La mosquée Notre-Dame de Paris – 11

11 – Sous le toit d’un converti (suite)

« Ma chère, qui donc était cette gamine du ghetto que tu as reçue chez nous ? Je t’ai déjà dit cent fois que la vieille allait nous dénoncer ! ». « Excuse-moi, mais c’est toi qui ne me laisses pas lui donner son congé. Cent fois je te l’ai proposé ».

« Ne va pas te figurer que tu en trouverais une différente. Tu sais aussi bien que moi que les domestiques au service des convertis perçoivent un deuxième salaire, car ils travaillent aussi pour la Première section ».

Assette frissonna. La Première section, alias Subdivision de la Vertu, avait, dans chaque entreprise importante, une antenne qui veillait à l’application de la charia. Bien entendu, les petites entreprises privées n’étaient pas exemptes de ce contrôle. Simplement, partout où l’administration jugeait trop onéreux d’entretenir sur place deux ou trois agents et ne pouvait y contraindre le patron, on ouvrait un bureau local qui supervisait de trois à dix entreprises à la fois.

Kassim se tenait devant son épouse. Il n’avait pas eu le temps de quitter son uniforme de capitaine des services de sécurité pour enfiler ses amples vêtements d’intérieur. Un bel homme de trente-sept ans, de ceux que flattent de précoces cheveux blancs. Mais il fallait que le visage fût jeune et la silhouette vigoureuse, du moins était-ce l’opinion d’Assette depuis qu’elle avait remarqué les premiers fils argentés dans la chevelure soignée de son époux. Et, de nos jours, où le sport était interdit, seuls les militaires pouvaient s’enorgueillir d’une musculature développée : comment interdire l’entraînement à des soldats ! Comparé à ses collègues arabes ou turcs qui péchaient par indolence physique, Kassim – sous ce rapport – passaient pour un officier exemplaire, toujours volontaire pour une séance de tir, de course à pied ou de lutte. En réalité, habitué au sport dès l’enfance, Kassim avait besoin de ces exercices qui en tenaient lieu, bien qu’il n’eût jamais présenté les choses de cette façon, pas plus qu’Assette, qui gardait sur ce point un silence prudent. Cela faisait partie du jeu qu’ils jouaient l’un et l’autre, car de ce jeu dépendait le bien-être et, peut-être, l’existence même de leur famille.

Assurément, quand Kassim serait promu au ministère, il faudrait sacrifier la forme physique à la carrière professionnelle. Mais la promotion était sans cesse repoussée et Assette subodorait que la Première section, encore elle, n’était pas étrangère à ces atermoiements. Evidemment, une seule épouse pour un croyant, ça ne faisait pas sérieux. Et que faire ? Ils souffraient cruellement du manque d’amies célibataires matériellement dans la gêne. La demande était supérieure à l’offre. Aucune occasion ne s’était présentée pour eux. Bien sûr, Assette était quand même reconnaissante à Kassim qu’il refusât de se plier à cette règle du jeu. Elle ne manquait jamais de le faire sentir délicatement à son mari, même si son bon sens de Parisienne lui soufflait que l’attachement amoureux n’était pas le seul frein à sa carrière. Elle avait de bonnes raisons de penser que, sur le chapitre des mariages de trois heures avec une prostituée, son mari ne valait pas mieux que ses 142collègues. Mais, par nature, les hommes préservent leur vie conjugale. Installer à son domicile une étrangère absolue, partager son lit, supporter chaque jour sa vue et son bavardage, modifier pour lui complaire la vie domestique, peu de convertis étaient prêts à un tel sacrifice. Il existait bien une alternative, mais elle n’était pas meilleure : entre deux épouses françaises, il y aurait eu constamment de l’électricité dans l’air. Dans tous les cas, fini le plaisir d’une détente complète chez soi, même s’il fallait toujours se méfier des domestiques. Et les hommes apprécient, par dessus tout, leur tranquillité à la maison. Quel Français ne souscrirait pas à l’adage, tout anglais qu’il soit, « ma maison, c’est ma forteresse ».

