Invasion et chute de la France – Le Camp des Saints [38-39]

Le temps des mille ans s’achève. Voilà que sortent les nations qui sont aux quatre coins de la terre et qui égalent en nombre le sable de la mer. Elles partiront en expédition sur la surface de la terre, elles investiront le camp des Saints et la Ville bien-aimée. [Apocalypse, XXe chant.]

Jean Raspail avait vu juste, voici le récit de l’invasion migratoire de la France jusqu’à la chute du pays.

CHAPITRE 38

Ce lundi de Pâques, le soleil se levait à 5 h 27 du matin. Entre le dernier mot du président de la République (minuit dix) et l’apparition sur la mer des premières lueurs roses de l’aube, il ne restait plus en suspens au-dessus de la réalité occidentale que cinq heures dix-sept minutes très exactement.

Nulle « Marseillaise » n’avait suivi le discours, contrairement à la coutume jusque-là bizarrement préservée en dépit de l’anachronisme comique d’un texte rabâché par les enfants débiles de la patrie. Écoutant Mozart prendre si naturellement la place due à Rouget de Lisle, le colonel Dragasès conclut que la France tremblante témoignait enfin d’un peu de tact et que dans sa lâcheté, elle se mépriserait peut-être un peu moins. Quand l’homme a enfin triomphé de l’idée qu’il se faisait de lui-même, ne fût-ce qu’un pâle reflet historique d’une ombre presque effacée traînant encore au fond de sa mémoire, on n’a plus qu’à lui balancer la sonnerie aux morts. Ils furent deux, cette nuit-là, à tirer cette même conclusion.

D’abord le ministre Jean Orelle, à Paris, déclenchant d’un coup de téléphone le Requiem sur les ondes. Puisque le Président, au dernier acte de son discours, semblait avoir perdu l’usage de sa volonté, mieux valait saluer l’inévitable comme il convenait. Durant sa très longue carrière, le ministre avait vécu trop de reniements, il avait été le témoin de trop de défaites annoncées aux peuples comme autant de victoires, de renoncements sublimes ou de résurrections, et toutes suivies d’hymnes grandioses où le flot des paroles suffisait à laver la honte. Autant mourir dignement lorsqu’on a trop vécu et tourné tant de pages, fort intelligemment, certes, mais sans s’apercevoir que c’étaient les dernières d’une trop longue histoire, butant brusquement sur le mot « fin » alors qu’on l’imaginait très lointain et magnifiquement enluminé de justice, d’amour universel et de perfection. Ce mot « fin », si tôt venu qu’on le prend en plein coeur comme un choc mortel, n’est paré que de haine. Sans doute l’humanité s’est-elle trompée de route quelque part au milieu du labyrinthe ? Et si l’on avait fermé trop de portes que l’on aurait dû maintenir ouvertes coûte que coûte, au lieu de semer des pièges et de creuser des chausse-trapes sous les pieds des aveugles ? Moi, Jean Orelle, combien d’issues étroites, mais vitales ai-je contribué à obstruer ? Le monde entier m’a lu, entendu, commenté avec passion, consulté comme un oracle, couvert d’honneurs et de respect, il a bu mes paroles et pris mes actes en exemple, transformant ma vie en une voie royale, droite comme une conscience d’apôtre et belle comme une vision de prophète, tandis que la Vérité aux pieds sanglants cheminait et se perdait, méprisée, sur les ronces d’un sentier tortueux. Combien de portails sur l’illusion ai-je contribué à ouvrir, à deux battants ? Et voilà ! J’aurais dû me méfier. Et cependant, je le savais : la Vérité marche toujours seule. Si la multitude lui emboîte le pas, c’est parce que la vérité s’est déjà trahie. Moi, Jean Orelle, je me suis trompé… Requiem ! Et que tous l’entendent et comprenne qui pourra ! Le ministre examina soigneusement le revolver soviétique modèle 1937. Il retrouva les gestes oubliés et le vieux revolver, cette fois, ne s’enraya pas. On retrouva le ministre assis à son bureau, le torse couché sur la table, la tête posée dans une flaque de sang que la bouche ouverte semblait boire après l’avoir craché. Sur une feuille de papier, il avait écrit juste avant de mourir, bizarrement : « Autant s’y abreuver soi-même… » Comme il était coutumier de ces formules obscures, que sur la fin de sa vie il compliquait à l’excès, y puisant une sorte de jouissance sénile, on chercha midi à quatorze heures. Ses nombreux biographes se sont cassé la tête sur ce rébus posthume. L’un n’est pas passé loin, identifiant la mort et la vérité à laquelle on s’abreuve enfin seul. Mais personne, à notre connaissance, ne fit le rapprochement avec l’hymne national français de l’époque. Il est vrai que, depuis, on en avait inventé un autre. Il n’était que temps…

Dragasès, quant à lui, appréciait peu Mozart. D’accord sur le principe ! Mais il est façon plus militaire de saluer le néant ! Le colonel harcela son état-major : « Qu’on me trouve tambours et clairons, s’il en reste, nom de Dieu ! » On téléphona sur tout le front. Ce fut l’occasion de vérifier que durant les cinq minutes qui suivirent immédiatement le discours du Président, cinq nouveaux bataillons, désormais silencieux, avaient rejoint le camp des ombres ou les bandes de Panama Ranger. Le commando de marine sauva la situation. Rampant à travers plages et rochers, répondant « merde ! » aux offensives verbales des pacifistes de Panamá Ranger invisibles dans la nuit, mais que l’on sentait infiltrés partout sur le front comme vers et pourriture sous la chair encore vivante, quatre brutes athlétiques, croix au cou battant la poitrine velue par l’échancrure du tissu léopard, tambour ou clairon en bandoulière, parvinrent jusqu’au Q.G. de la villa.

— Sonnerie aux morts, vous connaissez ? grogna le colonel

— Spécialité du commando, mon colonel ! On monte à l’assaut avec ça. Encore mieux que le boudin, Tchad ! Guyane ! Djibouti ! Madagascar ! Pa-paaaam pa-paa pa-paa-pa-paaam… Rythme impérial. Objectif : l’ossuaire ! Le capitaine vous présente ses respects.

