Invasion et chute de la France – Le Camp des Saints [20-21]

Le temps des mille ans s’achève. Voilà que sortent les nations qui sont aux quatre coins de la terre et qui égalent en nombre le sable de la mer. Elles partiront en expédition sur la surface de la terre, elles investiront le camp des Saints et la Ville bien-aimée. [Apocalypse, XXe chant.]

Jean Raspail avait vu juste, voici le récit de l’invasion migratoire de la France jusqu’à la chute du pays.

CHAPITRE 20

L’océan roulait des eaux clémentes pour la saison, une houle large, sans crête d’attaque, quasi fraternelle, qui portait et poussait la misérable flotte. Parmi les nombreuses explications que nous n’avons cessé de proposer depuis le début de ce récit, il en est une qui vaut peut-être à elle seule toutes les autres : l’inexplicable paix des mers et des océans pendant les presque soixante jours que dura le long cheminement. Il faut croire que la main de Dieu s’empara des cent bateaux, n’en abandonna qu’un de façon que croyants et initiés reconnussent sa puissance et son intervention souveraine, et déposa les quatre-vingt-dix-neuf autres sur le rivage occidental, signifiant au peuple des Blancs qu’il avait assez triomphé ou bien – qui sait ? Peut-être l’apprendrons-nous dans l’autre monde ? – qu’il devait se reforger en une nuit une âme impitoyable s’il voulait encore mériter la faveur et la protection dues au peuple élu.

Au milieu de l’océan Indien, entre l’archipel des Laquedives et l’île de Socotra, le grand remorqueur de rivière qui fermait la marche s’enfonça d’un coup dans l’eau calme et bleue. Surchargé, inadapté à la houle océane, il peinait en queue du convoi depuis le départ du Gange, obligeant le reste de la flotte à ralentir sans cesse pour l’attendre. À défaut de parole et de mobilité visuelle, l’enfant-monstre avait l’ouïe fine. Lorsque les machines de l’India Star stoppaient et que cessaient les trépidations des turbines hors d’âge, ce qui arrivait chaque fois que l’on perdait le remorqueur de vue, le monstre manifestait des signes d’énervement, le visage parcouru de tics et le corps de tremblements. Le coprophage s’en inquiétait, ainsi que l’état-major de l’armada, rassemblé en permanence sur la passerelle de l’India Star. Pauvre remorqueur ! Chargé des plus misérables, des sans-caste, des parias, il avait déjà payé un lourd tribut à la mer. Sa longueur et son poids excessif en faisaient une sorte de bois flotté émergeant à peine de la surface de l’eau. Quand venait une maîtresse vague, elle parcourait le pont sur toute son étendue, sans furie, mais avec une force tranquille, et choisissait au passage ceux qu’elle entraînait avec elle dans le sillage de la flotte. Certains de ces cadavres furent repérés par des navires étrangers qui tournaient autour lentement, dessinant de larges cercles prudents, et puis s’enfuyaient de toute la puissance de leurs machines, ainsi que l’avaient ordonné les compagnies maritimes. Chaque jour, la lisse du remorqueur s’enfonçait un peu plus, en dépit de l’allégement que lui procurait le sacrifice quotidien de plusieurs dizaines de parias. Jusqu’à la minute où, pénétrant à travers une vague à peine plus haute que les autres, il ne reparut pas, laissant à la surface de la mer, comme trace de son existence, trois mille naufragés dont les bras et les mains, agités frénétiquement, formaient une forêt brune au-dessus de l’eau. L’un après l’autre, relayant leurs signaux optiques jusqu’à l’India Star, en tête, les navires de la flotte s’immobilisèrent. L’hésitation dura peu. Sur la passerelle, lorsque le coprophage voulut se retourner vers l’arrière pour tenter d’apercevoir, au loin, quelques scènes du désastre, l’enfant-monstre, toujours enfourché autour du cou de son père, fut saisi de tremblements convulsifs. Des larmes coulaient de ses yeux. Ses moignons, habituellement sans vie, battaient l’air comme les ailes d’un oiseau agonisant. Pivotant sur lui-même, le coprophage fit à nouveau face à l’ouest, à la proue de son navire et au-delà, à la mer libre de cadavres. Cessèrent aussitôt les tremblements du monstre. Renouvelée deux fois, l’expérience suffit et l’on y reconnut l’ordre de marche. L’armada reprit sa route. Dès qu’il fut clair pour tous les naufragés que la flotte les abandonnait, encore vivants, au milieu de l’océan, la forêt de bras et de mains se coucha d’un coup en signe de renoncement volontaire. Dès lors, délivrée du petit poucet souffreteux qui se pendait à ses basques en implorant qu’on l’attende, la flotte augmenta sa vitesse. Cette accélération relative la sauva. Au matin du lundi de Pâques, alors que la flotte n’était échouée que depuis la veille sur nos rivages méridionaux et que le dernier émigrant, dans l’eau jusqu’à la taille, quittait le dernier navire et parvenait jusqu’à la plage, une épouvantable tempête se leva sur la Méditerranée. À quelques heures près, toute l’armada y aurait sombré, corps et biens. Peut-être est-ce une explication ?

