La mosquée Notre-Dame de Paris – 7

7 – Le réveil d’Annette

La Saab vert salade de l’imam Abdolvahid fonçait du ghetto d’Austerlitz en direction du Jardin botanique. Abdoullah, le chauffeur, un jeune converti, jetait des coups d’œil craintifs sur le « patron », comme il l’appelait par devers lui. Pas besoin de lunettes pour voir qu’il était aujourd’hui d’une humeur massacrante prêt à lui chercher noise pour la moindre peccadille et, par la même occasion, à retrancher une trentaine d’euros de son salaire.

« Un bouchon de plus, et j’attrape un coup de sang. Non, mais enfin, Abdoullah, c’est inimaginable, on se croirait revenu à l’année 1405 (63) quand le moindre va-nu-pieds possédait une auto ! Et pourtant, grâce en soit rendue à Allah, rien que dans les dix dernières années, le transport individuel a diminué d’un tiers ! Alors, j’aimerais comprendre simplement pourquoi ces éternels problèmes de parking et de circulation ?! ».

« Vous savez, les statistiques sont trompeuses, très honoré Abdolvahid ! Tout dépend du point de vue d’où on se place. D’un côté, c’est vrai, il n’y a plus qu’une famille sur dix à posséder une voiture. Mais, pendant ces dix années, par combien a été multiplié le nombre de familles ? ».

« Ne fais pas le malin ! C’est justement que vos femmes, les Françaises, ne font pas d’enfants ! » s’indigna l’imam à contretemps. «Tu crois qu’on ignore vos manigances ? Vous prenez chez vous une vieille fille, une sœur ou une amie de votre femme, et vous la faites passer pour une seconde épouse. En fait, elle ne fait qu’aider au ménage ou à la garde des enfants ! Vous brouillez les pistes, vous jetez de la poudre aux yeux des gens honnêtes ! Vous refusez de vous plier à l’ordre normal ! Si ça ne tenait qu’à moi, j’irais vérifier, vérifier de mes yeux, que l’homme couche bien avec toutes ses femmes ! Si on vous contrôlait pour de vrai, on découvrirait de drôles de choses dans vos familles ! ».

Abdoullah garda le silence. Nonobstant le caractère querelleur de l’imam, il tenait trop à son emploi, et se faisait particulièrement conciliant après chaque nouvelle visite au ghetto. Il avait un souvenir encore cuisant de ses récentes années de famine, des cigarettes infectes, des vieilles nippes héritées de son frère, de sa mansarde de cinq mètres carrés. Le plus vexant c’était de voir tous ces pauvres types autour de lui qu’on commençait à convertir. Et eux ne voulaient rien savoir, ils chialaient en prononçant la chahada, comme s’il n’y avait rien de pire sur terre, et même certains préféraient carrément partir les pieds devant. Mais lui, les gardiens de la vertu lui laissaient la paix et il en avait marre d’attendre. Il n’avait aucune envie de passer les meilleures années de sa vie derrière des barbelés. Pourtant, et c’est là toute la subtilité, il n’était pas question d’aller se jeter à leur cou. Bien sûr, c’était possible, mais à condition de se déprécier, et dans les grandes largeurs. Aussi, sa joie ne fut pas feinte lorsque l’imam Abdolvahid se présenta un jour chez eux avec, sous le bras, une Instruction pour les adeptes de la sunna. Sa mère et son frère sortirent de la pièce, l’air sombre et méfiant, mais lui resta et écouta. Il écoutait, acquiesçait d’un signe de tête, incapable de retenir de temps en temps un petit sourire radieux, surtout lorsqu’il calculait dans sa tête les écarts de salaire dont bénéficiaient les vrais croyants. Et tout se passa comme dans un conte de fée : l’imam considéra sa conversion comme un triomphe personnel, et se mit en devoir de faire les démarches administratives que méritait ce sujet plein d’avenir. Pour couronner le tout, il l’engagea à son service en qualité de chauffeur. Ce n’est pas le premier Turc venu qui aurait pu obtenir une telle sinécure, et même plus d’un Arabe ne cracherait pas dessus !

