Invasion et chute de la France – Le Camp des Saints [18-19]

Le temps des mille ans s’achève. Voilà que sortent les nations qui sont aux quatre coins de la terre et qui égalent en nombre le sable de la mer. Elles partiront en expédition sur la surface de la terre, elles investiront le camp des Saints et la Ville bien-aimée. [Apocalypse, XXe chant.]

Jean Raspail avait vu juste, voici le récit de l’invasion migratoire de la France jusqu’à la chute du pays.

CHAPITRE 18

Du temps des grandes guerres nationales, chez les peuples concernés, chacun affichait, dans sa cuisine ou son salon, la carte du théâtre des opérations, avec des petits drapeaux plantés sur la ligne de front, qu’on déplaçait ou non chaque soir à l’heure du communiqué. En France, tout au moins, cette coutume se perdit dès 1940, le vent de la débâcle, puis le vent de l’indifférence, ayant balayé les petits drapeaux de papier. En pleine guerre, personne, ou peu s’en faut, ne s’intéressa plus à la guerre et, de père en fils, l’habitude en fut pieusement conservée. La carte quotidienne de La Pensée nationale, qui suggérait pourtant fort bien un vaste théâtre d’opérations et l’avance d’une armée en campagne, frappa si peu l’imagination des foules que la vente du journal n’augmenta pas d’un exemplaire. Au bout de quelques jours, l’étudiant-rédacteur en chef adjoint proposa de modifier le titre quotidien en y ajoutant : « C’est la guerre ! Voici la carte du front. » « Évidemment, c’est la guerre », dit Mâchefer, « mais qui nous croira ? Une guerre où l’ennemi désarmé perd des morts tous les jours à plusieurs milliers de kilomètres d’ici ! On a bien trop endormi la population pour qu’elle possède encore la force d’imaginer d’autres formes de guerre que celles que l’on commémore bêtement chaque année. La guerre ? Le Français peut bien lire ce mot noir sur blanc et sur huit colonnes sans que cela lui fasse ni chaud ni froid, à moins d’avoir vu l’ennemi, entendu le canon ou touché sa carte d’alimentation ! Tout ce que nous obtiendrions, c’est un rush des bonnes femmes sur le sucre, l’huile et le café, et un rush des morveux dans les rues du Quartier Latin. Laissons cela. Quand tous ces faméliques seront en vue de nos côtes, alors nous emploierons le mot « guerre », en espérant qu’il retrouve quelque force. D’ici là, ne changeons pas notre titre. C’est le mot « vérité » qui compte. Nous vivons une époque où seule la vérité fait peur. C’est un mot mystérieux. On ne sait pas ce qu’il cache. On ne veut pas savoir. On l’évite. Mais il fait peur. Et le moment venu, chez les peuples sains, il se trouve parfois un nombre suffisant de types qui ont tellement la trouille qu’ils se retournent au lieu de s’enfuir et font face à leur peur et lui courent dessus pour en détruire la cause. C’est ce que j’espère. Sans trop y croire. Pensez-vous que ce pays soit encore un pays sain ? »

Si Mâchefer jugeait bien, il n’était pas le seul. Dans l’autre camp, les plus intelligents adoptèrent une position identique, mais pour des raisons opposées. Affrontement, envahissement, lutte de races, expiation de l’Occident, fin de l’impérialisme, et autres notions avancées un peu hâtivement le premier jour et qui pouvaient faire peur, disparurent du vocabulaire des meilleurs serviteurs du monstre. On se mit aussi à parler de vérité. Et qu’elle était douce à entendre ! On ne se gênait pas pour l’expliciter, on mettait les points sur les i, en contradiction avec vingt années de tir à boulets rouges sur l’ignoble paradis occidental. Le Paradis ? Mais comment donc ! Ce fut même le titre d’un brillant éditorial de Clément Dio. Un paradis pas ignoble du tout et qui nous faisait subitement honneur, à nous autres Occidentaux, un paradis immense, élastique, prospère et inépuisable, où nous allions pouvoir inviter enfin, dans l’ordre et la fraternité, ces pauvres errants si émouvants dans leur quête désespérée du bonheur. Il faut également noter, pour la petite histoire, l’interruption soudaine, sur tout le territoire national, de toutes les grèves et revendications sociales. Voilà l’ouvrier occidental brusquement transporté au paradis. Est-ce qu’on fait grève, au paradis ? Non, décidèrent les têtes pensantes des syndicats de pointe, parmi lesquelles deux ou trois savaient très bien ce qu’elles faisaient. En porte-à-faux, comme d’habitude, les autres syndicats, colosses aux pieds d’argile, emboîtèrent bêtement le pas. Peut-être est-ce une explication ?…

