La mosquée Notre-Dame de Paris – 6

6 – Le prix du contre-terrorisme

Dans un faubourg d’Athènes, année 2024

« Si, hier, tu avais fait de l’apostolat, je n’aurais pas aujourd’hui à acheter des armes ». Ces paroles de son fils ne cessaient de résonner aux oreilles du père Dimitri.

Les marches blanches en marbre de Sienne menant à la crypte étaient jonchées de roses dont les pétales pourpres semblaient des gouttes de sang. Le ciel sans nuage étincelait d’un azur qu’ignorent les firmaments nordiques. Une jeune femme, à quelques pas de la foule, se tenait entre les tombes claires qui se pressaient de part et d’autre d’un étroit passage. Elle restait figée, absolument immobile, seuls les pans de ses vêtements sombres ondulaient au vent.

Le père Dimitri pensa tout à coup qu’il n’avait jamais vu sa bru comme ça. Un voile de dentelle noire, faite à la main, était jeté sur ses cheveux tirés par un simple nœud à l’antique. Sa jupe longue, librement évasée découvrait à peine ses chevilles revêtues de bas noirs où s’enroulaient les lanières d’élégants escarpins à petits talons. Ses habits de deuil, et cependant si féminins, soulignaient sa beauté soudain éblouissante.

Elle, l’étrangère, non seulement semblait une femme grecque mais l’incarnation grecque de l’éternelle douleur féminine, une Médée ou une Electre. Tragique mais superbe avec son visage impassible. Bien sûr, elle ne se tordait pas les bras, ne s’arrachait pas les cheveux. D’où provenait alors ce souffle funeste et glacial qui émanait de sa personne ? Son mari avait-il été conscient de son éclatante beauté ? Sans doute pas. Le jour de leur mariage, elle s’était présentée en tennis. Au reste, personne n’était là pour y trouver à redire car la bénédiction avait été donnée presque en catimini, en tout cas, dans la plus grande discrétion, ce qui avait ulcéré une bonne centaine de parents.

Elle avait l’habitude de dissimuler ses charmes dans des anoraks, des pull-overs d’homme, et d’immuables jeans. La ligne aristocratique de son cou était masquée par sa chevelure négligemment dénouée, son visage par d’insupportables lunettes noires.

Et pourtant, il n’aurait tenu qu’à elle de briller dans la haute société à laquelle Léonid appartenait par sa naissance. Et cela, le père Dimitri le comprenait maintenant, un peu tard. Elle l’aurait pu, malgré ses origines modestes, car elle était russe, pour ne pas dire pire, à moitié juive. Personne ne s’était avisé qu’elle ne le souhaitait pas, tout simplement.

Le petit cimetière était ancien, tout proche, c’est pourquoi on avait pu se passer du hideux fourgon funéraire. Les gens revenaient à pied vers la villa, en ordre dispersé parmi les tombes et les cyprès.

*
**

« Comment vais-je occuper ces trublions ? Je ne vais pas les chasser, tout de même. Eh, vous, les deux là-bas, allez voir un peu ce qui se passe avec la chasse dans les toilettes, elle fait un bruit de cataracte pendant au moins un quart d’heure quand on la tire. Toi, ramasse les boîtes de conserve vides qui traînent dans les pièces, surtout sous le lit, dans la chambre, il doit y en avoir une abominable quantité, et descend tout ça à la poubelle. A la cuisine, les sacs, il faut les ranger sous l’évier ! Quant à toi, commence par me cirer les chaussures ».

Ce furent les dernières paroles de Léonid Sévazmios. Mais Sophie ne le savait pas encore lorsqu’elle glissait, telle une ombre, entre les cyprès. Les dernières paroles prononcées avant qu’il ne s’effondre, criblé de balles, dans le profond fauteuil de leur petit appartement non loin de Kifissou, un quartier d’Athènes très convenable, mais pas particulièrement huppé. L’appartement était enveloppé d’un balcon qui croulait sous les fleurs et les plantes vertes. Il se composait d’une chambre, d’un petit local pour l’informatique, d’une autre pièce plus petite encore réservée aux hôtes qui s’arrêtaient fréquemment et d’un salon salle à manger. Ce n’était pas le grand luxe, mais un confort bien suffisant pour un jeune couple sans enfant, pour le moment du moins, comme le pensaient les amis bien intentionnés. Un renfoncement accolé au séjour tenait lieu de cuisine. Il était équipé d’un évier, d’une plaque chauffante à deux feux et d’un réfrigérateur, le tout étant séparé par une porte vitrée à double battant dont le verre mat constituait, dans la journée, l’unique source de lumière. Impossible à deux personnes de s’y mouvoir en même temps. Mais la jeune maîtresse de maison n’avait cure de ces inconvénients. Même si le couple soupait à la maison, privilège dont il faut dire qu’il n’abusait guère, il pouvait toujours commander dans une gargote voisine quelque mets également néfaste pour la ligne et pour l’estomac. Ils se rassasiaient, à deux heures du matin, de quelques galettes à la viande grillée baignant dans une sauce pimentée. Mais ils restaient minces et en bonne forme.

Sonia avait l’impression de voir le visage de Léonid quand il avait prononcé ces paroles. Elle voyait son sourire franc, inconsciemment teinté d’une supériorité de caste, elle le voyait poser sur le guéridon son pied chaussé de fines chaussures noires à lacets, car ils avaient projeté d’assister ensemble au théâtre à une stylisation à l’antique alors à la mode.

Ses paroles n’étaient pas vraiment dans le style antique, mais elles traduisaient son habituelle insouciance calculée où elle le retrouvait tout entier. Ces deux termes sont difficilement conciliables, il faut l’avouer. Pourtant, derrière sa frime juvénile se cachait effectivement un calcul instantané et perspicace. Quand il y eut cette soudaine coupure d’électricité, qu’aussitôt après les serrures de sécurité cédèrent sans bruit, en moins de deux, et que dans l’appartement, avec un fracas bien orchestré, quatre individus armés de mitraillettes firent irruption, il ne prit même pas la peine de vérifier si le téléphone fonctionnait. Sonia elle-même aurait dit que ça n’avait aucun sens. Mais une chose est de comprendre l’absurdité d’un acte, une autre de ne pas le faire dans la panique. Il ne lui fallut qu’un instant pour conclure qu’il n’y avait aucun échappatoire (on leur avait interdit de tenir des armes à la maison, ce dont ils pouvaient remercier les mouchards de la presse libérale !), pour déterminer qui, parmi les quatre hommes, était le meneur, pour l’insulter lui un peu plus que ses subordonnés et en leur présence. Il avait intentionnellement provoqué cette obtuse marionnette par une bordée d’injures et l’autre avait vidé tout le chargeur de son arme automatique. C’était clair, dès cette époque, ils en savaient bien trop. Qui ne redouterait pas, avant d’être exécuté, qu’on lui écrase des mégots sur les parties 79génitales, qu’on l’aveugle avec un tire-bouchon déniché dans la kitchenette ? En bluffant, il avait gagné une mort facile.