Bien sûr, si cette inobservance de la charia avait mis en danger non sa carrière, mais sa vie, Kassim n’aurait pas manqué de se soumettre. Il fallait savoir jusqu’où on pouvait aller. Une transgression unique – à condition d’observer avec zèle les autres prescriptions – cela ne tirait pas trop à conséquence. Kassim conservait l’espoir d’être muté au ministère tôt ou tard, malgré sa monogamie. Par contre, deux ou trois entorses à la loi coranique, cela pouvait devenir intenable. En fin de compte, tout était une question de flair, deux infractions pèsent parfois plus lourd que quatre plus légères. Le jeu que pratiquaient au jour le jour les deux époux était régi par des règles non écrites, infiniment subtiles.

Pourquoi donc « pratiquaient », pensa Annette avec irritation. Ce jeu était toujours d’actualité, et le serait demain tout autant qu’aujourd’hui. D’où venait que depuis sa rencontre avec cette gamine, aussi naïve qu’intraitable, elle avait tendance à conjuguer au passé tout ce qui la concernait ? N’était-ce pas stupide ?

« Cette fille ne vient pas du ghetto, cher ami ».

Kassim rougissait facilement, mais là, sous le coup de l’indignation, ses joues s’empourprèrent :

« Ca, par exemple…Tu aurais pu éviter de me mentir. Tu penses peut-être que Zouraïda n’est pas capable de distinguer une croyante d’une kafirka ? A coup sûr, elle a parlé… »

« Je n’ai pas l’habitude de te mentir, et ce que je dis est la vérité, protesta Annette avec dignité. Je n’ai jamais prétendu que la gamine était croyante. Quant à Zouraïda, par bonheur, c’est une dinde ».

« Explique-toi, je te prie ».

Kassim était désarçonné par l’assurance de son épouse. Il était rentré à la maison irrité, en partie parce que la question de sa mutation était à nouveau en suspens, mais surtout, à cause de ce portable chinois tout neuf que Iassir Ibrahim Khassan avait amené au travail. Des broutilles idiotes piquent parfois davantage que les problèmes les plus sérieux. Avec un petit air de triomphe, ce jeune morveux avait fait étalage, devant ses collègues, des performances de son acquisition, tout en exprimant des regrets hypocrites : « Avec mes modestes revenus, je n’ai pas encore les moyens de m’acheter les produits de notre excellente firme Farkhad, et j’ai dû me contenter de l’électronique chinoise. Mais, pour du bas de gamme, avouez, messieurs, que ce n’est pas trop mal ! ». Il n’y avait rien à répliquer. Et Kassim rageait intérieurement contre cet effronté qui avait déballé devant lui un super ordinateur deux fois moins cher que le sien pour la seule raison que les patrons de 143Farkhad faisaient payer le design plus ou moins présentable de la marque, alors que le système électronique, made in China, était exactement le même. Que faire ? Etant donné sa situation, il n’avait pas le choix. Mais pourquoi pareille vétille l’avait-elle blessé à ce point ? L’incident était insignifiant. Le mois dernier, la facture de ces filous de chez Farkhad ne l’avait pas mis sur la paille. A vrai dire, ce n’était pas un problème pour le budget familial de débourser huit cents ou mille six cents euros-islam pour un ordinateur.

Pourtant ça l’avait agacé. Il rentre à la maison, et voilà qu’il apprend qu’Assette avait reçu, en son absence, on ne sait quelle petite kafirka. Comment ne pas laisser éclater son exaspération ? Bien sûr, rien de grave, il le savait bien, juste la soupape qui lâche après une journée de travail. Sa femme allait s’empresser d’arrondir les angles, la table était déjà mise pour le souper, sa fille aînée, une beauté, allait sortir en courant pour se jeter à son cou, on lui porterait la petite dernière, si pleine de force et de vie, pour le baiser rituel….

Curieusement, cette irritation superficielle ne faisait que souligner la douceur de son existence. Mais le ton qu’avait pris sa femme l’avait soudain refroidi. Il laissait deviner quelque chose de sérieux, très sérieux même. D’où cette jeune kafirka pouvait-elle bien sortir, sinon du ghetto ?

« Je ne sais pas au juste, mais vraisemblablement, elle est du maquis. Je l’ai amenée chez nous pour la cacher à la police ».

Les lèvres de Kassim se mirent à trembler :

« Une fille du maquis ? Une résistante sous notre toit ?! Assette, tu es malade, tu délires, je ne peux pas croire que tu sois capable d’une telle folie ! ».

« Je te répète que, sans mon aide, elle serait tombée entre les mains de la police. Tu sais le sort qu’ils réservent aux maquisards. Imagine, mon chéri, pour peu que le destin ait pris une autre tournure, notre fille aurait pu se trouver à sa place ».

