Invasion et chute de la France – Le Camp des Saints [40-41]

Le temps des mille ans s’achève. Voilà que sortent les nations qui sont aux quatre coins de la terre et qui égalent en nombre le sable de la mer. Elles partiront en expédition sur la surface de la terre, elles investiront le camp des Saints et la Ville bien-aimée. [Apocalypse, XXe chant.]

Jean Raspail avait vu juste, voici le récit de l’invasion migratoire de la France jusqu’à la chute du pays.

CHAPITRE 40

Les étoiles s’étaient couchées. La lune aussi. Assis sous un grand pin, le colonel Dragasès se chauffait les mains autour d’un quart de café fumant. Le projecteur de la villa perçait la nuit moins nettement, non pas qu’elle fût devenue plus noire, mais ses contours, en pâlissant, se confondaient avec ceux du pinceau blanc qui semblait faire les cent pas sur la plage, comme une sentinelle un peu floue dans la brume du matin. Cinq heures. Rien ne bougeait encore à bord de la flotte immigrante, hormis quelques mouvements à peine perceptibles au ras des corps, probablement des têtes qui se soulevaient légèrement à l’approche du jour, tournées vers le rivage pour tenter d’y débusquer, s’il se pouvait, les prochaines minutes du destin. Chez Panamá Ranger, le vacarme avait faibli ou plutôt, avait changé de nature, gagnant en dignité ce qu’il perdait en intensité. On n’entendait plus que des guitares, accompagnées de voix sombres chantant les tristes ballades à la mode. C’était un temps où la chanson donnait dans la complainte, où l’on plaignait sur quatre notes soi-même, les autres, le monde et tout le reste. Lorsqu’on se lassait des beuglantes, il ne restait plus qu’à se noyer dans le doux sirop de la misère humaine, le plus souvent joliment mise en musique et c’est là que se réfugiaient les âmes insatisfaites, car on ne leur avait rien appris d’autre. Mesurer la notion de misère par rapport à soi ou par rapport au passé ne venait plus à l’idée de personne. Ce monde ne tenait plus debout qu’en s’inoculant de la came-misère à haute dose comme un drogué se soutient à l’héroïne. Que la misère-base fût quelquefois difficile à trouver chez soi importait peu, car rien n’arrête un drogué en état de manque et ces poisons-là s’importent facilement, ce ne sont pas les trafiquants qui font jamais défaut. Au surplus, a toujours vécu dans un recoin de l’esprit cet espoir étrange d’une destruction totale, seul remède à l’ennui qui consume l’homme moderne. C’est cet espoir-là que la bête avait libéré, le magnifiant en chanson. Justement, une voix s’éleva, très pure, bien timbrée, voix de jeune homme et les autres se turent, reprenant simplement l’antienne en choeur comme à vêpres ou à complies du temps qu’on les chantait. Remarquons au passage que l’assassinat du sacré, le massacre de l’antique liturgie ne furent pas perpétrés au hasard. Il ne faut pas croire que les prêtres les étranglèrent de leurs propres mains sans savoir qu’ils renaîtraient ailleurs. Ils le savaient et beaucoup s’étaient réjouis de livrer leurs meilleures armes. Le sacré n’avait plus besoin de Dieu, la liturgie ne célébrait plus que l’être humain sur la terre et les prêtres, enfin délivrés du fardeau divin, pouvaient assumer comme tout le monde leur condition retrouvée d’homme du commun. Ce que chantait la voix commençait vulgairement, mais c’était question de vocabulaire, le ton inspiré corrigeait la crudité des mots. Mais le jeune homme improvisait :

— Pour le coup de pied aux couilles de l’Arabe assommé, sanglant sur le trottoir, nous détruirons ce monde pourri…

— Nous détruirons ce monde pourri, répétait le choeur…

— Pour le môme chialant qu’étouffe son père crevé par le fracas des machines, nous détruirons ce monde pourri…

— Pour le nègre affamé qui balaye les chiures des chiens de riches, nous détruirons ce monde pourri…

— Pour les poumons crachés des ratons de la Radiochimie, nous détruirons ce monde pourri…

— Nous détruirons ce monde pourri, répétait le choeur, mais comme l’ambiance montait certains en rajoutaient : « monde dégueulasse, puant, merdeux… » Soulignés par des accords secs de guitare, les mots prolongeaient le refrain où chacun trouvait à exprimer sa haine. « Monde humain », ajouta même quelqu’un, sans doute à court de qualificatif et celui-là ne sut jamais combien Dieu fit effort pour lui pardonner…

— Pour le vieillard rotant le mousseux au Noël des petits vieux, nous détruirons ce monde pourri…

— Pour le chèque du patron au Noël des petits vieux, nous détruirons ce monde pourri…

— Pour la négresse nue qui s’achète aux safaris de millionnaires…

— Pour les vingt-cinq sangliers tirés par M. le Président…

— Pour les millions de poitrines trouées par les marchands de canons…

— Pour le caviar bâfré un soir de famine aux Indes.

— Pour l’Indien mort de faim au petit matin du 1er janvier…

— Pour les tueurs d’Occident qui ont toujours tué ceux qui ne se prosternent pas devant leurs sales idées…

Le colonel acheva son café, alluma une cigarette et dit :

— Bien scandé, cette fois ! Cela commence même à rimer. Et pour les tueurs d’Occident, ma foi ils ont presque raison ! Bel Occident jadis si sûr de lui, si sûr de la loi du plus fort ! En avons-nous fait, de grandes choses, au nom de cette loi-là et depuis si longtemps ! Et que c’était bon de vivre en l’imposant aux autres !