En marchant au milieu des croix blanches, elle ne voulait penser qu’à une chose : qu’il était mort en paix. Il savait, il savait à coup sûr, que Sonia ne pénétrerait jamais dans l’appartement sans avoir entendu sa voix dans l’interphone si son absence n’avait pas été convenue préalablement. En plus, cette voix familière devait prononcer certains mots et pas d’autres. C’était presque un jeu, ils étaient si jeunes, d’imaginer des dizaines de précautions tarabiscotées, de simuler des dizaines de scénarios. Ils pratiquaient ce jeu après s’être adonnés jusqu’à l’épuisement à un autre jeu, plus sensuel, enlacés dans des draps de soie noire, sur le matelas d’éponge naturelle d’un lit neuf en copie d’ancien. Léonid aimait le luxe, et quand Sonia était lasse de choquer la parentèle de son mari avec ses jeans effilochés, elle lui cédait sur ce point. Pas souvent, bien sûr, mais justement, le jour où l’interphone était resté muet, elle avait passé trois heures chez le coiffeur, subissant patiemment ses tentatives d’édifier sur sa tête une ambitieuse coiffure de soirée, tentatives qui consistaient à transformer sa chevelure rebelle en anglaises et frisottis. Ils avaient alors réussi à prendre la fuite, tous les quatre, bien qu’ils l’aient attendue et que la police se soit présentée à sa place.

Elle avait dû patienter trois ans et demi à compter de ce jour pour apprendre quelles avaient été les dernières paroles de son mari. Sur les quatre, deux seulement des moudjahiddins avaient été capturés vivants, et le troisième avait craqué tout de suite. Un revolver contre sa tempe avait efficacement stimulé sa mémoire. Elle vérifiait elle-même ses déclarations, et tout concordait. Il s’était souvenu que Léonid portait une chemise blanche à col officier mais qu’il n’avait pas eu le temps de mettre son nœud papillon et une foule d’autres détails qui démontraient qu’il n’inventait rien. Et qu’aurait bien pu inventer cette créature ? Quand il eut répété trois fois de suite, sans nouvelle précision, la phrase la plus complète qu’elle ait pu lui extirper, Sonia fourra précipitamment dans cette gueule indigne qui venait de lui livrer les ultimes paroles de son mari le canon de son revolver afin qu’elle fût empêchée d’ajouter un quelconque commentaire.

Mais elle attendit avant de tirer. Elle considéra environ une minute cet homme visiblement de leur âge, dont le visage était comme coupé en deux : la partie supérieure, front, nez, pommettes fortement hâlée et le bas tout blanc, à peine bleuté par les poils drus de la barbe. Le moujahid s’était hâté de se débarrasser de sa longue barbouze dans le vain espoir de brouiller sa piste, d’échapper à la mort.

Mais la Mort avait les yeux fixés sur lui. Elle souriait du coin des lèvres et du regard où dansaient de petites flammes. La Mort portait une frange épaisse de gamine, ses cheveux, pris dans une large pince en bois retombaient en queue de cheval et sa chemise bleue était en jean. C’est en vain qu’il gémissait en sentant le goût salé du métal dans sa bouche. Le visage de la Mort, au dessus de lui, se diffractait dans les larmes qui emplissaient ses yeux, des larmes sincères qui coulaient en abondance sur ses joues. Pas ça, non, pas ça, pas ça ! (57)

Ce fut la dernière fois qu’elle exécutait l’un des leurs en éprouvant quelque émotion. Mais avant d’y parvenir, s’étaient encore écoulés beaucoup de jours qui avaient exigé d’elle des efforts inlassables et douloureux.

*

« Sophia, attends-moi ». Le père Dimitri s’était enfin décidé à rompre sa solitude. Elle ralentit le pas, s’arrêta, rajusta son écharpe que le vent avait déroulée, et ses lèvres esquissèrent un sourire pacifié.

« Je voudrais te parler, commença le père Dimitri d’une voix sourde. Pas de Léonid, non, ne crois pas ça. Je pense que nous nous sommes tout dit à son sujet. C’est le vieillard que je suis qui a envie de bavarder avec toi, tout simplement. A la maison, ce ne sera pas commode, tant de monde est venu… »

«Allons-y, père, bavardons ». Sa sérénité était insupportable. Il lui aurait été tellement plus facile de la voir pleurer. Seigneur, envoie à cette malheureuse le don des larmes ! « De quoi parlerons-nous ? ».

« De la Russie. Il me semble avoir bien compris, Sophia, que tu n’as pas l’intention maintenant de revenir dans ton pays ? ».

« Peut-être pour six mois, je ne sais pas encore, tout dépendra de la façon dont tourneront les choses. Mais je ne veux m’installer ni en Russie ni en Grèce. Principalement, pour la simple raison que, désormais, je n’ai plus besoin d’avoir un chez moi. Même si ce chez moi a les dimensions d’un pays entier. »

« C’est vraiment seulement pour ça que tu ne veux pas vivre en Grèce ? »

« Et pour quelle autre raison, selon vous ? »

« Tu m’as parfaitement compris. Ton mari condamnait ses compatriotes ».

« S’il n’y avait qu’eux ! Où voulez vous que j’aille maintenant, sur Mars peut-être ? Mais on dit qu’il n’y a pas d’air là-bas ».

« Il condamnait ses compatriotes plus que tous les autres ». Le père Dimitri était pris d’un étrange essoufflement, comme si l’air justement lui manquait, dans cet espace embaumé par les minces cyprès, balayé par un vent qui portait avec lui le goût légèrement salé des embruns. « Même moi, je ne peux plus maintenant rester ici ».

« Ah, vraiment, père ? Est-ce que la Grèce ne serait plus l’unique pays qui dans notre monde en folie se sauverait lui-même ? ». La jeune femme avait essayé d’adoucir l’intonation de sa voix. Elle ne voulait pas blesser, seulement elle ne savait pas faire autrement.