Le monde connut ce naufrage une dizaine de jours plus tard. En fait, il aurait dû l’ignorer, puisque la flotte, sans émetteurs de radio, restait muette et qu’au surplus, elle ne demandait rien à personne et ne réclamait aucun secours. Il suffit d’un marin grec ivre, discourant tout seul à une table dans un bistrot du port de Marseille, et d’un vieux journaliste raté qui passait là par hasard, au retour des chiens écrasés. Le journaliste parlait le grec, tout simplement parce qu’il était grec, exilé volontaire du temps des colonels en compagnie de musiciens, comédiens et écrivains aujourd’hui oubliés. Il avait connu son heure de gloire, et puis la Grèce avait passé de mode en se libérant. D’autres opprimés l’avaient remplacée à la une des journaux, car c’est l’idée d’oppression qu’il importe de varier pour la maintenir pantelante, mais vivante, à la face de l’opinion. Il avait donc une revanche à prendre et ce jour-là, il la prit, puisque ses conséquences sont également à classer au chapitre des explications. « Ils étaient des milliers sur la mer », hoquetait le marin grec, l’oeil vrillé au fond de son verre, « tous noirs habillés de blanc, beaucoup vivaient encore, ça je l’assure ! et nous sommes passés à travers, en avant toute, à vingt-cinq noeuds, comme ça ! » Il fit un long geste vif, son bras traversa la table, renversant le verre qui s’écrasa sur le sol. Le journaliste avait saisi cette phrase au vol dans le brouhaha du bistrot. Il s’approcha, demanda quelques précisions et, frappé par l’énormité de la révélation, emmena le marin chez lui, le dessaoula, lui servit à souper et le fit parler. Manifestement, l’homme avait reçu de ses officiers de sévères consignes de silence, mais il est vraisemblable qu’il céda à une importante offre d’argent et, surtout, à un déchirement de sa conscience bouleversée par un spectacle atroce dont il avait été, à la fois, témoin et acteur.

Il ressortait de son récit – timonier breveté, le marin venait de prendre son quart à la barre – que le cargo grec Ile de Naxos, capitaine Notaras, naviguant de Colombo à Marseille par le canal de Suez avec un chargement de bois précieux, et ayant franchi le dixième parallèle à mi-chemin entre Ceylan et Socotra, rencontra sur sa route un premier naufragé qui sembla retrouver la vie à l’approche du navire,

levant faiblement le bras au-dessus de l’eau en signe d’appel. La mer était plate, le vent nul. Le capitaine fit stopper le navire et donna l’ordre de mettre un canot à la mer. C’est alors que l’officier de quart, examinant le malheureux à la jumelle, repéra soudain tout autour du survivant de très nombreux cadavres flottant juste au-dessous de la surface de l’eau. Le capitaine saisit à son tour ses jumelles et découvrit droit devant lui, presqu’à perte de vue sur la mer, un océan de corps flottants ou à peine immergés selon qu’ils vivaient ou non. « Les hommes du Gange ! » dit-il. Il rappela le canot qu’on débordait déjà des portemanteaux et fit remettre en route, arrière lente, tandis que l’homme, voyant le navire s’éloigner, fermait les yeux sans un cri et se laissait couler. « Capitaine ! » dit l’officier de quart, « allez-vous les abandonner ? » C’était un tout jeune homme, pâle d’émotion, au bord des larmes. « Vous connaissez les ordres », répondit le capitaine Notaras, « ils sont formels. Et si j’embarque tous ces gens-là, qu’est-ce que nous en ferons, je vous le demande ? Moi, je transporte du bois, c’est tout. Je ne suis pas chargé de favoriser l’envahissement de l’Europe. » Cette fois, le petit officier pleurait franchement : « Vous les condamnez à mort, capitaine ! Vous n’en avez pas le droit ! » « Ah ! vous croyez ! » dit le capitaine, « eh bien ! vous vous trompez ! » Et plaçant le levier du chadburn sur « en avant toute » il ajouta, dans le téléphone-machine : « Donnez-moi le maximum de tours, s’il vous plaît ! » Au timonier, il jeta un ordre : « Comme ça, la barre, et si tu modifies ta route d’un seul demi-degré, je te flanque aux fers pour mutinerie en haute mer ! »