S’adressant à un officier :

— Capitaine ! Le dernier état d’effectif des tueurs, s’il vous plaît ?

— A cinq heures quinze minutes, mon colonel, deux cent vingt officiers, sous-officiers et soldats, sans compter M. le secrétaire d’État et son chauffeur. Non… (Il eut un coup d’oeil vers un homme qui s’enfuyait dans l’ombre.) Le chauffeur vient de foutre le camp. Ce qui fait deux cent vingt et un. Pas un de plus et deux cents de chute pendant les dix dernières minutes. À ce jeu-là, nous sommes capot. (Ce disant, il claqua des talons et salua, menton pointé, regard réglementaire.)

— Qu’est-ce qui vous prend ? demanda le colonel.

— J’incarne ! répondit l’officier. J’assume !

Puis, d’un ton très « prise d’armes », il récita d’une traite :

— Belle figure d’officier français ! Par son allant et son abnégation, a su entraîner ses hommes au-delà des limites du courage et au terme d’une retraite exemplaire a pu rejoindre les rivages de la Méditerranée sans abandonner sa mitraillette ! Cité à l’ordre de l’armée.

— Est-ce que par hasard vous vous paieriez ma tête, capitaine ?

— Exactement, mon colonel.

Tous deux rirent de bon coeur et l’officier ajouta :

— Je ne me suis jamais autant amusé. Tous ceux qui ont déserté l’ont fait par manque d’humour. Au total, beaucoup de monde, évidemment. L’humour est devenu difficile par les temps qui courent. Il vous reste la crème, mon colonel, ceux qui se foutent de tout et à plus forte raison de toute cette misère de cuistre.

Il faut croire, dit le ministre, que nous sommes démodés. La gaieté est démodée. Le bonheur coupable. L’ambition tarée. Tout ce qui faisait la joie de vivre. Quand j’étais jeune…

— Comparaison interdite, monsieur le ministre ! dit le colonel. Cela non plus ne se fait plus. D’ailleurs, elle est sans objet. Écoutez ces vieillards de vingt ans et leurs prières atroces. Vous trouvez que c’est une inspiration, pour des jeunes gens ? Tous alignés sur le plus pauvre, le plus crotté, le plus stupide, le plus inutile, le plus malheureux et surtout, ne jamais hausser les yeux sur n’importe quoi d’un peu élevé, d’un peu personnel, c’est moins fatigant ! Quel que soit le monde qu’on veuille construire, ce n’est pas ainsi qu’on y arrive ! Et surtout ne pas se hisser au-dessus de la foule sur les épaules du voisin, plutôt ramper à ras de terre, avec tout le monde…

— Vous devenez épouvantablement sérieux, mon colonel, remarqua l’officier.

— C’est juste, fit le colonel, cela ne se renouvellera plus.

La nuit qui porte les sons et les voix commençait à se retirer et l’on entendait moins les psaumes de Panama Ranger. Le colonel Dragasès emboucha un mégaphone. Planté sur ses deux jambes de colosse pétant de santé, tourné vers le nord, vers les bandes qui l’assiégeaient, il hurla :

— Je vous emmerde !

Puis il ajouta pour ceux qui l’entouraient :

— C’est un peu plat, pas très original, mais exactement ce que je pense. Du reste, ce n’est pas tellement à eux que je m’adresse.

— Et à qui ? demanda Jean Perret.

— À l’avenir, probablement…

Des villas d’alentour, parvint aussitôt la réponse :

— Charogne ! Ordure ! Con ! Salope ! Pourriture !

— Savent même plus dire « merde » élégamment, remarqua le colonel.

— Putasse ! Dégueulasse ! Assassin ! Fichiste !

— Fasciste, rectifia le colonel. Impérialiste. Capitaliste. Raciste. Parachutiste. En iste, je m’insulte moi-même. Hé ! Là-haut ! Remerciez-les de ma part !

La mitrailleuse installée sur le toit de la villa tira quelques rafales. Elle tirait à vue car le jour se levait. On entendit des cris de colère, suivis de gémissements sourds d’hommes blessés. Puis le chef de pièce lâcha ses jumelles •

— Bon Dieu ! Cessez le feu ! commanda-t-il.

— Qu’est-ce qui vous prend ? lui cria le colonel. Est-ce que vous vous mettez à manquer d’humour, vous aussi ?

— Ce n’est pas cela, mon colonel. Mais j’ai bien failli descendre des curés !

— Et alors ? Cela vous gêne ? Mais dites-moi, comment les reconnaissez-vous ?

— Justement, mon colonel, ceux-là, ils ont l’air de curés, comme je n’en ai pas vu depuis longtemps ! Ils descendent par la petite route, azimut 32, distance huit cents mètres… Ils chantent, mon colonel ! Le premier a une espèce de chapeau pointu blanc sur la tête, il marche sous un parasol avec un truc doré dans les mains !

— Une mitre, imbécile ! Un dais. Un ostensoir.