« Je maintiens ces paroles encore maintenant ». Le père Dimitri ne fit pas attention à l’agressivité involontaire de sa bru. « La Grèce se sauvera, mais elle ne sauvera personne d’autre. Par contre, la Russie sauvera les autres si elle parvient à se sauver elle-même. Il y a à peu près quinze ans, un peu plus même, j’ai eu l’occasion de voyager en Russie avec une délégation associant plusieurs Eglises orthodoxes. Sans doute l’ignores-tu, Sophia, mais il y avait, à l’époque, de puissants courants en faveur de l’unité. Les résultats n’ont pas été tous à la mesure des attentes, mais beaucoup a été fait. Ce qui a, bien sûr, renforcé le monde orthodoxe. Cependant, en Russie, bien des choses m’ont alors désagréablement frappé. Dans ce pays énorme, les hiérarques sont trop haut placés. Cette élévation artificielle les coupe du peuple. Des résidences fermées, des limousines luxueuses, des dizaines de porte-parole et de secrétaires, sur Internet, derrière les téléphones, filtrent l’accès des simples mortels à la personne de l’évêque. Les jours de fête, Sa Sainteté célèbre dans la cathédrale devant des foules de fidèles parmi lesquels des jeunes, des femmes portant des enfants dans leurs bras, elle visite des séminaires regorgeant d’étudiants, des couvents relevés de leurs ruines par de dynamiques communautés monastiques. Elle voit les livres fraîchement sortis des presses religieuses, lit les périodiques théologiques. Et elle se met à imaginer qu’elle est archevêque dans un pays orthodoxe. Redoutable illusion !
Mon enfant, j’ai consulté alors les statistiques. Une horreur, un cauchemar ! Il y avait plus de gens qui se déclaraient orthodoxes que de gens qui croyaient en Dieu (58). Imagine, ma fille, ils réduisaient l’orthodoxie à du folklore national ! Aux œufs que l’on décore à Pâques et au koulitch. Le pourcentage de gens qui observaient les jeûnes n’avait pratiquement pas augmenté par rapport à la période communiste, il restait tel qu’à l’époque des persécutions. Quant aux curés, ils se plaignaient du « tourisme paroissial ». Ces « touristes » se considèrent faussement comme des fidèles pratiquants. Pour eux, il est normal de faire baptiser son enfant, mais ils ne se soucient pas de son éducation religieuse. Ils se marient à l’église pour divorcer ensuite, et ils pénètrent dans une église deux ou trois fois par an. Beaucoup de croyants m’ont raconté alors, que la Semaine sainte avait coïncidé, peu avant, avec la période des fêtes de mai, si équivoques depuis la chute du communisme. Et qu’avait-on constaté ? Toutes les chaînes de télévision diffusaient des programmes de variétés où se contorsionnaient paillasses et bouffons. Pas même un simulacre de respect pour l’affliction des orthodoxes ! Est-ce qu’on aurait pu tolérer pareille chose, chez nous, en Grèce ? Et ces ineptes bals du Nouvel an en plein cœur du jeûne de Noël ! Laissons, pour le moment, de côté le douloureux débat autour du calendrier (59). Disons seulement qu’un Etat chrétien s’adapte au calendrier de l’Eglise et pas l’inverse ! La Russie doit comprendre, qu’à la différence de la Grèce, les orthodoxes ne représentent qu’une minorité de la population. C’est uniquement parce que les églises ne sont pas très nombreuses que se crée l’illusion d’une majorité orthodoxe.

« Mais pourquoi, père, vos pensées sont-elles actuellement toutes orientées vers la Russie ? ».

Sophie se fit la remarque que la longue tirade passionnée de son beau-père témoignait que la vie bouillonnait toujours en lui. En effet, la perte de ce fils écervelé et tant aimé aurait pu dessécher à mort son âme, laissant seulement son enveloppe corporelle se traîner vers la tombe durant le nombre d’années fixé par la Providence. Et elle s’en réjouit.

« Seulement parce que mes pensées anticipent mes actes ».

« Que voulez-vous dire ? ».

« Exactement ce que j’ai dit. Mes larmes m’ont dessillé les yeux, ma petite fille, mais je ne peux surmonter le différend qui m’oppose à mes compatriotes J’ai compris beaucoup de choses, et cela m’a coûté un prix inimaginable, mais eux, ils sont restés les mêmes. Il vaut mieux que je quitte la Grèce pour ne pas tenter le Seigneur par la colère d’un cœur trop faible. J’ai trouvé un autre champ de mission. J’ai trouvé l’endroit où je serai utile. Que les princes de l’Eglise continuent à planer dans les nuages de leurs illusions, Dieu est seul juge, mais dans la masse anonyme du clergé de base, il n’y a pas trop de prêtres. En Russie, je prendrai l’habit monastique et Dimitri Sévazmios disparaîtra à jamais avec sa faute ».

« Père, quand partez-vous ? »

« La semaine prochaine. J’ai demandé à mes frères de s’occuper des comptes bancaires et de l’immobilier. Je pense que je trouverai là-bas une façon judicieuse d’utiliser mon argent. Nos parents s’occuperont aussi de ta part d’héritage. Conformément au testament de Léonid, ils répartiront tes revenus sur divers comptes, de sorte que tu puisses lever de l’argent quelles que soient les circonstances. Ne t’inquiète pas : dans la famille, nous sommes rompus à toutes les subtilités du monde de la finance. Je sais que tu auras besoin de cet argent et j’ai une vague idée de la façon dont tu comptes le dépenser. Je ne te juge pas, Sophie. Je n’ai le droit de juger personne, non seulement en tant que chrétien, mais parce que je me suis moi-même rendu coupable de maintes erreurs déplorables. Je voudrais ajouter seulement ceci. Grâce à l’argent des Sévazmios, tes possibilités seront décuplées. Que Dieu t’aide à décupler aussi ton sens de la responsabilité. Je sais que tu n’es pas croyante, encore que nous n’ayons jamais abordé ce sujet. Tu te contentais d’observer les rites pour ne pas froisser ton mari et sa famille. Je pense que ce conformisme ne faisait que brider ton âme rebelle et que tu vas te hâter de rejeter cette entrave, en mettant en pièces ton enveloppe factice de pratiquante. Ne fais pas cette tête, mon enfant, les Grecs, par nature, portent un regard réaliste sur les choses. Je serais étonné que, dans les dix prochaines années, tu franchisses de ton plein gré le seuil d’une église. Mais avec la même lucidité dénuée d’illusions, je vois, Sophie, que tu trouveras Dieu, un jour. Pas tout de suite, mais tu le trouveras. Pardonne-moi pour tout. Sache que je prie pour toi… ».