— Parfait. Envoyez-moi ça et tâchez de ne pas faire de couacs !

Ils s’installèrent au pied des cinq chars du 2e Chamborant, alignés sous les pins dans le parc de la villa. Deux tambours, deux clairons, maigre clique, mais dans le silence de la nuit firent du bruit comme toute une armée. Une sonnerie aux morts à minuit passé, sous la lune, entre initiés : du théâtre ! « Déchirant ! » dit simplement le secrétaire d’État Perret et l’on put se rendre compte qu’il plaisantait à moitié. Le colonel sourit lui aussi, de toutes ses dents. Jubilation. Les vrais amateurs de traditions sont ceux qui ne les prennent pas au sérieux et se marrent en marchant au casse-pipe, parce qu’ils savent qu’ils vont mourir pour quelque chose d’impalpable jailli de leurs fantasmes, à mi-chemin entre l’humour et le radotage. Peut-être est-ce un peu plus subtil : le fantasme cache une pudeur d’homme bien né qui ne veut pas se donner le ridicule de se battre pour une idée, alors il l’habille de sonneries déchirantes, de mots creux, de dorures inutiles, et se permet la joie suprême d’un sacrifice pour carnaval. C’est ce que la Gauche n’a jamais compris et c’est pourquoi elle n’est que dérision haineuse. Quand elle crache sur le drapeau, pisse sur la flamme du souvenir, ricane au passage des vieux schnoques à béret, pour ne citer que des actions élémentaires, elle le fait d’une façon épouvantablement sérieuse, « conne » dirait-elle si elle pouvait se juger. La vraie Droite n’est pas sérieuse. C’est pourquoi la Gauche la hait, un peu comme un bourreau haïrait un supplicié qui rit et se moque avant de mourir. La Gauche est un incendie qui dévore et consume sombrement. En dépit des apparences, ses fêtes sont aussi sinistres qu’un défilé de pantins à Nuremberg ou Pékin. La Droite est une flamme instable qui danse gaiement, feu follet dans la ténébreuse forêt calcinée.

— Ça va comme ça ! dit le colonel. Rejoignez votre commando et merci à votre capitaine ! En route, vérifiez donc les barbelés et rendez-moi compte en arrivant.

Il avait à peine terminé sa phrase que Panamá Ranger envoyait sa réponse à la sonnerie aux morts. Cacophonie soignée, vaguement snob et sophistiquée où l’on trouvait un peu de tout : pop music à l’électrophone, « La ballade des mille ans » à la guitare, à la voix des slogans martelés, ou « Vive la quille ! » ou bien « Nini peau de chien », ou encore « Le morpion motocycliste », appuyé de nombreuses pétarades de motos et d’appels scandés de klaxons, des cris de filles qu’on chatouille et qui en redemandent, même un cantique néo-liturgique, spiritual démarqué… Cela dépendait des villas d’alentour d’où parvenaient les différents éléments composant le vacarme.

— C’est pas joli, tout ça ? dit le colonel Dragasès. Cela me rappelle les nuits du Premier de l’an, à Tarbes, lorsque j’y tenais garnison. Mes hussards bouffaient leurs képis de rage. Je me suis toujours emmerdé, ces soirs-là, et puis je ne m’aimais pas de détester le bon peuple en liesse. On appuie sur un bouton et toc, voilà le résultat !

Le résultat, justement, frappa tout l’état-major de la villa par l’ampleur du volume sonore. On n’était qu’au milieu de la nuit et, déjà, le rapport des forces avait basculé. Vingt mille, vingt-cinq mille types peut-être, chez Panamá Ranger ? Et dans l’armée française… ? On refit l’appel, bataillon par bataillon : pas plus de six mille, en évaluant au mieux. Sans compter, bien sûr, dans le tiers camp du tiers monde, près d’un million d’immigrants veillant sur le pont des bateaux échoués, en attendant le jour, et qu’un projecteur de DCA installé sur le toit de la villa balayait à intervalles réguliers, un peu comme un biologiste donne un coup de microscope sur un bouillon de culture pour s’assurer que les microbes sont toujours là à grouiller. Et comptaient pour du beurre cinquante millions de Français de souche surpris par les gaz délétères de la pensée contemporaine, figés sur place dans des postures grotesques comme par un metteur en scène qui gèle une partie du plateau et pétrifie les figurants pour ne plus souligner que l’action qui s’engage. Là se trouve, nous semble-t-il, l’unique dénominateur commun de ces trois forces. Quelque chose comme du mépris. Peut-être est-ce une explication ?

— On perd mille hommes par heure ! dit le capitaine de frégate de Poudis. Et sans tirer un coup de fusil !

— La belle affaire ! dit le colonel. Moi, je vois les choses autrement. Si je calcule bien, en tenant compte du rythme actuel de l’hémorragie, à 5 h 27 du matin, il me restera quatre cent cinquante hommes. Plus que je ne l’espérais. Si vous m’y autorisez, monsieur le ministre (il se tournait vers le secrétaire d’État Perret et tous deux semblaient se divertir beaucoup de jouer encore, en cet instant, au ministre et au colonel), je vais balancer aux ordures toutes ces joyeusetés que vous m’avez fait livrer, balles de caoutchouc, autopompes, grenades lacrymogènes, filets plombés et autres accessoires pour jeunes gens du Quartier Latin. On chargera à balles et obus, voilà tout.

— À ce moment-là, dit le secrétaire d’État, ce n’est plus quatre cent cinquante hommes que vous commanderez, mais cinquante, en admettant que ceux-là ne vous tirent pas dans le dos pour en finir plus vite.

— Eh bien ! je mourrai comme un adjudant de joyeux, ce n’est déjà pas si mal ! Une balle dans le dos et jamais vengé… Toutes les morts se valent. On commence maintenant ? Je trouve qu’ils ont assez gueulé comme ça ! Si on les faisait taire ?

— Bonne idée, mon colonel ! approuva le capitaine de frégate. Ils commencent à m’échauffer les oreilles ! Je suis volontaire.

— Mais enfin, colonel, dit le secrétaire d’État Perret, l’ennemi désigné, c’est celui qui est devant vous, sur les bateaux, et pas cette bande de braillards derrière vous !