CHAPITRE 41

Ils étaient douze. Douze moines bénédictins de l’abbaye de Fontgembar, dans l’Esterel, onze vieillards secs comme j des sarments, mais au visage aussi doux que celui de l’ange de Reims, et un quinquagénaire robuste aux yeux mobiles et charbonneux, tous vêtus de bure noire. À minuit dix, dans la salle capitulaire où ils s’étaient réunis pour écouter les discours du président de la République, le père-abbé, Dom Melchior de Groix, avait déplié, dans sa stalle abbatiale, sa haute taille bien droite malgré le poids de quatre-vingt-sept années :

— Mes frères, avait-il déclaré en substance, lorsqu’il y a vingt ans nous avons relevé les murs millénaires et sacrés de ce monastère désert, en dépit des flots de haine que notre oeuvre a soulevés, nous ne savions pas encore à quels desseins Dieu nous destinait en nous inspirant cette initiative. Aujourd’hui, en cette minute où l’Occident chrétien affronte les plus grands périls, nous les entrevoyons clairement, s’il est possible. Nous sommes les derniers moines contemplatifs d’un Ordre qui s’est dissous dans le quotidien, l’action, l’engagement et les égarements de ce monde et qui a nié, puis oublié, que l’homme ne faisait que passer sur terre pour gagner son salut éternel. S’il y a de l’orgueil dans cette constatation, que Dieu veuille nous le pardonner…

Dans la pénombre où tremblotaient quelques flammes de chandelles – l’électricité ne fonctionnait plus depuis la veille – on vit une silhouette quitter sa stalle d’un pas décidé, puis venir s’agenouiller aux pieds du père-abbé, c’était le plus jeune des vieux moines, Dom Paul Pinet, prieur de Fontgembar. Disciplinant son regard, les yeux baissés, il dit :

— C’est de l’orgueil, mon père. Au nom du Christ mort pour les hommes, je vous supplie une dernière fois d’y renoncer.

— Contre toute espérance, Dieu m’a maintenu en vie jusqu’à ce jour exceptionnel, répondit l’abbé. Il devait bien avoir quelque raison. Mon frère Paul, je sais que vous allez désapprouver mes décisions, que vous allez juger puéril et vain ce que je vais ordonner. Voulez-vous que je vous relève provisoirement de votre voeu d’obéissance ?

— Je ne désire être relevé d’aucun voeu, répondit le prieur. Les circonstances s’en chargeront, ou la volonté divine, si tel est votre langage.

— Bien. Retournez à votre place, mon frère, poursuivit l’abbé.

Puis il ouvrit le grand livre du Nouveau Testament à une page marquée d’un signet de soie et dit :

— Mes frères, à l’aube de ce jour, je voudrais vous remettre en mémoire le XXe chant de l’Apocalypse : « Heureux et saint qui à part à la résurrection première ! Sur eux la seconde mort n’a pas de prise : ils seront prêtres de Dieu et du Christ, ils régneront avec lui pendant ces mille ans… » Ainsi saint Jean parlait-il de la grâce qui accompagnait le peuple de Dieu sur le dur chemin de la vie pour le conduire à la vie éternelle et au bonheur de la totale connaissance. Mais le temps des mille ans s’achève, mes frères.

Penché sur le grand livre, il lut lentement :

« À la fin des mille ans, Satan sera délivré de sa prison. Il en sortira pour séduire les nations qui sont aux quatre coins de la terre, Gog et Magog, et les rassembler pour le combat, elles qui égalent en nombre le sable de la mer. Elles partirent en expédition sur la surface de la mer, elles investirent le camp des saints et la ville bien-aimée. Mais Dieu fit tomber un feu du ciel qui les dévora. Et le diable qui les séduisait fut jeté dans l’étang de feu et de soufre, où étaient déjà la bête et le faux prophète, et où leur tourment, de jour et de nuit, durera aux siècles des siècles. Alors celui qui est assis sur le trône dit : « Voici que je renouvelle toute chose. Le vainqueur héritera de tout : je serai son Dieu et il sera mon fils. Mais les lâches, les infidèles, les abominables, les meurtriers, les impudiques, les magiciens, les idolâtres et tous les menteurs, leur part est dans l’étang de feu et de soufre, qui est la seconde mort.”

— Le temps de Magog est venu, mes frères, conclut l’abbé. Les nations, comme le sable de la mer, ont envahi la Ville. Les justes se mettront en marche et porteront le corps du Christ jusqu’au rempart démantelé. Pourrez-vous marcher jusqu’au rivage, mes frères ?

Il y eut un long murmure d’approbation. Dix vieillards à demi morts, gâteux, épuisés par trop de génuflexions, veilles, jeûnes et psalmodies, robots mystiques, entrevirent soudain la possibilité d’une fin qui fût à la fois délivrance et explication d’une longue vie cloîtrée. « Marchons ! Marchons ! » chevrotaient-ils. Les plus diminués avaient oublié en quel siècle ils vivaient. D’autres, la nuit, gelant sur le bat-flanc de leur cellule, rêvaient d’un Dieu de pitié qui leur ouvrait les bras. Marcher, marcher jusqu’au terme, enfin ! Consterné, Dom Pinet hochait la tête, s’efforçant à raisonner sainement :

— Démence, orgueil et sénilité, dit-il. On ne provoque pas Dieu. Il n’y a jamais eu de signe. Dieu ne répondra pas. Il n’a jamais répondu de la sorte. C’est une folie qui vous habite d’imaginer de telles billevesées. Au pire, vous ne ferez que trahir l’image que vous vous êtes formée de Dieu. Mais qu’espérez-vous donc ? Arrêter la multitude en brandissant l’hostie ? Comme au temps des illusions où la peste noire fauchait l’évêque dans sa cathédrale, alors même qu’il appelait solennellement la protection de Dieu ?

Il bredouillait en disant cela. Il s’empêtrait dans ses arguments tant il lui semblait inconcevable de s’abaisser à un tel débat, de raisonner des vieillards obtus qui se conduisaient comme des enfants de trois ans. Pour un peu, il aurait rougi de honte.

— Avez-vous terminé, mon frère ? demanda l’abbé.