« Comme ça la barre », cela voulait dire : droit devant. Et droit devant, sous la proue du navire lancé à pleine vitesse, commençait le champ marin de fleurs noires aux pétales blancs, morts et vivants balancés par la houle comme une cressonnière humaine. À vingt-cinq noeuds, le cargo grec île de Naxos, par la volonté de son capitaine et la passivité coupable de son équipage, perpétra en cinq minutes un millier d’assassinats. Hormis les actes de guerre, ce fut probablement le plus grand crime de l’histoire du monde jamais commis par un seul homme. Un crime que le capitaine Notaras considérait justement, à tort ou à raison, comme un acte de guerre, probablement commandé par le nom qu’il portait et le souvenir qui s’y rattachait :

En Grèce, les Notaras se vantaient d’appartenir à une très noble et très ancienne maison, sans que l’on sût réellement si ce n’était pas là simple homonymie. Un portrait, dans la cabine du capitaine, montrait un homme de haute taille, aux yeux sombres, au regard énergique, vêtu d’une armure ciselée, le cimier d’or de son casque orné de plumes blanches : Luc Notaras, mégaduc et grand amiral de Byzance, commandant les dernières galères chrétiennes lors de la prise de Constantinople par Mohamet, le Grand Turc. Échappé au massacre et prisonnier des janissaires, il fut conduit devant Mohamet avec deux de ses fils, deux adolescents d’une grande beauté, « cette beauté grecque », écrit l’historien Doukas, « qui, durant des siècles, avait inspiré les artistes et les poètes ». Le Grand Turc avait du goût pour les jeunes gens en général et pour les deux fils de Notaras en particulier, mais, chose étrange en plein sac de la ville, il les voulut consentants et offerts sur le grand lit de soie par leur père. Caprice d’esthète ? Souci de préserver la vraie volupté ? Très droits au milieu de leurs gardiens, les trois Notaras refusèrent en peu de mots. Les deux garçons furent décapités sur-le-champ devant leur père, puis le grand amiral tendit lui-même sa tête au bourreau… Depuis, tous ceux, très nombreux, qui, en Grèce, portent le nom de Notaras, conservent farouchement à l’esprit cette triple mort tragique. Curieusement, c’est hors des frontières de Grèce que se rencontrait le plus fréquemment le nom de Notaras, dans les colonies helléniques de Smyrne, Damas, Alexandrie, Istanbul, de la mer Noire, de Chypre, comme s’il restait aux Notaras, d’une filiation discutable, ce goût dangereux de vivre aux avant-postes de la chrétienté. On trouve un colonel Notaras dans les armées grecques d’Asie Mineure, pendant la guerre contre les Turcs de 1922, un autre chef de guérilla urbaine à Chypre, tous deux responsables d’atrocités. Le capitaine Luc Notaras, commandant le cargo grec Ile de Naxos, ajouta simplement son nom à la liste.

Penché sur la mer, à ses pieds, les mains nouées à la rambarde de la passerelle, le jeune officier contemplait, horrifié, les corps disloqués que les remous de la vitesse précipitaient comme des balles sur la coque du navire. « J’étais comme hypnotisé », raconta le timonier, « j’avais l’impression de piloter un gigantesque char d’assaut et d’écraser sous mes chenilles toute une foule couchée. J’espère que ces gens trouvaient la mort très vite, avant d’être happés par les hélices, à l’arrière. Je ne voyais pas l’arrière, mais des camarades m’ont dit que dans le sillage, il remontait des lambeaux de viande sanglants. Pendant les cinq minutes que tout cela dura, la route du bateau ne varia pas d’un pouce. Je ne sais comment l’expliquer. Au contraire, je m’appliquais de toutes mes forces à tenir ma route bien droite. C’était effrayant. De temps en temps, je regardais le capitaine, me demandant s’il n’allait pas crier : « Assez ! » Eh bien, non ! Il était immobile, les yeux grands ouverts, et il souriait… »