« Père…. Je comprends maintenant de qui mon mari tenait son caractère si singulier, si insolite. Pour sûr, l’hérédité est une grande chose. Pardonnez moi pour les petits-enfants que je ne vous ai pas donnés, oui, surtout pour eux ».

Paris, année 2048

«Mais d’où peut-il bien tenir tout de même cet objet qui appartenait au père Sévazmios » pensa Sophia pour la énième fois en descendant dans le garage. Cet atelier souterrain était en construction, tout comme le supermarché qui le surmontait, mais les travaux étaient arrêtés à l’occasion du vendredi. Des sacs de ciment, des rouleaux de câbles, des murs de béton nu, des élévateurs aux silhouettes vaguement fantasmagoriques. Dans les films d’autrefois de tels décors étaient comme une transposition urbaine de la forêt profonde.

C’est là, précisément, que les héros avaient à subir l’agression de monstres : gangsters, Martiens et autres dragons. Cela faisait combien de temps qu’elle n’avait pas vu un film normal ?

« Pas mal cet endroit, pas vrai, Sophie ? Beaucoup de sorties et aucune difficulté à mettre nos sentinelles aux abords ».

Sophia acquiesça. Les fenêtres étroites sous le plafond, déjà recouvertes par une épaisse couche de poussière, ne laissaient filtrer qu’une faible lumière. Mais quand son jeune compagnon eut déplacé la tôle qui bouchait l’entrée du chantier, la misère du décor apparut dans tous ses détails. Les ouvriers avaient laissé traîner une chaise pliante, un vieux tabouret maculé de taches de peinture et quelques caisses d’oranges importées du Maroc qui leur servaient à faire la pause.

Des pas se firent entendre : un homme élancé, vêtu de façon fort opportune d’un bleu de travail, avait franchi l’entrée et descendait dans le garage. A vrai dire, seul un observateur inattentif l’aurait pris pour un ouvrier : son front dégagé, les cernes sous ses yeux, la pâleur de son visage laissaient deviner qu’il n’était pas un manuel. Son allure militaire et la parcimonie de ses gestes ajoutaient encore au mystère.

« J’étais en train de tourner en rond lorsque j’ai entendu que vous dégagiez ce passage » dit-il en guise de salutation.

Sophia fronça le sourcil.

« Sans vouloir vous blesser, je ne comprends pas la nécessité de votre présence ici. Finalement, je regrette d’en avoir trop dit l’autre jour à propos de cette affaire ».

« Laissez cela, je ne vous dérangerai pas. Je vais rester assis dans mon coin, juste pour écouter. Dans quel but, je ne saurais encore le dire, mais sachez, Sophia, que vous n’êtes pas la seule à avoir des intuitions ».

Sophia n’eut pas le temps de répondre. Dans un geste impérieux de la main, elle fit signe de se taire. De nouveaux pas, encore à peine perceptibles, se faisaient entendre au fond de l’immeuble, Et cela l’inquiétait bien autrement. Son visage se creusa soudain. L’homme qui surgit à une trentaine de pas de derrière un coffrage de planches était, sans aucun doute, un Arabe. De grande taille, bien en chair, comme il sied aux Arabes d’âge mûr qui vivent dans l’inactivité physique, il avait des cheveux châtains ondulés et des lèvres épaisses, sensuelles. Il portait un costume d’été de couleur claire, et faisait étalage de bijoux en or massif : chevalière historiée faisant office de sceau, boutons de manchettes, épingle de cravate, le tout orné de rubis.

« Vous pouvez constater que je suis venu sans escorte », dit-il en se laissant tomber sur une des caisses poussiéreuses qui faisaient face à Sophie avec la négligence d’un homme qui n’a pas lui-même le souci d’entretenir son abondante garde-robe. « Bonsoir, madame Sévazmiou ».

Sophia eut un sourire crispé.

« Je ne suis pas sûre que même le soir puisse être bon à la fois pour vous et pour moi. Venons en à l’affaire qui vous a incité à me déranger »

« Difficile de dire qui a dérangé l’autre le premier dit l’homme en inclinant poliment la tête. Hier, mon appartement a été fouillé, sans parler de l’effraction illégale que cette fouille a nécessitée ».

« Ah vraiment ? Je suppose qu’en citoyen modèle, vous avez tout fait pour mettre la main sur le coupable, et, qu’au moins, vous en avez informé les autorités ? » .

« Peut-être bien qu’un photographe m’a déjà pris entrain de converser avec vous, madame Sévazmiou ? ».

« Non, nous ne prenons ni notes ni photos. Mais, après tout, vous n’êtes pas obligé de me croire sur parole ».

Ahmad ibn Salih eut un ricanement ambigu.

« De toute façon, cela n’a déjà plus la moindre importance. Ainsi, hier on a tenté de piller les fichiers de mon ordinateur. Et le contenu de ces fichiers vous intéresse particulièrement, les uns et les autres, parce que je suis directeur des laboratoires parisiens de recherches sur l’énergie nucléaire ».

Sophia fixait intensément le visage de l’Arabe, son regard palpait ses traits à la façon des doigts d’un aveugle.

« Si quelqu’un s’intéresse à vos stupidités atomiques, en tout cas, ce n’est pas moi. C’est déjà assez qu’on se casse la tête là dessus à Moscou. Ou à Tokyo. C’est vrai, à TelAviv aussi, il y en a que ça énerve ».

La Rochejaquelein, un beau jeune homme de vingt quatre ans, secoua ses boucles blondes. C’était l’un des sept chefs de la Résistance clandestine, et, dans le contexte de la conspiration, où il était mal venu de s’intéresser de trop près à la biographie des autres, peu d’entre eux, sans doute, connaissait avec certitude son vrai nom ou même ce surnom qui lui avait été un jour si heureusement attribué. (60)

« Sophie, personne ici n’aurait eu l’idée de vous soupçonner de porter un intérêt exagéré aux recherches nucléaires L’idée venait de moi. Je reconnais qu’elle n’était pas excellente ».