Dom Pinet baissa la tête, accablé. Évidemment, il avait terminé ! Que pouvait-il ajouter au pied de ce mur de bêtise ?

— Dans ce cas, poursuivit l’abbé, puisque vous êtes le plus jeune et le plus vigoureux d’entre nous, vous porterez l’ostensoir jusqu’au rivage. Je crains de ne pas en avoir la force et nos frères devront rassembler toutes les leurs pour des cendres le long du chemin. Nous avons de la chance, la lune brille, elle nous éclairera… Exaudi nos, Domine, exaucez-nous, Seigneur saint, Père tout-puissant, Dieu éternel, et daignez envoyer du ciel votre saint Ange : qu’il soit le gardien, l’appui, le protecteur et le défenseur de tous ceux qui sont réunis en ce lieu. Per Christum Dominum nostrum. Amen.

Dehors, un calme mortel les enveloppa. La petite ville voisine, en bas, dans la vallée, dont les lampadaires brillaient à l’ordinaire toute la nuit, était plongée dans l’ombre. Aucun pinceau lumineux ne serpentait plus par les lacets de la route nationale proche alors que, d’habitude, le trafic automobile n’y cessait jamais. On n’entendait aucun de ces bruits familiers qui, même aux heures du sommeil, signalent que la vie ne fait que marquer la pause. Il n’y avait plus de vie. Ils traversèrent d’abord des villages déserts. Villages de vignerons à flanc de montagne, solides et clos comme des forteresses, qui aux pires époques des raids barbaresques se hérissaient de piques et d’arbalètes tandis que sonnait le tocsin, priaient les femmes et le curé et combattaient les hommes jusqu’à la victoire ou la mort. Les petits-fils des petits-fils avaient fui. Sauf la vigne impérissable héritée, ils ne laissaient de leur passage sur terre qu’une forêt d’antennes de télévision sur les toits et trois baby-foot, deux flippers et l’exposition itinérante de dessins satiriques du journal La Grenouille au Foyer des jeunes et de la culture, seul bâtiment,, au demeurant, dont la population avait oublié de boucler portes et volets, preuve qu’elle n’y tenait pas tant et l’abandonnait d’un coeur léger, ou tout au moins comme part du feu. « Nous sommes tous des Hommes du Gange », pouvait-on lire sur un calicot tendu en travers du fronton. À quoi jouaient les enfants du siècle, au lieu de taper sur un ballon, d’habiller une poupée ou de ramasser des champignons ! Et tout de suite au-dessous, sur un autre calicot : « Libérez Fontgembar ! Assez de moines capitalistes ! » Charmants petits… Les chefs de famille avaient laissé les gosses et leurs manipulateurs jouer avec la haine, ne retrouvant leur autorité que pour enfourner leur progéniture dans l’auto et filer.

Cheminant le long de la route nationale, les vieux moines chantaient, ou plutôt chevrotaient en grégorien, mais cela les aidait à avancer un pied devant l’autre car ils n’en pouvaient plus. Quelque chose d’aussi bête que « dans la troupe y a pas d’jambe de bois », mais plus adapté à leur condition et qu’ils connaissaient par coeur : la litanie des saints. Interminable. Sancte Petre, ora pro nobis. Sancte Paule, ora pro nobis. Et des quantités de saints rayés depuis longtemps du panthéon officiel romain, Saint-Nicolas des petits enfants, saint Georges du dragon, saint Antoine des objets perdus, sainte Pulchérie de la fécondité retrouvée, saint Méloir des tempêtes apaisées… En tête du cortège, les mains crispées sur l’ostensoir et les dents serrées, Dom Pinet soupçonnait le père-abbé d’en rajouter et de s’inventer des saints comme il s’était inventé un Dieu à sa mesure. « Saint Batimen ! » lançait l’abbé. « Ora pro nobis ! » répondaient les gâteux. Et c’est exactement ce que Dom Melchior faisait. Il inventait au fil de ses pas et souriait dans sa barbe comme s’il jouait un bon tour à tous les cuistres de synode. Passait-il devant une fontaine qu’il ressentait le besoin d’un saint protecteur des fontaines et l’imaginait aussitôt : saint Batitien. Son pied le faisait souffrir. Qui guérit les ongles incarnés ? « Pédraton ! Il s’amusait beaucoup. Tant de saints qu’on soupçonnait pas ! C’était bien dans sa manière. N’avait-il recueilli dans une salle du monastère toutes les horreurs sulpiciennes chassées des églises de la région ! Il les chérissait et leur rendait visite chaque soir. De temps en temps, il s’agenouillait devant une statue et la priait en souriant, tandis que Dom Pinet, témoin muet, mesurait les ravages de la sénilité. Suivirent dans la litanie des saints toutes les Notre-Dame rayées des cadres pour déviationnisme mariai et tous les archanges mythiques, porte-glaive et porte-flamme, aux ailes charcutées à plaisir sur le billard de l’oecuménisme. Vrais ou faux, ils furent tous mobilisés. Approchant des faubourgs d’une petite ville, proche de la côte, l’abbé sentit le besoin de souffler. Il donna le signal de la pause, mais aucun des vieillards branlants n’accepta de s’asseoir par terre en présence du saint sacrement. Au reste, ils n’auraient plus été capables de se relever. Ils restèrent plantés là, stupides, toussotant, crachotant, bavotant, l’oeil vague, titubant sur place. On aurait dit une maigre futaie noire aux arbres décharnés battus par le vent.