— Ah ! vous croyez ? On voit que vous n’avez jamais fait la guerre, monsieur le ministre ! L’ennemi, le vrai, se trouve toujours derrière les lignes, dans votre dos, jamais devant, ni dedans. Tous les militaires savent cela et combien, dans toutes les armées de tous les temps, n’ont pas été tentés de laisser tomber l’ennemi désigné pour se retourner sur l’arrière et lui régler son compte une bonne fois ! Certains l’ont fait. On a même vu, jadis, deux armées en présence cesser brusquement de s’empoigner bêtement pour s’établir à leur compte, chacune de son côté. Je n’étais pas encore né, dommage ! L’ennemi, l’ennemi du soldat en guerre je veux dire, est rarement celui que l’on croit.

— Et s’il n’y a plus de soldat ?

— Eh bien ! il n’y a plus de guerre digne de ce nom ! C’est d’ailleurs exactement ce qu’il va se produire et pas plus tard que ce matin. Quand mon dernier hussard m’aura abandonné, la paix régnera sur tout le pays. Quelle sorte de paix ? Je n’en sais rien et ne tiens pas à la vivre. Qu’ils se dépatouillent avec leur paix ! L’ont-ils assez réclamée, sans même imaginer ce qu’elle pouvait représenter ? À mon avis, ils seront bien servis… Vous êtes toujours volontaire, commandant ?

— Oui, dit le marin. On les fait taire ?

— Cela me plairait, dit le colonel, car ce n’est pas ainsi que j’entendais l’avenir. Prenez mes chars et allez-y ! Toute l’armée blindée entre les mains d’un marin, cela ne vous semble pas comique ?

Mais si ! cela leur semblait drôle. Le capitaine de frégate riait franchement. Le colonel jubilait du regard. Tous deux s’étaient compris. Un militaire aime la guerre. Ceux d’entre eux qui prétendent le contraire vous mentent, ou bien ils sont à foutre à la retraite sans solde, ce ne sont que civils déguisés, tout comme les fonctionnaires des postes. Jugeant que la flotte du Gange ne figurait pas l’ennemi rêvé pour jouer une dernière fois à la guerre, les deux hommes s’en étaient trouvé un autre à leur mesure, pour le bon motif, et avec de la défense. Que souhaiter de plus ?

De la défense, il y en eut… Car cinq chars presque aveugles, sans soutien d’infanterie, sont une aubaine pour dix mille héros avinés et drogués qui ont fabriqué des cocktails molotov toute la nuit avec les bouteilles de scotch et de pinard qu’ils sifflaient, dans une ambiance délirante à côté de laquelle la folie logomachique des clubs de la Commune de Paris n’était que de la petite bière. Les filles, en particulier, douées d’une vaste culture culturelle, s’entendaient à reconstituer le théâtre de masse dans les villas occupées. Elles ne baisaient plus que pour le bon motif : la patrie des sans-patrie. Pour un cocktail molotov fabriqué : une pipe. Pour deux cocktails : toute la gamme. Pour un fossé antichar creusé : la partouze avec toute l’équipe des terrassiers. Comme cela durait depuis trois jours, de gîte en gîte après les « combats » de l’autoroute, les bandes de Panamá Ranger comptaient dans leurs rangs ce fort contingent de chaude-pisseux sans lesquels il n’existe pas d’armée révolutionnaire digne de ce nom. Si l’on songe, d’autre part, que chez les immigrants condamnés depuis deux mois sur leurs bateaux à un gigantesque enculage en couronne, ce même contingent se retrouvait dans des proportions bien plus élevées avec tout le cortège des chancreux et verolés, on se dit que l’alliance sexuelle des deux races – sans compter les autres – donnera quelque chose de tout à fait intéressant à suivre. Crèvera enfin le fameux doute de base : « Est-ce que vous donneriez votre fille à un… ? » et pour le reste, on verra ce qu’on verra ! Après des siècles de résistance biologique, l’hérédité blanche avait enfin triomphé des grandes véroles du temps passé et de leurs séquelles transmises pieusement, mais affaiblies de génération en génération. On s’y remettra, voilà tout. Ce n’est pas le temps qui manquera…

Mais revenons à nos combattants et soyons juste : Panamá Ranger n’avait pas froid aux yeux. Quand quatre chars sur cinq, submergés par la marée humaine comme Gulliver à Lilliput, explosèrent sous l’action conjuguée de centaines de cocktails molotov, il gueula dans la nuit rouge : « Qu’on me laisse le dernier ! » Derrière lui, sa villa s’écroula, ensevelissant quelques jeunes guerriers au repos. Le capitaine de frégate de Poudis avait engagé le combat. Panamá Ranger joua la scène en western. Éclairé par l’incendie, une bouteille d’essence dans chaque main, il s’avança seul, d’un pas lent, à la rencontre de son adversaire. D’un seul regard, on eût dit qu’il domptait le fauve d’acier car le char s’arrêta. On ne comprend pas très bien ce qui poussa le commandant de Poudis à ouvrir le capot et à sortir de sa cuirasse jusqu’à mi-corps. Probablement voulut-il savoir contre qui il se battait. Voir, plutôt. Contempler. Besoin physique du vrai soldat égaré dans l’armée presse-bouton et qui retrouve enfin le sens éternel du combat. Ce qu’il vit l’étonna : un garçon long et mince, au visage souriant, au regard bleu qui ne cillait pas, debout et calme au milieu du chemin, jambes écartées, gracieux et puissant à la fois en dépit de sa solitude volontaire. « Cela vous amuse ? » hurla le commandant. « Follement ! » répondit le jeune homme. « Ma parole’ » pensèrent-ils tous deux, « mais voilà que nous rions ensemble ! » « Je compte jusqu’à trois ! » reprit le capitaine de frégate. « Moi aussi ! » fit le garçon. « Étrange époque ! » songea le marin, « avec ces archanges de vingt ans, jadis on bâtissait des empires et l’on étonnait le monde, mais aujourd’hui, avec les mêmes, on ne fait plus que détruire et se détruire pour s’étonner soi-même. » Puis il pensa à son fils, Marc de Poudis, mort sans sourire et sans combat au large de côtes de Mauritanie. Au regard des mille ans qui s’avancent, le pauvre garçon ne s’était-il pas trompé de camp ? « Trois ! » hurla Panamá Ranger. Des deux bouteilles d’essence lancées avec précision, l’une enflamma le marin comme une torche de résine et l’autre, éclatant juste au bord du capot ouvert, propagea l’incendie à l’intérieur du char qui, presque aussitôt, explosa. Panamá Ranger fit un geste de la main, quelque chose qui ressemblait à un salut amical. Si nous avons relaté un peu longuement ce singulier combat, c’est que parmi la masse navrante des documents d’époque offerts à la réflexion des historiens, de celui-là seulement se dégage une tout autre impression. Il y a mort d’homme, mais cela sonne comme une fanfare. C’est net et propre. Enfin ! parmi les innombrables acteurs et témoins de la tragédie, on peut être fier de quelqu’un. L’un est mort, l’autre vivant, la belle affaire ! À eux deux, ils valaient tout le reste et privé de son jumeau le survivant ne signifie plus rien. C’est du choc de ces deux-là qu’avait enfin jailli un peu de noblesse dans cette crasse universelle. L’historien tourne la page et passe à la suite. Il n’éprouvera plus que du regret. Un regret diffus, car il ne comprend plus très bien ces sentiments-là. Au demeurant, ce fut le dernier combat de la nuit et le dernier de ce front qui continuait à fondre…