« Et tu donnes un petit coup de pouce au destin pour que notre fille soit exposée, elle aussi ? Tu le sais, tu le sais mieux que personne, nous marchons sur la corde raide. Je sue sang et eau pour que ma famille vive dans la sécurité et l’aisance, et ma propre épouse nous pousse tous vers la fosse avec ses lubies de cinglée ! Non, mais, il faut le faire, aller aider une kafirka du maquis ! Tu penses peut-être qu’ils vont te dire merci ? Merci de nous avoir tous mis dans le pétrin ? Tu ne sais pas que ces fanatiques nous détestent ? Plus, je pense, que des musulmans de souche ! A tout moment, ils peuvent me faire sauter, moi, un officier des troupes gouvernementales de sécurité, comme ils l’ont fait pour le cadi Malik, sans l’appui duquel, entre parenthèses, ces chicaneurs de la Première section vont encore me mener en bateau pendant des mois pour ma mutation. Bon, laissons la mutation pour le moment. Qu’est-ce tu manigances, Assette ? Je te repose la question : est-ce que tu te rends compte que tes actes – on ose à peine dire – de charité, ne les gênera pas un instant pour me coller une bombe ? Tiens, pas plus tard qu’aujourd’hui, ils ont fait sauter l’imam Abdolvakhid. Est-ce que tu comprends, oui ou non, qu’à la première occasion, ces gens avec qui tu frayes me réserveront le même sort ?! ».

«Je crains que tu n’aies pas tort, dit Assette sans perdre son calme. Mais j’ai de bonnes raisons de penser que cela n’a aucun lien avec ce qui s’est passé ».

Kassim ne reconnaissait pas son épouse. La femme qu’il avait devant lui portait bien le vêtement d’intérieur si familier d’Assette, une robe longue et ample en soie framboise 144froncée à la taille. Elle était chaussée des chaussons en peau de crocodile qu’il lui avait luimême offerts pour son anniversaire. Et cependant, elle lui était étrangère. Et aussi, elle lui semblait beaucoup plus belle que sa propre épouse.

Pour chasser cette vision étrange, il se mit à lui parler méchamment :

« Tu n’as plus qu’à te faire soigner ! Tu me fais penser à ta toquée de grand-mère, celle qui s’est enfermée elle-même dans sa propre maison pendant dix ans ! ».

« Puisqu’on parle des ancêtres, toi, au moins, tu n’as rien pris à ton grand-père. Je parle de ton grand-père paternel. Il était bien officier comme toi, n’est-ce pas mon chéri ? ».

Faire allusion à une honte de la famille soigneusement cachée, le skeleton in the cupboard, Kassim ne pouvait s’attendre à pareil coup bas de la part d’Assette. Il était prudent d’éviter ne serait-ce que de penser à cette affaire, et, depuis des années, personne n’avait évoqué, même en son for intérieur, les cinq ans de réclusion auxquels ledit grandpère avait été condamné. A la fin du siècle dernier, alors qu’il se trouvait au cœur des opérations militaires contre les Serbes, il leur avait secrètement communiqué des informations sur les positions de l’UCK et sur les projets de bombardement de l’OTAN (70).

Encore heureux qu’il n’ait pas réclamé d’argent contre ses services d’espionnage. Quoi qu’il en soit, c’était un criminel de guerre et même un criminel particulièrement odieux qui avait pris le parti des sales kafirs dans leur combat contre des croyants. A l’époque, ces derniers ne détenaient pas encore le pouvoir en Europe, c’est pourquoi, il s’en était tiré avec une peine symbolique. Mais que l’affaire refasse surface, dans le meilleur des cas, Kassim n’aurait d’autre perspective que d’aller végéter le restant de ses jours dans quelque garnison perdue au fin fond de la Picardie.

« Merci de me le rappeler, prononça Kassim d’une voix éteinte. Il est vrai que ton mari a des raisons plus sérieuses que toi d’avoir honte de ses ancêtres ».

« Et il ne t’est jamais venu à l’esprit, mon cher, que ton grand-père, s’il pouvait te voir actuellement, aurait encore plus honte de toi que toi de lui. Qu’il n’avait, peut-être, enfreint son devoir de soldat que parce qu’il refusait que son arrière petite fille s’appelle un jour Iman ?! ».