En se vidant de ses habitants, la petite ville n’avait conservé que sa haine. On la lisait partout. Contrairement aux autres maisons plus modestes, portes et volets soigneusement clos, les villas bourgeoises et patronales offraient l’aspect d’un champ de bataille, fenêtres arrachées, vitres brisées, mobilier fracassé sur les pelouses, matelas éventrés pendant lamentablement au fer forgé des balcons, fleurs piétinées dans les jardins. Les troupes de Panamá Ranger n’y étaient cette fois pour rien. La population, tout simplement. Voyant que les riches s’enfuyaient les premiers, entassant beaucoup plus de bagages dans de beaucoup plus grosses automobiles, tous ceux, beaucoup plus nombreux, qui chargeaient beaucoup moins de valises dans des voitures beaucoup plus petites, avaient été saisis de fureur. Avant de filer à leur tour, ils avaient consacré une heure à se venger. Sombre fête, car ils étaient pressés. Même pas le temps de rire ou de chanter, ni de danser la carmagnole autour de feux de joie embrasant les biens des riches, comme au temps de la mère des révolutions. La frousse aux tripes, la haine au coeur, ils n’avaient pu que bâcler. Même pas la force de saisir à bras-le-corps le mythe libératoire du Gange et de s’en faire un bélier, une épée, une foi. Le coup de pied sournois en partant, sans risque, et puis la fuite vers le nord, chacun pour soi et crèvent les riches, mais qui c’est-y qui va nous donner du boulot… Dieu sait qu’ils avaient palabré, durant ces dernières semaines, à l’intérieur des petites usines qui les faisaient vivre tant bien que mal et plutôt bien que mal ! Les murs bavaient de slogans encore frais : « Prolétaires, Peuple du Gange, tous unis dans la liberté ! Plus de patrons, les usines aux travailleurs… ! » Au bout du compte, débandade, panique et désert.

— Je me demande, dit le père-abbé, considérant sous la lune cette logomachie murale, pourquoi ils n’en ont pas profité une bonne fois. Lorsqu’on prend des attitudes, il faut saisir l’occasion de les servir. Faute de quoi l’on est pas un homme.

Ils avaient repris leur marche, trébuchant le long des trottoirs. Parfois, un vieux moine tombait, paumes sanglantes au contact brutal de l’asphalte, puis se relevait, aidé par l’abbé qui semblait avoir conservé toutes ses forces. Au front d’un autre, une grosse bosse saignait. « Joli calvaire », remarqua Dom Melchior en souriant comme s’il accueillait un don du ciel. Depuis qu’on ne chantait plus les saints du paradis, les vieillards suivaient sans comprendre, demandant, sur un ton plaintif, comme des enfants fatigués : « Mon père, est-ce que c’est encore loin ? Est-ce qu’on est bientôt arrivé ? » Longé le dernier mur d’usine, à la sortie de la petite ville, dans la senteur d’un bois de pins, Dom Paul Pinet, qui marchait en tête, s’arrêta brusquement, se retourna et fit face. S’engagea le plus étrange dialogue qui ait jamais été échangé entre un moine portant le saint sacrement, hostie blanche au coeur du soleil d’or, et un abbé mitré.

Mon père, dit le prieur, il faut cesser cette mascarade.

Elle est indigne de vous comme de moi. Elle déshonore les malheureux que vous traînez après vous comme une troupe de vieilles bêtes. Elle ne procède que d’une vue de l’esprit, et par votre propre volonté. J’ai appris à vous connaître. Quand avez-vous perdu la foi ?

L’abbé souriait. Il répondit d’une voix douce :

— Je n’ai pas perdu la foi. je ne l’ai jamais eue, comme beaucoup de nos meilleurs prêtres et de nos plus grands papes. Soyons assurés que Benoît XVI est torturé par la foi, on peut en mesurer les ravages. Mais j’aurais tant voulu…

Il n’acheva pas sa phrase. Un homme surgit du bois de pins où il se reposait après une longue marche. Un homme encore jeune, vêtu d’un pantalon de velours et d’un blouson de daim. Beaux cheveux bouclés, visage séduisant en dépit de la fatigue qui creusait ses traits réguliers.

— Si vous le voulez bien, mon père, je porterai le Christ jusqu’au rivage, ou jusqu’où il vous plaira de l’y porter vous-même.

— Êtes-vous prêtre ?

— Je suis prêtre.

— Comment vous appelez-vous ?

— Pierre Chassai.

— L’abbé Chassai ! s’exclama Dom Pinet, qui n’avait pas cessé d’observer le jeune homme. Pas vous ! Pas cette mascarade !

Quelques années auparavant, l’abbé Chassai s’était rendu célèbre. Jeune prêtre promis à un brillant avenir, il avait épousé une jeune fille élégante et jolie d’une famille parisienne très lancée et la mode s’était emparée d’eux, couple vedette de l’Église progressiste. On les photographiait beaucoup. Lui affichait son bonheur de prêtre marié. On lut sa signature dans de nombreux journaux. Il publiait des livres, accordait des interviews à la radio et à la télévision. Porte-drapeau de l’Église nouvelle, encouragé pai l’archevêque, autour de Lydie il rebâtissait le sacerdoce, puis l’Église et la foi, et beaucoup l’avaient imité avec plus ou moins de talent, épousant des filles vulgaires, moches, mal fagotées, des filles à curé. Puis un beau jour, le silence. On ne vit plus le couple célèbre. On n’entendit plus parler de l’abbé Chassai. Curé cocu et plaqué, il se terrait, végétant dans une obscure communauté paroissiale de banlieue…

— J’en ai joué bien d’autres depuis quelques années, répondit-il. Celle-là rachètera toutes les autres. Autant finir en beauté.

