La mosquée Notre-Dame de Paris – 3

3 – Slobodan

Des bouffées de vent printanier folâtraient dans l’obscurité de la nuit comme des esprits bienfaisants, soulevant les cheveux et se glissant sous le col de la veste de pyjama. Il faisait un peu frais pour rester sur ce balcon du vingtième étage, aucune envie pourtant de rentrer dans l’appartement chaud, vivement éclairé. En bas s’étendait Paris, calme et endormi comme à l’accoutumée, sauf pendant le ramadan quand la foule bruyante envahit les rues ruisselantes de la lumière des enseignes. Les croyants vont alors admirer la Seine avec sa vue sur la mosquée Al Franconi – autrefois cathédrale Notre Dame – et ils s’attardent jusqu’au matin dans le restaurant de luxe Au monde arabe, chez Maxime ou à la terrasse du Procope. Si des moyens insuffisants ne leur permettent pas de s’offrir ces établissements, pas plus que le Grand Véroufa ou le Fouquet’s, ils se bourrent la panse de viande grillée sur les braises d’une gargote, place de la Bastille, ou se gavent de couscous dans quelque boui-boui du genre Charlie de Bab el Oued. Mais, par chance, le ramadan était passé, et les rues de Paris désertes.

Quel repos dans ce silence, et quelle bonne idée d’avoir choisi un étage supérieur, bien plus élevé même que nécessaire pour pouvoir bénéficier de fenêtres ouvrant sur l’extérieur.

Il n’avait pas envie de dormir, les quelques heures qui lui restaient étaient trop précieuses. Bientôt, les haut-parleurs allaient répercuter les hurlements des muezzins, et le sheitan ferait la ronde dans Paris pour pisser dans les oreilles des fidèles insuffisamment dévots qui restent dans leur lit au lieu de se rendre à la prière matinale. Et c’était bien fait pour vous, les Français ! Seigneur Dieu, ne l’aviez-vous pas mérité ? N’aviez-vous pas préparé hier de vos propres mains votre aujourd’hui ? Vivez le maintenant, car Dieu existe.

Vous ignoriez tout de l’histoire de la Serbie, vous ne saviez rien du Kosovo. Vous ne saviez pas que les Serbes ont glorieusement péri au champ des Merles (Kosovo polié) quand, pour défendre le berceau de leur nation, les guerriers du prince Lazare s’étaient dressés sur la route des troupes innombrables du sultan Mourat. Vous ne saviez pas comment Bajazet avançait, plus foudroyant que la peste, ne laissant derrière lui que des cendres sur lesquelles s’installaient les Albanais musulmans.

Cinq siècles sous l’Empire ottoman ! Vous ne saviez pas quelle malédiction avait représenté cette domination, combien les Serbes avaient versé de sang pour s’en débarrasser. Moins de trente ans après qu’ils fussent revenus sur les rives de la Sitnitsa, à nouveau l’exode. Et Bajazet cette fois portait le nom d’Adolphe Hitler. Et quoi, Européens humanitaires, l’avez-vous oublié ? Qui de ceux d’entre vous qui applaudissaient aux bombardements de Belgrade, avaient entendu dire, ne serait-ce qu’à l’école, que ce fut Hitler, et personne d’autre qui, après avoir renversé le roi de Serbie Pierre II, accorda, comme on lance un os à un chien, le Kosovo à l’Albanais Zog I ? Et sur les pas du moderne Bajazet, une fois de plus, les Albanais foulaient la terre serbe, comme des chacals flairant une charogne, ils s’installaient une nouvelle fois dans les maisons abandonnées, ils moissonnaient encore les semailles des Serbes. Mais combien de troupes d’occupation fallut-il à Hitler et Mussolini pour que le Kosovo restât entre les mains des Albanais !
Vous, les Européens, qui avez fait tant de tintamarre autour de l’ouverture trop tardive de votre Deuxième front, avez-vous jamais dit aux Serbes merci pour l’armée de Draja Mihailovitch qui, à la tête de ses tchetniks, avait commencé la lutte contre les hitlériens bien avant vous ?