Annette maintenant criait presque. Son visage était parcouru de spasmes comme une pâte qui lève sous les mains d’une cuisinière :

« Peut-être voulait-il que sa petite fille s’appelle Nicole ? Nicole, c’est le nom que je voulais lui donner moi aussi, seulement je n’ai jamais osé le dire ! Nicole ! Nicole !! ».

Kassim se précipita vers sa femme. Sa colère était tombée, mais il l’attrapa d’une main par les épaules et, de l’autre, il lui allongea une bonne gifle simplement pour arrêter la crise de nerfs.

Assette avait perdu toute énergie et elle titubait, comme si elle cherchait un point d’appui. Elle passa ses bras autour du cou de son mari et se mit à pleurer doucement, le visage enfoui contre sa poitrine.

« Pardonne moi, mon chéri, pardonne-moi, tu as déjà tant de soucis sans moi ! Peut- être bien que je suis malade, peut-être que je suis comme ma grand-mère, c’est vrai. Je ne sais pas, je ne sais pas ce qui m’arrive ! ».

Kassim serra sa femme contre lui.

« Calme-toi, ma chérie. Je pense que tu es encore sous le choc de l’assassinat du cadi Malik dont tu as été témoin. Même si le défunt, il faut bien le dire, était un type écoeurant, on avait besoin de lui, et puis voir ça de près…Vivre ça, surtout pour une femme, c’est un vrai cauchemar. En plus, cette pauvre Zeïnab était ton amie….Maintenant, c’est clair, les amies, il faut qu’elle les oublie, mais je comprends qu’elle te fasse pitié … ».

« Je ne sais pas. Actuellement, je ne sais plus rien ». Assette essuya ses larmes. « Pourvu que les domestiques ne remarquent rien, il ne manquerait plus que ça. Je vais me remaquiller, puis, je donnerai l’ordre de servir ».

« Attends un peu, ma chérie. Dis leur de servir….dans un petit quart d’heure ».

Kassim embrassa sa femme sur la joue et sortit de la pièce.

Le vieil Ali lui tendait déjà son costume d’intérieur. Il appréciait ce domestique surtout parce qu’il n’avait jamais appris le français, pas même sous la forme du sabir, bien qu’il fût arrivé en France à l’âge de quinze ans. Il le congédia d’un geste las, puis resta planté un instant avec, entre les mains, une tunique claire qui descendait au-dessous du genou, un gilet rouge riquiqui et des pantalons trop courts. Il pensait que le premier Noir analphabète venu se pavanait en tee-shirt et en jeans, les mêmes que son père portait jadis en dehors du travail. Que faire, sa situation ne le lui permettait pas. Un officier des forces de sécurité intérieure, ce n’était tout de même pas un quelconque Black qui s’engraisse sur les aides sociales. Pourtant, quel ennui d’avoir à enfiler ces nippes idiotes à la mode arabe ou afghane, peu importait. Pourquoi, après tout, « nippes idiotes » ? Au fond, c’était une tenue commode, de première qualité, sans mélange de synthétique.

Kassim se toucha le front d’un air fatigué. Les psychoses, ça ne s’attrape pas comme la grippe, par simple contact avec un malade. Ou alors, il y avait quand même des risques ? Où est-ce qu’elle était allée chercher ça : Nicole. Sa fille, Nicole ! Pourquoi pas Geneviève tant qu’elle y était ? Du délire. Mais pourquoi se sentait-il si déprimé ? Peut-être parce qu’Assette, toujours si avisée, lui avait jeté grossièrement à la face le secret honteux de la famille ? Ou alors c’était de voir sa femme dans cet état ? Mais qu’est-ce qui avait bien pu lui arriver ?

Il n’avait même pas faim. Kassim tendit l’oreille, s’approcha de la porte qu’il ferma à clef. Une autre clef, celle d’un tiroir du secrétaire, se trouvait dans un coffret au milieu de bijoux, dans un petit étui spécial protégé par un code. On aurait dit une boîte de boutons de manchettes.

Du tiroir secret, Kassim retira un tube de verre contenant de la poudre blanche. Indécis, il le tournait entre ses doigts. Bah ! A quoi bon toutes ces précautions ? Après tout, cette chose n’était pas haram. Il y en avait bien d’autres qui ne se privaient pas de ce petitplaisir de temps en temps. Ses chefs, pour ne citer qu’eux. Il détacha une feuille jaune de l’agenda, au creux de laquelle, il fit tomber un peu de poudre à l’aide d’un bouchon doseur. Rien de haram là dedans. Il comptait bien échapper à la dépendance et ne pas être tenté par des drogues plus dures. Calé dans un fauteuil moelleux, il se renversa sur le dossier et sniffa la cocaïne.