— Que faites-vous là ? demanda Dom Melchior.

— Comme beaucoup de prêtres, je suis descendu sur la Côte, accueillir le signe libératoire, l’aube d’un monde nouveau et juste… Nous étions cinq dans ma voiture. À quelques kilomètres d’ici, plus d’essence. Nous avons marché. Dans la petite ville où nous cherchions quelque chose à manger, nous vous avons vus passer. J’ai dit aux autres : « Continuez sans moi, je vous rejoindrai plus tard. Moi, je les suis. Je veux voir mourir le passé. »Je vous ai suivis et j’ai été ému.

— Avez-vous entendu ce que je disais tout à l’heure de la foi ? demanda l’abbé.

— J’ai entendu.

— Cela ne vous a pas éloigné de nous ?

— Non. Cela m’a éclairé sur moi-même. Jamais, je ne me suis senti aussi heureux et paisible que ce matin.

— Agenouillez-vous, mon frère, je vais vous donner ma bénédiction. Après quoi vous prendrez la place de mon frère Paul dont nous allons nous séparer avant de reprendre notre route. Et si, à la dernière minute, aucun signe divin ne vient nous sauver, qu’importe ! Au moins serons-nous restés fidèles à nous-mêmes. Benedictat vos omnipotens Deus…

Lorsque le jeune homme se fut relevé, Dom Pinet lui planta l’ostensoir dans les mains, tourna les talons et s’éloigna à grandes enjambées, sans dire un mot.

— Mon frère Paul, appela l’abbé, ne m’embrassez-vous pas avant de nous quitter ?

L’autre se figea sur place. Il tendait le dos comme sous l’orage.

— Il ne faut pas bâcler, poursuivit l’abbé. Il faut jouer la pièce jusqu’au bout, telle qu’elle a été écrite. Nous sommes l’Église des derniers jours. Pas plus nombreuse qu’à ses débuts. Puisque vous avez résolu de nous livrer, autant tenir votre rôle et venir me donner le baiser de paix.

L’Église des derniers jours geignait sans comprendre. L’un essuyait ses pieds ensanglantés par la marche, l’air absent. Un autre marmonnait des bribes de prières sans suite échappées du naufrage de sa mémoire. Un troisième souriait aux anges tandis que son voisin pleurait sans plus savoir où il était ni pourquoi, comme un enfant perdu. Ils gémissaient à tour de rôle : « Mon père ! Est-ce que c’est encore loin ? Est-ce qu’on est bientôt arrivé ? »

Les entendant, Dom Pinet haussa les épaules et partit en courant sur la route. Fuite en avant. Fil rompu avec le passé. Tout s’achève et tout commence. Il courait comme un fou, comme s’il était poursuivi par la meute des vingt siècles achevés et qu’il craignait encore d’être rattrapé. La route descendait vers la mer. Aux premières villas de la Côte, il s’arrêta, essoufflé, bientôt entouré par une foule de jeunes gens dépenaillés qui le contemplaient d’un oeil goguenard. Certains faisaient mine de renifler, comme un chien identifiant une odeur nouvelle. Ceux-là appartenaient à un groupe théâtral qui avait renoncé à la parole et ne s’exprimait plus que de façon animale : ils traduisaient leur perplexité. Un grand jeune homme souriant fendit la foule et s’approcha.

— Panamá, dit un garçon, tu as vu ce qui nous arrive ? Un curé !

— Nom de Dieu ! dit Panamá Ranger. Ce n’est pourtant pas ce qui manque par ici. Mais pas en uniforme. Seriez-vous un vrai curé ? Vous ne baisez pas entre deux messes ? Qu’est-ce que vous êtes venu faire par ici ?

Comme vous, répondit Dom Pinet. Je suis venu attendre ceux qui vont débarquer. Pas loin d’ici, d’où j’arrive, il y a une grande abbaye vide, avec des champs Immenses tout autour. J’y conduirai les affamés.

On lui fit une ovation, mais il semblait que cette joie l’attristait.

— Qu’y a-t-il, curé ? demanda Panamá Ranger. Tu as l’air bien inquiet ? On est tes copains. On ne se fout pas de toi. Et si tu es vierge, t’en fais pas. Ici ça peut s’arranger. Ou bien c’est ton froc qui te gêne ? Aux orties ! curé, aux orties Dès que le jour se lèvera, ce froc ne signifiera plus rien. Dom Pinet rougit.

— Ce n’est pas cela, dit-il avec peine… Mais dans quelques minutes vont arriver douze moines, très vieux, en procession autour du saint sacrement. Celui qui marche en tête porte une mitre d’évêque.

— Qu’est-ce qu’ils viennent foutre ici ?

— Ils disent que l’hostie empêchera le débarquement.

Garçons et filles s’esclaffèrent. Cette idée les amusait beaucoup.

— Cessez de rire comme des cons, dit Panamá Ranger est beau, cette histoire-là. Pas de quoi se marrer. Et toi, curé, tu y crois ?

— Non.

— Et eux ? Est-ce qu’ils y croient ?

— Non plus.

— Je ne comprends pas, dit Panamá Ranger, mais puisque personne n’y croit, alors laisse-les tomber et cherche-une fille. On n’en a rien à branler. Qu’est-ce qui te chiffonne ?

— Il faut les arrêter. Il ne faut pas les laisser aller jusqu’à la plage.

— Cette fois, je crois que j’ai compris, dit Panamá Ranger. Tu n’es pas encore vacciné. On va t’aider. Tu veux que je coupe la route à ton remords. Eh bien ! on la coupera ! Tes vieux schnoques ne passeront pas. Et tiens ! Voici Lydie. Elle te changera les idées.