L’imam continuait à bougonner.

« Que dis-je, certains croyants, descendants de familles croyantes, ne sont pas mieux que vous ! Ils apprennent à leurs enfants à s’amuser avec ces inventions de Satan, comment on appelle ça, des pianos, des contrebasses, des violons…Encore heureux que la ville ait été complètement débarrassée de ces ignobles machins énormes avec des dizaines de tuyaux ! Sinon, je parie qu’ils en joueraient aussi ! Ils feraient mieux de surveiller si leur rejeton ne reste pas sous la couette à l’heure de la prière du matin ! Mais non, la prière, on s’en contrefiche, c’est tellement mieux de taper sur un piano ! Même un homme juste peut se permettre un peu de musique, je ne dis pas le contraire, à l’occasion d’une noce, par exemple, ou simplement d’un bon repas ! Mais ces partitions, elles viennent toutes de Satan, oui, de Satan ! A propos, Abdoullah, rappelle-moi d’envoyer des hommes pour brûler ces tas de partitions qu’on a trouvées chez la kafirka dont on s’est occupé aujourd’hui ! Sinon, ils vont les planquer à droite et à gauche, je connais cette canaille des ghettos… ».

L’été promettait d’être chaud. Il était à peine midi passé et, déjà, on étouffait. L’imam était fatigué après cette visite au ghetto, fatigué d’avoir gravi les escaliers d’immeubles où les ascenseurs étaient depuis longtemps hors d’usage, fatigué d’avoir séjourné dans la poussière d’appartements minables dépourvus de climatisation. Sans cette irritation, bien naturelle pour un personnage si haut placé, peut-être aurait-il différé de convoquer la police pour procéder à l’arrestation de cette vieille femme, professeur de musique, qui vivait de leçons particulières dans le ghetto d’Austerlitz. Cette femme, une certaine Marguerite Teysse (Marguerite, voyez un peu quel prénom répugnant !), était depuis longtemps dans le collimateur, mais elle aurait pu tranquillement végéter encore dans son taudis quatre ou cinq ans, de tels cas ne sont pas rares.

L’imam Abdolvahid n’en finissait plus de ronchonner. La sueur ruisselait sur son visage de dessous son superbe turban en brocart vert pomme. Pourtant la climatisation fonctionnait, un système hors de prix, à la hauteur de la voiture.

« Des kafirs, on en vient facilement à bout, mais essaie un peu d’arrêter tout bêtement un vrai croyant, pour cause de musique ! Ca ferait un tel foin qu’on préfèrerait soi-même descendre dans la tombe ! Aïe, aïe, aïe…Qu’est ce que je te disais, c’est le bouchon, on va être bel et bien coincés ! ».

En fait, la Saab continuait à avancer, mais en se traînant, au milieu d’un flot de voitures. A cette allure, il ne faudrait pas moins d’une heure entière pour arriver à la rue Quatrefages. Et l’imam Abdolvahid était impatient de pénétrer dans la Vieille mosquée de Paris, il avait envie de se plonger un bon petit moment dans les vapeurs du sauna en marbre, puis de passer dans le salon aux mosaïques pour déguster tout à son aise un thé à la menthe brûlant. Du thé à la menthe accompagné de gâteaux au miel ! C’était raté ! On roulait maintenant au pas, et la distance entre sa voiture et la petite Citroën voisine ne cessait de diminuer, encore un peu et on ne pourrait même plus ouvrir les portières !

L’imam envia involontairement un jeune garçon grassouillet qui louvoyait adroitement entre les voitures sur une moto Harley light flambant neuf. Mais là, bon à rien, tu vas te casser le nez, à ton tour de poireauter ! Mais le gamin, frôlant les portières, avait déjà engagé sa roue avant dans l’étroit goulet. Quel âge pouvait-il bien avoir, par parenthèses, pour que ses parents le lâchent en pleine circulation et lui achètent par-dessus le marché une moto de ce prix ! A en juger par sa taille, il n’avait pas plus de douze ans ! Quelle époque !