Dès le deuxième jour, notamment, Durfort rectifia le tir, à croire que tous s’étaient passé le mot alors que la bête, tout simplement, tire des ficelles dont les pantins n’ont même plus conscience. Il ne parla plus de « gigantesque prison qui se révolte pacifiquement », ou de « repenser les rapports entre individus ». Il raconta des histoires simples et souvent vraies – c’était un homme à fiches – d’enfants du tiers monde naguère adoptés et faisant vivre aujourd’hui leurs vieux parents français, ou d’immigrants de couleur devenus citoyens modèles et siégeant dans les conseils municipaux. Josiane et Marcel en pleuraient. Employant d’autres recettes, Vilsberg et Rosemonde Réal plantaient des seringues hypodermiques dans les vastes fesses molles de l’opinion. Peu de grincements. Tout le monde semblait d’accord, à « Spécial Armada », questionneurs et questionnés. À en croire le bon peuple français sélectionné par le central téléphonique de RTZ, les couleurs de peau ne sont qu’apparences sous lesquelles l’homme se révèle identique.

On n’entendit qu’une seule fausse note, au cours des premières émissions, lorsque intervint, sur les ondes, un auditeur qui tint absolument à se présenter : « Hamadura, Indien français, ou Français des Indes, comme vous voudrez, né à Pondichéry. » « Vous êtes le bienvenu, monsieur Hamadura », dit la merveilleuse Rosemonde, « en somme, vous représentez l’avant-garde, la preuve vivante de ce qui est possible »… « Vous me faites rire, à défaut de pleurer », coupa Hamadura le bienvenu, « je préférerais être l’arrière-garde, et même le dernier des derniers immigrants indiens. Vous ne connaissez pas mon peuple, sa crasse, son fatalisme, ses superstitions idiotes et son immobilisme atavique. Vous n’imaginez pas ce qui vous attend si cette flotte de primitifs vous tombe sur le dos. Tout changera, dans votre pays qui est devenu le mien, en eux et avec eux vous vous perdrez, vous… » L’instant de stupeur passé, Rosemonde appuya sur le bouton rouge, devant elle, dispositif d’urgence qui permettait de larguer, en direct, l’interlocuteur devenu importun. Vilsberg enchaîna en douceur. « Bavure naturelle », fit-il. « Je crois, Rosemonde, que ce monsieur avait vraiment dit tout ce qu’il avait à nous dire. L’étrange, c’est qu’il soit indien. Sans doute trouverons-nous une explication. Qu’en pensez-vous, mon cher sociologue ? » Le sociologue pensa. Brillante démonstration : « Exaspération des complexes allant jusqu’au reniement de sa propre race… Racisme de classe fréquent chez les peuples de l’Inde : cela ne me surprendrait pas que la peau de ce monsieur soit très claire et qu’il appartienne à la grande bourgeoisie brahmane… » Erreur tactique au central téléphonique. On entendit soudain M. Hamadura qui riait : « Maisje suis aussi noir qu’un nègre… », disait-il. « Alors, c’est pire ! » fit le sociologue, tandis que Rosemonde se débarrassait définitivement du monsieur, « nous assistons là à un phénomène classique, typiquement colonial, d’assimilation à la classe dirigeante métropolitaine entraînant le mépris du peuple dont on est issu. Le chien du Blanc hait le Noir, c’est bien connu. » Et l’on n’en parla plus. Mais nous reverrons M. Hamadura…