Une grande fille s’était avancée, brune avec de longs cheveux dans le dos et des yeux cernés qui lui mangeaient le visage. Elle souriait complaisamment…

Du rivage proche s’éleva une voix métallique et puissante, amplifiée par un mégaphone :

— Je vous emmerde !

— C’est Dragasès ! dit Panamá Ranger. Qu’il en profite, ce salaud ! Bientôt il sera tout seul et on n’en parlera plus.

De toutes les villas d’alentour, la réponse jaillit sans tarder. Comme des nourrissons qui se font les poumons, garçons et filles hurlaient :

— Charogne ! Ordure ! Con ! Salope ! Pourriture ! Putasse ! Dégueulasse ! Assassin ! Fâchiste !

Sur le toit de la villa de Dragasès, une mitrailleuse se mit à tirer. Quelques rafales courtes.

— La vache ! dit Panamá Ranger. Il n’a pas encore perdu toutes ses dents !

À couvert derrière le mur d’un jardin, il regardait la rue vide où tous se tenaient un instant plus tôt. Dès les premiers coups de feu, la bande avait détalé, laissant sur l’asphalte une dizaine de blessés qui gémissaient en appelant leur mère. Certains rampaient comme des escargots qui se hâtent vers l’ombre, laissant derrière eux une longue traînée de sang. Debout au milieu des gisants, Dom Pinet semblait aussi immobile qu’une statue. Il serrait dans la sienne la main de Lydie, si fort que rien ne pouvait la détacher de lui. La fille tremblait, puis se mit à hurler

— Mais bon Dieu ! cria Panamá Ranger, qu’est-ce que vous foutez, tous les deux ! Tu le fais exprès, curé ! Vous allez vous faire descendre !

La mitrailleuse lâcha une dernière rafale et tous comprirent que ce curé-là s’était enfin libéré de sa conscience. Son corps se cambra sous les balles qui le perçaient, puis devint mou et glissa sur le sol tandis que sa main s’ouvrait, libérant celle de Lydie.

— Lydie ! Planque-toi ! cria encore Panamá Ranger.

C’était inutile. La mitrailleuse avait cessé de tirer. Un peu plus haut, dans la rue, s’avançait la procession des vieux moines. Ils avaient déplié un dais de soie frangé d’or sous lequel marchait le père-abbé, portant fermement l’ostensoir. Ils chantaient. Sancte Paule, Sancte Petre… Mais cette fois rien que des saints authentiques. Pour le chemin qui leur restait à faire, la courte phalange des saints épargnés suffisait. Ils étaient presque arrivés. Pédraton et Batitien ne pouvaient plus les aider, à la minute de vérité. Ils défilèrent entre deux haies de jeunes gens silencieux parmi lesquels certains visages n’exprimaient pas autre chose qu’un respect tout à fait nouveau. Ceux-là doutèrent d’eux-mêmes, les plus généreux, tant le spectacle d’une cause perdue parvient à émouvoir ce qu’il y a de meilleur chez un jeune homme. Cette cause perdue, c’était la leur, mais infiniment peu nombreux furent ceux qui en eurent la révélation. Trop tard, de toute façon, et peut-être cela valait-il mieux, puisque Dom Melchior ne croyait plus à rien et n’était plus qu’une toupie vide, lancée voici deux mille ans et qui allait bientôt cesser de tourner.

Puis le silence fut rompu et avec lui l’espèce de ferveur complice que beaucoup commençaient à juger malsaine. Devant le cadavre de Paul Pinet, l’abbé s’arrêta un instant. Les plus proches l’entendirent murmurer : « Il aurait mieux valu que cet homme ne fût jamais né… »

— Ah non ! dit quelqu’un. Pas ces mots-là !

Les mots du Christ avant la cène, après qu’il eut annoncé aux Apôtres que l’un des douze le trahirait. Pour reconnaître l’Évangile, rien ne vaut un curé dévoyé, car Dieu sait qu’ils y cherchent sans cesse de quoi se justifier. C’en était un, qui ajouta :

— Moines de Fontgembar ! Faux chrétiens ! Sépulcres blanchis ! Valets du capital ! Vieux salauds !

On peut mesurer la pente des injures. Des cris fusèrent de toute part. La haine n’avait marqué qu’une pause.

— Vos gueules ! dit Panamá Ranger. Laissez-les passer !

Tourné vers la villa des militaires, les mains en porte-voix, il ajouta :

— Dragasès ! Mon con ! On t’envoie du renfort !

Ce renfort-là mit la bande en joie. Les douze s’éloignèrent sous les rires, trébuchant comme des automates déréglés. Des guitares ironiques leur firent un brin de conduite et c’était comique de voir la procession tituber, vieillard après vieillard, se prendre les pieds, glisser, manquer de tomber, se rattraper et continuer vaille que vaille en rythme, à la façon des petits personnages grotesques, aux gestes saccadés, de certaines boîtes à musique. L’abbé Chassai marchait en tête, mais lui ne trébuchait pas. Les mains jointes, il priait. De temps en temps, il jetait un coup d’oeil par-dessus son épaule, prêt à relayer le père-abbé, mais celui-là ne faiblissait pas non plus, tenant bien haut l’ostensoir.

— Vous êtes les bienvenus ! dit une voix qui tombait d’un toit. Mais jusqu’où comptez-vous aller ?