Ses bras et ses jambes devinrent flasques et inertes comme des membres de chiffon. Dans son cerveau se mirent à pétiller en le chatouillant agréablement mille petites bulles, semblables à ce champagne qu’il avait goûté quand il avait une vingtaine d’années. Mais quel champagne aurait pu se comparer à cette merveilleuse poudre blanche, à cette jubilante tempête de neige sous ton crâne ?

Quand Kassim se présenta à la salle à manger, toute la famille était déjà à table. Aziza, la petite dernière, dûment emmaillotée dans une magnifique grenouillère, trônait fièrement sur sa chaise haute. Assette avait juste les yeux un peu rouges : elle s’était refait une beauté avec un rouge qui ne tache pas les verres, une touche de poudre, un trait de crayon pour souligner la hauteur des pommettes.

« Bismilla…. » (71)

En ouvrant les huîtres, Kassim comprit soudain que l’effet euphorisant du narcotique s’était évaporé un peu vite. Sinon, il n’aurait pas remarqué que l’ambiance n’y était pas. Les spéciales de claire étaient bien vivantes et se rétractaient sous les gouttes de citron, mais elles avaient perdu leur eau. Iman, contrairement à son habitude, n’exigeait pas, en faisant la moue, qu’on lui servît directement la glace, refusant hors d’œuvre et plat de résistance. Elle n’affectait pas, avec de petits rires, d’avoir peur des mollusques qui bougeaient. Elle restait à sa place, sans entrain, mangeant ce qu’elle avait dans son assiette. Il fut soudain saisi d’angoisse à la pensée que la fillette allait sur ses quatorze ans.

Encore deux ans ou trois, et il faudrait se séparer d’elle, il était déjà temps de lui chercher un parti. Or, c’était une catastrophe, inutile de se cacher la tête dans le sable. Il y avait encore une dizaine d’années, les mariages entre convertis étaient fréquents, mais on commençait à les regarder de travers, plus que de travers. Peu de chances d’accorder la main d’Iman à un jeune Français comme il faut. Sans compter que le cheikh Ioussouf lui avait glissé à deux ou trois reprises qu’il ne serait pas fâché de prendre une quatrième épouse…. Kassim se retranchait derrière l’âge de sa fille dans l’espoir que le vieux, dans les deux ans qui venaient, serait terrassé par un infarctus. Mais si ce n’était pas le cas ?

Faudrait-il livrer sa fille au pouvoir de la première épouse, cette vieille mégère, l’abandonner aux intrigues des deux autres matrones, et, le pire, (cette pensée lui était insupportable), la remettre entre les mains d’un vieillard libidineux, rongé par toutes les maladies imaginables ? Et s’il se rebiffait, lui, un simple militaire, le cheikh, qui avait le bras long, pouvait, sous l’offense, balayer sa carrière d’un revers de main. Le seul espoir était qu’il casse sa pipe sans tarder, sinon il faudrait céder. On ne refuse pas de s’allier à un descendant du Prophète. Il ne lui resterait plus qu’à livrer sa propre gamine à ce type qui – tout descendant du Prophète qu’il était – ne dédaignait pas de temps en temps, de s’offrir un jeune garçon.

Et les images repoussantes qui lui traversaient maintenant la tête, le torturaient. Il allait l’obliger à faire ceci et cela, il n’aurait pas pitié d’elle, car, pour ces gens là, la pureté n’est qu’une formalité juridique, l’essentiel étant que la fille soit vierge, tout le reste, sentiments, innocence, ils s’en moquaient éperdument…

« Mon chéri, qu’est-ce que tu as ? »

Kassim se rendit compte qu’il gémissait.

« Excuse-moi, j’ai attrapé mal à la tête. C’est venu tout d’un coup »

« Attends, je t’apporte un cachet d’aspirine ! » dit Assette en quittant précipitamment la salle à manger.

Non, ces pensées n’effleuraient pas encore sa femme, songea Kassim en la voyant s’éloigner. Elle n’y pensait pas parce qu’elle était heureuse en mariage et qu’elle imaginait pour ses filles un avenir semblable à ce qu’elle vivait elle-même.

