La mosquée Notre-Dame de Paris – 13

13 – On tient conseil sous terre

Pour économiser l’électricité, il avait fallu éteindre un plafonnier sur deux, de sorte que le quai, où alternaient les zones d’ombre et de lumière, donnait l’impression d’être zébré.

Les gens, arrivés seuls ou par petits groupes, se massaient le long des voies. EugèneOlivier pensa que cette foule devait être assez semblable à celle qui, vingt-cinq ans auparavant, attendait là le passage des trains. Bien différente, à coup sûr, de celles qui hantaient actuellement les stations de métro voisines restées ouvertes. On n’y voyait ni femmes drapées dans leur linceul, comme des revenantes, ni fez ou calottes vertes sur la tête des hommes. Ce n’étaient que frais minois de jeunes filles, nobles visages de femmes mûres, et mentons rasés. (Il y avait longtemps déjà, depuis la prise de pouvoir par les wahhabites, que, parmi les Français, seuls les collabos portaient la barbe. Les autres s’étaient tout à coup avisés que même Charlemagne se rasait).

Ici, il n’y avait aucun ex-Français, que des Français véritables. Et parmi eux, cette jeune Africaine, vêtue d’une longue jupe plissée et d’une écharpe de dentelle noire gracieusement jetée sur ses épaules. Elle portait une croix ancienne, sans doute héritée de sa grand-mère, et cette croix semblait lourde, passée autour de son cou gracile.

EugèneOlivier, qui l’avait croisée plusieurs fois dans le ghetto de Pantin, se souvenait d’elle, car il y avait peu de Noirs dans les ghettos, à part quelques adeptes du vaudou que l’on pouvait identifier facilement. Mais il ne savait pas qu’elle était chrétienne, comme il ignorait d’ailleurs l’existence même des chrétiens. Allait-il retrouver d’autres visages connus ?

La jeune fille, qui l’avait aussi reconnu, lui sourit, tout en se frayant un passage entre les bancs vers un groupe d’amies dont l’une lui faisait signe de loin. Elle était chaussée d’escarpins légers totalement inadaptés au sol glissant du souterrain.

« C’est Michelle, une battante. Elle veut devenir religieuse, elle se prépare à entrer au Carmel. Tu sais qu’il y a encore un Carmel dans les Pyrénées. Figure-toi que ses ancêtres, au Gabon, étaient des enfants spirituels de Monseigneur en personne ! C’est-à-dire, à l’époque où il n’était encore qu’un simple missionnaire ».

Ce fut comme si le sol se dérobait sous lui. Jeanne, radieuse, se tenait à ses côtés. De toute évidence, elle était comblée par la vie ou fière d’elle-même ou les deux à la fois.

« Salut ». Eugène-Olivier, à sa grande confusion, sentit que son visage s’empourprait. Combien de fois, ces derniers jours, il avait imaginé cette nouvelle rencontre et voilà qu’il était pris de panique. « J’aurais jamais cru te trouver ici ».

Jeanne fit l’étonnée.

« Ca, par exemple ! Tous les gens comme il faut se réunissent ici, et il faudrait que je n’y sois pas ? A quel titre, cette exclusion ? ».

« Non, pas du tout, je voulais pas parler d’exclusion. J’avais seulement oublié que tu pouvais être là ».

Et impossible de disparaître sous terre, on s’y trouvait déjà. Quel crétin, mais quel crétin il faisait ! Il avait eu peur de laisser paraître qu’il n’attendait que cette rencontre et ce qu’il venait de lâcher, revenait à dire qu’il n’avait que faire d’elle. C’est ce qu’elle allait penser maintenant et elle le balaierait de sa mémoire comme quantité négligeable. Mais qu’est-ce qui lui avait pris de soulever cette stupide question de rencontre. Il y avait tant d’autres sujets intéressants qu’il aurait pu aborder d’emblée avec la jeune fille, sans avoir l’air de rien, comme il l’avait prévu. Mais où étaient donc passés tous ces sujets, soigneusement sélectionnés ? Sa tête était vide comme une coquille d’oeuf.

« Tu as une idée de ce qui se prépare ? ».

Ouf ! Au moins, elle n’avait pas l’air d’être vexée.

« J’ai l’impression que personne ne le sait au juste. Pas même Sevazmiou, Brisseville ou la Rochejaquelein ».

Eugène-Olivier savait que les trois commandants de la Section parisienne du Maquis devaient se trouver quelque part ici, sur le quai. Mais, pour le moment, il n’avait aperçu que Philippe-André Brisseville, aussi livide qu’en plein jour, à cause de ses poumons malades. Dans ce souterrain, bien qu’il n’eût que trente-cinq ans, il en paraissait au moins cinquante. Si l’on en croit une vieille histoire d’origine incertaine, les wahhabites, pour essayer de le débusquer, avaient lâché des gaz hyper toxiques dans l’une des multiples caches que des particuliers mettaient à sa disposition. Brisseville, à ce que l’on disait, aurait saisi une bouteille d’eau minérale qui se trouvait là et aurait appliqué contre son nez et sa bouche son mouchoir imbibé d’eau. Il avait pu ainsi étouffer ses cris de douleur et dissimuler sa présence à ses poursuivants. Mais il était devenu infirme à vie et ne pouvait rester plus d’un mois sans s’injecter des doses invraisemblables de triamcilonone. Le pire était l’impossibilité pour les maquisards de se procurer ce produit de façon régulière. Comment Brisseville supportait-il les périodes de sevrage forcé, seule son épouse Marie aurait pu le dire.

Mince, les cheveux foncés, il était là, à une trentaine de pas, examinant avec attention l’écran de son portable.

« Dis donc, regarde un peu », s’exclama Jeanne en poussant du coude EugèneOlivier, « Tu as vu Sophie Sévazmiou ? Qu’est-ce qu’elle a à causer avec ce salaud ? »

Eugène-Olivier, leva les yeux dans la direction où regardait la jeune fille. Sophie Sévazmiou était assise sur la dernière marche d’un escalier qui menait autrefois vers une sortie. Ahmad ibn Salih, c’était lui, sans erreur possible, se tenait debout devant elle, quelques marches plus bas.

« Mais qu’est-ce qu’il fout ici celui-là ? » continua Jeanne sur un ton perplexe, « C’est vrai, rien ne garantit, évidemment, qu’il n’aura pas à numéroter ses abattis en prenant la porte. Regarde, c’en est un, c’est sûr, je détecte leur physionomie même au pas de course ! ».

« Oui, mais celui-là, il n’est pas comme les autres. C’est un mec tordu ».