— Voilà ! J’ai perdu l’arme blindée, constata simplement le colonel en entendant la cinquième explosion.

— Et c’est tout l’effet que cela vous fait ! dit le secrétaire d’État.

— Quoi ! Ils sont morts en beauté ! Qu’est-ce que vous voulez de plus ? C’est une bénédiction, au contraire ! Est-ce que vous vous imaginez que je les avais envoyés là-bas pour autre chose ?

— Mais ces cinq chars, si peu nombreux étaient-ils, vous auriez pu les utiliser à l’aube, pour arrêter l’invasion !

— Parce que vous croyez encore que mes hussards tireront sur ces pitoyables bougnoules ? Je ne sais même pas moi-même si je pourrai m’en convaincre.

— Dragasès, je ne vous comprends pas ! Alors pourquoi tant d’efforts ? Pourquoi cette marche forcée sur l’autoroute jusqu’ici ? Pourquoi avoir rameuté tout ce qu’il nous restait d’armée ? Pourquoi avoir accepté ce commandement ?

— Vous comprendrez bientôt, monsieur le ministre. Si toutefois j’arrive à conduire cette affaire jusqu’au dénouement qui me convienne et que j’entrevois.

— Qui vous convienne ?

— À moi, parfaitement. À vous, sans doute. Et à quelques autres. N’est-ce pas le principal ? Le reste… (Il eut un geste de la main par-dessus l’épaule.) Ce qui compte, c’est de ne pas rater sa sortie, surtout lorsqu’elle est définitive. J’ai bonne confiance.

C’est alors que par le central radio, lui parvint un message du commando de marine : « Barbelés coupés sur tout le front. Nombreux points de franchissement possibles. »

— Eh bien ! Qu’on les ferme et qu’on répare, qu’est-ce qu’on attend ?

Il lui fut répondu que les effectifs encore à leurs postes suffisaient tout juste à maintenir liaisons et patrouilles, mais certainement pas à reconstruire un réseau de barbelés.

— Parfait ! C’est parfait ! fit le colonel, qui donnait tout à fait l’impression de penser fortement ce qu’il disait.

Il était à peu près trois heures du matin…

CHAPITRE 39

À la même heure, dans différentes zones industrielles du pays, le mythe du Gange libératoire déferla sur certains ateliers avec cent quarante-sept minutes d’avance sur le débarquement réel des immigrants de l’armada. Encore une fois, il faut noter que l’on ne peut absolument pas expliquer ce phénomène par un quelconque plan général conçu par les intéressés, ou une action concertée préparée hiérarchiquement par des états-majors d’étrangers. Si le tiers monde des usines françaises se révolta spontanément cette nuit-là en des points aussi éloignés que Paris, Lille, Lyon et Mulhouse, c’est parce que la tension nerveuse des trois derniers jours avait été si forte et si contenue en même temps que le couvercle sauta, délivrant un bouillonnement de folles espérances. En temps ordinaire, personne n’aurait osé prendre de semblables risques. Chacun tenait à son métier, à sa paye durement gagnée. Les syndicats encadraient solidement cette piétaille basanée qu’ils lançaient de temps en temps dans la lutte, selon les règles du kriegspiel social et pour le plus grand profit des ouvriers français perchés en haut de l’échelle des salaires. La meilleure preuve en est qu’à la Rodiachimie, par exemple, et dans quelques autres usines très politisées où la fête libertaire s’était installée dès le samedi de Pâques, les travailleurs originaires du tiers monde avaient repoussé la tentation, s’obstinant sombrement à leurs machines comme un chien perdu sur un os déjà blanc. Mais ils n’en pensaient pas moins. Peut-être ce mythe de la liberté, ce signal de délivrance symbolisé par l’arrivée en masse des immigrants en France, ne tenaient-ils pas à le partager ? Seuls ils avaient vécu, exilés, en dépit de rares mains tendues sincèrement au-dessus du flot des fausses promesses et seuls, ils ressusciteraient. Les syndicats perdirent tout contrôle, sitôt que les haut-parleurs des ateliers eurent achevé de diffuser le discours du président de la République. Les cellules politiques éclatèrent. Et même le cadi borgne, à Paris, comprit qu’il ne retiendrait plus les siens, pas plus qu’il ne pourra retenir sa femme Élise courant vers les studios d’Est-Radio, un rasoir dissimulé dans son bas. Il faut enfin honnêtement constater que dans la plupart des cas, les crimes commis cette nuit-là le furent sans méchanceté, raffinement ni cruauté inutiles, tout à fait comme un acte simple allant de soi. On pouvait craindre la première vague d’une formidable tempête en formation. Ce fut au contraire la dernière vague visible d’un séisme souterrain, car elle cessa bien vite dans ce pays déjà noyé. Au demeurant, s’il avait encore existé par la suite des tribunaux à l’occidentale, délibérant gravement de cette sorte de justice que nous avons connue, on peut être assuré que chacun de ces crimes, socialement explicable, aurait été sanctionné pour la forme, sursis ou prison légère.