Comme toujours, ce fut Clément Dio, dans La Pensée nouvelle, qui marqua le plus de points. Son admirable numéro spécial sur « la civilisation du Gange » fit réfléchir tous ceux qui croyaient réfléchir. Arts, lettres, philosophie, histoire, médecine, morale, coutumes sociales et familiales, tout y passa, sous les meilleures signatures. Compte tenu de tout ce que les hommes du Gange nous avaient déjà apporté – musique sacrée, théâtre, chorégraphie, yoga, mysticisme, renouveau vestimentaire, bijoux, artisanat – on se demandait sincèrement, la dernière page tournée, comment il était possible que l’on pût plus longtemps se priver de ces gens-là ! Quant à nous, fils spirituels des Grecs, des Latins, des moines judéo-chrétiens et des Barbares de l’Est, peut-être, pour achever l’oeuvre d’art, fallait-il entrouvrir notre porte au Gange si profondément humain, ne serait-ce que pour équilibrer le matérialisme contemporain ? Certes, ce fut écrit prudemment, mais Clément Dio l’écrivit et personne n’y trouva rien d’anormal… Le paradis occidental, l’armada de la dernière chance, l’apport de la civilisation du Gange à l’accomplissement de l’homme, sur ces trois thèmes habilement combinés, la presse trouva son régime de croisière et l’opinion embarqua sans méfiance, d’autant plus que depuis trois jours, on était sans nouvelles de la flotte, repérée pour la dernière fois par des pêcheurs de Madras, quelque part sur le douzième parallèle nord. En somme, un fait divers à la une de l’information, du gâteau à tartiner, mais un fait divers quand même. Rien à voir – si l’on peut employer ce verbe, considérant une opinion aveugle – avec quelque chose susceptible de changer la face du monde. La bête s’en frottait les griffes d’aise. Le pape publia un petit communiqué larmoyant. Quelques évêques sociaux s’agitèrent, l’archevêque de Paris en tête, qui ne manquait jamais ces trains-là, ainsi que des ligues et comités mondiaux humanitaires, animés par le contingent habituel des inconditionnels de la bête. Juste de quoi nourrir le prologue. Sortie tout armée de la cervelle du ministre Jean Orelle, la Commission de coopération internationale pour l’aide à la flotte du Gange tint sa première réunion à Paris. Les fonctionnaires internationaux qui la composaient, rats chevronnés des fromages de l’ONU, vieux routiers de la FAO, de l’UNESCO, de l’UNICEF, de l’UNRWA et de l’OMS, connaissaient parfaitement leur métier et les impératifs de leur existence dorée : ils convinrent d’attendre.

D’Australie vient la seule réaction lointaine digne d’être notée. Isolés dans cette partie du monde, les Australiens ont la particularité d’appartenir à la race blanche. Ils vivent comme des nababs dans leur immense pays vide, assurés de l’inépuisable pactole de leurs mines et de leur bétail, mais, surtout, ils savent lire une carte géographique. À son départ du Gange, l’armada semblait faire route au sud. Au sud s’étend l’Indonésie, qu’il suffit de longer jusqu’au détroit de Timor pour apercevoir l’Australie : l’exact itinéraire des Japonais lors de la guerre du Pacifique, arrêtés juste à temps au détroit de Timor. Réuni comme chaque mardi à Canberra en « conseil de routine » – les peuples heureux et vulnérables savent cacher leurs inquiétudes – le gouvernement publia un communiqué, qui, bien que perdu parmi d’autres textes divers, ne passa pas inaperçu. « Le gouvernement australien », était-il écrit, « juge nécessaire de rappeler que l’entrée des étrangers dans le pays est soumise aux lois de l’Immigration Act et que, quelles que soient les circonstances, ces lois ne sauraient être transgressées ni abolies. » Rien de plus, mais rien de moins. Quand on connaît la sévérité exemplaire de l’Immigration Act australien, qui refoule impitoyablement tout ce qui est jaune, noir ou brun, y compris ses propres aborigènes, on comprend que, pour les Australiens, champions de l’Occident aux antipodes asiatiques, ce rappel prenait la forme d’une sorte de mobilisation des esprits. En termes déguisés, on invitait les Australiens à se cuirasser contre la pitié… et la flotte du Gange à passer au large.