Cependant, Eugène-Olivier ne pouvait détacher son regard de Sophie en pleine conversation avec l’Arabe. Sur ses lèvres errait un sourire plus que tout autre reconnaissable, un sourire amical, ouvert, approbatif. Elle pouvait avoir mille raisons de s’entretenir avec ce personnage, et même de l’introduire ici, elle n’était pas Sophie Sévazmiou pour rien. Mais comment justifier pareil sourire, un sourire réservé aux nôtres ?

Et ce n’était pas un jeu, il est des choses qu’on ne peut feindre. D’ailleurs, quand elle souriait ainsi, du coin des lèvres, des petites flammes dansaient dans ses pupilles. Fichtre ! Qu’est-ce que c’était que ce bazar ?

Sophie était en train d’extraire une papirosse de son éternel paquet de Belomorkanal.

« Difficile d’arracher un masque qui vous colle tout autant aux tripes qu’à la peau. Très difficile, Sofia ».

Vêtu d’un simple blouson de drap et d’une chemise brune à col souple, Slobodan n’avait plus du tout l’air d’un Arabe. Et pas seulement parce qu’il avait abandonné le costume tape-à-l’œil des Orientaux. Une nouvelle expression modifiait étrangement les traits de son visage.

« Pourtant, j’ai tant de questions à vous poser que je ne sais par quoi commencer ».

Sofia Sévazmiou sourit.

« Vous avez commencé par prononcer mon nom convenablement. Et vous ne pouvez pas savoir à quel point cela m’est agréable, ne serait-ce que pour reposer mon oreille ! Et puis j’aimerais autant qu’on parle en russe. Le russe, c’est comme la vodka, ça aide à résoudre tous les problèmes ».

« J’aime bien la vodka de genévrier ».

Slobodan parlait russe sans accent, mais non sans effort, et d’une voix un peu monocorde :

« Berk, ça a du mal à sortir. Bizarre comme impression. Il y a bien cent ans que je n’ai pas parlé russe, même en rêve. Pourquoi êtes-vous ici, Sofia ? ».

Un sourire traversa le regard de Sofia.

« Ici dans le métro, ou ici à Paris ? ».

« Vous m’avez compris, je vois que vous m’avez compris. Ceux qui vous ont volé votre enfance, les Européens les appelaient des « insurgés » ou des « combattants pour la liberté ». Ils refusaient de reconnaître que ces vaillants pourfendeurs de femmes enceintes et d’écoliers étaient des terroristes. Ils leur offraient l’asile. Ils créaient de véritables pépinières de ces serpents ».

Eugène-Olivier n’était pas le seul à être perplexe. Ebahis, beaucoup de maquisards regardaient Sophie Sévazmiou échanger des propos en une langue inconcevable avec un Arabe tout aussi incongru en ces lieux.

Un de ces regards n’ayant pas échappé à Sophie, elle lui avait répondu par un sourire.

« Il ne manquait pas de ces vermines même en Russie. Vous n’avez peut-être pas entendu parler d’un certain Kouznetsov, un militant des droits de l’homme. Je l’ai rencontré une fois dans mon enfance, mais j’ignorais encore beaucoup de choses. C’était juste à ma sortie de captivité. Si j’avais su alors la vérité, je vous jure que je lui aurais arraché les yeux, aucun adulte n’aurait pu me retenir. Au début des années 95, vous vous en souvenez sûrement, on donnait l’assaut à Groznyï. Ce traître s’était glissé parmi les soldats. Il criait : Ecoutez moi, je suis Adam Kouznetsov, je me bats pour les droits de l’homme, je vous en donne ma parole, si vous déposez les armes, on vous évacuera vous aussi ! (79) En quoi cette guerre vous concerne-t-elle ? Pourquoi êtes-vous des occupants ? Pourquoi sacrifier votre vie pour une cause injuste ? Vous imaginez, Slobo, à qui il s’adressait ? A des gamins de dix-neuf ans, mais l’âge ne fait pas tout. Je pense que ni vous ni moi n’aurions mordu à pareil hameçon, même à dix-neuf ans. Mais eux étaient des jeunots complètement immatures. Sans expérience de la vie, sans idéologie. Il faut dire qu’ils étaient encore à l’école quand l’Empire s’écroulait. Même s’il s’en trouvait un parmi eux qui travaillait alors plutôt que de cracher au plafond, qu’avait-il pu lire sur le général Ermolov (80) dans les manuels en usage à l’époque de la perestroïka ? Et ils l’ont cru, et ils ont déposé leurs armes. Comment n’auraient-ils pas cru un bon grand-père comme lui ? Et le plus vexant c’est que, si ledit grand-père s’était présenté quelques mois plus tard, il aurait fait chou blanc avec son numéro. Les jeunes étaient devenus, à une vitesse incroyable, de vrais soldats. Ils n’avaient pas encore le sens de la nation, mais chacun avait tiré des leçons de son expérience. L’un avait compris que la croix, ce n’était pas simplement le martyre comme le petit gars qui avait partagé autrefois ma captivité durant quelques jours (81). Un autre avait entrepris de venger ses copains. Il se serait cassé le nez, le grand-père, même un mois après ! ».

« Et on les a tous tués ? ».

Slobodan commençait à regretter d’avoir jeté de l’huile sur la flamme ténébreuse qui flamboyait maintenant dans les yeux de Sofia. Il avait eu tort de la lancer sur ce sujet, et d’ailleurs, de quel droit ?

« S’ils les avaient tués seulement ! répondit-elle au bord des larmes. S’ils les avaient tués, Slobo ! Seigneur, qu’est-ce qu’ils leur ont fait subir ! Ils les ont violés, ils leur ont coupé les oreilles, le nez, crevé les yeux, coupé les parties génitales. Et tout ça avec de gros rires, comme les Afghans quand ils jouent au foot avec un mouton vivant ».

Slobodan serrait les mâchoires, et son visage s’était durci.

« Je connais leurs pratiques. Je suis né au Kosovo »

« Je l’avais deviné. Bref, les soldats, en majorité, ont disparu sans laisser de traces. Mais certains, en assez grand nombre, ont été rendus à l’armée fédérale après coup. Par mesure d’intimidation. Parmi ces rescapés, beaucoup n’ont pas survécu longtemps aux sévices endurés, d’autres ont fini de pourrir dans des hôpitaux psychiatriques. Et, vous vous en doutez, le spectre « d’enfants ensanglantés » (82) ne vint jamais hanter, par la suite, les nuits de Kouznetsov. Bien qu’il ait crevé de façon assez singulière. Il déambulait dans un lotissement de datchas. C’était le soir. Il voit venir à sa rencontre un jeune gars à l’oreille coupée avec un bandeau sur l’oeil. Personne alentour. Alors le valeureux défenseur des droits de l’homme se met à hurler comme une bonne femme en reculant et en criant Je n’y suis pour rien. On m’avait promis. Ce n’est pas ma faute !! , ensuite, il tourne les talons et prend ses jambes à son cou…. On l’a retrouvé sur les marches du quai de la petite gare locale. Il avait tant galopé que son cœur avait lâché. Quant au jeune homme, c’était un mineur de fond qui avait été victime d’un accident. Il n’avait même pas compris qui était ce vieux birbe et pourquoi il s’était mis à le fuir à toutes jambes en le voyant. Grotesque. Mais ça s’est passé bien plus tard, au moins quinze ans après les évènements Tout ça pour dire, Slobo, que des salauds qui les soutenaient, il n’en manquaitpas non plus en Russie ».