Le premier, exemplaire, eut pour théâtre la chambre de mort des charcuteries Olo, à Bicêtre. Trois Africains, l’un anesthésiste, l’autre crocheteur et le troisième tueur, abattaient en moyenne cent quatre-vingts porcs à l’heure, en deux ou trois gestes précis chacun cent quatre-vingts fois répétés. Un boulot effroyable, où l’on pataugeait dans le sang et que la main-d’oeuvre habituelle fuyait. De ces trois hommes dépendaient plusieurs centaines de travailleurs, pousseurs, ficeleurs et ramasseurs de la chaîne des saucissons, pourvoyeurs et sertisseurs de la chaîne des boîtes de pâté, sans compter le personnel administratif, les grossistes, détaillants, cadres et actionnaires. Qu’un seul de ces trois tueurs irremplaçables eût besoin de faire pipi et toute la production s’en trouvait ralentie. C’est pourquoi ce genre de pause leur fut vite interdit, moyennant une indemnité de quelques francs quotidiens qu’on appelait dans les bureaux, en se marrant, l’indemnité de vessie. Or justement, cette nuit-là, voyant venir une longue période de troubles générateurs de pénurie où l’industrie alimentaire pourrait jouer un rôle de reine et gagner des masses d’argent à condition de posséder de gros stocks, la direction donna l’ordre d’intensifier la cadence. Cet ordre fut répété dans la chambre de mort par le sous-directeur de la fabrication en personne, dès la fin du discours du président de la République, assorti d’une promesse de prime de vessie doublée. « Mais bien sûr, Missié le directeur ! » assura l’un des nègres rouges, « on peut en faire au moins un di plus ! » L’homme blanc ne souffrit pas plus que les autres porcs de la chaîne. Anesthésié, crocheté, tué, il fut pendu à sa place entre deux cochons sanglants et son passage aux différents stades de la fabrication, bien qu’il devînt peu à peu méconnaissable au point de s’identifier à de la viande de porc, souleva de l’intérêt, mais aucune répulsion. On en avait vu d’autres, sur les marchés du Congo. Quelques ouvrières blanches s’évanouirent ou s’enfuirent. Les contremaîtres détalèrent, ayant très suffisamment mesuré les regards inexpressifs de leurs esclaves. Et le tiers monde au travail acheva la besogne avec conscience jusqu’à l’étiquetage des boîtes où l’homme blanc finit en pâté. Peut-être en avons-nous mangé, car par la suite, on ne fut pas si regardant sur la qualité : les temps avaient bien changé… Notons enfin la présence d’un prêtre-ouvrier, ficeleur de son état à la chaîne des saucissons, qui fit une petite prière, après quoi il murmura : « Pardonnez-leur, Seigneur, car ils ne savent ce qu’ils font ! » Puis la chaîne s’arrêta. Comme toutes les gendarmeries, cette nuit-là, recevaient cent appels du même genre qu’elles avaient parfois quelque peine à croire et que le préfet de police, laissé sans ordres, commandant une troupe démoralisée, avait décidé d’attendre le lendemain pour y voir plus clair, la direction d’Olo accepta sans discuter la thèse de l’accident. On doit même supposer que ce fut elle qui la proposa. « Et maintenant », conclut le directeur, après une minute de silence, « et maintenant il faut reprendre le travail. » « D’accord ! » fit le trio des tueurs, bombardés leaders syndicaux, « mais quatre-vingt-dix porcs l’heure, ça ti va ? La France, y en a qu’à moins bouffer ! » Et ils ajoutèrent, calmés, gentils, souriants : « Li bien entendu, la moitié bénef pour nous… » Cinq minutes plus tard, ayant raflé le contenu du coffre et distribué quelques enveloppes à ses matons fidèles, le directeur, happant sa famille au passage, s’engouffra pour la Suisse sur l’autoroute du Sud où il fut avalé à son tour par les encombrements et la pénurie d’essence. Si l’on tente de poursuivre un peu plus la petite histoire, précisons que ce même directeur fut rencontré pour la dernière fois, à pied, du côté de Saint-Claude où les Nord-Africains, ayant occupé les beaux quartiers de la ville, siégeaient en masse au conseil municipal après s’y être tout bonnement cooptés au nom de la minorité dominante. Après quoi l’on perd sa trace… Et c’est ainsi que les charcuteries Olo, à Bicêtre, entrèrent enfin en autogestion.