Évidemment, l’affaire causa grand bruit. Naufrage et massacre en même temps, c’était trop pour le fragile Occident ! Publié par un quotidien de Marseille, repris dès le lendemain par l’ensemble de la presse française et des principaux journaux occidentaux, le récit du marin fit le tour du monde et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il exerça des ravages dans l’opinion. Se croyant coupable en bloc, depuis le temps qu’on le lui affirmait, l’opinion occidentale s’imagina, cette fois, être coupable pour de bon, avec un motif précis à la clef. La bête tenait un nouveau symbole, inespéré, le capitaine Notaras, et elle le fit savoir à son de trompe. Luc Notaras entra dans l’histoire atroce du monde contemporain au chapitre des bouchers blancs, chapitre soigneusement tenu à jour par les serviteurs de la bête, qui ne manquaient jamais une occasion de clamer très haut les noms les plus funestes, en vrac et sans nuance, comme une menace, un rappel et un épouvantail. Il n’y eut pas d’affaire Dreyfus. Arrêté à Marseille et jeté en prison, le capitaine Notaras fit l’unanimité contre lui. Alors qu’à n’importe quel assassin, fût-il coupable de crimes horribles, viol et dépeçage de petites filles ou massacre de vieillards à coups de marteau pour cent francs, la justice moderne apporte toujours l’aide de la psychiatrie et l’excuse d’une société mal faite, au geste effroyable du capitaine Notaras on ne chercha pas d’explications profondes. Le capitaine Notaras représentait la race blanche, il était convaincu de haine raciale aveugle, point à la ligne. Et pourquoi cette haine ? auraient pu demander les psychiatres, s’il y avait eu enquête et procès. – En fait, l’enquête fut bâclée sous la pression de l’opinion et le procès, prévu pour le mardi de Pâques, au tribunal d’Aix-en-Provence, n’eut évidemment pas lieu. D’ailleurs, le capitaine s’était échappé dès le soir du dimanche de Pâques, après que les gardiens de la prison d’Aix se furent enfuis eux-mêmes. – Quels souvenirs, quelle prémonition pouvaient éclairer pareil crime, tellement inexplicable qu’il aurait fallu, au contraire, le considérer sous des lumières nouvelles ? À défaut de quoi, on parla de rétablir la peine de mort « en faveur » de Luc Notaras ! L’écrivirent, dans leurs journaux, les plus farouches adversaires de la peine capitale, Clément Dio en tête, lui qui avait pris la défense, notamment, de tant de crimes aussi inexcusables commis au nom du tiers monde par d’innombrables « commandos de libération » en tout genre. À l’évidence, personne ne jugea que le capitaine Nota-ras, en proie à une sorte de délire sanguinaire, s’était peut-être, lui aussi, libéré de quelque chose. Mâchefer, même Mâchefer ! garda le silence. Un instant, l’envie le prit de titrer sur la célèbre phrase de Talleyrand après l’assassinat du duc d’Enghien : « Plus qu’un crime, une faute ! » Mais il y renonça. Qui l’aurait compris ? C’était trop subtil et l’opinion ne savait plus que hurler avec les loups.

Une faute, en effet. Deux notions essentielles à un esprit de résistance de l’Occident, tout au moins à sa mise en garde, furent détruites ce jour-là, ou fortement ébranlées. La notion d’attaque, d’envahissement, qui commençait à se frayer un chemin dans quelques cervelles en dépit de la non-violence évidente de la flotte du Gange et du matraquage par la presse, fit naufrage en même temps que le remorqueur : une faiblesse aussi pitoyable ne pouvait pas, ne devait pas constituer une menace. Quant à la notion de défense, encore moins admise par l’opinion occidentale ligotée dans ses complexes, elle étouffa dans l’oeuf, n’ayant trouvé qu’un anti-champion en la personne de Luc Notaras, l’homme aux mains rouges d’un sang innocent. À son micro, Albert Durfort tira la conclusion : « Nous ne sommes pas des Notaras ! Nous ne serons jamais des Notaras ! » Marcel et Josiane en furent persuadés. Sans doute est-ce une explication…