« C’est exact. Seulement ici, en Europe, ces bassesses rapportaient gros. Aux EtatsUnis encore, rien d’étonnant. Certains y croyaient, les autres s’en foutaient. Savez-vous, Sofia, que, pendant la guerre, nos hommes avaient fait trois prisonniers américains. C’était déjà extraordinaire qu’on ait pu les capturer, vu la veulerie avec laquelle ils ont mené les opérations. Ce ne fut qu’une clameur ! L’Amérique se couvrit d’une mer de petits rubans jaunes ! Et les nôtres ne tinrent pas le coup, ils restituèrent les trois « héros ». Vous savez ce que j’aurais fait, moi ? ».

Sofia eut un mouvement d’épaules :

« Dites voir…. Vous leur auriez offert à chacun une breloque en plomb en souvenir ».

« Vous n’y êtes pas du tout, dit Slobodan en riant. Je n’aurais pas supprimé ces morveux. Ce n’étaient pas des Albanais tout de même. Je n’aurais pas lésiné, je les aurais flanqué d’une garde, et obligé à remuer les décombres causés par leurs propres bombardements. J’aurais exigé qu’ils en retirent de leurs mains, l’un après l’autre, tous les petits cadavres calcinés des enfants serbes. Et seulement après, je les aurais, moi aussi, libérés. Peut-être l’un d’eux aurait-il eu un déclic de conscience, peut-être aurait-il parlé une fois revenu chez lui ».

« Mais en Europe, tout de même, des voix se sont élevées. Même chez les responsables politiques, c’est un fait ».

« On pouvait les compter sur le bout des doigts. Vous savez, Sofia, j’ai lu votre histoire dans le recueil de documents consacrés à l’affaire Doudzakhov. C’est lui qui devait personnellement encaisser la rançon de votre délivrance. Je sais qu’ici, en Europe, d’abord à Stockholm, à Londres ensuite, l’adolescente que vous étiez a tenté en vain de se faire entendre. J’y ai lu bien d’autres choses encore. Dites moi, peut-on vraiment pardonner aux Européens la protection accordée aux ignominies des musulmans en Tchétchénie, dans le seul but de couler la Russie ? ».

« J’ai peur que non », répondit Sofia en souriant.

« Mais vous, vous….Vous avez pardonné ».

« Pardonné ? » répéta Sofia en extrayant de son éternel paquet une nouvelle papirosse. « Je ne sais pas, je n’y ai même pas réfléchi. Je suis ici, parce que je suis utile ».

« Vous êtes une femme fantastique, Sofia. Je n’aurais pas pu faire comme vous. Je ne pardonne pas aux Européens, chaque jour je me redis la même chose. Je n’ai rien à faire de leurs malheurs, ils se sont fourrés eux-mêmes dans la gueule du dragon ».

« Peut-être, Slobo, mais n’allez pas maintenant me raconter que vous avez l’intention de vous défiler avant le grabuge ».

« Je resterai. Mais pas pour leurs beaux yeux. J’en ai marre d’avoir si longtemps dissimulé. J’ai une envie folle d’attraper une arme automatique et d’en découdre avec les musulmans. Vous ne pouvez pas imaginer quel désir mortel s’est accumulé en mon âme durant ces années de cabotinage ».

« Et moi, bien sûr, je vivais comme un coq en pâte, je ne me refusais rien. Comment pourrais-je imaginer vos états d’âme ? ».

Ils éclatèrent de rire, comme deux gamins, en se regardant dans les yeux.

« Inutile de vous diaboliser. Cela fait un demi-siècle que vous vous entraînez, et pas seulement au tir, à ce que je comprends. Je crois savoir que vous collaboriez avec votre mari pour faire évoluer le paysage médiatique ? Il a réussi à faire beaucoup dans ce domaine ».

« C’est une vieille histoire, bien antérieure même à notre rencontre, dit Sofia avec un petit rire ironique. Mon mari était étudiant à la Faculté des lettres et pensait sérieusement consacrer sa vie à l’œuvre d’Euripide. Déjà en première année, son meilleur copain était Veselan Yankovitch, un de vos compatriotes. Bien sûr, en tant qu’orthodoxe, Léonid était déjà au courant de ce dont les Européens n’avaient aucune idée. Pourtant, cette amitié lui ouvrit les yeux sur bien des choses. Depuis le lycée, il avait l’habitude naturellement de passer ses vacances en Europe, et pas seulement sur les plages à la mode. Les jeunes aiment bien discuter des grands problèmes, c’est de leur âge, mais, pour la plupart, ça leur passe vite, sans laisser de trace. Léonid fréquentait de nombreux copains et copines anglais, français, allemands et très vite il avait remarqué, non sans irritation, que ces beaux esprits, tous plus originaux les uns que les autres, devenaient calibrés, comme poussins sortant de la couveuse, dès que l’on abordait la question des Balkans. C’était un pitoyable assortiment de stéréotypes libéraux, et une ignorance abyssale des faits historiques. Au début, Léonid passait des nuits entières dans des campings ou des discothèques à évoquer le conflit des civilisations, mais il comprit vite qu’il ne pourrait jamais convaincre tout le monde. Et il n’aimait pas rester sur un échec. C’est ainsi qu’a mûri, entre deux activités, ou plus exactement au sein des loisirs laissés par ses études littéraires, l’idée de fonder sa propre maison d’édition. Ainsi naquirent les éditions Electre spécialisées dans la littérature documentaire ».

« Je me souviens parfaitement de ces livres brochés, imprimés sur du papier bon marché. Le logo représentait une jeune fille en haillons. J’en ai souvent eu entre les mains ».