Qu’est ce qui vous a pris d’aider les Albanais à restaurer la carte selon Hitler ? Qu’est ce qui vous a obligés à croire aveuglément à tous les mensonges ineptes répandus sur la barbarie des Serbes ?

Quelqu’un, bien entendu. Ceux qui vous ont poussés, ceux qui tiraient les ficelles, c’étaient les musulmans de la diaspora, émigrés chez vous, et vous, dociles marionnettes, vous imaginiez combattre au nom de prétendus « droits de l’homme », comme des humanistes éclairés, alors que vous ne faisiez que trahir la civilisation chrétienne. Un chrétien pour le Turc, contre Christ ?

Un chrétien, champion de Mahomet ?

Honte à vous, renégats de la Croix, Eteignoirs de la clarté divine !

Je cite exactement, n’est-ce pas ? Et, pourtant, à cette époque, vous lisiez encore Dostoïevski, vous auriez pu vous remémorer ces vers. Maintenant, vous avez oublié jusqu’au nom de cet écrivain. Qui vous plaindrait ?

Milosevic était un vieux loup retords et traqué, et vous l’acculiez en agitant vos chiffons rouges, vous le contraigniez à reculer et à renoncer. Vous fîtes reposer sur cette tête grisonnante la honte des accords de Dayton, mais ce n’était pas encore assez. Et quand il se rendit compte qu’il ne pouvait pas reculer davantage, ce fut une nouvelle guerre. Oh, avec quel zèle vos « soldats de la paix » veillaient à ce que les Serbes ne relèvent pas la tête !

Admettons qu’ils se livraient à cette surveillance, mais l’année 1997 ils la laissèrent bel et bien filer sous leur nez. Et quand, à votre ombre, l’UCK se développa comme un champignon vénéneux et que commença une « purification ethnique » non pas mythique mais véritable, vous fûtes aveugles, pire qu’aveugles. Vous diffusiez sur vos chaînes de télévision des reportages édifiants où l’on voyait des Kosovars couvrir de leur drapeau rouge frappé de l’aigle noire les cercueils de leurs camarades, les salves en leur honneur et les roses sauvages qui frémissaient au vent sur les tertres fraîchement remués. Pendant ce temps, hors du champ de vos caméras, ils égorgeaient des familles de paysans, assassinaient prêtres et instituteurs.

Et quand Milosevic tenta de regimber, ce fut un tapis de bombes qui recouvrit la Serbie. Après vos bombardements, des sanctuaires vieux de près d’un millénaire ne furent plus qu’un tas de ruines. Peu importe, ce n’étaient pas vos sanctuaires. Mais alors quelle différence avec les talibans qui firent sauter à l’explosif les bouddhas rupestres ?

Milosevic trahit les Serbes plus d’une fois, puis ce furent les Serbes qui livrèrent Milosevic. Nos aïeux, las de tenir tête à l’Occident ligué, sacrifièrent Milosevic comme une bête prise au piège se ronge la patte pour s’échapper.

Pitoyable.

Vos propres musulmans, tellement civilisés, avaient besoin du Kosovo comme plaque tournante du narcotrafic. Il y avait des sommes trop considérables en jeu pour que les Serbes conservent quelques chances.

Et le Kosovo, désormais foyer européen du trafic de drogue, retrouva la paix. Après que le dernier Serbe eut été expulsé ou égorgé, après que la dernière église orthodoxe eut été détruite et profanée. Alors les soldats de la paix, devenus inutiles, furent évacués. Et la potion empoisonnée bouillonnait dans le chaudron, et l’écume immonde montait et finit par déborder. Bujanovac, Presevo, Medveze partagèrent le sort du Kosovo.