L’affaire Notaras eut au moins deux résultats pratiques. On put localiser la flotte, dont la dernière position connue datait de son passage au détroit de Ceylan. Sur des centaines de cartes géographiques, des centaines de petits drapeaux se piquèrent plus à l’ouest, après un bond de deux mille kilomètres. Dans toutes les chancelleries du tiers monde, on se frottait les mains, sauf dans les chancelleries arabes, où la jubilation se figea dès qu’il fut clair que l’armada naviguait vers la mer Rouge et Suez. D’autre part, la Commission de coopération internationale, qui s’était transportée à Rome entre-temps, car il y faisait plus chaud en hiver, jugea prudent de s’agiter. Du stade des palabres ronronnantes et des voeux platoniques, on passa à celui de l’enquête sur le terrain, ce qui permet parfois, en plus d’une apparence d’action, d’agréables voyages aux frais de l’internation et ne porte jamais à conséquence : entre l’enquête et la publication du rapport, il se passe généralement tellement de temps que le problème a changé plusieurs fois de forme. Mais cette fois, pas d’agréable voyage des commissaires. L’armada de la faim, sans palaces, sans piscines et sans plages, n’attirait évidemment aucun de ces messieurs. L’enquête fut donc confiée à l’aviation militaire française basée à Djibouti, baptisée pompeusement pour l’occasion « escadrille de solidarité de la Commission de coopération internationale », avec cocardes onusiennes et tout et tout : il faut bien nourrir les communiqués de presse. Les pilotes de « l’escadrille de solidarité » rentrèrent songeurs à leur base. Ils n’avaient jamais rien vu de pareil. Après plusieurs passages à faible altitude au-dessus de la flotte, balancements d’ailes en signe d’amitié et loopings, à la fin, en désespoir de cause, ils durent se rendre à l’évidence : pas une tête ne se leva, pas un bras ne s’agita, pas une main brandissant mouchoir ou linge n’esquissa la moindre manifestation d’intérêt. « Et pourtant », transmit le commandant d’escadrille, « ils sont vivants, ça, j’en suis sûr ! Je les vois d’ici. Il y en a qui mangent, qui bougent, qui font la cuisine, qui marchent sur le pont, qui… parfaitement ! Quant à s’occuper de nous et faire bonjour aux avions, rien ! Ces gens-là se fichent complètement que nous existions ou non ! » Sans doute l’enfant-monstre avait-il donné l’exemple de la dignité. L’armada de la dernière chance entendait jouer seule sa partie. Pour certains, elle n’en devint que plus menaçante. Pour la plupart, cette fierté jusque dans la misère brilla comme une épopée. « Ce ne sont pas des mendiants qui arrivent », commenta Boris Vilsberg au micro de Spécial Armada, « mais des hommes. À cette dignité suprême, que répondrons-nous ? »

D’une prudence exemplaire fut le communiqué de la Commission internationale :

« En ce qui concerne le moment présent, l’opinion peut être rassurée sur le sort de la flotte immigrante. Repérée par mer calme – suivait la position en longitude et latitude – et en bon ordre de marche, tout semblait normal à bord des navires dont la vitesse atteignait dix noeuds. Aucune demande de secours ou d’assistance n’a été reçue par nos avions, qui ont survolé la flotte toute la journée. Les conditions météorologiques générales dans cette partie du monde prévoient une longue période de beau temps. D’autres missions de reconnaissance seront effectuées à intervalles réguliers pour répondre immédiatement à tout appel de détresse. Aucune précision ne peut être fournie sur la destination finale de la flotte, car aucun débarquement de plénipotentiaires, médiateurs ou envoyés gouvernementaux n’a eu lieu et n’aura lieu à bord de l’armada, sauf s’il devenait clair qu’elle en exprimait le désir. Les gouvernements coopérant à la Commission internationale sont convenus de respecter la libre décision des immigrants, selon le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, inscrit à la charte des Nations Unies. »

Les bons apôtres ! Quel gouvernement sensé aurait voulu toucher à un cadeau aussi empoisonné, sinon pour tenter de l’offrir au voisin ? Et dans ce cas, quelle bataille diplomatique ! Quelles sordides manoeuvres ! Quel chantage à la misère ! Sous les yeux de la sainte opinion écoeurée ! L’Occident n’était plus qu’un jeu de roulette au milieu duquel tournait une boule noire qui n’avait pas encore fait son choix. Et tous ceux qui savaient contemplaient la boule avec effroi.

