désolation qui se dissimule derrière cet adjectif, je ne parviens pas à l’écrire sans sourire. Sérieux ! Au nom du ciel ! est-ce que tout cela présentait une quelconque apparence de sérieux ? La façon dont le monde apprit, sur les ondes françaises, la nouvelle du débarquement et de la non-résistance de la France, en offre l’ultime illustration :

On se souvient qu’à RTZ, au matin du lundi de Pâques, Boris Vilsberg avait assez bien jugé la foule surexcitée qui s’entassait dans le grand studio devenu presque irrespirable. La dernière parole sensée qu’il put prononcer et qu’on écouta fut : « Mais ouvrez la fenêtre, bon Dieu ! sans quoi on va tomber comme des mouches ! » La phrase, d’ailleurs, passa sur l’antenne et donna aussitôt le ton de l’émission. Il avait conservé sa place devant l’un des micros de la grande table ronde, le père Agnellu à son côté. Essayant bravement de faire front, il avait tenté de conserver l’initiative, déclenchant d’un signe de main vers la cabine de régie son indicatif personnel, suivi de la phrase consacrée dite par un speaker tremblant : « Boris Vilsberg commente l’événement… ! » Qu’avait-il osé dire, le malheureux ! On ne s’entendait plus, dans le studio. Un chahut monstre ! La ruée vers les micros des sectateurs du verbe. Des voix criaient un peu partout : « Boris Vilsberg ne commente rien du tout ! C’est le peuple des affamés désormais, qui commente ! » Comme il n’y avait pas moins d’une dizaine de micros répartis autour de la grande table ronde et une demi-douzaine d’orateurs déchaînés vociférant à chaque micro, on peut imaginer le résultat. Notons qu’à ce moment-là, à l’autre bout de Paris, Marcel et Josiane se regardent en silence devant leur transistor allumé. Ils ont compris. Josiane dit : « Vas-y tout de suite, cela vaudra mieux pour nous. » Marcel se lève lourdement, contemple en soupirant son coquet living Lévitan vingt-quatre traites, ouvre la porte et dit à l’enfant sombre qui guette sur le palier : « Conduis-moi à ton papa. » Et au cinquième étage, dans le deux-pièces où s’entasse la famille de M. Ali, huit personnes dont une vieille mère et cinq enfants, il s’entendra prononcer, le plus sincèrement du monde, ces paroles incroyables, coeur sur la main et main tendue : « Voilà ! M. Ali. Ma femme et moi, on a pensé que ce n’était pas juste. Que vous ne pouviez pas continuer à vivre aussi serrés dans ce petit appartement. Nous, on n’est que deux. Ici, ce sera très suffisant pour nous. Et vous, chez moi, vous serez quand même plus au large. Non, ce n’est rien. C’est même tout naturel. Faut bien s’entraider, de nos jours ! Ils sont bien mignons, vos petits, et bien polis ! » Et adjugé ! Sans pression corporelle ni légale, cette fois. Qui donc a osé prétendre que l’homme est un loup pour l’homme… ?

Quant à Boris Vilsberg, personne ne sait ce qu’il est devenu. Certains le croient retiré dans une ferme collective du Larzac, où il travaille silencieusement de ses mains. On peut rapprocher sa retraite de celle du directeur de La Grenouille. Alors que celui-ci terminait un dessin où l’on voyait un Blanc perplexe et un Noir hilare devant un jeu de dames étalé, avec, en légende, cette phrase dans la bouche du Noir : « Tu prends les noires et moi les blanches, ça te va ? » lui vint, en traçant le dernier trait, la conviction que s’il publiait ce dessin, il serait aussitôt assassiné. Il en conçut une telle tristesse que son visage prit l’aspect déchirant de celui d’un clown en agonie. Il fit gentiment le tour des bureaux, serra la main de chacun, répétant : « Continuez sans moi, si vous pouvez, si vous pouvez… »