« Pas excellente, seulement parce que j’avais pris la précaution de me garantir contre les curiosités excessives, reprit au bond Ahmad ibn Salih. Il faut dire que c’était une fausse piste. Ce n’est pas mon ordi qui est vide. C’est mon labo. En fait, il n’y a même aucun laboratoire. C’est du vent. Un peu comme ces peintures en trompe l’œil de l’école hollandaise que l’on posait sur les tables en place et lieu d’objets réels ».

« En Russie, on aurait parlé de villages Potemkine », fit remarquer Sophia sans détacher les yeux de son interlocuteur.

La bizarrerie de l’allusion à l’école hollandaise dans la bouche d’un musulman ne lui avait pas échappé, contrairement aux messieurs tout étonnés par la nature de l’information. Bien sûr, l’époque était lointaine où les wahhabites passaient au peigne fin tous les appartements, y compris ceux des musulmans, pour y arracher les tableaux et briser les instruments de musique. Parmi les intellectuels musulmans européanisés, certains se permettaient maintenant d’avoir un piano à queue, des toiles non figuratives. Et cependant, cette réflexion sur la peinture semblait contre nature de la part d’un Arabe.

« Ce serait trop beau pour que l’on puisse vous croire » coupa La Rochejaquelein d’un ton sec.

« Vous pouvez le croire, parce que ce n’est pas beau du tout », répartit froidement Ahmad ibn Salih. « Au contraire, c’est même très inquiétant ».

« Expliquez-vous ».

« Volontiers ». Ahmad ibn Salih fit une pause comme pour piquer encore davantage l’attention déjà en alerte de Sophia Sévazmiou, La Rochejaquelein et du troisième homme en bleu de travail qui, jusqu’à présent, ne s’était pas mêlé à la conversation.

« Il va me falloir remonter dans le temps. On sait que le monde musulman travaillait déjà sur l’atome avant que l’islamisation du bloc européen ait pris le visage que nous lui connaissons aujourd’hui. Son centre de recherches nucléaires le plus important se trouvait, et se trouve encore, au Pakistan. Il faut bien comprendre, évidemment, que les spécialistes pakistanais étaient formés ailleurs que chez eux ».

C’est bien vrai que nous les avons nous-mêmes instruits, pour notre malheur, pensa Sophia. Ils n’ont jamais eu leurs propres cerveaux, ils ne sont capables que de tuer. Ils ont vécu tout le vingtième siècle en se gorgeant de pétrole comme des sangsues, sans rien produire, sans rien inventer.

« Depuis que les pays non islamiques eurent abaissé le « rideau vert », poursuivit Ahmad ibn Salih, la situation de l’atome en Europe a perdu toute transparence. A l’intérieur des Etats « dhimmis », on sait, bien sûr, que le réseau des institutions de recherches continue à fonctionner. Mais même un employé de ce secteur aura du mal à se rendre compte que l’arme nucléaire est depuis longtemps hors d’usage. Si les installations techniques se détériorent faute de maintenance qualifiée, que dire alors du reste…Surtout si l’on tient compte des accords historiques de Kyoto ».

La Rochejaquelein approuva d’un signe de tête. En 2029, les accords de Kyoto, ratifiés par la Russie, le Japon, la Chine, l’Australie et, à contre cœur, par l’Amérique, avaient précisé en détail les domaines technologiques et scientifiques qui ne pouvaient faire l’objet d’un transfert au bénéfice des pays de l’Euroislam et des pays musulmans 86traditionnels. C’est seulement grâce à cet accord qu’on avait réussi à maintenir l’Eurabie au niveau de connaissances techniques qui était le sien en 2010.

« Admettons, mais que peut-on voir là de déplorable ? De déplorable pour nous, en tout cas ? »

« Un peu de patience. Comme je l’ai déjà dit, l’école la plus active en matière de nucléaire est restée au Pakistan On pouvait espérer, il y a encore peu de temps, que les sous-traitants d’Eurabie conserveraient leur utilité. Car ici, les laboratoires atomiques sont chargés des travaux élémentaires pour le compte de la recherche pakistanaise. Mais cet espoir est définitivement parti en fumée. Le Pakistan s’est révélé incapable de refaire une bombe atomique ».

« Et alors… ». La Rochejaquelein, avec l’impulsivité de la jeunesse, perdait vite patience, ce que Sophia avait remarqué depuis longtemps.

Les yeux marron d’Ahmad ibn Salih prirent la teinte cendrée d’une terre dévastée par le feu.

« Le djihad lance des métastases dont la progression ne s’arrête pas d’elle-même ! La bombe que l’on attendait devait permettre d’aller plus loin. Mais si la bombe, je veux dire la vraie, non seulement fait défaut mais est à jamais irréalisable, il ne reste plus… ».

« Que la bombe sale ?! ». La Rochejaquelein se frappa le front. «Le diable m’emporte, ils feraient la bombe sale ? ».

« Oui ».

Un vague sourire parcourut le visage de Sophia qui avait cessé de foudroyer l’Arabe du regard.

« Peut-être l’un d’entre vous aura-t-il l’obligeance d’expliquer à une pauvre vieille ignare ce qu’est une bombe sale et où elle s’est vautrée pour le devenir ? ».

« Ce n’est pas une bombe à proprement parler, Sophie », prononça doucement l’homme en bleu de travail. L’étrange Arabe réagit aux inflexions expressives de cette voix par une grimace de répugnance qui tira les traits de son visage. « Ce ne sont que des déchets, le produit de la fission de l’atome. Pas besoin de missiles, ni de porte missiles. Un simple container suffit qu’un quelconque saboteur peut transporter sur lui et éventrer. Le seul problème technique qui se pose est le suivant : utilisera-t-on le même homme une autre fois ou préfèrera-t-on un kamikaze ? ».

« Et des saboteurs, ou même des kamikazes, il y en a à foison, c’est un produit à bas prix » reprit le savant qui avait retrouvé sa sérénité. « Pour l’islam, la vie humaine est sans valeur ».

Les regards de Sophie et d’Ahmad ibn Salih se croisèrent à nouveau, mais leur expression avait changé.

« Vous n’êtes pas russe. Vous n’êtes pas russe, bien que vous ayez vécu en Russie. Inutile de protester, vous n’avez pas le monopole des secrets d’autrui. Il fallait mon expérience pour remarquer le frémissement de vos lèvres quand il a été question des villages Potemkine. Cette image n’a aucun sens pour des Européens ».