Dans les enfers tonnants de Billancourt et de Poissy où le tiers monde servant les chaînes formait plus de 80 % de la main-d’oeuvre, la révolte prit une forme liturgique, quelque chose comme une messe ou un sacrifice rituel. Lorsqu’on sait que la rentabilité de l’industrie automobile repose sur le chronométrage des cadences, comment s’étonner que des gens simples, illettrés, déracinés, soumis à tous les fantasmes concentrationnaires d’une espèce de retribalisation hétéroclite, aient attribué au chronométrage et à ses prêtres, les chronométreurs, le caractère à la fois coercitif et sacré d’une religion des maîtres imposée par la force. Leur résistance à cette religion relevait de la complicité secrète, assortie de rites de catacombes. S’ils voulaient souffler un peu, sur la chaîne, se calmer les nerfs ou simplement évoquer un instant la palmeraie perdue ou le grand fleuve brun roulant à travers sables et savanes, ils effectuaient les mouvements commandés en moins de temps qu’il n’était prévu, puis en prolongeaient l’achèvement bien qu’ils fussent déjà terminés, pensifs sans en avoir l’air, la main au repos sur l’outil mimant l’effort pour donner le change. Et pendant ces instants précieux, ils se jetaient l’un à l’autre de rapides coups d’oeil fraternels, solidaires dans ce reniement des cadences qui était un refus de la foi nouvelle autant qu’un besoin de repos. Mais les chronométreurs veillaient, car il n’y avait pas de place pour deux rites à la fois. Quand on construit des autos, il n’est pas bon de rêver aux palmeraies lointaines et aux prosternations du soir, le corps plié en direction de La Mecque. Si bien que lorsque apparut le mythe libératoire du Gange, c’est vers ce million de messies que se tournèrent en secret toutes les espérances. On s’en rendit compte à peu près à l’époque du camp de São Tomé, quand l’armada atteignit le sommet de la mode et que le fameux slogan « Nous sommes tous des hommes du Gange » servait à toutes les sauces politiques et humanitaires. Manifestation de grande ampleur et de courte durée. Quatre-vingt mille ouvriers dressés autour des chaînes immobiles et hurlant deux slogans en apparence étrangers l’un à l’autre : « Chassez-les chronométreurs, nous-sommes-tous des hommes-du-Gange ! » Puis tout rentra dans l’ordre bien que les syndicats, surpris de cette spontanéité, aient tenté de prolonger le mouvement pour en reprendre le contrôle. N’y parvenant pas, ils se contentèrent d’annexer l’étrange mot d’ordre manichéiste où chronométreurs et hommes du Gange représentaient l’éternelle confrontation du bien et du mal, que l’on cria un peu partout dans les usines afin de montrer que l’on était toujours là, en dépit de la paix sociale exigée par la bête pour endormir l’opinion. Au moins, furent augmentes les chronométreurs d’une sorte de prime de risque, et le temps passa. Jusqu’à cette nuit-là où l’un des bouffeurs de secondes, choisi parmi les plus vicieux, fut lié comme un saucisson et déposé sur une tôle plate en marche de la chaîne des carrosseries, avec une pancarte en arabe autour du cou : « Car le temps des mille ans s’achève. » Quand l’énorme marteau-pilon retomba, moulant portes, ailes et fenêtres dans la tôle, on ne retrouva du chronométreur qu’une flaque de sang bien vite séchée par la chaleur du four. Il se fit une grande clameur et la chaîne s’arrêta tandis que des milliers d’Arabes et de Noirs musulmans prosternés vers La Mecque au pied de leurs machines, remerciaient Allah. Ainsi les « mal-aimés » sacrifièrent-ils le bouc émissaire, car il n’y eut pas d’autres crimes sur les chaînes d’automobiles cette nuit-là. Un seul suffisait, qui fut compris de tous.

À Sochaux, Vénissieux, Le Mans, etc., sombra de la même façon le rythme occidental. Qu’il ne reposât que sur la sueur du tiers monde ne change rien à l’affaire. On peut même affirmer, au risque d’encourir la prison ou la mort sociale, que lorsque l’Occident régnait, au moins le tiers monde travaillait-il efficacement. Le mieux eût été de s’en faire une gloire et d’imposer de justes rapports de maître à subordonné au lieu de gémir de honte au sommet de notre • prospérité. Mais pourquoi le regretter ? Nous aurions tenu Isa peu plus longtemps, c’est tout, millions face aux milliards. Maintenant que le tiers monde a déferlé sur nous, on peut bien constater que sa dynamique inconsciente a eu raison de tout. Le langage, les rapports humains, le rythme, les rythmes, l’émotivité, le rendement, la conception de tout, même la façon de ne rien foutre, tout a changé. Et comme les attirances sexuelles libérées ont joué à plein, on peut dire que le Blanc est devenu tiers monde alors que le tiers monde n’est pas devenu blanc pour autant : il a gagné. Pour un vieil Ahmed qui gémit en secret que « c’était mieux du temps des Français », ne sachant même plus s’il parle de son Algérie natale ou de la France qu’il habite, combien de millions d’autres émargent chichement à nos monstrueux budgets sociaux en se disant que la roue a tourné et que l’égalité n’est enfin plus un vain mot ? C’est à peu près ce qu’avait prophétisé sans le vouloir, toujours au cours de cette nuit, une jeune ouvrière antillaise de la Radio technique de Croissy. Plantant son tournevis dans le sein de la contremaîtresse, elle s’exclama tout bonnement : « Les plantations, c’est fini ! » Un mot qui venait de loin…

Fut occupé cette même nuit, et cette fois définitivement, l’asphalte symbolique et sacré du boulevard Saint-Germain. Le président de la République avait à peine achevé de parler que le quartier, déserté toute la soirée dans l’attente de ce discours, s’anima d’un coup. Vingt mille étudiants noirs où se mêlaient quelques jeunes diplomates investirent ce haut lieu de tous les métissages culturels. Il en venait de partout. Tapis dans les bars antillais, les dancings africains, les chambres de la cité universitaire où ils avaient attendu l’impossible et souhaité l’inévitable, ils refaisaient surface tous en même temps. À l’« Odéon-Music », l’un d’eux prit place derrière le comptoir et décida : « Tournée générale du patron ! » L’exemple fut imité partout. Il n’y eut qu’un seul incident, dans un café voisin, dont le patron, un coriace, saisit un pistolet toujours à poste au fond du tiroir-caisse. Tandis qu’il menaçait la foule submergeant son café comme marée d’équinoxe, un grand diable de Guadeloupéen, secrétaire de section d’étudiants semble-t-il, s’avança crânement, les mains basses, la poitrine à quelques centimètres du pistolet tendu. C’était un homme qui avait de la mémoire et un don d’imitation. Car très simplement, les yeux dans les yeux du cafetier, il se contenta de réciter et l’on crut entendre à nouveau le président de la République :

— Il s’agit là d’une mission atroce qu’en mon âme et conscience je demande à chaque soldat, chaque policier, chaque officier, de mesurer très exactement, chacun demeurant libre ensuite d’accepter ou de refuser. Tuer est difficile. Savoir pourquoi l’est plus encore. Moi je le sais, mais je n’ai pas le doigt sur la gâchette et la chair d’un malheureux à quelques centimètres de mon arme. Mes chers compatriotes, quoiqu’il arrive, Dieu nous garde, ou nous pardonne.

Ayant dit, il éclata de rire aux applaudissements des copains. Ce fut un curieux moment, où la haine céda la place à un sentiment plus subtil, quelque chose comme le regret d’un antagonisme salubre à ce niveau social plus élevé. Dominant le tumulte, une voix cria :

— Allez ! Patron ! On t’invite ! Et demain, si tu es sage, peut-être bien qu’on paiera ce qu’on boit ! Faut que tout le monde vive, pas vrai ?