« Ce n’est pas étonnant. En huit ans d’existence, il est sorti beaucoup de titres utiles. Il fut décidé dès le départ que les ouvrages seraient publiés non seulement en grec, mais dans plusieurs langues européennes. En français, allemand, anglais évidemment, encore que dès la première année ils furent interdits en France, et, l’année suivante en GrandeBretagne et en Allemagne. L’édition espagnole vit le jour seulement après son interdiction officielle. Une interdiction préventive, en quelque sorte. Mais, ce n’était pas un vrai problème. Ceux qui s’intéressaient à ces livres venaient les acheter à Athènes, l’équipe éditoriale appelait ça, en plaisantant, « le tourisme littéraire ». Comment se recrutaient les collaborateurs ? Qui proposait ses manuscrits ? Ses enquêtes, ses analyses ? Par quels canaux les auteurs se procuraient-ils leurs informations, où puisaient-ils leur inspiration ? Electre exerça très vite une attraction magnétique. A partir de là, les choses s’enchaînèrent d’elles-mêmes. On ouvrit deux ou trois fonds auprès de l’édition, histoire d’envoyer, dans un premier temps des missions médicales humanitaires ici ou là, bref une activité tout ce qu’il y a de plus officielle, et puis, bientôt, parallèlement, se développèrent des actions un peu moins officielles ».

« Fichtre ! C’était risqué. Il y avait un revers à la médaille ».

« Comme vous dites. D’un côté, sans Electre, il n’y aurait jamais eu tant de brillants esprits concentrés en un même endroit, de l’autre, une telle maison d’édition constituait un écran par trop transparent. Les libéraux subodoraient grosso modo le profil des actions occultes qu’il dissimulait, sans se donner la peine de chercher des preuves. Il faut reconnaître honnêtement que leur intuition ne les trompait pas. Nous nous sommes connus, Léonid et moi, quand toute cette affaire était déjà lancée ».

*
**

Un sourire passa dans les yeux de Sophie. Elle venait de se souvenir comment elle avait eu juste le temps de jeter une serviette sur sa tête et de bondir de la douche pour aller ouvrir. Aucune importance, elle attendait une jeune femme, de plus, pas particulièrement ponctuelle. Elles avaient convenu de se rencontrer à deux heures et il n’était encore que moins dix.

Mais c’était un jeune homme qui se tenait sur le seuil. Faisant mine de ne remarquer ni le peignoir ni la serviette, il souriait de toutes ses dents.

« Sophie Grinberg ? ».

Sonia eut un mouvement de recul. Une pensée lui traversa l’esprit : « Flûte, mon revolver est dans la chambre, bouclé dans la valise ».

« Arrêtez, qu’est-ce que vous faites là ? J’attendais une femme ».

L’homme restait campé sur place.

« Vous attendiez Milana Mladitch. Moi aussi, je pensais qu’elle allait s’occuper aujourd’hui de vos documents. Mais voilà, elle accouche. Encore heureux qu’elle ait eu le temps de passer un coup de fil avant d’entrer en clinique. Il y a juste quarante minutes. Permettez-moi cependant de me présenter : Léonid Sévazmios, galérien en chef aux éditions Electre ».

« Prenez la peine d’entrer ».

La serviette avait glissé de sa tête sur ses épaules et elle secouait sans façon ses mèches dégoulinantes.

Il ne lui fit pas très bonne impression. D’après son costume, il avait tout l’air « bon chic bon genre », selon l’expression en usage quand elle était collégienne. Difficile de définir exactement ce que l’on entend par là. Disons, le bcbg, c’est quelqu’un dont tu peux dire, si tu le rencontres en été, qu’il ne porte, l’hiver, que des manteaux de cachemire. Et elle aurait juré que son visiteur en avait un dans sa garde-robe. De plus, il était bronzé, avait des yeux marron et des cheveux châtain foncé. Or, Sonia ne se sentait attirée que par les blonds, à la rigueur les rouquins, sans pouvoir expliquer à coup sûr s’il s’agissait d’une question de goût ou d’une sorte d’autodéfense instinctive. Et puis, il semblait trop heureux de vivre, trop joyeux.

Non, à première vue, Léonid Sévazmios ne lui avait pas plu. Pourtant, elle devait reconnaître honnêtement, que ce qu’elle savait de lui par ouï dire, plaidait en sa faveur. Et l’honnêteté, elle l’avait alors érigée en valeur suprême, presque fétiche.

« Une minute, je vous prie, lança-t-elle depuis la salle de bain où elle enfilait à la hâte un débardeur en jean. Je vous offre du thé ? ».

Il lui cria du salon :

« Non ! Je ne bois que du thé torréfié Lapsang Souchong de la marque Newby et vous n’en avez pas ! Je suis sûr que vous n’avez qu’un quelconque Pickwick en sachet, peut- être même à la bergamote ! Je ne prendrai pas de café non plus, vous ne savez pas le faire. Comme aucune femme d’ailleurs ».

« Qui vous a dit que je voulais vous faire du café ? ». Sonia avait sorti d’un tiroir un enregistrement sur CD. « Vous trouverez là tout ce qu’il faut. Les dépositions qu’on ne m’a pas autorisée à faire publiquement au procès. Le refus de visa d’entrée aux USA, où de lointains parents de mon père m’avaient trouvé une clinique de réadaptation psychologique, les autorités américaines ayant jugé indésirable la présence, sur leur sol, d’une enfant de treize ans, victime de séparatistes tchétchènes. Bon, il y a aussi les expertises médicales, concernant les mutilations que j’ai subies ».

Cette dernière phrase, Sonia l’avait prononcée incidemment, comme elle faisait toujours dans ce cas, pour prévenir toute réaction de compassion.

Léonid était devenu grave.

« Ce sont des documents qui brûlent littéralement les doigts. Avez-vous vu tout le foin que l’on fait dans la presse actuellement ? Particulièrement en Angleterre ? « Dix ans après, la patte du Kremlin s’abat sur un insurgé tchétchène » Pas mal, non ? Et on trouve des choses encore plus gratinées, je peux vous les envoyer par mail ».

« J’ai lu tout ça ».

« C’est vrai, j’aurais dû me douter que vous suiviez l’affaire. N’importe, un petit bouquin sur les exploits de l’« insurgé » lui fera une jolie couronne mortuaire. Et nous allons tout faire pour qu’il paraisse le plus vite possible ce bouquin, malgré le tour que vient de me jouer le bébé de Milana. Seulement, voilà Sophie….Je vous préviendrai quand le livre sortira. Vous savez qu’ils mènent leur enquête. On peut s’attendre à ce qu’ils commencent à enquiquiner tous ceux qui avaient des « comptes personnels » à régler avec le malheureux assassiné. Il est préférable que vous quittiez l’Europe durant cette période. Ce sont des crétins, des crétins indécrottables ».

« S’ils s’en prennent à moi, on ne pourra pas dire qu’ils sont complètement idiots. Puisque c’est moi qui l’ai supprimé ».