CHAPITRE 21

Alors qu’on la croyait prête à s’engager dans le golfe d’Aden, vers Suez, l’armada fut repérée sept jours plus tard au large des Comores, à l’entrée du canal de Mozambique, faisant route au sud vers le cap de Bonne-Espérance. Pour les avions français qui la découvrirent un soir au retour d’une patrouille de routine, aucun doute n’était permis. C’était bien l’armada de la dernière chance, quatre-vingt-dix-neuf navires alignés sur deux files conduites par deux grands paquebots rouillés, aux cheminées tronquées, dont la silhouette avait été communiquée à toutes les marines et aviations du monde occidental : l’India Star et le Calcutta Star. Le beau temps persistait. Sur l’océan étrangement calme, rien ne semblait menacer la progression inexorable de la flotte du Gange. Mais sans trouver d’explication, on s’étonna de ce changement de route qui avait dû se produire, selon les calculs, en tenant compte d’une vitesse moyenne de dix noeuds, quelque part à l’est de l’île de Socotra, sentinelle avancée au large du golfe d’Aden.

Bien qu’il en tînt la nouvelle secrète et que rien n’en transpirât jamais dans la presse ou les chancelleries, le gouvernement égyptien était intervenu. Il le fit seul, sans consulter ses partenaires arabes, sans informer les organismes internationaux ni les gouvernements étrangers, dans une atmosphère de conspiration et de crainte proche de la panique. La seule idée d’un million d’émigrants au dernier degré de la misère, bloqués dans le canal de Suez à la suite d’un incident de navigation, ou même d’une intervention éventuelle des puissances occidentales, terrorisa les ministres. On les comprend. L’indigence égyptienne a prouvé depuis longtemps ses qualités d’élasticité, mais de là à accepter l’impossible… Diplomatiquement, politiquement et économiquement impensable ! Dans le plus grand secret et la plus grande confusion, ordre fut donné au dernier torpilleur égyptien valide, rescapé des guerres d’Israël, de se porter à la rencontre de l’armada et de la persuader de changer de route. « Par quels moyens ? » demanda l’amiral égyptien. « Dois-je faire usage de mes canons si cela se révèle nécessaire et dans ce cas, quelles seraient les limites à une intervention armée ? » La réponse fut aussi nette qu’ambiguë : « Vous avez carte blanche et qu’Allah vous guide ! Bon voyage ! Fin de transmission. » Les ministres ne souhaitaient pas, visiblement, entrer dans les détails et d’ailleurs, comment l’auraient-ils pu ? Il ne faudrait pas en conclure, cependant, que les ministres égyptiens parlaient à la légère. Dans cette affaire hors du commun où se devinait à chaque instant la volonté divine, ils s’en remettaient de bonne foi à Allah, en fervents musulmans qu’ils étaient. Et Allah les écouta. Qui sait ce que la méthode aurait donné si les peuples d’Occident, en la même circonstance, s’en étaient remis à Dieu nommément, assiégeant les églises comme aux siècles bénis où la peste et les invasions raffermissaient la foi ?

La rencontre eut lieu à six cents kilomètres environ à l’est de Socotra. Elle fut brève. Adossé à un coin de la passerelle, l’amiral égrenait calmement son chapelet d’ambre quand les premières fumées de la flotte apparurent au-dessus de l’horizon, précédant de peu l’épouvantable odeur qui s’épaissit de minute en minute. De toute la vitesse que pouvaient encore donner ses machines après vingt-cinq ans de services et trois guerres perdues, le torpilleur égyptien fonça vers la flotte, puis, parvenu à la hauteur de l’India Star, décrivit un large cercle pour revenir bord à bord avec le paquebot, réduisant l’allure de façon à naviguer parallèlement, juste le temps de transmettre un message. De ce que pensèrent les acteurs de cette rencontre, sur chacun des deux bateaux, il n’y a pas grand-chose à dire. Il était midi et, dans un ciel sans nuages, le soleil flambait comme au sein d’une fournaise. À bord de l’India Star, la foule somnolait. Rien n’aurait pu la tirer de sa torpeur méridienne, sinon l’annonce du paradis promis. Or, l’aspect des marins égyptiens, peau foncée, cheveux noirs, oeil noir, n’annonçait pas le paradis blanc. Quelques passagers levèrent la tête, pour la laisser bien vite retomber dans l’anéantissement du sommeil. Deux ou trois enfants firent des signes d’amitié, vite lassés car les Égyptiens, comme hypnotisés, n’avaient d’yeux que pour la passerelle de l’India Star où un nabot d’aspect repoussant, juché sur les épaules d’un géant, le front ceint d’une casquette à galons d’or, agitait ses bras tordus et sans mains. Eux, pour qui la misère était aussi une compatriote et la difformité physique un spectacle fréquent dans les campagnes et les villes d’Égypte, soudain ils ne la reconnaissaient plus. Cette misère-là, tout entière ramassée dans le visage effrayant du monstre, ils ne l’avaient jamais rencontrée aux pires heures de l’Égypte souffrante et bafouée, misère inspirée, habitée par des puissances obscures, souveraines et invincibles. L’amiral frissonna malgré lui, car il avait reconnu l’incarnation du châtiment. « Qu’Allah protège ceux qui sont menacés ! » dit-il, « et qu’il soit béni pour notre pauvreté ! Envoyez le message ! Il se trouvera bien chez eux quelqu’un qui comprenne l’arabe »… Un officier emboucha le mégaphone. « Dirigez le mégaphone sur la passerelle de l’India Star », ajouta l’amiral, « là se trouvent l’âme et le cerveau de la flotte. Allez ! »