L’Australie est un pays libre, les dépêches de presse n’y sont pas censurées. La nouvelle fit le tour du monde et, dans les pays occidentaux les plus malades, assortie de commentaires fielleux, elle claqua comme une profession de foi raciste. La bête comprit immédiatement que les hostilités, enfin, s’engageaient. Les ambassades australiennes à Londres, Paris, Washington, Rome et La Haye furent assiégées pacifiquement par des foules de jeunes gens hirsutes, mais disciplinés, au cri de : « Ra-cisme-Fas-cisme-Nous som’tous-des-hommes-du-Gange ! » Sauf à Washington, où les « pigs » conservaient quelques déplorables habitudes de violence héritées des « étés chauds », la police se contenta de ceinturer les ambassades de cordons massifs, mais immobiles. Aucun gouvernement démocrate n’osait plus, depuis longtemps, faire lever les matraques au nom du racisme. Au surplus, cela n’aurait pas été nécessaire. Les manifestants se contentaient de manifester en se gardant de rien casser ni de menacer qui que ce fût. On vit même des cortèges attendre sagement les feux rouges pour franchir un passage clouté. Voilà quelque temps déjà que la bête avait compris que la violence travaillait contre elle et qu’elle effrayait l’opinion, au risque de la réveiller en sursaut. La seule violence qu’elle s’était permise, au cours des dernières années et de plus en plus souvent, avait été exercée au nom de causes aussi inattaquables et pures que généreuses : oeuvres d’art volées puis échangées contre rançon au bénéfice de tel ou tel peuple misérable ; avions détournés par des pirates de l’air et passagers monnayés contre médicaments, vivres, vêtements ; banques dévalisées en faveur de populations accablées par un cataclysme ou une guerre civile, etc. Violence humanitaire. Façon comme une autre d’organiser quêtes et souscriptions charitables à l’échelle mondiale. Les gens de bon sens se prenaient la tête entre les mains, impuissants à raisonner sur des données morales bouleversées et, s’ils concluaient que la générosité n’excuse jamais la violence délibérée, ils se gardaient bien de le faire savoir. L’auraient-ils pu, d’ailleurs ? Même lorsque la violence de la bête choisissait de s’attaquer à des inégalités sociales de moindre importance : épiciers roués de coups dans un quartier pauvre, appartements inoccupés pendant l’été envahis par des squatters africains, marchandises volées et distribuées au peuple des bidonvilles, passage à tabac de financiers véreux condamnés par des tribunaux populaires illégaux, séquestration prolongée de patrons abusifs et trop bien choisis… Non ! Personne ne protestait et la justice elle-même, ébranlée dans sa sérénité et ne sachant plus si les lois brimaient ou protégeaient la société, accordait régulièrement les circonstances atténuantes aux prévenus qui sortaient de l’audience, libres et auréolés. De quoi démoraliser ceux qui se croyaient sincèrement honnêtes, hommes et femmes, c’est-à-dire, la quasi-totalité de la nation. Bref, par sa mesure diabolique, la bête avait mis polices et justices occidentales dans sa poche. Bien à l’abri, elle pouvait tranquillement se livrer à ce qu’elle appelait « des prises de conscience de l’opinion ». L’opinion prit donc conscience, une fois de plus, que l’autodéfense « raciste » est une plaie de l’humanité.

En ce qui concerne la véritable prise de conscience du monde occidental, c’est-à-dire la révélation de la menace mortelle et le souci de sa survie, le geste du gouvernement australien ne servit à rien. Pipé, falsifié, tronqué de son contexte – on peut se référer notamment à la photocopie de l’Immigration Act publiée par La Pensée nouvelle en page de couverture – il se retourna contre ce qu’il prétendait défendre : le monde blanc. Souvenons-nous de la réaction d’autodéfense, cruelle, mais sans doute saine, des compagnies de navigation occidentales déroutant leurs navires à plus de quarante-huit heures de route de la flotte immigrante, et cela dès la conférence de presse du ministre Jean Orelle. Sans doute était-il écrit au livre du destin, chapitre des hommes blancs, que les éclairs de bon sens, les sursauts de courage ou, plus simplement, les réflexes de conservation, demeurassent isolés, secrets ou déformés, sans qu’un total s’en dégageât qui pût peser de quelque poids. Peut-être est-ce une explication…