— Pas à ce prix-là, dit simplement le patron en haussant les épaules.

Jetant son arme, il empocha le contenu du tiroir-caisse et s’en fut dans la nuit, sans se retourner, droit devant lui, et tous s’écartèrent sur son passage. Un peu plus loin sur le boulevard, il dut se réfugier sous une porte cochère pour laisser passer des troupes compactes qui ne cédaient pas un pouce de trottoir : les travailleurs de l’ombre investissaient Paris.

Là se place un épisode peu connu que bien des historiens jugent plus prudent de taire, car dans les sphères gouvernementales se tiennent des gens haut placés qu’un tel rappel pourrait vexer. Il s’agit de la fuite éperdue de tous les Noirs a cravate devant l’armée des balayeurs, éboueurs, manoeuvres, troglodytes africains, conduits par leurs sorciers, notamment le « Doyen » des sombres caves et le Père blanc éboueur, Lavigerie de bidonville. Depuis le temps que certains d’entre eux balayaient les caniveaux du boulevard aux petites heures où ces messieurs s’enfournaient dans leurs voitures, garées depuis la veille sur l’asphalte sacré, s’était répandue dans les caves et sous les toits de tôle la légende d’un paradis noir. Les fils de chef s’y donnaient spectacle. Qu’y avait-il de commun entre eux et le pauv’nègre à balai ? La couleur de peau ? Voire ! Ces Noirs de luxe enrageaient de buter à chaque instant, au coeur de cette capitale témoin de leur succès – sur les trottoirs, au sortir des égouts ou derrière le bennes des services d’hygiène – sur leurs doubles loqueteux, affamés, transis, dont la peau noire, bradée à bas prix, injuriait cette négritude qu’ils plaçaient si haut. Plaignons-les. Cette nuit-là, ils forment le centre d’un réseau de haine proprement insoutenable : aversion qu’ils portent aux Blancs ; répulsion envers leurs frères de l’ombre ; et surtout, cette haine du prolétaire noir les traquant jusqu’en France, eux qui avaient échappé au destin de la race dans le sillage des Blancs. Le mythe libératoire du Gange déclencha des clivages subtils. Rien n’était clair pour personne, dans ces eaux troubles de fin du monde que la bête obscurcissait à dessein à la façon d’une pieuvre lorsqu’elle crache son encre. Peut-être est-ce une explication ? Toujours est-il qu’à l’arrivée des sombres armées haillonneuses sur l’asphalte de 1’» Odéon-Music » et autres pôles du paradis noir, détalèrent comme des lapins les bataillons de mannequins. Mais admirons leur présence d’esprit et l’extraordinaire rétablissement qu’ils réussirent avant l’aube ! Sonnant aux portes de tous les appartements du quartier, fort bien habité comme l’on sait, ils tinrent à peu près ce langage aux bourgeois apeurés : – Monsieur, madame, nous venons vous protéger. Les privilèges, vous le savez depuis minuit, ont vécu ou tout au moins faut-il les partager. Avec les travailleurs du tiers monde et, plus tard, avec tous ceux qui s’apprêtent à les rejoindre. Déjà, les rues sont occupées. Dans quelques minutes, peut-être, débarqueront chez vous des familles entières pour lesquelles vous devrez vous serrer, bon gré mal gré. Votre salon deviendra campement. Pour nos frères malheureux qui se crèvent à votre service et sans lesquels vous ne pourriez vivre, ce ne sera que justice. Cependant, nous autres (étudiants, princes, fils de chef, professeurs, diplomates, intellectuels, artistes, stagiaires de tout et de rien, au choix…) nous sommes hommes de goût, pénétrés de votre culture. Nous apprécions votre art de vivre. Nous tenons à la conservation d’une certaine ambiance raffinée à laquelle nous devons tant. (Très bien trouvé, cet argument-là l’emporta le plus souvent.) Le mieux serait que nous nous installions chez vous. À deux ou trois, pas plus. Mieux vaut partager avec nous dans une certaine communion d’esprit que céder à de pauvres hères ignorants, pas méchants, mais qui ne respecteront rien. Madame, monsieur, le temps passe. Quand d’autres sonneront à votre porte, il sera plus prudent, croyez-le, qu’ils découvrent des visages noirs. Laissez-nous faire et cachez-vous…

Leur bonne mine décida, diction choisie, chemise immaculée, cravate sobre, lunettes d’écaillé. Entre deux maux, se dit le bourgeois acculé, autant choisir celui qui se présente le mieux. Au moins ceux-là sont-ils propres et parfumés. Canaille snob vaut mieux qu’honnête nègre grossier. Gentleman il respectera ma fille. On minaude : « Venez donc visiter les lieux. Vous pourriez vous installer là. Le canapé… Un lit, peut-être ? Mais si, mais si, la moindre des choses ! Nous avons deux salles de bains, c’est facile ! Et puis, ce n’est peut-être pas pour longtemps ? » Tomba le couperet :

— Si, madame, pour toujours.