Cependant le bon à rien s’était glissé au niveau de la portière avant. Il s’était dressé sur son siège et soudain il avait plaqué violemment un objet métallique sur la carrosserie, juste au-dessus de la tête de l’imam ! Sur une Saab toute neuve, le gredin ! Et il savait bien qu’on ne pouvait pas l’attraper, tout juste si on pouvait entrouvrir les portières ! Le jeune effronté s’était rassis sur son siège : tout contre la vitre (fermée, hélas, pas le temps de le choper), se profila une tête sous un casque trop lourd pour un cou fragile. Quelque chose dans la ligne de ce cou intrigua l’imam qui jeta un coup d’œil scrutateur sur ce visage à moitié dissimulé par la visière qui miroitait au soleil. Des yeux gris lumineux se heurtèrent à son regard à travers le double obstacle du plexiglas et de la vitre blindée. Une fille ! Une fille avec des habits de garçon, le visage découvert, et en plein jour !

Il ne put entendre ce que la jeune fille proférait, il vit seulement le rictus qui tordait ses lèvres rose pâle. Ce n’était donc pas un jeune voyou, mais une adolescente kafir qui avait l’audace de foncer à travers Paris dans une tenue indécente au vu de tout le monde.

L’imam, soudain, fut saisi d’un doute. Ce coup sur la carrosserie n’était pas une blague de vandale. Mais alors, en voilà une histoire, de quoi s’agissait-il ?

Il ne fallut qu’un instant à Abdolvahid pour comprendre. Il comprit en voyant s’éloigner, sur la moto qui se faufilait dans le bouchon, le dos du fuyard vêtu d’un blouson de cuir, et l’arrière de son casque rouge tandis que la Saab se collait encore davantage contre la Citroën.

La voiture se serait aplatie contre un réverbère, si cela avait été possible. L’imam, devenu littéralement fou, avec un hurlement, tentait de tirer Abdoullah vers son propre siège. A l’avant de la cabine, l’espace étroit s’emplit d’un étrange remue-ménage. Ayant réussi à arracher du volant une des mains nerveuses du mince Abdoullah, le pesant Abdolvahid s’efforçait maintenant de faire basculer sur lui le chauffeur et de se glisser pardessous son corps sur son siège. En perdant son turban, il avait déjà engagé sa tête sous le flanc du jeune homme. La voiture, qui zigzaguait, alla percuter les feux arrière d’une Chevrolet. Il y eut un concert de klaxons dont le tintamarre assourdissant couvrit les hoquets déchirants de l’imam.

Puis, le silence se fit. Abdoullah se demanda s’il était devenu tout à fait sourd ou s’il était simplement estourbi. La tentative de l’imam d’échanger sa place avec le chauffeur n’avait pas été totalement infructueuse. La « galette » (c’était ainsi que les jeunes, dans leur jargon, appelaient la charge explosive magnétisée pour objectif ponctuel) avait bel et bien transpercé le toit de la voiture. Mais au lieu d’atteindre à la tête le vénérable Abdolvahid, elle s’était fichée dans ses lombes, avait suivi la colonne vertébrale pour ressortir dans la région de l’aine, puis elle avait achevé sa course en se plantant dans le macadam. La tête, avec ses fines moustaches traditionnelles et sa calvitie incongrue, avait été totalement préservée. La bouche continua encore longtemps à jouer des mandibules sans émettre aucun son, les yeux globuleux à s’écarquiller, un peu à la façon des énormes silures en eau vaseuse, avant que cette tête ne s’effondre dans un spasme sur les genoux d’Abdoullah, lequel se serrait désespérément contre la portière opposée. Le velours blanc des housses buvait le sang comme du coton, mais cela ne pouvait plus affecter l’imam, si maniaque de propreté. Il ne donnait plus signe de vie, à l’exception de ses doigts ornés de bagues qui se convulsaient encore comme s’ils voulaient saisir quelqu’un pour l’obliger à occuper à sa place le siège fatal.