L’on opprimait les Serbes encore et toujours. Et Belgrade une fois devenue la capitale de la Grande Albanie, ce fut au tour de L’Union européenne d’avoir peur. Et, dans la panique, elle continuait à céder ce qu’elle donnait jadis par bêtise.

Comment les Parisiennes ne se promèneraient-elles pas aujourd’hui en parandja, elles dont les grands-mères se lamentaient devant leur télévision en regardant les tombes des Albanais-Kosovars recouvertes de roses ?

*
**

Slobodan Vukovic avait cinquante ans, mais il se souvenait avec une acuité invraisemblable des évènements qui avaient marqué sa jeunesse.

De sa maison qui ressemblait, vue de l’extérieur, à un œuf de Pâques mal écaillé : entièrement badigeonnée d’un blanc éclatant sous un toit de tuiles pain brûlé. A l’intérieur, les murs étaient recouverts d’une chaude peinture terre cuite. Un sol carrelé, luisant de cire, un escalier en bois dont les marches grinçaient. A peine âgé de deux ans, le petit garçon les descendaient à quatre pattes en s’accrochant au bas de la rampe, attiré par la cheminée dans laquelle sa mère disposait déjà les bûches-badniak de la Noêl. Il fallait encore les recouvrir de farine blanche et les arroser de vin.

Ce fut son dernier Noël dans la maison natale, à Pristina. Les Pâques qui suivirent furent également célébrées sous le même toit, mais sans joie, c’était déjà la guerre.

La guerre. Si l’on pouvait qualifier de la sorte les bombes qui pleuvaient du ciel et l’omniprésence d’un adversaire invisible, insaisissable, impuni. Il y avait un autre ennemi, tout proche celui-là, et qui triomphait, assuré que le jour où cesseraient les conflits ethniques au Kosovo ne tarderait pas à advenir, ce jour où le dernier Serbe quitterait le territoire les pieds devant.

Il n’aurait su dire précisément où et quand il avait vu cette scène dont les moindres détails restaient gravés dans sa mémoire : des moniales, gisant dans une auréole de sang sur le sol blanchâtre, la gorge tranchée, des fragments d’icônes éparpillés, la porte de l’église fracassée… Et qu’importe le jour et le lieu ! Il y avait tant de ces martyrs, tant de ces églises !

La fuite du Kosovo vers Belgrade, à l’âge de trois ans. Sa mère, en le serrant contre elle, récitait des prières des heures durant en proie à la panique, tandis que la vieille guimbarde brinquebalait sur les routes défoncées par la guerre…

Moins tragiques, mais encore plus désespérés, le départ de Belgrade, l’émigration, l’exode hors du pays, l’abandon de la Serbie.

Ce fut ensuite l’enfance passée à Belgrade-sur-l’Amour, une cité d’immeubles tout neufs, poussée comme un champignon après la pluie. Quel esprit ingénieux avait pu imaginer un plan pareil : offrir aux quelque trois cent mille rescapés serbes un territoire autonome à la frontière de la Chine ? Certains prétendaient alors, et on l’entend dire encore, que la Russie avait voulu seulement tirer les marrons du feu, mais Slobodan n’avait jamais partagé ce point de vue. Un soldat démobilisé a du mal à se réadapter à la vie civile, c’est bien connu, mais l’on sait moins et l’on comprend moins qu’il en aille de même pour un peuple démobilisé. Le sang se refroidit lentement. Le voisinage tendu avec un voisin potentiellement agressif joua un rôle salutaire. Il y avait bien eu des cosaques autrefois dans l’histoire de la Russie. Au demeurant, on ne signala aucun incident de frontière. Ce qui, du reste, n’est pas étonnant.