C’était au tour de La Rochejaquelein de dévorer des yeux leur interlocuteur ;

« Mais, Sophie, c’est impossible. Son visage…. »

Sophia eut un petit rire :

« Oui, le visage…C’est seulement au temps de ma jeunesse que la chirurgie esthétique laissait des cicatrices derrière les oreilles. Maintenant, il suffit d’une année pour que disparaisse toute trace d’intervention. L’opération est sans danger et des plus simples. Le contour des lèvres, bien entendu, et à peine la fente des yeux et la forme du nez. Reste à savoir ce qui vous a poussé soudain, monsieur l’agent secret, à vous démasquer ? Les problèmes nucléaires n’expliquent pas tout, en tout cas, pas à moi ».

L’homme, qu’il était désormais difficile de nommer Ahmad ibn Salih, adressa à Sophie un sourire amical.

« En partie, néanmoins. Mon dévoilement (et il était inévitable) se justifie par le but poursuivi : faire échec à un attentat d’une ampleur exceptionnelle. Ma sortie de l’incognito se justifie mille fois. Cent quarante saboteurs, des mercenaires, se dirigent simultanément, chargés de déchets radioactifs, vers les réservoirs d’eau de Moscou, Saint-Pétersbourg, Samara, Ekaterinbourg, Tsaritsyn, Vladivostok. Ce sont des gens avisés, des musulmans de Russie, qui ont donné l’alerte…On va, bien sûr, en arrêter quelques uns, mais le résultat à atteindre est hors norme. Cependant, ils tomberont tous entre nos mains avant le jour « J », et l’opération de prévention mobilisera autant de bras qu’il faudra. Le pire sera évité. Je réglerai ces problèmes tant bien que mal moi-même, poursuivit Slobodan. Ce n’est pas pour cela que j’ai provoqué notre rencontre. Il faut dire que les évènements s’accélèrent. Avant-hier, j’ignorais encore le tout dernier développement du djihad. Ils savent bien que les puissances nucléaires ne sont pas assez suicidaires pour utiliser leur arme les premiers. Une telle guerre ne fait pas de vainqueurs. Mais eux, ils ne reculent devant rien, ils sont prêts à transformer la planète en un désert où errent les chameaux, des chameaux à deux bosses et peut-être à deux têtes, avec, ici et là, de minuscules oasis de territoires préservés où s’installeront leurs petits caïds, tous plus authentiques descendants du Prophète les uns que les autres. C’est pourquoi, se prépare, à l’heure actuelle, une offensive de grande envergure sur différents fronts. Parallèlement à l’attaque à la bombe sale qui – je l’ai dit – a peu de chance d’aboutir, ils planifient une opération d’intimidation. Et cette opération vous concerne directement ».

« De quoi s’agit-il ? », demanda la Rochejaquelein d’une voix enrouée par l’angoisse.

« De l’anéantissement des ghettos. A commencer par ceux de Paris ».

Le silence retomba comme une chape. Les mots – trop ordinaires – étaient écrasés par leur sens terrifiant.

« Ils vont lâcher, dans les cinq ghettos, la racaille de Paris, les exécuteurs volontaires des basses œuvres des gardiens de la vertu, continua Slobodan. Ils se déverseront dans les rues comme un torrent de fange, « convertissant » ceux qui frémiront et rossant à mort les derniers hommes libres ».

Ce fut comme si un courant d’air glacé s’était engouffré dans le sous-sol. Sophia, transie, eut un frisson qui lui secoua les épaules. Pour un instant, sa prodigieuse jeunesse avait disparu, on voyait bien que son sang ne la réchauffait plus. La Rochejaquelein était pâle comme un linge.

Slobodan poursuivit son monologue.

« Ce n’est un secret pour personne, je pense, que l’Euroislam a des émetteurs de télévision. Mais ses émissions sont destinées à l’autre côté du rideau. C’est une idée qui leur vient de l’époque de la guerre froide avec l’Union soviétique. Alors, les ondes émises depuis l’Occident apportaient aux Soviétiques des informations qu’on leur cachait. Ici, ce sont essentiellement des clips publicitaires dans le style propagande du troisième Reich que l’on envoie à l’extérieur. On y célèbre la joie des nouveaux convertis, on y voit de jolies filles babiller à propos de leur plaisir de porter le hidjab…. Dans le monde libre, il y a des amateurs qui captent par le satellite ces fariboles, histoire de rigoler. Des jeunes, surtout. Mais bientôt, ces téléspectateurs n’auront plus le cœur à rire. Les massacreurs se feront accompagner de cameramen.

Les yeux de Sophia prirent la teinte noire de la glace, de la glace du lac Cocyte. (61)

« Oui, je reconnais bien là leur manière. C’est déjà ce qu’ils aimaient faire en Tchétchénie. On imaginait alors, bien sûr, qu’ils utilisaient les caméras vidéo pour que leurs commanditaires disposent des preuves de leurs actions. Nos agents de sécurité ne pouvaient pas comprendre la stupidité de ces terroristes en uniforme vert qui fabriquaient contre eux-mêmes des pièces à conviction. Ils ne prenaient même pas la peine de cacher leur visage devant l’objectif quand ils torturaient les gens. Sous Eltsine, évidemment, ils étaient sûrs de leur impunité. Mais ensuite, quand il fut évident que l’on établissait leur identité à partir de ces satanées images…. On admit alors qu’ils ne pouvaient faire autrement que d’agir à visage découvert, sinon, adieu le pactole. C’était seulement à moitié vrai. Celui qui aurait voulu se dérober à cette coutume n’aurait certes pas reçu de salaire. Mais cette façon de faire leur est chevillée au corps, ils n’auraient su s’y prendre autrement. Ils sont dévorés par la vanité jusqu’à l’hystérie, ce sont tous, à des degrés divers, des cabotins nés ».