Jeanne avait les joues en feu. Pas de honte bien sûr, tout s’était déroulé au quart de poil, impossible de rêver mieux. Le chauffeur, apparemment, en avait réchappé, mais il était sûrement hors d’état d’utiliser son mobile. Et même si, des voitures voisines, on avait appelé police secours, il est douteux qu’on ait fait le lien avec la moto qui était passée en trombe juste avant l’explosion Le temps que la police se fraye un chemin jusqu’à la Saab à travers les bouchons, le temps qu’elle commence à interroger les gens, personne ne penserait plus du tout à la Harley.

Et malgré tout, elle avait fait une gaffe. Peut-être valait-il mieux ne l’avouer à personne ? Ah oui, j’aurais dû ramener huit « galettes » et non pas sept, mais voilà, la huitième, ce sont les souris qui l’ont bouffée. Non, sérieusement, c’est dégoûtant de mentir aux copains. Il faudra faire face. Et ce n’est pas qu’elle en ait envie. Pas la peine d’aller consulter une voyante, on l’éloignera de toute action pendant un ou deux mois, elle n’aura plus qu’à tricoter des napperons au crochet.

De la rue Buffon, Jeanne tourna vers les Arènes de Lutèce. Elle déboucha sur une voie dégagée et mit les gaz. L’air frais qui fouettait son visage en atténuait le feu. De toute façon, il allait bien falloir revenir au ghetto chercher les dernières « galettes ». Qu’il soit maudit ce ghetto, qu’il soit maudit ! Eh, mon Dieu, comment aurait-elle pu agir autrement ? Elle était montée quatre à quatre par le vieil escalier de bois au deuxième étage de l’immeuble avec, dans la poche, le morceau de colophane qu’elle voulait offrir depuis longtemps, et, sur le palier, devant les plombs qui scellaient la porte de l’appartement, elle avait trouvé Marie Rose, une fillette de onze ans pleurant en berçant son violon comme une poupée malade.

Mademoiselle Teysse n’était pas, à proprement parler, une professionnelle de l’enseignement. Dans des temps plus favorables, elle avait fait de la musique pour son plaisir et n’avait commencé à donner des leçons particulières qu’après avoir perdu son modeste avoir, suite à la prise du pouvoir par les wahhabites. Mais cela l’avait enchantée, dès le début. Elle enseignait aussi bien le piano que le violon ou la guitare, précisant avec un sourire modeste, qu’ « elle savait tout faire parce qu’elle ne faisait rien de bien » ; Quand, jadis, mademoiselle Teysse avait jeté un regard sur les menottes de Jeanne (qui avait alors sept ans), elle avait poussé un soupir et, comme elle-même le reconnaissait beaucoup plus tard, n’avait consenti à s’occuper de la fillette que « pour lui éviter de développer un complexe d’infériorité ». Cependant ces menottes à fossettes se révélèrent capables de plaquer des accords étonnants. Très vite, Mademoiselle Teysse n’eut plus à déplorer que le dilettantisme de son élève.

Et voilà qu’on l’emmenait à la fosse commune, en ce moment même on l’emmenait, après avoir entassé son corps sans défense dans un fourgon mortuaire plombé déjà plein à craquer. Jeanne savait bien comment ils traitaient les dépouilles de leurs victimes. Jeanne dut se battre plusieurs minutes pour comprendre, à travers les sanglots de Marie Rose, que c’était toujours « le même » imam qui avait donné l’ordre, enfin, celui qui avait l’habitude de venir, qu’il n’était même pas encore sorti du ghetto mais qu’il avait pris la direction de la librairie. Que mademoiselle, qui était justement en train de corriger une faute de Marie Rose quand l’homme en vert était entré, s’était soudain mise en colère et avait répondu à ses grossièretés habituelles « qu’elle n’arrêterait pas d’enseigner la musique aux enfants tant qu’elle vivrait ». Il lui avait lancé, dans un mauvais français : « Alors, vieille idiote, la retraite est pour bientôt ! ». Il avait arraché le violon des mains de Marie Rose, l’avait violemment jeté par terre, avait giflé la gamine, puis sur son mobile il avait commencé à composer un numéro. Alors, mademoiselle lui avait soufflé : « Cours chez toi, ma petite ! Excuse moi de ne pas finir ma leçon, mais souviens-toi qu’on ne peut tolérer les humiliations quand elles dépassent certaines limites ».