Bien des années plus tard, Sonia n’avait toujours pas compris comment, pour la première et dernière fois de sa vie, elle avait pu se comporter de façon aussi fantastiquement stupide. Elle n’ignorait pourtant pas, à l’époque, que même à des gens éprouvés, dignes d’une totale confiance, on ne doit dire que le strict nécessaire. En plus, l’apparente désinvolture de Léonid venait contredire ce qu’elle savait du sérieux de ses activités, ce qui créait une pénible ambiguïté. Donc on ne pouvait même pas parler de confiance absolue. Alors, pourquoi cette réaction ? Un pressentiment ? Non, elle n’avait aucune foi dans les impulsions surnaturelles. S’installa un silence pesant. Tandis qu’il la fixait calmement, le regard de ses yeux marron clair aux reflets ambrés s’assombrissait insensiblement. C’est lui qui rompit enfin ce silence :

« Je crois avoir lu, dans un de vos romans russes, la phrase suivante : c’était une reine, quel besoin avait-elle de se salir les mains ? Au fait, je l’ai lu dans la traduction française, la meilleure à ce qu’on dit ».

« Je déteste Boulgakov (83), se renfrogna Sonia. Chez lui les militaires ont l’air de retraités congénitaux. Il s’agit de sauver le pays, et ils restent assis en soupirant : ah ! comme il est doux de prendre le thé à la maison sous l’abat-jour ! ».

« Du Pickwick en sachets ! Tenez, ce que vous auriez pu me proposer, c’est un verre d’eau minérale. Gazeuse si possible. Je ne peux pas souffrir ces gens comme il faut qui supplient en société : surtout, je vous en prie, pas d’eau gazeuse !

« Ecoutez, si ça continue, je vais vous balancer sur le crâne l’eau minérale et le gaz avec ! », dit Sonia en éclatant de rire.

« Pourquoi pas, ça contribuerait à rapprocher nos situations, répondit Léonid avec le plus grand sérieux. Vous avez des cheveux d’excellente qualité. C’est seulement dans ce cas que les femmes n’utilisent pas de séchoir. Autrement, elles n’ont rien à perdre. Ce n’est au reste qu’une simple vue de l’esprit, car ce qui pendouille de votre tête ressemble, pour le moment, à des queues de rats. A propos d’eau jaillissante, j’imagine que selon votre tradition russe, vous avez coincé Doudzakhov dans les toilettes avant de le « liquider » ? (84)

« Les toilettes étaient occupées par Agnès Blectomb. Au fait, elle pourrait très bien m’identifier. Et donc, en effet, j’ai intérêt à ne pas m’attarder en Europe en ce moment. Je vais aller bronzer sur les bords de la Mer Morte ».

« Quelle idiote vous faites, soit dit sans vous offenser. Alors quoi ? Vous ne pouviez vraiment pas vous passer de témoin ? ».

« Il fallait qu’elle soit témoin. Je l’avais condamnée à cette peine. En lieu et place du tribunal de Strasbourg, pour tout vous dire. Il faut bien que quelqu’un prononce des condamnations ».

« C’est du délire ! Voyez moi ça ! Vous l’aviez condamnée à être témoin ! Normalement, dans ces cas-là, on évite les témoins. Quant aux truands, ils se hâtent de les éliminer J’ai vraiment du mal à imaginer qu’une troisième variante, aussi saugrenue, soit possible ».

« Elle a subi la peine qu’elle méritait. Ce n’était pas la mort qu’elle méritait ».

Léonid s’était mis à feuilleter l’annuaire d’une main, portant de l’autre le combiné téléphonique à son oreille :

« Où se trouvent les aéroports dans ce foutu annuaire ? Ne restez pas plantée là, faites vos bagages ! Je vais vous mettre, vite fait, dans un avion. Et pas forcément à destination de la Mer Morte, plutôt direction l’Australie ! Ou Katmandou, par exemple, la capitale mondiale des pèlerinages hippies dans les années soixante du siècle passé. Pas de problèmes avec l’argent ? ».

Sonia, tout d’un coup, se sentit soulagée d’un poids, comme si elle avait traîné pendant longtemps un énorme sac de voyage et que quelqu’un, sans un mot, en avait saisi la seconde poignée.

« Pourrez-vous sans moi inclure mes documents dans le livre ? demanda-t-elle, bien que la question qui la préoccupait fût tout autre : ne pensez-vous pas que le souci de ma stupide sécurité puisse contrecarrer le projet ? ».

Il posa le téléphone, et effleura délicatement sa main dans un geste qui la surprit.

« On pourra mettre les choses au point par mail. Ne vous inquiétez pas pour le livre, Sophie. Tout se passera bien ».

*

« Je dois ajouter que Electre a survécu à la disparition de Léonid. Bien que ses publications aient eu de plus en plus de mal à voir le jour. Les autorités multipliaient les obstacles sous la pression des diasporas musulmanes locales. Mais assez sur ce sujet, Slobo. Je pense que nous aurons encore l’occasion de reprendre cette conversation. Regardez tous ces gens qui affluent… ».

Il était déjà évident que les bancs improvisés, installés la veille par Eugène-Olivier et le père Lotaire, étaient largement insuffisants. Beaucoup de personnes s’asseyaient sur les marches, comme Sophie.

Jeanne plongea dans la foule en s’exclamant :

« Ca alors, quelle chance ! Paul ! Paul Germy ! ».

Eugène-Olivier éprouva un étrange sentiment de dépit. Jeanne s’était échappée au moment où, en raison du comportement inexplicable de Sophie Sévazmiou, il avait un poids sur le cœur. Qu’est-ce que cet Arabe venait faire ici ? Cependant Jeanne s’était faufilée jusqu’à Germy, et ce n’était pas si simple de louvoyer dans cette assemblée déjà dense.

« Salut, Germy. Je voulais vous remercier. Je vous avais demandé de me changer juste la plaque d’immatriculation, et, en plus, vous avez fait la révision générale ».

« Tant que j’y étais… ».

Sa décision de venir ici, à la réunion du maquis, n’avait pas été facile à prendre. Il savait qu’elle marquerait, dans sa vie, un tournant irréversible qui l’entraînerait vers l’inconnu à la manière d’un courant impétueux. Mais maintenant, il ne regrettait rien. Le sort en était jeté !

« Tu fonces comme une dératée. Un bon entretien, rien ne remplace ça ! ».

« C’est bien vrai ! »

Jeanne avait déjà disparu en se glissant sous le coude du voisin.
Depuis l’endroit où ils se trouvaient, Sophie et son étrange interlocuteur, Brisseville et le père Lotaire se frayaient un chemin vers le milieu du quai où il faisait plus clair. Quelques hommes y édifiaient un semblant de tribune à l’aide de planches et de caisses en contreplaqué. Certains maquisards, parmi les jeunes surtout, suivaient le père Lotaire avec le regard perplexe que d’autres posaient sur Ahmad ibn Salih. Il faut dire que le prêtre avait troqué son déguisement habituel de sortie, une salopette d’ouvrier, contre son costume ecclésiastique des grands jours : la soutane noire jusqu’aux pieds, le col romain, la barrette à gland noir.