Puis on oublia l’Immigration Act du gouvernement australien, devenu sans objet, car la flotte modifia sa route et mit le cap au sud-ouest. Le monde apprit la nouvelle quand l’armada embouqua le détroit de Ceylan, entre la pointe de l’Inde et la grande île et fut repérée à mi-chemin des deux côtes, au large du Tuticorin, à la sortie ouest du détroit. Un hélicoptère de l’Associated Press la survola à vingt reprises à différentes altitudes, hérissé de téléobjectifs et de grands angulaires. Parmi les photos qui furent publiées dans la presse du monde entier, certaines étaient proprement bouleversantes, exactement aptes à émouvoir les âmes sensibles sans trop les effrayer. Détail étrange, cependant : la photographie en gros plan de l’enfant-monstre à casquette de capitaine, hissé sur les épaules d’un gigantesque Hindou, à l’avant de la passerelle de l’India Star et mesurant la mer de ses yeux fixes, cette photo-là, d’un réalisme insoutenable et propre à engendrer la terreur, ne fut publiée que six fois. Encore le fut-elle par des journaux de faible audience et marqués politiquement d’infamie, comme La Pensée nationale. Faut-il supposer que quelques dévots de la bête, placés à des postes clefs, prirent conscience du caractère épouvantable de cette photo et en court-circuitèrent la diffusion dans les réseaux de distributions des agences ? Ou bien qu’une sorte d’autocensure fut exercée au niveau des rédactions en chef des plus grands journaux occidentaux ? Toujours est-il que l’opinion, dans sa majorité, l’ignora. Peut-être est-ce une explication…

Notons encore, pour la petite histoire, qu’à Paris, Mohammed, dit « le cadi borgne », tomba par hasard, à un kiosque de la gare du Nord, sur l’enfant-monstre en première page de La Pensée nationale. Il acheta le journal, découpa la photographie, la fixa par quatre punaises au mur de sa cuisine et dit à sa femme Élise, triomphant : « N’est-il pas terrible, le frère qui nous arrive ? S’il débarque par ici, cela va ch… ! » Pensaient également de la sorte les diplomates et étudiants du tiers monde que tout éloignait, cependant – Mercedes, résidences universitaires, costumes croisés, ambassades, draps blancs et succès mondains – de l’épouvantail affamé de l’India Star. Ceux-là se précipitèrent sur les cartes géographiques et plantèrent fébrilement des petits drapeaux de papier, comme s’ils jalonnaient l’itinéraire de la revanche. Réflexe étrange, qui aurait plongé dans la perplexité toute l’équipe sociologique de Boris Vilsberg. Voilà des gens qui passaient leurs vacances à Vichy, qui ne connaissaient plus rien de leurs pays que les cacahuètes servies dans les cocktails, qui refusaient de rendre visite à la vieille mère, au village, parce qu’elle s’obstinait à s’asseoir sur ses talons, et qui appelaient de tous leurs voeux, au plus profond d’eux-mêmes, l’écroulement d’un monde où ils s’étaient enfin frayé un chemin ! Qu’il est tenace, le poids secret de la haine et de l’envie ! Les chiens des Blancs changeaient de camp, tout simplement. Ils aboyèrent beaucoup, suffisamment pour contribuer à assourdir l’opinion, mais à la minute de vérité, nous les verrons se réfugier dans leurs niches, sans doute pour y cacher la haine qu’ils finirent par se porter à eux-mêmes…

L’armada de la dernière chance débouqua du détroit de Ceylan et le monde, à nouveau, perdit sa trace.