J’ai sous les yeux la composition de l’Assemblée populaire multiraciale de la Commune de Paris, réunie le lundi de Pâques à trois heures de l’après-midi, à la Bourse du travail. Du côté des officiels de race blanche, peu de monde, mais suffisamment pour faire le poids de la compétence et jouer les bonnes volontés : le préfet, deux ou trois ministres et quelques hauts fonctionnaires, de ceux dont le président de la République disait, vingt-quatre heures plus tôt, « qu’ils conspiraient déjà, pactisaient avec l’événement, qu’ils prenaient de multiples contacts et faisaient circuler sous le manteau la composition d’un gouvernement provisoire ». Parmi eux, un obscur général, un seul, du nom de Fosse, dont on ne savait rien, sinon qu’il était tiers mondiste et n’avait pas hésité, jeune officier, en d’autres temps, au service d’un gouvernement africain, à faire tirer sur des Français. Puis, justement, les contacts de tous ces messieurs. Cette fois, cela commence à faire beaucoup de monde. Les hautes autorités spirituelles et morales, d’abord, marchant sur les décombres comme fakirs sur la braise. Le grand mufti, bien sûr. Ne représentait-il pas plus de six millions d’Arabes et de Noirs musulmans déjà établis en France ? Notons qu’il obtint plus tard, dans le premier gouvernement provisoire, le portefeuille de l’Égalité, un nouveau ministère, quelque chose comme le ministère de l’Environnement humain, combattant toutes les pollutions d’origine raciste. L’inévitable cardinal-archevêque de Paris, touchant de bonne volonté. Embrassant publiquement le mufti toujours impénétrable dans son grand burnous blanc, il lui fit don de trente églises à transformer en mosquées et ce fut l’un des moments les plus émouvants de la journée. Des présidents de ligues humanitaires, également, sauf le plus fort en gueule, parti pour la Suisse, avait-il annoncé, « afin de consulter ses homologues occidentaux ». Et même le grand rabbin, pris au piège de l’antiracisme, alors qu’Israël n’allait pas y survivre. L’ambassadeur du Gange, très entouré, accompagné de ses collègues de l’Inde, du Bengale et du Pakistan, devenus tous quatre chefs d’armées victorieuses. D’autres ambassadeurs du tiers monde, parlant très haut, forts de toutes ces flottes qui appareillaient au même moment. Tous, sans exception, le verbe dégoulinant de principes fraternels, les Blancs s’excusant presque de les recevoir si mal. Nuit du 4 août de l’abolition des races. L’alouette et le cheval jurent de ne plus se séparer. Et puis, faisant pression de toute sa masse, le Tiers État, si l’on peut dire, qui formait les trois quarts de l’assemblée.

J’y relève la présence d’un nombre considérable de femmes blanches, mais toutes mariées, comme Élise, à des hommes d’autre race. Elles furent très écoutées, avec enthousiasme chez la plupart, avec un certain malaise chez les Blancs plus réticents, car tous avaient conscience qu’elles symbolisaient la mort de la race blanche. Quelques années plus tôt, Ralph Ginzburg, célèbre éditeur américain de la revue Éros, avait publié une photo qui fit couler beaucoup d’encre sur le ventre blanc d’une femme, juste au-dessous de ses seins nus, deux mains jointes paisiblement, l’une masculine et noire, l’autre féminine et blanche. Photo accompagnée de cette longue légende : « Demain, ce couple sera considéré comme le pionnier d’une époque éclairée, dans laquelle les préjugés seront morts et la seule race sera la race humaine. » C’était exactement cela. On les écoutait presque religieusement parce qu’elles parlaient au nom de la mort. Seule, une femme blanche peut mettre au monde un enfant blanc. Qu’elle se refuse à le concevoir en ne choisissant que des partenaires non blancs, et la succession génétique a vite fait d’en multiplier les conséquences. Dans le premier gouvernement provisoire, Élise devint ministre de la Population…

Quelques personnages pittoresques, également, car dans la grande trouille générale de l’évanouissement des forces de l’ordre, beaucoup avaient construit leur petite barricade et entendaient bien le faire savoir. II n’y a pas de libération sans le renfort superflu de ces exhibitionnistes avisés : Léo Béon, le père Agnellu, Dom Vincent Laréole et d’autres, au centre d’un lot d’histrions de tous poils, un choix de toutes les disciplines. Ils s’agitèrent beaucoup, mais comptaient déjà pour du beurre.

Car la masse, la voici. Sombres bataillons des délégués du tiers monde de Paris. Et quand je me demandais si tout cela présentait une quelconque apparence de sérieux, je dois préciser, après coup, que ce n’était pas à eux que je pensais. Ils sont tous là. Le « doyen » des Noirs de banlieue, chef du peuple des rats et ses conseillers blancs, du prêtre-éboueur au militant ; le « cadi borgne » et son état-major ; Mamadou le souriant ; et tous les crépus, les basanés, les méprisés, les fantômes, les fourmis du bonheur blanc, les nettoyeurs, les troglodytes, les puants et les déhanchés, les cracheurs de poumon, les sans-femmes, les interchangeables, les sacrifiés, les indispensables, les innombrables. Ils ne disent pas grand-chose. Ils sont la force et, désormais, ils le savent. Ils ne l’oublieront jamais. Simplement, s’ils ne sont pas d’accord, ils grondent et l’on s’aperçoit vite que ce sont ces grondements qui dirigent les débats. Car cela s’entend, cinq milliards d’êtres humains, debout sur toute la terre, et qui grondent ! Tandis qu’avec Marcel et Josiane, sept cents millions de Blancs ferment les yeux et se bouchent les oreilles…

 

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1 Commentaire

  1. C’est le dernier épisode il me semle. Merci d’avoir publié ce fabuleux livre ici sur le site. J’ai tout transcrit sur mon ordi, chapitre après chapitre.

    Merci à Jean Raspail, ce visionnaire. Son livre a été traduit en beaucoup de langues.Il est lu dans le monde entier. Lui il savait écrire.