Iman, du moins, avait eu une enfance saine, exempte de toute mutilation. Mais qu’en serait-il pour Aziza ? Encore une chance que les maquisards n’aient pas raté l’imam Abdolvahid, ce partisan fanatique de la « circoncision pharaonique » (72) pratiquée sur les filles encore petites. Il ne cessait de prononcer des conférences sur ce thème, d’inonder la presse de ses articles. Pour l’instant, les wahhabites au pouvoir restaient partagés. Dans les Emirats et en Egypte, on pratique les trois variantes d’excision (73), notamment la « pharaonique », la plus affreuse de toutes. Mais en Iran, par exemple, il n’en a jamais été question. Dans la mesure où, en Europe actuellement, s’était effectué un brassage de ressortissants provenant de tout le monde musulman, dans bien des domaines, celui-là entre autres, il n’existait pas de règle imposée à tous. Mais certains responsables, du genre de feu Abdolvahid, militaient pour une réglementation commune, et toujours dans la variante la plus radicale. Il s’agissait d’emprunter à chacun ses meilleures pratiques. Grâce aux maquisards, le spectre de la « circoncision pharaonique » s’était éloigné provisoirement, mais pour combien de temps ? Un nouveau salopard ne manquerait pas de se manifester, parce qu’on s’orientait vers une harmonisation du code des us et coutumes en l’alignant sur les modèles extrémistes, il n’y avait pas à s’illusionner bêtement sur ce point. Pourvu qu’Aziza ait le temps de passer à travers maille ! Pourvu que le cheikh Ioussouf tire sa révérence au bon moment !

Mais que se passait-il aujourd’hui, c’était curieux tout de même ! Il y avait à peine trois heures, ce n’était, semblait-il, qu’une journée comme une autre, avec, certes, ses petits désagréments, mais sans plus. Et puis coup sur coup, cette crise de nerfs incroyable d’Assette, ce symptôme inquiétant avec la cocaïne, et, pour finir, ces idées noires, ces visions dégoûtantes.

Quand on commence à faire des concessions, on ne peut plus s’arrêter.

Qui avait prononcé cette maxime étrange, et à quel moment ?

C’était la pure vérité !

Mais qui pouvait dire qu’il eût jamais concédé quoi que ce soit, où était sa faute ? Dans sa famille, il n’y avait eu que des militaires. Lui aussi, il avait voulu entrer dans l’armée, dès son plus jeune âge. Dans l’armée de ce pays, de ce bloc militaire. Alors qu’il était gosse, on avait changé de religion. Et puis après ? La religion, ce n’est qu’une pièce rapportée, un gadget qui ne signifie rien du tout. Le pays ne s’était pas transporté ailleurs, la population était toujours là, même si les vagues migratoires successives avaient provoqué une énorme croissance démographique, et l’ennemi traditionnel restait la Russie, comme par le passé. On avait frôlé le conflit avec elle du temps de son arrière grand-père, à l’époque de la guerre froide, cela pouvait se produire aujourd’hui encore. Rien n’avait changé. Et il ne faisait que son devoir.

Oui, mais quel avenir préparait-il à ses enfants ? Lui n’était pas comme ces gens là, Assette n’était pas non plus comme ces gens là. Mais les enfants, eux, les enfants allaient se fondre dans leur masse, comme une cuillère de café en poudre dans un bol d’eau bouillante. Ses petits enfants ne feraient plus qu’un avec eux. Quand on commence à faire des concessions, on ne peut plus s’arrêter.

Assette était revenue, tenant d’une main un verre où se dissolvait un comprimé, et, de l’autre, le combiné téléphonique.

« Tu as débranché ton portable ? ».

« Bien sûr ».

« Eh bien, c’est pour ça qu’on t’appelle sur le fixe ». Assette appuya une main sur le micro. « J’ai l’impression qu’on t’appelle du boulot. Il faut que tu y reviennes d’urgence ».

(70) Il s’agit d’un fait réel. L’état-major français dans sa majorité, contrairement aux responsables politiques et à la société civile, n’approuvait pas l’intervention contre la Serbie.

(71) Au nom d’Allah (arab.)

(72) Il s’agit de l’infibulation (NdT)

(73) Pour ne pas avoir à donner des précisions répugnantes, je renvoie le lecteur à l’ouvrage L’amour et la sexualité en terre d’islam publié aux éditions Ansar en 2004.

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