Ensuite, tout s’était enchaîné de façon automatique. Tellement automatique que Jeanne n’y était presque pour rien. Qu’avait-elle fait ? Planqué quelques « galettes », filé le salaud pour l’attirer jusqu’à ce bouchon providentiel….

Bon, il fallait essayer d’arranger les choses, tout de suite si possible. Jeanne freina devant l’atelier d’un petit garagiste. Le patron, un Turc, employait deux ouvriers du ghetto, Paul Germy et Stéphane Durtal. Elle tomba sur Germy qui trafiquait sous le capot d’une vraie rareté, un vieux coupé Citroën à deux portes dont la production avait été stoppée dès les années quatre-vingt dix du siècle passé. Agé d’une trentaine d’années, avec ses lunettes aux verres épais qui lui rapetissaient les yeux d’une manière disgracieuse et sa calvitie précoce, Germy n’avait pas du tout l’allure d’un ouvrier, ce qu’il ne serait d’ailleurs jamais devenu en temps normal. Durtal avait encore toute l’énergie de ses vingt ans. Il travaillait, au fond du garage, à redresser l’aile froissée d’une Volvo.

Germy fit signe à Jeanne de s’approcher : le Turc devait être absent.

« Ben, dis donc, il y en a qui sortent labourer avec l’attelage de leur arrière grand père ! s’exclama avec admiration Jeanne en sautant de sa moto sur le sol de béton. Dites, les gars, vous pourriez changer les fers de mon cheval ? ».

« Tu crois qu’on a le temps de te changer ta plaque, tu rêves ou quoi ? » bougonna Germy.

En fait, la petite Jeanne avec le sourire malicieux de ses lèvres de barberis pouvait obtenir de lui tout ce qu’elle voulait. Germy comprenait parfaitement que lui, un adulte, se laissait mener par le bout du nez, que cette gamine aurait peut-être pu le vouvoyer de temps en temps, et que l’aide qu’il lui apportait finirait par tourner mal. Mais c’était plus fort que lui, Jeanne acceptait de parler avec lui, de plaisanter, elle ne le méprisait pas et rien que pour cela, il éprouvait à son égard une reconnaissance infinie.

Selon les critères des décennies passées, cette bergeronnette de seize printemps était encore une enfant exigeant tutelle et protection. Pourtant, elle faisait avec naturel ce dont Paul Germy eût été bien incapable. Elle se battait, lui se laissait porter par le courant. Sans se justifier pour autant, Germy considérait que, par certains côtés, il était plus simple pour les adolescents de la nouvelle génération de vivre dans la dignité. Ils étaient un peu comme ces enfants des pionniers de l’Amérique sauvage, habitués dès le berceau à entendre les appels des Indiens derrière la clôture, à approvisionner de cartouches leur père dans son champ de maïs, à tirer leur premier coup de feu dès qu’ils étaient en état de soulever une carabine. Pour eux, tuer un homme, ce n’était pas franchir le Rubicon. Aucun état d’âme à la Hamlet, comme au tournant du siècle. Les décisions, ils les prenaient au pas de course. Mais lui, il avait été élevé par des parents nés à la fin des années soixante-dix. Et pourtant, il ne redoutait rien autant que de saisir, dans ce regard gris cendré, une expression de pitié méprisante suscitée par la mauviette d’âge mûr qu’il était devenu.

De ce temps, Durtal rentrait la Harley au garage.

« Et tout de suite, ce serait pas possible, hein, Stéphane ? demanda Jeanne d’un petit air suppliant. J’attendrai ici, si tu veux ! ».

« Justement, notre salaud serait très heureux de faire ta connaissance, ricana Durtal. Il vient juste de téléphoner qu’il arrivait. Il vaudrait mieux que tu te ramènes demain matin. Dans la matinée, c’est toujours plus calme ».

Germy fut soudain saisi d’une inquiétude.