Le regard de Sophia se voila. Il était tourné vers l’intérieur, vers un souvenir emprisonné dans la glace noire, vers un souvenir précis parmi beaucoup d’autres semblables. Comme cabotin, celui-là n’était pas très talentueux, par contre il était doué pour faire du business avec le sang des autres. Chaussé de mules en crocodile, vêtu d’un superbe peignoir bleu tendre sur la soie doublée duquel s’élargissait une tache sombre, car il était déjà touché à la jambe, il rampait sur le tapis avec des sanglots en s’humiliant devant une gamine de vingt ans. Il se répandait en contritions et en supplications. Et pourquoi s’en serait-il privé puisqu’il n’y avait pour le voir aucune caméra vidéo, aucun témoin de son abaissement, à part sa maîtresse, une star de cinéma décrépite qui hurlait au fond des appartements dans la salle de bain où elle était bouclée. Par la suite Sonia s’était posée cette vaine question : et si une caméra avait effectivement filmé la scène, aurait-il tenu le coup, aurait-il été capable de mourir dignement ? De telles questions exigent de la loyauté, et, honnêtement, le taux de probabilité pour une réponse positive n’est pas inférieur à vingt pour cent. On connaît leur critère de moralité : pas pincé – pas coupable. Ils sont dépourvus de tribunal intérieur, celui de la conscience personnelle, mais, il faut dire aussi que le désir de ne pas perdre la face devant les autres, en tient lieu parfois avec succès.

Toutes ces subtilités psychologiques, Sonia Grinberg les avait, des années durant, recherchées dans des livres, filtrant l’information comme un orpailleur armé de son tamis, à la différence que l’objet de l’enquête n’avait rien à voir avec de l’or. Ensuite, après la mort de son père, ayant acquis une aisance suffisante pour répondre à ses besoins très particuliers, elle franchit le Rubicon au-delà duquel la haine devient vengeance. Pendant quelques années, avant de rencontrer Léonid, elle joua, avec jubilation, le rôle de vengeur solitaire. Léonid sut, non pas l’arrêter, c’était impossible, mais la faire progresser vers un autre niveau, celui de l’action collective. Elle rejoignit les rangs de la Résistance en vue d’une stratégie cohérente. C’est ainsi qu’il avait conquis son cœur. Tomber amoureuse autrement, elle ne l’aurait jamais pu.

Combien de temps dura ce silence où chacun de son côté restait plongé dans ses réflexions ? Il était inutile de disserter plus longtemps. Les écrans de télévision allaient, à travers le monde, multiplier à l’infini les images d’un homme frappé de coups, figé d’horreur entre un enfant agonisant et le cadavre torturé d’un autre enfant et qui, d’une voix suffocante, comme terrassé par une crise d’asthme, éructe : «achhadou Allah…iliahaillial-lach… » (62). Cet homme, ensuite, au milieu de gloussements approbatifs, stimulé par des coups de crosse, allait se diriger de lui-même vers une maison voisine « afin de témoigner par le sang ». Il serait ainsi traîné par ses bourreaux de seuil en seuil jusqu’à ce que s’offre une gorge au couteau dont on avait armé sa main.

La Rochejaquelein se leva.

« Eh bien, je ne vais pas vous remercier. Vous autres, Russes, vous n’avez que faire de notre panique derrière le rideau vert. Il se trouve que nos intérêts coïncident, cela ne va pas plus loin ».

« Je ne suis pas russe, mais il n’y a, en effet, aucune raison de me remercier » dit Slobodan en détachant ses mots. « Comme vous l’avez justement remarqué vous-même, je n’aurais pas levé le petit doigt s’il ne s’était agi que de sauver la vie des Français. Mais, maintenant, nous devons agir de façon concertée. Je voudrais participer à l’élaboration d’un plan de riposte et, à cette occasion, je pourrais vous proposer une aide ponctuelle ».

La Rochejaquelein échangea un regard avec Sophie.

« Nous verrons ça. Mais, d’abord, qui êtes-vous, pourquoi cette haine à notre égard, et comment faut-il vous appeler, ne serait-ce que pour faciliter nos rapports ? ».

« Il est serbe, laissa tomber Sophia en pesant ses mots. Cette circonstance constitue une réponse à votre question, bien que vous soyez trop jeune, Henri, pour comprendre correctement les raisons de sa haine à notre égard ».

Slobodan protesta, en jetant un regard oblique en direction du personnage qui gardait le silence :

« Vous n’êtes pas concernée, Sophia Sévazmiou. Vous êtes russe et orthodoxe ».

« Je suis dans le même bateau que les catholiques. C’est pourquoi, par respect pour moi, je vous demanderais de ne pas foudroyer du regard le prêtre ici présent. Il n’était pas encore de ce monde quand d’autres prêtres bénissaient les crimes des Croates en Bosnie. Laissons de côté les réactions passionnelles et revenons à notre affaire ».

« Bien ». Slobodan fit un effort, visiblement pénible, sur lui-même, mais les traits de son visage se détendirent.

« Peut-être que la situation n’est pas aussi catastrophique qu’il y paraît » prononça lentement La Rochejaquelein. Le sous-sol de Paris est percé d’énormes catacombes qui pourraient, provisoirement, servir de refuge à tous les habitants des ghettos et tant pis s’il se glisse parmi eux des informateurs. Il n’y aurait pas de retour possible. Seulement, il faut agir vite. Ensuite, nous évacuerons progressivement cette masse colossale de population. Certains vers la province, d’autres, avec notre aide, pourront franchir la frontière ».

« Par nature, les gens sont incrédules quand on leur parle de catastrophe imminente, remarqua le père Lotaire. Les habitants des ghettos ont l’habitude de vivre sur une poudrière. Beaucoup d’entre eux, et peut-être en très grand nombre, refuseront d’abandonner leurs maisons et de descendre dans les souterrains ».

« Le père a raison, reprit Sophia avec amertume. En majorité, ils ne croiront pas à un carnage de cette ampleur. Et cela, jusqu’au moment où ils verront de leurs yeux les foules fanatisées envahir leurs rues ».

« Que faire alors ? Sauver les nôtres et laisser les autres se faire égorger comme des poulets ? ».

Sophia arrêta La Rochejaquelein d’un geste autoritaire de la main.

« Pas de précipitation. De combien de temps disposons-nous ? ».

Slobodan calcula dans sa tête.

« Pas plus d’une semaine. Non, vraisemblablement, pas plus. Je pense qu’ils fixeront le début des opérations au prochain anniversaire de la prise de Constantinople. Ils aiment faire coïncider les entreprises de ce genre avec les fêtes. C’est une vraie passion ».

«C’est un peu juste ».

La Rochejaquelein se tourna vers le père Lotaire.

« Ca ne résout pas le problème. Mais les chrétiens, au moins, quitteront le ghetto ? Ils y croiront, eux, à la boucherie ? ».