— L’amiral commandant en chef la marine égyptienne salue ses frères et leur souhaite bonne route. Le gouvernement égyptien déconseille fortement le passage de la flotte par le canal de Suez. Le canal n’est pas sûr. Vos plus grands navires risquent de s’y échouer. L’Égypte, pays pauvre, ne peut vous être d’aucun secours. L’amiral a reçu l’ordre de vous transmettre ce message et de s’assurer que vous en tiendrez compte. Bonne chance et que Dieu vous aide ! »

Jumelles braquées sur la passerelle de l’India Star, l’amiral attendit. Comme si d’un bateau qui ne ressemblait à rien de connu ayant jamais flotté sur la mer, pouvait surgir, et par quel miracle, une réponse dans les règles, par mégaphone, pavillons, sémaphore ou porte-voix ! Est-ce que ces gens-là avaient encore la moindre idée de tout cela ? Une sorte d’angoisse l’envahit qu’il n’avait jamais éprouvée, même au plus fort des batailles, quelque chose comme la révélation de l’impuissance humaine devant des phénomènes d’ordre surnaturel. Et ce message ? Dérisoire ! Un texte pour initiés d’état-major, qui ne signifiait pas grand-chose, ne proposait rien et qu’aucune force convaincante n’appuyait. En face, sur l’India Star, la foule, soudain réveillée, se dressa d’un seul mouvement. Le nabot gesticulait toujours, dominant la passerelle, point de mire de milliers de regards.

— Répétez le message, dit l’amiral. Ajoutez que je leur accorde cinq minutes pour changer de route. Après quoi…

— Après quoi ? demanda l’officier.

— Après quoi, rien… Si ! Dites simplement : Dieu vous guide sur la bonne route. Et puis, non ! Annulez ! À quoi jouons-nous ! Tout cela ne concerne ni eux ni nous. Alors transmettez ceci : Vous avez cinq minutes pour faire demi-tour, sinon j’ouvre le feu. Dieu vous indique la bonne route ! »

Sur la passerelle de l’India Star, un homme fit un geste, comme s’il avait compris. Il portait une vareuse bleue aux manches barrées de quatre galons, mais pas de casquette. Probablement le capitaine. L’homme montra le nabot, sur les épaules du géant, puis disparut dans la timonerie.

— Armez les canons de DCA, dit l’amiral. Obus traçants. Une seule salve. Pointez-les au-dessus de la passerelle entre le mât et la cheminée, la hausse à quarante-cinq degrés. Attendez mon ordre.

Dégageant son poignet, l’amiral contempla sa montre. Tandis que l’aiguille courait sur le cadran, l’India Star et le torpilleur marchaient toujours bord à bord, droit vers l’ouest, vers Socotra et Suez. L’immense flotte suivait, troupeau docile, aveugle, muet, ignorant. La quatrième minute s’acheva.

— Ouvrez le feu ! dit l’amiral.