« Attends un peu, où veux-tu qu’elle aille à pied dans cette tenue ? Jeanne, reste encore une minute, je vais fouiller dans les nippes. Je crois que Fatima m’a donné, il y a quelques jours une vieille parandja pour en faire des chiffons. Je ne l’ai pas encore mise en morceaux. Et toi, Stéphane ? ».

« Mince, moi c’est pareil, elle est toute tachée et elle sent pas la rose, répliqua Durtal d’un air mécontent. C’est mieux que rien, évidemment… ».

Jeanne fit un geste désinvolte.

« Laisse tomber, j’ai horreur de ces mascarades. Je vais crécher dans le coin cette nuit, et je viendrai tôt demain matin rechercher la Harley ».

« Pas avant neuf heures » précisa Durtal.

« D’accord ! ».

Jeanne s’échappa dans la rue en courant. Le pied à terre, sur lequel elle comptait se trouvait dans le quartier voisin. Lucile, qui travaillait de nuit comme femme de ménage dans une boutique d’antiquaire, avant de partir au boulot, mettait parfois à sa disposition un réduit où elle entreposait les balais à frange et les produits d’entretien. Qui irait la sortir de là, en pleine nuit ?

C’est tout de même vexant, pensait Jeanne en dévalant le trottoir : Madeleine Méchin, qui avait à peine un an de moins qu’elle, se baladait tranquillement à travers tout Paris autant qu’il lui plaisait. Pas étonnant avec des hanches qui font du trente-six ! La visière de la casquette vissée sur le front, un blouson un peu ample, le tour est joué ! Il y en a qui ont une sacrée veine. Jeanne se rendait parfaitement compte qu’elle ne pouvait passer pour un garçon que sur une moto et encore à condition de foncer.

Aïe, la tuile ! Un véhicule de police venait à sa rencontre. Il roulait au pas, pour permettre, semblait-il, au sergent assis à côté du chauffeur de contrôler les numéros des maisons. Ou, peut-être, autre chose. Jeanne ne prit pas le temps de vérifier. Elle chercha du regard un porche hospitalier et tomba sur l’entrée de toilettes publiques. Ca ferait l’affaire ! Jeanne pourtant était écoeurée par les w.-c. municipaux avec leurs cruches en plastique à la place de papier hygiénique. Brr…quelle horreur, pensa-t-elle pour la énième fois en claquant la porte derrière elle. Enfin, ils n’iraient pas la dénicher ici.

Dans le sous-sol au plafond bas, il n’y avait qu’une seule femme. Elle revenait de faire des courses et avait posé à côté d’elle plusieurs paquets multicolores. Elle tournait le dos à Jeanne et, devant un miroir, se remettait du rouge à lèvres avec un bâton couleur cerise.

Quelle idée de se maquiller quand, de toute façon, elle allait enfouir son visage sous la parandja, pensa Jeanne avec ironie.

Le bâton de rouge se mit à trembler et les yeux de la femme à s’écarquiller. Jeanne se figea soudain, plus de stupéfaction d’ailleurs que d’effroi. Clouée sur place derrière la musulmane blonde, elle fixait son reflet dans la glace : elle était blême dans sa chemise à carreaux, en anorak et en jeans, avec la tête découverte. Elle avait, en effet, laissé au garage son casque devenu inutile.

Comment avait-elle pu perdre la tête à ce point ? Comment avait-elle pu entrer dans des toilettes avec des vêtements d’homme ! Cette bonne femme avait des raisons de la dévisager comme si elle voyait un fantôme. Et même un fantôme l’aurait sûrement moins épouvantée que le spectacle d’un tel haram, de pareil aurat (64) étalé en plein jour !

Et Jeanne qui ne voulait pas y croire quand on lui disait que personne, une fois dans sa vie, ne peut éviter de commettre une énorme bêtise, une gaffe inimaginable ! Que, la plupart du temps, la chance vous aide à vous en tirer. Ceux auxquels elle n’a pas souri ne sont plus là d’ailleurs pour raconter comment ils se sont fait prendre. Pas plus que Jeanne, la blonde, avec son bâton qui tremblait à la main, ne pouvait détacher son regard du miroir, comme s’il était magique et révélait quelque secret ou comme si c’était l’écran d’un de ces antiques appareils nommés télévision. Si elle hurle, je l’assomme, résolut Jeanne. Je vais bien m’en sortir d’une façon ou d’une autre.