CHAPITRE 19

Dans la longue dépêche qui accompagnait ses photographies prises d’hélicoptère, le journaliste d’Associated Press parlait d’une épouvantable odeur flottant sur la mer, comme une atmosphère dense au-dessus de l’armada. « Irrespirable ! » écrivait-il. « Le pilote et moi, nous avions imbibé de gin nos mouchoirs pour nous en faire un masque. Cela sentait très exactement la m… ! » Cette phrase, non plus, ne fut jamais publiée. La flotte naviguait dans l’océan Indien, vers les îles Laquedives et le canal des 10 degrés, depuis quarante-huit heures déjà, lorsqu’une brise d’ouest répandit l’épouvantable odeur, apportée du large, sur toute la côte des Malabars jusqu’au Cap Comorin, sorte de testament olfactif, jalon putréfié rappelant le souvenir de son passage. Les foules qui peuplaient cette région, surprises, presque terrifiées, levèrent le nez vers le ciel, humant religieusement la nuée. Des relents tenaces traînaient sur la campagne et les villes, si puissants qu’ils réduisaient à néant l’épaisse et familière senteur des bouses de vache séchées, brûlées par des millions de femmes dans des millions de bivouacs et de fours de terre, comme partout en Inde, à l’heure de la maigre cuisine quotidienne. Le Gange émigrant puait, comme jamais l’Inde charnelle n’avait pué.

Sur la flotte, en effet, un souci dominait tous les autres : le combustible. Le riz ne manquait pas, l’eau non plus, mesurés selon les critères de la frugalité endémique. Mais, chaque jour, il fallait cuire le riz, pour un million de passagers embarqués sur cent bateaux. Dès le premier jour, le désordre s’empara de la foule des passagers. Sur chaque bateau, les cuisines d’équipage se révélèrent dérisoires, impuissantes à nourrir les milliers d’individus qui se battaient à leurs portes, sur le pont, et refusaient toute discipline. Des clans se groupèrent, familles d’occasion, tribus géographiques formées pour la durée du voyage, ceux du pont avant, du pont arrière, de la deuxième cale, de l’atelier, etc. Chacune de ces tribus de rencontre organisa sa propre cuisine. Sur les plus grands bateaux, comme l’India Star et le Calcutta Star, on comptait déjà, au large de Ceylan, de l’avant à l’arrière et du pont au fond de la cale, plus de cent popotes où le riz cuisait quotidiennement dans des casseroles, chaudrons, bidons, boîtes de conserve, récipients de toutes sortes sous lesquels on brûlait tout ce qu’on pouvait trouver à bord. Sur ces navires rudimentaires, dès le départ, le bois était rare. Tout y passa : les derniers canots de sauvetage, les cadres des couchettes, les madriers de cale, les cloisons des chambres de veille et des cabines d’officiers, jusqu’aux rares livres des bibliothèques de bord et il fallut toute l’autorité du coprophage pour que soient épargnées les cartes marines, les instructions nautiques et les boîtes à sextant. Se dévorant elle-même les entrailles en milliers de flammes fumantes, peut-être la flotte aurait-elle pu entretenir ses foyers jusqu’au terme du voyage, s’il n’avait fallu alimenter aussi les bûchers.

L’Inde brûle ses morts. L’armada brûla les siens dès son départ. Tout au moins ceux qui mouraient à bord, et non ceux qui tombaient à l’eau, puces infimes chues des flancs de l’armada secouée par le flot. Il en mourait beaucoup, surtout des vieillards et des enfants, déjà épuisés avant de monter à bord, faméliques à bout de résistance que l’espoir insensé acheva. Sur le pont de chaque navire, le Gange émigrant ressuscita les épouvantables crémations de Bénarès. Crémations de pauvres, à l’économique, bûchers maigres et difformes faits d’avirons, de vieux emballages, de planches rouillées et de capots d’écoutille, où les cadavres n’en finissaient pas de se consumer, les entrailles humides surtout, répandant sur la mer une effroyable puanteur. À chaque instant, des membres s’échappaient des bûchers trop étroits, des têtes aux cheveux cramés roulaient jusqu’aux pieds de la foule accroupie. Armés d’une gaffe de marin, les incinérateurs crochetaient dans toute cette viande pour la ramener au centre du foyer dégoulinant de graisse humaine. D’autres attisaient le feu, cherchant avec des pelles, dans la cendre, des trognons de bois pas encore calcinés pour raviver la flamme mourante. Jusqu’au jour où, passé le détroit de Ceylan, la flamme des bûchers s’éteignit, faute de combustible, dans le même temps que moururent, sous des centaines de chaudrons de riz, les dernières braises des foyers de popote. L’Inde est soeur de la mort et mère de ses morts. Le silence se fit sur toute la flotte, tandis que le coprophage consultait l’oracle muet, l’enfant-monstre. Du trou béant de sa bouche, un filet de bave bleuâtre coula. « Qu’on jette les morts à la mer ! » ordonna le coprophage. Mais pour le riz ?