Pareille jeunesse, il faut le dire, l’avait endurci. Pourtant, beaucoup de ses camarades, en grandissant, revenaient à la routine d’une existence paisible, fût-elle « cosaque ». Ils fondaient une famille et commençaient à élever la première génération de Serbes nés loin du pays. Slobodan n’avait pas pu. Encore gamin, âgé à peine de dix-neuf ans, il avait gagné Moscou par la route (le billet d’avion coûtait trop cher). A l’époque, les jeunes Serbes n’étaient pas astreints au service armé. A la place, on leur proposait chaque année entre seize et vingt-cinq ans, des périodes d’un mois de formation militaire, combien plus efficaces. Le jeune Slobo avait à son actif un brevet de tireur, une bonne quantité de sauts en parachute, le permis de conduire et de piloter, une pratique de sapeur et de démineur. Il avait aussi, inscrite dans sa chair et dans son sang comme une tache indélébile, la connaissance des musulmans, une connaissance congénitale expérimentée dans l’enfance, avidement entretenue par les récits des anciens, alimentée par des lectures. Il ne souhaitait qu’une chose : revenir au Kosovo.

Mais, au lieu du Kosovo, on lui proposa sept ans plus tard la France, un des trois pays à la tête du bloc euro-islamique. A cette époque, sa soif enfantine de vengeance était déjà tempérée par des ambitions d’adulte réfléchi. Il comprenait parfaitement que la France offrait un champ d’action plus intéressant et bien plus étendu. Il accepta l’offre, encore que le véritable consentement fut donné non par Vukovic, le brillant thésard cultivé de vingtsix ans qu’il était devenu, mais par Slobo, l’adolescent de dix-neuf ans qu’il avait été, sûr de lui dans son ignorance.

Et malgré toute sa préparation, bien des choses le prirent au dépourvu. Il s’attendait depuis toujours à affronter des bêtes brutes interchangeables, pétries à la hâte dans le lucre, le stupre et le sadisme et cuits au moule du fanatisme religieux. Mais, vu la nature de ses activités, il eut à côtoyer des musulmans bien différents, des intellectuels dotés d’une belle panoplie de qualités humaines. Ceux-là justement s’étaient orientés vers la carrière scientifique, après que la route du pouvoir, à leur profonde déconvenue, se fut fermée devant eux. Non pas qu’on la leur eut barrée, mais ils l’avaient découverte parsemée de trop de déplaisirs.

Ils étaient nombreux, très nombreux, ceux que, même en donnant libre cours à sa fantaisie, il n’aurait pu imaginer en train de narguer un homme agonisant ou de trancher une gorge de leurs propres mains ! Ils étaient bien trop civilisés, trop normaux, ces Français musulmans depuis trois ou quatre générations. Ils avaient fait leurs études dans les meilleures écoles françaises et anglaises et, dans leur enfance, ils ne pensaient pas tous les jours à ce qu’ils étaient et à ce qu’ils allaient apporter à notre monde hospitalier. Et cependant, ils recueillirent les fruits de leurs efforts, bien que sous une forme, pour eux, assez paradoxale.

C’est pour eux que fut écrit le conte du diable dans la bouteille. Avec leur instruction, ce vernis européen qui ornait si heureusement le mode de vie musulman, ils ne cessaient de prendre de l’influence, en s’appuyant, entre autres, sur la pègre inculte à laquelle ils avaient ouvert les frontières toutes grandes. Ils estimaient que, dans une centaine d’années, l’Europe se réveillerait un beau matin, complètement islamisée, sans que personne ne remarque quand, précisément, cela s’était produit. Pouvaient-ils se douter, ces musulmans européens raffinés des deuxième ou troisième générations, que dans un avenir bien plus proche, l’obscure populace, au mépris de toute stratégie, allait entrer en ébullition, échapper à tout contrôle, et se répandre en un torrent fatal auquel ils seraient bien obligés de se soumettre, sous peine d’être eux-mêmes engloutis.

Cette impatience des bas-fonds, en se manifestant prématurément, avait aussi fait surgir le maquis et les catacombes.