Dans le minuscule couloir qui séparait les hommes des femmes, on entendit des bruits de pas.

« Et moi, je te répète que je trouve ça louche ! ». C’était un Turc qui s’exprimait en sabir français et sa voix, aux accents grossiers et autoritaires, devait appartenir à un flic.

« Un morveux entre aux pissotières à notre barbe, et dans les pissotières, il n’y a personne ».

« Toi, Ali, tu peux même pas pisser un coup sans en faire un problème », rétorqua une autre voix, peu différente à vrai dire, n’était le timbre. « Est-ce que c’est ça qu’on vient chercher ici ? ».

« T’inquiète pas pour ton café de contrebande. T’en fais pas, il va pas s’évaporer. Mais essaie de comprendre. Dans ces pissotières, il n’y a même pas de fenêtres. Tu vois pas que ce voyou, ou pire, a pu se glisser chez les femmes ? »

La voix paresseuse du deuxième flic se fit indubitablement conciliante.

« Eh alors, qu’est-ce qu’il faut faire, à ton avis ? ».

Cette fois, Jeanne se vida de son sang et ses genoux commencèrent à flageoler. Elle s’était mise dans de beaux draps, et jusqu’au cou. Seigneur, si elle avait au moins un revolver sur elle, mais non, docile comme un petit agneau, elle s’était souvenue du mot d’ordre : ne pas se déplacer armé dans la zone soumise à la charia sans absolue nécessité !

« On n’a qu’à attendre un peu que les femmes sortent. On vérifiera leurs papiers et après, on fouillera le local ».

Dans le miroir, on vit verdir le visage de Jeanne, et le bâton de rouge s’immobiliser en l’air, comme s’il se trouvait dans la main d’un mannequin de cire.

« Pourquoi contrôler les femmes ? »

« J’ai entendu ces jours-ci que dans le meurtre du cadi du seizième était impliqué justement un type qui avait enfilé une parandja. Seulement, quand il a détalé, on a bien vu que c’était pas une femme. On a essayé de l’arrêter, Il a jeté son déguisement aux orties. Et on n’a trouvé aucun indice ».

Sa voix soudain retentit, pleine d’une autorité professionnelle.

« Eh alors, qu’est-ce qu’ils foutent ces enfants de Satan ! Ho là !! Y a du monde en bas ? ».

La femme, sur un ton étonnamment calme, répondit en se tournant vers Jeanne :

« Oui, c’est occupé, n’entrez pas ».

Elle aussi était pâle, pâle comme un linge. Durant quelques instants, elles se regardèrent dans les yeux. Le bâton de rouge était tombé sur le carrelage avec un léger tintement. La femme, un doigt appliqué sur les lèvres, fit signe de faire silence.

« Allez, grouillez vous ! Contrôle des papiers ! ».

Jeanne fit signe de la tête : merci, évidemment, mais c’est sans perspective. La femme se mit soudain à fouiller fébrilement dans ses paquets. Elle en saisit un qui était enveloppé de papier doré orné de motifs rouges et verts, arracha le ruban, déchira l’emballage et fit apparaître un article en étoffe rose qu’elle déplia. Elle tenait entre ses mains une parandja flambant neuf, tout à fait aux mensurations de Jeanne.

« Dépêche-toi ! ». Arrachant l’étiquette au vol, la femme tendait le vêtement à Jeanne.

A vrai dire, ce n’était pas le moment de réfléchir. Jeanne fut engloutie dans les replis du tissu rose. Quand elle jeta un coup d’œil, cette fois de derrière son voile grillagé, la femme, qui n’avait pas encore eu le temps de se préparer, était en train de froisser rageusement le joli papier d’emballage. L’ayant réduit à la taille d’une petite boule, elle le jeta dans la poubelle, et seulement alors enfila sa propre parandja.