Pour cuire le riz, aucun ordre ne fut nécessaire. Il ne restait qu’une solution, familière à tout Indien. À défaut de bouses de vache, la multitude embarquée brûla ses propres excréments, préparés suivant une technique paysanne éprouvée depuis trois mille ans. Les ponts des navires devinrent des ateliers où d’étranges charbonniers, surtout des enfants, assis sur leurs talons, pétrissaient ferme avec leurs doigts les étrons qu’on leur apportait. Ils les tassaient longuement pour en évacuer le liquide et leur donner la forme ronde d’un boulet, semblable à ceux dont on chargeait les poêles, naguère, chez nous. Le soleil du tropique faisait le reste, qui chauffait les tôles des ponts dont de larges surfaces, évacuées par la foule, furent transformées en séchoirs où des milliers de boulets puants se métamorphosaient en combustible bien sec. D’autres enfants servaient de pourvoyeurs, rapides, malins. L’oeil aux aguets, ils repéraient l’homme ou la femme en train de s’accroupir dans la position de l’animal humain déféquant, et hop ! ils leur plongeaient entre les jambes, s’emparant de la précieuse matière encore chaude pour l’apporter aux pétrisseurs de merde. Ainsi l’armada put-elle cuire son riz tout au long du voyage, répandant sur la mer cette épouvantable odeur dont parlait le journaliste et qui intrigua tant certains navires étrangers, loin sous le vent de la flotte.

À bord, la vie n’était que végétative : manger, dormir, économiser ses forces, méditer sur l’espérance et sur le paradis où ruisselaient le miel et le lait, où des fleuves sages et poissonneux baignaient des champs gorgés de récoltes spontanées. Seuls, les enfants chasseurs d’étrons, courant de-ci de-là, les mains jointes en forme de coupe, animaient cette foule frappée d’immobilité, couchée sur le pont des navires comme des morts alignés au soir d’une bataille. La chaleur aidant, l’inaction, le soleil sur la peau et dans les cervelles comme une drogue, l’espèce de climat mystique où baignait cette multitude et, surtout, l’inclination naturelle d’un peuple pour qui le sexe n’a jamais été synonyme de péché, la chair se mit à bouillonner sourdement. Il naquit, parmi les formes allongées, des mouvements en tout genre. À certaines heures, les ponts des navires ressemblaient à ces bas-reliefs de temple si appréciés par les touristes égrillards ou rougissants, mais rarement sensibles à la beauté de la sculpture et des gestes. Des mains se levaient, des bouches, des croupes, des sexes masculins. Sous les tuniques blanches, coururent des ondes de caresses. Des adolescents passaient de main en main. Des filles à peine nubiles somnolaient, tête-bêche, dans un mol enchevêtrement de bras, de jambes et de cheveux dénoués et lorsqu’elles se réveillaient, se léchaient en silence. On embouchait des verges jusqu’à la garde, des langues pointées trouvaient un fourreau de chair, des femmes masturbaient leurs voisins. Sur les corps, entre les seins, les fesses, les cuisses, les lèvres, les doigts, coulaient des ruisseaux de sperme. Les couples n’étaient plus couples, mais trios, quatuors, familles de chair doucement frénétiques et imperceptiblement extasiées, hommes et femmes, hommes et hommes, femmes et femmes, hommes et enfants, et enfants entre eux jouant, de leurs mains fines, l’éternel jeu du bonheur charnel. Des vieillards décharnés sentaient revivre une force perdue. Sur tous les visages, au-dessous des yeux clos, errait le même sourire calme et serein. On entendait que le vent de la mer, le halètement des poitrines et parfois, un cri, un gémissement, un appel qui réveillait d’autres formes étendues et les faisait se rejoindre dans la communion des corps.

Ainsi, dans la merde et la luxure, et aussi l’espérance, s’avançait vers l’Occident l’armada de la dernière chance.

Laisser un commentaire

Votre commentaire sera publié apres contrôle.



Soyez le premier à commenter