Eh oui ! pour toujours. Les rats ne lâcheront le fromage « Occident » qu’après l’avoir dévoré tout entier et comme il était de grasse et belle taille, ce n’est pas pour demain. Ils y sont encore. Mais les plus habiles des rats se sont réservé la meilleure part, bavure inévitable de toute révolution. On ferme les yeux sur certains privilèges acquis durant cette nuit « torique et salués comme des victoires d’avant-garde, mais, sur le principe, le nouveau régime ne cédera jamais. Certains ont, en effet, imaginé récemment de s’échanger discrètement des moitiés d’appartement, moitié occupée par des Noirs contre moitié occupée par des Blancs ; ce qui ne modifie pas l’utilisation égalitaire des lieux, mais la différencie racialement. Des Blancs qui ont sauvé quelque argent versent sous le manteau de grosses reprises à leurs cohabitants basanés. Il semble même que de nombreux échanges de ce genre se soient effectués depuis peu à la satisfaction des deux parties. Mais une loi extrêmement sévère, imposant la diversification raciale, vient de mettre terme à ces pratiques d’un autre âge. Logique ! On n’abolit pas les races à l’échelle de la société pour les reconstituer ensuite dans le secret de la vie privée. Cela ne ressemblerait plus à rien. Il nous vient à l’esprit, à la minute où nous écrivons ces lignes, une vieille loi américaine de 1970, mère de toutes les lois antiracistes, dite « loi sur le ramassage scolaire ». À l’époque, aux États-Unis, comme Blancs et Noirs vivaient le plus souvent dans des quartiers uniraciaux éloignés les uns des autres, on imagina, au nom de l’intégration, de transporter chaque jour des enfants blancs dans des écoles noires et une égale proportion d’enfants noirs dans les écoles blanches. Cela s’appelait « busing », de bus : autobus. Nombreux étaient les écoliers qui parcouraient chaque jour cent kilomètres tandis que d’autres accomplissaient le chemin exactement inverse. On protesta. Au nom d’une fatigue inutile, d’une absurdité coûteuse, de la liberté du choix, de tout de que l’on voulut, mais au nom du racisme, jamais. C’était déjà trop tard et le mot répugnait. Après des hauts et des bas le « busing » à la longue triompha et de nos jours, on fête le « busing-day » dans les écoles du monde entier…

Saluons enfin, au cours de cette même nuit, l’inévitable apparition des imbéciles et des fous, des naïfs et des obsédés. Quand rien ne fonctionne plus raisonnablement, se libèrent du même coup toutes les anomalies, rancoeurs, utopies, complexes, dérèglements. Les chiens dingos sont lâchés. C’est la ronde des faibles cervelles libérées des entraves de la société. Devant la masse des documents se rapportant à cette nuit-là, dont certains révèlent des détails incroyables, les historiens conclurent que la société passée devait peser de façon singulièrement oppressive pour que son écroulement ait délivré tant de psychismes malades et les aliénistes triomphèrent, qui accusaient cette même société de toutes les gangrènes mentales au point de libérer les fous pour ne pas ajouter une oppression à une autre. C’est oublier un peu vite l’effet déterminant du mythe libératoire, voulu et sublimé comme la drogue en d’autres temps, mais passons… L’heure n’est plus aux querelles d’école. Contentons-nous de relever quelques faits parmi des milliers d’autres :

Les attentats à la pudeur furent si nombreux qu’on ne vit jamais autant de sexes pendre cette nuit-là hors des braguettes ouvertes. Tandis que les gens normaux se terraient ou fuyaient, les pissotières de Paris, notamment, et de toutes les grandes villes, connurent une affluence sans précédent depuis la Libération de 1944 et les grandes nuits de Mai 68 et ce n’est certes pas un hasard si trois mythes de nature semblable produisirent les mêmes effets. Des satyres aux sadiques, le pas fut vite franchi. Telle fille qui se sentait suivie et guettée chaque jour – petite maladie urbaine courante – cette fois rencontra la mort sous l’effroyable visage de la folie sexuelle. On découvre encore au fond des chantiers abandonnés plusieurs cadavres de femmes et d’enfants comme on déterre aussi dans nos villes les bombes des guerres passées. Dans le même élan fleurirent les dénonciations en tout genre, que les services spéciaux n’ont Pas fini d’éplucher. Lorsque la poste reprit un service vaguement normal, on fut stupéfait devant la masse des lettres anonymes écrites et glissées dans les boîtes cette nuit-là. Dans les périodes exceptionnelles se mesure l’épaisseur de l’humaine pourriture. Seul phénomène nouveau : de très nombreuses lettres d’enfants, dénonçant gentiment papa maman. Là encore, pas de quoi pleurer. Au temps de la Révolution Culturelle, par exemple, les jeunes Chinois s’en donnèrent à coeur joie et Dieu sait qu’en Occident on ne leur ménageait pas les louanges ! Au chapitre des coutumes retrouvées, notons simplement celle des femmes tondues. Telle secrétaire qui couchait avec son patron, telle ouvrière avec son contremaître, se retrouvèrent au matin rasées comme bonze femelle. Quant aux règlements de comptes entre Français, n’en parlons pas. Minables ! Pneus crevés, façades barbouillées, vitres brisées, chiens empoisonnés, arbres sciés, pâturages labourés, tout cela ne nous apprend pas grand-chose sur la mesquinerie en couronne des petites gens de ce temps-là. Au moins le tiers monde intérieur montra-t-il plus de grandeur en réglant ses comptes…

À la rubrique des naïfs, enfin, cet épisode cocasse : trois cents villageois, voisins de l’aéroport-école de Deauville-Saint-Gatien où s’entraînaient au décollage et atterrissage les jeunes pilotes d’Air France, envahirent le terrain et les installations dès trois heures du matin. Au nom de leurs propres nerfs fatigués ? Non pas ! Maire en tête ceint de l’écharpe tricolore, les bouseux brandirent leurs fourches et leurs fusils de chasse, flanqués de paysannes échevelées toutes griffes noires dehors, et se ruèrent à l’assaut de la tour de contrôle… au nom de la tranquillité du bétail ! On a fait la révolution pour moins que ça, qui sait où l’idéal de l’homme va se nicher ? À regarder passer trop d’avions dans un fracas de réacteurs, les vaches dépérissaient. La vache, en Normandie, c’est sacré ! Depuis le temps qu’ils manifestaient sans succès, les pauvres pécores ! leur sang tournait à l’aigre comme le lait de leurs vaches. Aussi, le président de la République avait à peine baissé sa garde sur l’écran de télévision M. le maire que le brave homme se dressa, lampa un coup de calva et dit : « Cette fois, les gars ! je crois qu’on les aura ! » Traditionaliste, il fit sonner le tocsin et au village, personne ne s’y trompa. La flotte du Gange, c’était bien loin ! Ici, on ne s’occupe pas de politique, on ne se mêle pas des affaires des autres, que chacun balaye d’abord devant sa porte ! Mais l’aéroport, on le tient ! Ah ! Comme il nous plaît ! cet unique tocsin d’une nuit historique sonnant à toute volée pour le sauvetage des bovidés…

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