Il avait souvent entendu le canon, mais jamais ceux-là ne lui avaient paru produire autant de bruit. Un vacarme effrayant ! Probablement ses nerfs tendus à l’excès en avaient-ils amplifié l’effet ? À moins que… A moins que ces coups de canon n’aient retenti sous un ciel différent, dans d’autres dimensions, se heurtant quelque part à un réflecteur inconnu ? L’amiral reprit confiance. Traçant des lignes de feu au-dessus de la passerelle de l’India Star, la salve se perdit dans la mer. C’est alors qu’éclatant au milieu d’un silence irréel, on entendit quelque chose comme un hurlement qui n’avait rien d’humain, ni d’animal. Une sorte de halètement saccadé, un peu comme le vent soufflant par rafales à travers une caverne vide et sonore. C’était le nabot qui hurlait. Il se produisit en même temps un phénomène incroyable : l’enfant-monstre tourna la tête ! Une seule fois, mais il la tourna ! Quand on sait qu’il n’avait pas de cou, qu’il était incapable d’aucun mouvement, excepté les battements de ses bras mutilés et les tics hystériques de sa face aplatie et qu’au surplus, le clapet de chair qui lui servait de bouche ne s’était ouvert qu’une seule fois auparavant sur un hurlement semblable, au bord du Gange, lors de l’envahissement de l’India Star sous la poussée des émigrants, autant croire au miracle. Ainsi pensa la foule, sur le pont de l’India Star. Ainsi en décida l’état-major de la flotte, groupé sur la passerelle autour du géant christophore. Sans doute existe-t-il une autre explication, plus rationnelle. La terreur de l’enfant-monstre, quand passèrent au-dessus de sa tête des traits de feu dans un bruit de tonnerre, libéra dans sa cervelle malade, l’espace d’un instant, des centres nerveux déconnectés depuis sa naissance. D’où le cri. D’où le mouvement. De nos jours, on explique ainsi, tout naturellement, les miracles de Lourdes, par exemple. Le soleil de Fatima ? Hypnose collective, etc. Dans cette différence essentielle d’interprétation des prodiges, peut-être faut-il voir un signe ? Deux camps se font face. L’un croit aux miracles. L’autre n’y croit plus. Celui qui soulèvera les montagnes est celui qui a conservé la foi. Il vaincra. Chez l’autre, le doute mortel a détruit tout ressort. Il sera vaincu.

L’enfant-monstre avait tourné la tête vers le sud. Sortant de la timonerie où il venait sans doute de consulter ses cartes et de calculer sa route, l’homme en bleu fit un autre signe de la main et son regard croisa celui de l’amiral égyptien. Malgré la distance qui les séparait, ils furent surpris, tous deux, de découvrir dans les yeux de l’autre quelque chose comme du soulagement. La tension tomba d’un coup et la foule se coucha, comme herbe sous le vent. Entre les deux bateaux s’agrandit le fossé liquide, devenant fleuve, puis mer libre. l’India Star s’éloignait, suivi par toute la flotte dont les quatre-vingt-dix-neuf sillages décrivaient un vaste arc de cercle d’un quart de circonférence, vers le sud. Une heure plus tard, elle avait disparu sous l’horizon. Alors s’enfuit le torpilleur. Son retour fut une fuite, semblable à celle des navires d’Occident s’écartant au plus vite de la route de l’armada pour ne pas s’y laisser prendre aux pièges de la pitié. À son bord, un amiral pensif. Un peu dans la peau d’un homme qui a vu un fantôme, se demande s’il l’a vraiment vu et sait qu’on ne le croira pas.

À ce tournant de notre récit, sans doute le destin de l’Occident vient-il d’être scellé. Arrêtons-nous un instant. Le passage par Suez aurait peut-être sauvé l’Occident. Sur les rives de l’étroit canal, aux portes du monde blanc, n’auraient pas manqué certains témoins objectifs pour décrire la vérité, la ressentir comme une menace et dénoncer avec preuves ce monstrueux mariage contre nature : diplomates en poste en Égypte, touristes, hommes d’affaires en voyage, résidents étrangers, journalistes, photographes, tous présents pour regarder passer l’anti-monde, le dévisager, presque à le toucher. Imaginons le tête-à-tête, la confrontation, la révélation de la promiscuité. Cette foule qui souffre et qui pue, vue d’avion, sur des photographies habilement commentées, cette foule-là émeut. Vue de près, défilant lentement sur ses navires de cauchemar à quelques mètres des rives du canal, elle eût inspiré la peur. C’est cette peur salutaire que certains témoins, au-delà d’un aveuglement partisan, au-delà des conventions morales, auraient pu inoculer, juste à temps, à nos pays d’Occident. Il eût été difficile d’étouffer leurs récits, d’effacer leur effroi avant qu’il devînt communicatif. On se fût souvenu du consul Himmans, mort seul sur les bords du Gange parce qu’il avait été le premier à comprendre. On eût mieux expliqué le crime du capitaine Notaras, ou prêté attention aux avertissements d’un homme comme Hamadura, interdit de parole pour crime de lèse-tabou. Si l’armada de la dernière chance avait franchi le canal de Suez…

Or, l’armada faisait route vers Le Cap. La dernière chance, ce fut l’Occident qui la perdit. Et s’il devait en survivre la moindre flamme vacillante, l’affaire des « menaces sud-africaines » l’éteindra définitivement.

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