« Attrape ! » dit-elle en fourrant dans la main de Jeanne un de ses magnifiques paquets et en saisissant de ses doigts glacés la main restée libre.

Les Turcs en uniforme, plutôt rondouillards (mais, au fait, avez-vous déjà vu des Turcs ayant gardé la ligne, passé trente ans ?) regardèrent avec indulgence cette femme accompagnée d’une petite adolescente, croulant l’une et l’autre sous les emplettes de magasins visiblement chics.

« Il y a encore quelqu’un dans les toilettes ? » demanda l’un des flics en tendant la main ouverte pour signifier qu’il attendait les papiers

La compagne de Jeanne présenta une carte plastifiée.

« Non, je ne crois pas, enfin, je ne sais pas… ».

L’homme copiait le petit rectangle de carton à l’aide d’un scanner de poche.

« Et la jeune fille ? »

« Consultez donc votre base, dit-elle d’un ton hautain. Votre base de données mentionne sûrement le nom d’Iman, ma fille de quatorze ans ».

« Chère madame, tout ça n’est pas très régulier. Vous avez une fille en âge d’être mariée et elle se promène sans ses papiers personnels. Allez, circulez ».

Une fois dans la rue, la femme allongea le pas entraînant Jeanne, dont elle ne lâchait pas la main, vers une petite voiture de sport.

« Vous m’avez fameusement dépannée, dit Jeanne en libérant sa main et en essayant de rendre à sa propriétaire légitime le paquet qu’elle portait. Maintenant, je peux facilement me débrouiller toute seule ».

« Ecoute, fillette, je vois bien que tu as fait une bêtise. Il y a aujourd’hui dans les rues trois fois plus de flics que d’habitude et tu es sans papiers, je me trompe ou non ? Tu vas passer quelques heures en sécurité dans un endroit tranquille ».

« Alors, vous n’êtes pas musulmane ? », dit Jeanne avec un large sourire en oubliant qu’il resterait invisible derrière le voile…

« Si, je le suis ».

Jeanne fit brusquement un écart en arrière dans un sursaut involontaire de tout le corps.

« Je t’en prie ».

« Pourquoi ça vous amuse de m’aider ? ».

« Tu es française ».

« Moi, oui, mais pas vous. Vous, vous êtes une ex-française ».

« Peut-être », dit la femme sans se vexer.

Bien sûr, Jeanne aurait pu depuis longtemps prendre la tangente, mais elle était tenaillée par la curiosité, ce péché mignon qui lui avait déjà valu plus d’une réprimande bien méritée. Il fallait quand même se rendre compte d’où sortait ce genre original de collabos, non ? C’était l’occasion rêvée. Après tout, qui ne risque rien n’a rien. « D’accord », dit-elle en prenant place sur le siège avant.

Poussant un soupir de soulagement, la femme démarra aussitôt sur les chapeaux de roue : il faut croire que les flics, qui allaient ressortir des toilettes d’un moment à l’autre, l’avaient joliment épouvantée. Quelques minutes plus tard, elles dépassaient déjà en trombe le Jardin du Luxembourg.

« Mais, au fait… ». Comme il était répugnant de parler à travers une grille en tricot qui vous rentrait dans la bouche. « Au fait, c’est quoi votre nom ? ».

La femme fit attendre sa réponse. Elle concentrait, semblait-il, toute son attention sur la circulation. Ses mains, qui tenaient le volant avec assurance, étaient minces et raffinées avec de longs doigts fragiles. Les ongles, pas trop longs, étaient recouverts de vernis transparent. Par contre, ses phalanges étaient surchargées de bagues en or massif, toutes plus grosses les unes que les autres. Et ces anneaux choquaient sur de telles mains. Enfin, sans tourner la tête vers Jeanne, elle lui dit : « Appelle-moi Annette »

(63) Selon le calendrier lunaire de l’islam (l’hégire), c’est-à-dire, 1985.

(64) Haram : interdit, aurat : parties du corps que la femme doit cacher en public (arab.) NdT.

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