« Et c’est parti ! »

Eugène-Olivier était radieux. Jeanne venait de le rejoindre. La Rochejaquelein, qu’Eugène-Olivier n’avait pas encore aperçu, se hissa au sommet de l’édifice chancelant.

« J’aurais besoin de silence, je vous prie, d’un vrai silence. Il y a ici près de six cents personnes, et si l’on ne parvient pas à devenir audible au moins un minimum, ce rassemblement, si nombreux, aura été parfaitement inutile. Je vous signale qu’il n’y a pas de micro ».

Dans la foule, le bruissement se fit un court instant plus intense, comme sous l’effet d’un coup de vent. Mais l’émotion retomba vite et un silence presque parfait s’établit.

Sophie leva la main.

« Je voudrais éviter tout malentendu ! Il n’y a parmi nous aucun Arabe. L’homme qui m’accompagne, Slobodan Knejevitch, vient de Russie. Il accepte de nous donner un coup de main ».

Jeanne ouvrit des yeux tout ronds.

« T’as vraiment pas mis dans le mille avec ton « mec tordu », souffla-t-elle à l’oreille d’Eugène-Olivier. De Russie ! C’est pas là-bas qu’on met les Sarrasins dans des réserves ? ».

« Pour les réserves, j’en sais rien, chuchota Eugène-Olivier en réponse. Par contre, je suis sûr que, là-bas, c’est pas eux qui gouvernent. Pour ces salopards, la Russie est Dar alHarb, ou, comme on l’écrit dans les journaux, un « Etat-kafir (85) ».

Il se sentait un peu soulagé. Il n’y avait donc pas plus d’Ahmad que de Salih, et ce type n’était qu’un espion russe ordinaire. Seulement, pourquoi le regardait-il l’autre fois avec tant d’aversion ?

La Rochejaquelein reprit la parole :

« Nous saluons les communautés chrétiennes qui se sont jointes à nous, aujourd’hui. Ils ont un responsable, le révérend père Lotaire. Excusez, mon père, cette présentation simpliste, mais, si j’ai bien compris, les décisions passent, finalement, par vous ? ».

« Provisoirement, protesta le prêtre, tout à fait provisoirement. On devrait élire l’évêque de Paris l’été prochain, mais, apparemment, étant donné la situation, on n’a plus le temps d’attendre cette nomination ».

« Effectivement, le temps nous est compté. C’est une question de jours, peut-être même d’heures. Donc, nous savons de source sûre que des bouleversements se préparent à Paris. Ces bouleversements concernent les chrétiens des catacombes tout autant que nousmêmes, et sans doute, davantage ».

La Rochejaquelein fit une pause, et Eugène-Olivier, par toutes les fibres de son corps, sentit que le plus important, allait être dit. Il s’attendait au pire. « Les autorités ont décidé d’en finir avec les ghettos ».

Le silence tendu, si scrupuleusement observé jusque là, éclata soudain comme sous l’effet d’une commotion qui submergea la foule. Inutile d’en dire plus, tout était clair, on ne peut plus clair.

« Du calme, mes amis ! ».

Le sang battait dans les tempes d’Eugène-Olivier : ce n’est pas possible, était-ce bien vrai ? Mais une bizarre sensation de froid dans la poitrine confirmait en lui la nouvelle. Brisseville qui ne pouvait forcer sa voix, saisit une sorte de mégaphone, bricolé à coups de marteau avec une boîte à café.

« Quand on n’a plus rien à perdre, alors on ne peut que gagner. L’heure est venue de leur montrer qu’ils ne sont pas encore les seuls maîtres de cette ville ».

Une main se leva. Celle d’un jeune homme qu’Eugène-Olivier connaissait seulement de vue.

« Si vous voulez parler d’une émeute, quel sens cela a-t-il ? dit-il avec amertume. Non, Brisseville, ne croyez pas que je sois contre. Personne, je pense, n’est contre. De toute façon sans ghetto, il n’y a plus de clandestinité possible à Paris. Mais je me pose la question. A part d’y laisser la peau, qu’est-ce qu’on peut y gagner ? ».

Ce fut La Rochejaquelein qui répondit.

« Peut-être pourrons-nous profiter de la confusion provoquée par le soulèvement, pour évacuer par les souterrains les habitants du ghetto. L’insurrection contribuera à faire bouger les sceptiques, ceux qui douteraient de l’imminence du carnage. Pour procéder à l’évacuation, nous formerons cinq unités. Pendant ce temps, les autres… ».

« Mais où ?! D’où partira le mouvement ? » s’écria un homme coincé contre le mur, au bout du quai.

« Il n’existe qu’un endroit dans tout Paris où l’on peut se maintenir un temps appréciable avec un minimum de pertes ».

La voix sonore de La Rochejaquelein volait, légère, par-dessus les têtes. « Un seul endroit, mais il est comme conçu spécialement pour la circonstance. On peut s’en emparer facilement sans avoir à le conquérir maison après maison. D’ailleurs, il y a surtout des administrations. Les maisons d’habitation sont rares, et, de ce fait, peu de Sarrasins viendront se mettre en travers de nos jambes. Si l’on déclenche l’action la nuit, il suffira, en tout et pour tout, de mettre les plantons hors d’état de nuire. Je veux parler, bien sûr, de l’île de la Cité »

« Et, pour la défense, il faudra dresser neuf petites barricades, pas plus », s’écria de Lescure d’une voix rajeunie. « Le seul point faible, c’est la station de métro Cité, toujours en activité. On sera obligé d’y faire descendre un contingent de soldats pour sécuriser l’évacuation ».

Henri La Rochejaquelein, médusé, jeta un regard oblique sur le vieux paroissien.

« Nos forces seront suffisantes à la fois pour faire évacuer les ghettos, car toutes les troupes gouvernementales seront mobilisées par le siège de la Cité, pour occuper les quais desservant la station de métro et pour résister jusqu’à ce que…. ».

« Jusqu’à ce que quoi ? ». La voix du père Lotaire interrompit sèchement l’orateur. « Vous allez perdre la vie de façon absurde, mes amis ».

« Vous êtes opposé au soulèvement, mon Révérend ? Souhaitez-vous vraiment que nous laissions les gens du ghetto se faire égorger stupidement, comme des moutons ?! Peut-être que vous acceptez la mort au nom de votre foi, mais vous ne devez pas oublier que, dans les ghettos, les chrétiens sont très minoritaires ».

Même dans la pénombre, on vit La Rochejaquelein blêmir de colère.