« Ils y croiront, mais je ne pense pas qu’ils partiront pour autant. Bien sûr, ils feront tout leur possible pour envoyer les enfants et leurs parents dans le souterrain. Mais pour ce qui est des moins jeunes, beaucoup, c’est certain, ne bougeront pas. Ils considéreront que l’occasion leur est donnée de confesser la vérité. Et, si l’on y réfléchit, le massacre qui se prépare est un jalon de plus vers la fin des Temps ».

Le silence qui s’ensuivit semblait chargé d’électricité. Les pensées des quatre protagonistes partaient dans tous les sens, se heurtaient à des impasses, tournaient en rond, se débattaient, s’entrecroisant dans leurs trajectoires invisibles.

Eugène Olivier Lévêque et Paul Bertaud qui faisaient le guet à l’extérieur avaient l’impression que le temps piétinait sur place, mais, à l’intérieur, personne ne pensait à regarder sa montre.

Sophia releva la tête et tous remarquèrent, avec un soulagement inconscient, que le coin de ses lèvres esquissait un sourire.

« Cependant, monsieur l’agent secret, vous ne vous êtes toujours pas présenté. Nous attendons que vous vous nommiez !
».
« Disons que je m’appelle Knejevitch ».

« Je crains que peu d’entre nous comprennent votre ironie, dit Sophia en riant. Knejevitch, eh bien soit, Knejevitch ».

« Sophie, vous exagérez, fit semblant de s’indigner La Rochejaquelein, qu’est-ce que vous avez derrière la tête ? ».

Sophia Sévazmiou, semble-t-il, n’entendit pas cette question impatiente. A nouveau, elle porta son regard sur Slobodan.

« A propos, vous devriez satisfaire ma curiosité. Au sujet du coffret pour la myrrhe ».

Slobodan sourit. Il était évident maintenant que même son regard changeait quand il le posait sur Sophia. Son visage avait perdu l’expression de dégoût buté qu’il avait jusqu’alors.

« C’est simple comme bonjour. Il y a environ dix ans, le GRU a décidé d’aller troubler le moine Dionissi dans sa retraite ».

« Vous dites bien, il y a dix ans ?! ».

« Mais oui, il a vécu au monastère des îles Solovki jusqu’à un âge très avancé. En gardant toute sa tête et toute sa mémoire. Il réagit avec grande compréhension à cette démarche. On le pria d’indiquer un signe de reconnaissance secret, parfaitement indéchiffrable, qui permît, en cas de nécessité, d’établir un contact avec Sophia Sévazmiou. C’est alors qu’il remit ce petit objet, en disant, avec un clin d’œil amusé, que les services secrets l’aidaient, par la même occasion, à vaincre son péché de concupiscence. Sur le coffret ne figurait aucun symbole chrétien, c’était une chance. D’un autre côté, demeurait un doute. Les objets d’usage courant peuvent s’effacer de la mémoire après tant d’années. Vous auriez pu, tout simplement, ne pas reconnaître cet objet ».

Sophia éclata de rire en secouant la tête d’un air enfantin.

« Absolument exclu ! Il savait bien ce qu’il faisait. Une fois, mon beau-père m’avait jeté cette boîte au visage assez habilement pour me blesser au front. Je pense avoir toujours la cicatrice. Et, plusieurs jours après, j’enlevais encore des particules d’ambre de mes cheveux. Il était hors de lui et me traitait d’ «aventurière criminelle ». A vrai dire, je ne peux garantir l’exactitude des termes, mais c’était dans cet esprit. Pas la peine de faire ces yeux ronds, les Grecs sont une nation impulsive. Chez eux, même l’église, les jours de fête se transforme en antichambre de la foire. Les fidèles déambulent à qui mieux mieux dans la nef durant l’office, chacun faisant un petit bonjour à ses connaissances. Vous ne pouvez pas comprendre ça, vous, mon père, avec la discipline de caserne de votre rite occidental. Cette couleur locale, jusqu’à un certain point bien sûr, n’est pas dépourvue de charme ».

« D’accord Sophie, soyez gentille de ne pas en rajouter » ne put s’empêcher de remarquer le père Lotaire.

Sophie capta successivement le regard de Slobodan, de La Rochejaquelein et du père Lotaire.

« On peut prévenir le massacre. Mais, c’est vrai, au prix d’un nombre de victimes presque aussi important que s’il avait lieu. Seulement, dans cette variante, y laisseraient leur vie non pas des innocents, mais des soldats qui mourraient l’arme à la main. Et cela les calmerait pour un bon bout de temps ».

« Que proposez-vous ? ».

Personne ne remarqua qui avait posé cette question.

« Il faut mettre au point un acte préventif de terrorisme. Et pas moins effrayant ».

(57) Cette scène m’aurait semblée caricaturale à moi-même il y a encore une semaine. Mais hier, 10 septembre, on a montré à la télévision un des assassins des enfants de Beslan. C’était un tout jeune murid qui, après chaque mot, répétait qu’il se prosternait devant Allah, qu’il voulait vivre, qu’il avait menti, que ce n’était pas lui qui brisait les vitres avec le corps des enfants, qui les torturait par la soif, qui violait les écolières, il n’avait rien fait de cela, et il ne fallait pas le tuer ! Comme les masques tombent rapidement…

(58) Conformément aux résultats de diverses enquêtes sociologiques (VTSIOM,, Centre Fédéral d’Etudes de l’opinion publique, Centre analytique Iouri Levada et autres institutions) ayant été conduites dans la République de Russie à la fin des années 90 et au début des années 2000, le nombre des personnes interrogées qui se déclaraient orthodoxes dépassait d’environ 20% celui de ceux qui disaient croire en Dieu.

(59) Les orthodoxes ont conservé le calendrier julien, en décalage de treize jours par rapport au calendrier grégorien adopté dans le reste du monde. La fête de Noël tombe donc pour eux le 7 janvier et non le 25 décembre. (NdT).

(60) Henri de la Rochejaquelein, le plus jeunes des généraux de l’insurrection vendéenne (les Chouans) pendant la Révolution française. Les patriotes royalistes, qui faisaient de la résistance dans les forêts bretonnes, avaient été dénommés les Chouans, d’après le nom de Jean Chouan. L’armée royale régulière (armée royale catholique) était basée dans le département de Vendée, qui, par la suite, donna son nom à l’insurrection.

(61) Lac de glace où sont emprisonnés les traîtres dans l’Enfer de Dante (NdT).

(62) Début de la Chahada, profession de foi musulmane prononcée notamment lors de la conversion.

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