Debout, jambes écartées, sur la terrasse de sa villa, poings sur les hanches comme si le monde lui appartenait, le colonel Dragasès contemplait la petite troupe épuisée. Comme les moines ne s’arrêtaient pas, ne levaient pas la tête, ne semblaient même pas se rendre compte de la présence des soldats, il appela :

— Hep ! Mon père ! La plage est à cinquante mètres. S’ils débarquent d’un seul coup, vous serez piétinés et nous ne pourrons rien pour vous. N’allez pas plus loin ! C’est un suicide !

Mais ils marchaient comme des fantômes. Ils ne chantaient plus. Ils ne se plaignaient pas. Ils glissaient. On n’entendait même pas leurs pieds nus racler le gravier de la rue. Le soleil s’était levé et ses rayons horizontaux enflammaient l’or de l’ostensoir si bien que le saint sacrement semblait flotter comme une boule de feu. Sur la mer, la plage, les villas et toute la campagne, pesait un silence total. On vit passer sans un cri des escadrilles de mouettes, tandis qu’au ras du sol mulots, souris, taupes et rats désertaient leurs trous et s’enfuyaient. Tout ce qui restait de faune sur cette portion de côte détalait vers le nord, migration spontanée précédant l’incendie.

— Mon cher colonel, dit le secrétaire d’État Perret, que prévoit le règlement militaire quand une troupe croise le saint sacrement ?

— On présentait les honneurs et on balançait une sonnerie de clairon : « V’là l’général qui passe… » Aujourd’hui, personne n’a plus le sens du théâtre pompier. Chacun est libre de suivre sa conscience et le soldat plus encore que les autres. On peut se mettre les doigts dans le nez, tourner le dos ou s’agenouiller. C’est à la carte.

— Eh bien ! Je crois que je vais m’agenouiller.

— Vous êtes le gouvernement, monsieur le ministre, dit le colonel en souriant des yeux – car tous deux vivaient pour de bon, c’est-à-dire qu’ils s’amusaient. Je ne reconnais que votre autorité. L’armée française vous obéira.

Et il gueula :

— Tout le monde à genoux, là-dedans ! Et que ceux qui se souviennent du signe de croix ne le manquent pas ! Le front, la poitrine, l’épaule gauche et l’épaule droite. Exécution !

Autour de la villa et sous les arbres voisins, vingt hussards et un capitaine mirent le genou a terre. À l’aile gauche, un autre capitaine et six hommes du commando de marine récitèrent la prière des paras : « … et donne-nous, Seigneur, tout ce dont personne ne veut ». À l’aile droite, rien. Il n’y avait plus d’aile droite. Des fusils abandonnés jalonnaient sa désertion finale. Dissimulé derrière un fourré, un lieutenant hésita, se signa et s’enfuit sur les traces d’une bande d’énormes rats. Le fantôme de l’armée avait salué le fantôme de la foi.

Sur le rivage, pieds dans l’eau, les moines s’immobilisèrent. Vingt mètres les séparaient de l’étrave échouée de l’India Star et ces vingt mètres d’eau claire et bleue, peu profonde à cet endroit, translucide sous la lumière matinale, représentaient tout ce qui isolait encore le passé de l’avenir. Entre deux mondes, l’abîme était comblé. Pour défendre l’Occident, il ne restait plus que ce Rubicon salé qu’un enfant de cinq ans pouvait franchir à pied, en prenant soin simplement de hausser le menton au-dessus de la surface de l’eau. Les Rubicon n’ont qu’une valeur morale. Leurs rives s’élargissent ou se rétrécissent selon la détermination ou la lâcheté des riverains. Celui-là ne faisait pas exception. Il n’est plus nécessaire de chercher une autre explication.

Descendu de sa terrasse et accoudé à la balustrade du jardin, en bordure de la plage, le colonel attendait. Près de lui, le secrétaire d’État, l’armée, et, sur le toit, la dernière mitrailleuse pointée vers le large.

— Presque six heures, dit-il. Les Canaques sont en retard. Vous verrez qu’au cours des années qui viennent, le retard ne fera que s’accumuler.

Il se retourna et, de sa main tendue, indiqua un point au flanc de la montagne voisine :

— Vous voyez ce village ? Quand je donnerai l’ordre du repli, ce qui ne tardera pas, à mon avis, rassemblement là-haut. Serez-vous des nôtres, monsieur le ministre ?

— Certainement, mais pourquoi ce village plutôt qu’un autre ?

— Probablement parce qu’il me plaît. De loin, comme ça, je me suis toqué de ce village. Regardez comme il est harmonieux, comme il colle au pays, comme on a envie d’y vivre. Puisqu’il faut un dénouement, autant choisir un décor qui nous rende heureux…

Là-haut, l’oeil rivé à sa longue-vue, le vieux M. Calguès sourit. Le geste du colonel lui avait semblé tout à fait explicite. Communiant dans les mêmes pensées, pourquoi s’étonner qu’ils se fussent compris à distance ? L’Occident, c’était cela aussi, une certaine forme de pensée précieuse, une connivence d’esthètes, une conspiration de caste, une indifférence aimable au vulgaire. Peu nombreux à les partager encore, le courant n’en passait que mieux entre eux.

Sur la passerelle de l’India Star, l’enfant-monstre se mit brusquement à baver sous sa casquette. Puis le pont du paquebot s’anima en ondes concentriques. La masse humaine prit soudain de l’épaisseur car tous s’étaient levés et le mouvement se communiqua à tous les navires de la flotte.

— Les carottes sont cuites, dit le colonel.

Trop bien élevé pour se laisser aller à un mot historique ! Et cependant, ce mot-là résumait tout et fut accompagné d’un petit salut narquois.

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