« Pour nous, les maquisards, aucun problème, nous pouvons quitter Paris tout de suite, s’il le faut ! Mais au nom de quoi tous ces braves Français non chrétiens, leurs mères, leurs épouses, leurs enfants devraient-ils laisser la vie ? ».

« Je ne propose pas de les abandonner à leur sort, rétorqua vivement le père Lotaire. Mais je viens de penser à une autre variante. Bien supérieure à celle que vous proposez, croyez-moi ».

« Nous vous écoutons ».

« Partez immédiatement, vous venez de dire que c’était possible. Emmenez hors d’ici, en province, aux frontières, le plus loin sera le mieux, ces garçons et ces filles qui ne demandent qu’à prendre les armes…. Quant au ghetto, vous nous le laissez. A nous, les chrétiens. Je sais bien, car je l’ai dit moi-même il y a peu, que l’évacuation sera rendue difficile du fait de l’incrédulité automatique des gens dès qu’on évoque la perspective d’une catastrophe. Mais si nous précédons les assassins dans chacune des maisons, le Seigneur viendra au secours de notre faiblesse et nous donnera sa force de conviction, Sa force toute-puissante. Donnez nous seulement quelques hommes pour encadrer l’évacuation ».

Eugène-Olivier eut soudain l’impression que les visages avaient pris, selon leur réaction, des couleurs différentes, comme sous l’effet de spots lumineux. Il y avait les « pour », visiblement les chrétiens des catacombes, et les résolument « contre », de toute évidence les soldats de la Résistance.

« Regardez autour de vous, mon Révérend ! Votre plan serait excellent si nous n’étions pas tous Parisiens ».

Le père Lotaire interrogea lentement l’assistance du regard, et il ne put que se rendre à l’évidence. Son visage s’assombrit à vue d’œil. Sophie, qui avait si longtemps gardé le silence, sauta sur la caisse la plus haute, à côté de La Rochejaquelein

« Le Révérend n’a pas tout à fait tort. Notre plan n’est pas bon ».

Brisseville en eut le souffle coupé.

« N’oubliez pas que c’est votre plan, Sophie, protesta-t-il en toussant. N’est-ce pas vous qui l’avez mis au point ? ».

« Si. Mais j’en vois maintenant les défauts ».

« Et vous proposez de le retirer du jeu ? ».

« Non, pourquoi ? ».Sophie secoua sa lourde chevelure d’un air dégagé, sans avoir l’air de se douter que plus de deux cents personnes braquaient sur elle un regard anxieux.

« Je propose de le corriger. Dans sa version corrigée, il sera nettement meilleur que le plan du père Lotaire ».

« Mais encore ? Expliquez vous, Sophie. Ce n’est pas le moment de jouer aux devinettes. D’ailleurs, ça n’est pas votre genre ».

« Pour les déstabiliser véritablement, l’émeute, à elle seule n’est pas suffisante ». Bien que légèrement enrouée par l’usage du tabac, la voix sonore de Sophie emplissait facilement l’espace. « Ce qu’il faut, c’est une victoire décisive de la croix sur le croissant. Que diriez-vous, mon Révérend de célébrer un office quelconque, la messe par exemple, dans la cathédrale Notre-Dame ? ».

« Un office quelconque, comme c’est dit joliment, Sophie ». L’ironie chaleureuse qui vibrait dans la voix du père Lotaire cadrait mal avec son visage soudain défait. « Mais vous ne comprenez pas que c’est impossible ».

« Ce n’est pas mon avis ».

« Pour célébrer une messe, il faudrait d’abord consacrer à nouveau le sanctuaire. A ce que j’ai compris, j’aurais le temps de le faire. Mais l’insurrection sera de courte durée. Et ensuite, que va-t-il se passer ? Faudra-t-il livrer encore une fois la cathédrale à la profanation ? Peut-on prendre un tel risque, sachant l’issue inévitable ? ».

« Cher père Lotaire, elle n’est pas inévitable. Et maintenant, écoutez tous ce que je vais dire sans vous méprendre sur le sens de mes paroles ! Nous pouvons calculer à coup sûr le temps que nous soutiendrons le siège de l’île. Nous pouvons prévoir le nombre de personnes dont nous disposerons, et le moment où nous battrons en retraite. Mais, de toute façon, il faudra bien lâcher prise, à un moment ou à un autre. Ce qui signifie qu’ils n’hésiteront pas à proclamer avoir écrasé le soulèvement ».

La Rochejaquelein l’interrompit avec impatience.

« Cessez de tourner autour du pot, Sophie. Faut-il vous rappeler vos propres paroles ? Une émeute ne peut pas être victorieuse, et quand elle l’est, elle porte un autre nom. Et, souvenez-vous, nous étions tous d’accord que l’émeute se justifiait rien que par le choc qu’elle provoquerait. De toute façon, nous sommes limités par nos forces. Et que viennent faire ici la croix et la messe, sauf le respect que je porte à nos amis des catacombes ? ».

« Du calme, Henri. J’ai enfin pris conscience de ce que je portais au fond de moi et qui n’arrivait pas à émerger. Il faut croire que ça tourne déjà moins rond. Il y a dix ans, je serais partie au quart de tour. L’émeute peut être un succès, à condition d’en formuler correctement l’objet. Il ne s’agit pas de tenir durant un temps X, mais de tenir jusqu’à l’instant X. Un instant irréversible. Alors, on pourra reculer. Si la Cité est au cœur de Paris, Notre-Dame est le cœur de la Cité. Notre Dame doit être le point focal où se concentrent le plan de l’émeute et le dispositif de défense. Et donc, mon Révérend, êtes-vous d’accord pour une messe après laquelle les Sarrasins ne pourront en aucun cas profaner une nouvelle fois le sanctuaire ? ».

Le père Lotaire s’était levé.

« C’est une folie pure et simple. Rien de plus insensé ne pourrait naître dans un cerveau humain. Mais il faut croire que la démence est contagieuse. Je suis d’accord, mais à certaines conditions ».

Valérie venait de surgir de l’ombre. Elle s’était glissée vers une flaque de lumière sur le béton souillé. Soudain, elle enlaça Sophie de ses petits bras, elle la serra très fort comme le font habituellement, dans un accès de reconnaissance, les enfants qui ont reçu un jouet nouveau :

« Merci, Sophie, maintenant tu as enfin compris ?! ».

Eugène Olivier et Jeanne échangèrent un regard perplexe et non dénué d’inquiétude. Une lueur éclaira le visage de de Lescure. Michelle, la petite Africaine tirée à quatre épingles, les yeux rivés sur Valérie, cherchait à tâtons la croix qui ornait son cou. « Mais souvenez-vous donc, comment les maquisards d’antan s’attaquaient aux Boches ! ». Les paroles de Sophie, jetées dans l’espace sonore, ricochaient comme des pierres sur une eau ténébreuse. A la surface, les cercles, en s’élargissant, saisissaient les auditeurs dans l’ombre. « Vous, les Français, vous êtes des paysans, par nature. Si l’on ne peut vraiment plus rien tenter pour arracher sa propre terre à l’ennemi, il ne reste plus qu’à la couvrir de sel. Si l’ennemi s’est emparé de ta grange, il vaut mieux y mettre le feu. Peut- être en avez-vous assez que des conquérants règnent en maîtres sur vos biens ? ».

« Bon sang !! » Les jambes de Jeanne ne la soutenaient plus, et cette exclamation, émise dans un murmure, retentit comme un cri à l’oreille surexcitée d’Eugène Olivier.

« Je comprends maintenant pourquoi on avait tellement besoin d’explosif du type « plastit-n » ! Elle avait déjà tout calculé à l’avance, j’en suis sûre, elle avait tout prévu ! ».

Pour une fois, même Jeanne n’était plus au centre de ses préoccupations. L’île de la Cité, ce petit navire qui, depuis des dizaines de siècles était amarré aux quais de Seine par ses ponts. Seulement neuf barricades, comme avait dit de Lescure. Une barricade par pont. L’endroit idéal pour se retrancher et tenir jusqu’au moment où Notre-Dame, cet autre vaisseau emboîté dans le premier, volerait en éclats.

Et, de fait, valait-il mieux qu’elle restât la mosquée Al-Franconi ? Sophia Sévazmiou avait raison, mille fois raison, une messe, rien qu’une messe, mais cette messe valait bien Paris !

Il ressentait une douleur étrange qu’il n’avait jamais éprouvée auparavant. Le cœur peut-être ?

« Alors, c’est l’explosion de la cathédrale qui donnera le signal de la retraite ! s’exclama La Rochejaquelein, comme s’il avait deviné les pensées d’Eugène Olivier. La synchronisation est impeccable ».

Les mots avaient été prononcés.

Aussi étrange que cela puisse paraître, personne ne souleva d’objection. On aurait dit que, dans ce souterrain désaffecté, s’étaient glissée en silence l’ombre des ancêtres, surgie des cryptes, des ossuaires creusés à deux pas de là, dans la terre de France. Et ces ombres murmuraient : « Nous avons édifié ces sanctuaires non pour qu’un ennemi en tire gloire ou pour qu’il outrage le christianisme. Vous avez trop longtemps considéré qu’une église n’était rien d’autre qu’un monument d’architecture. C’est la raison pour laquelle nos anciens architectes resteront à jamais inégalés. Puisque vous en êtes arrivés là, si notre sang coule encore dans vos veines, si vos os sont faits de ce même limon, purifiez l’autel de Dieu ne serait-ce que de cette terrible façon ».

« Notre-Dame a résisté aux siècles, jeta d’un ton désabusé un maquisard d’une quarantaine d’années. Rien à voir avec un quelconque gratte-ciel du XXe siècle. Quel type d’explosion pourrait l’anéantir totalement, sans laisser de traces ? Et même si les dépôts d’armes contiennent assez d’explosifs, quelle quantité faudra-t-il en acheminer et combien de temps faudra-t-il pour miner l’édifice ? Pour peu que les murs restent debout, l’opération n’a plus aucun sens ».

Ce fut au tour d’un chrétien de demander la parole. C’était un vieillard débile à moitié déplumé comme un pissenlit secoué par le vent :

« Quinze à trente kilos suffiront. Tout dépend de la puissance de l’explosif. N’oubliez pas, mes amis, que c’est de l’architecture gothique, même s’il y a plus délicat dans ce style. Comment vous expliquer….Le verre blindé résiste effectivement aux balles, mais si l’on frappe en un certain point, on peut d’un seul coup le réduire en poussière. Si nos architectes n’avait pas connu de semblables secrets, jamais le gothique ne serait parti à l’assaut du ciel ».

La Rochejaquelein se rembrunit :

« Encore faut-il connaître l’emplacement de ces points faibles, que ce soit dans du verre, ou dans l’appareil de pierre de la cathédrale ».

« Monsieur Peyran sera là pour nous les indiquer, intervint Sophia d’un ton enjoué. Il n’est pas architecte pour rien. Vous pourrez, je pense, vous procurer les plans de Notre Dame, monsieur Peyran ? ».

« Bien sûr, madame Sévazmiou, les plans les plus détaillés », acquiesça le vieillard.

« Il nous faudra quatre heures pour prendre la Cité. Environ cinq pour la pose des explosifs et la célébration de la messe. La manœuvre de repli se fera aussi par étapes. Pendant que les uns se retireront, d’autres les couvriront. Nous tiendrons l’île douze heures au minimum ».

La Rochejaquelein embrassa du regard les dizaines de visages qui le fixaient.

« Le sang coulera à flots et fera monter le niveau de la Seine. Ceux qui ne se sentent pas assez fous pour participer à cette action sont libres de quitter Paris sur l’heure. Personne ne les blâmera ».

Personne ne se leva dans l’assistance. Le père Lotaire pourtant, s’était éloigné de quelques pas de la tribune et il parlementait avec une dizaine de paroissiens qui faisaient cercle autour de lui.

« Ceux qui resteront recevront directement des instructions de la part des commandants de divisions. Les commandants vont se réunir sur place pour mettre au point la stratégie ».

« Une dernière question », cria le père Lotaire, mélangé maintenant à la foule, au pied de la tribune. « Nos volontaires n’ont pas encore été affectés à leurs divisions ».

« Mais vous, les chrétiens des catacombes, vous ne prenez pas les armes » rétorqua Brisseville, stupéfait.

« Pour une messe en la cathédrale Notre-Dame, nous les prendrons », répondit le père Lotaire.

(79) Ces faits sont empruntés au film documentaire Le piège tchétchène, Ren TV, 2004.

(80) A.I. Ermolov (1777-1861), un des principaux acteurs de la conquête du Caucase (notamment de la Tchétchénie) par les Russes sous le règne des empereurs Alexandre I et Nicolas I. A laissé le souvenir d’un administrateur énergique, ouvert aux idées libérales de son temps (NdT).

(81) Voir le prologue (NdT)

(82) Allusion aux hallucinations du tsar Boris Godounov, consécutives à l’assassinat du jeune prince Dimitri par ses sbires, dans le drame Boris Godounov de Pouchkine (NdT).

(83) Auteur, entre autres, du roman La garde blanche (1927) et de pièces de théâtre ayant pour cadre la guerre civile russe (1918-1922). (NdT)

(84) Allusion à la formule grossière utilisée par V. Poutine, pour montrer sa détermination à « liquider » les terroristes tchétchènes « jusque dans les pissotières ». (NdT)

(85) kafir (arab.) : mécréant (NdT).

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