La Résistance française n’inspirait à Slobodan ni sympathie, ni compassion. Il tenait compte de son existence, mais, sauf cas de force majeure, il n’était disposé, quelles que soient les circonstances, à consentir le moindre sacrifice en sa faveur. Qu’ils se débrouillent tout seuls ! Voilà plus de vingt ans qu’il se trouvait en France pour défendre les intérêts du monde orthodoxe. Et il fallait bien reconnaître que le prix que lui, Slobodan Vukovic, Serbe du Kosovo, devait payer pour cette mission était énorme. Oh, tous les orthodoxes ne se seraient pas résolus à pareille prodigalité ! Peut-être, dans sa vieillesse, s’il avait la chance de vivre vieux, il aurait la possibilité de faire pénitence pour son péché. Le mieux serait au Mont Athos, dans le plus reculé des ermitages. Ah, vous, les Grecs, vous vous en étiez bien mieux tirés que les Italiens, la Grèce était restée terre chrétienne. Mais en quelle humiliation nationale s’était mué votre mépris hautain d’antan ! Au XXe siècle, dans tous les pays prospères, la diaspora grecque avait pris racine et les Grecs vivaient sur le modèle juif. Comme un microcosme basé sur l’entraide, mais l’idée même de témoigner de la vérité ne leur serait jamais venue à l’esprit.

Les Grecs d’origine considéraient l’orthodoxie comme un privilège national et regardaient les orthodoxes non grecs comme des gens inutiles, de deuxième catégorie. Et peu importe saint Paul : « Il n’y a plus ni Grecs… » ! Les communautés grecques ne gênaient personne, elles ne faisaient pas de prosélytisme. La seule chose qu’elles aient entreprise, ce fut, naturellement au bénéfice des leurs. Quand l’Euroislam fut aux portes de la Grèce, les millionnaires de la diaspora se cotisèrent et proposèrent une rançon. Les gouvernements réunis de la France, de l’Allemagne et de l’Angleterre ne purent aligner une somme aussi invraisemblable. Et maintenant, les Grecs étaient tributaires de l’islam, ils payaient pour 44l’immunité de leur territoire, comme jadis la vieille Russie, vassale des Tatares. Il y avait tout de même une exception, à laquelle les Grecs étaient impuissants à y remédier car elle n’était pas négociable ! L’Euroislam voulait en finir avec le Mont Athos à tout prix. On a conservé de terribles bandes d’actualité de cette époque. Les moines se préparaient à mourir. Un glas lugubre résonnait au dessus de la sainte montagne, annonçant la fin, appelant au martyre. Et déjà, en ce matin de Pâques 2033, convergeaient vers elle par voies maritime et terrestre, de joyeux gaillards aux brassards verts, en treillis, équipés du matériel d’escalade dernier cri avec l’éternel kalachnikov à la bretelle.

Le premier navire fut coupé en deux comme un pain d’épice entre les mains d’un enfant. L’eau s’engouffra dans les cales si impétueusement qu’aucun des disparus n’eut le temps, avant de mourir, de prendre conscience de ce qui se passait. Au même moment, comme il fut établi par la suite, le réservoir du camion de tête explosait. Une brèche apparut dans la proue de la deuxième embarcation, et beaucoup des naufragés qui se débattaient dans l’eau purent être recueillis à bord du troisième navire avant qu’il ne subisse le sort du bateau de tête.

Les troupes se replièrent dans l’attente de renforts contre cet adversaire imprévu. Mais il n’y avait pas d’adversaire. Personne, dans la « péninsule des moines », ne tira depuis les rochers sur les parachutistes transportés par trois hélicoptères qui s’écrasèrent aux approches du mont Athos. Les appareils étaient tout simplement tombés au sol, sans raison apparente. Cette guerre déconcertante avait duré trois mois. Les canons se désintégraient avec leurs propres charges, en mutilant les artilleurs. Des hommes dans la force de l’âge s’asseyaient à l’ombre d’un cyprès pour faire la pause, on les y retrouvait inanimés, et il ne restait plus aux médecins majors qu’à constater leur décès par arrêt cardiaque. D’autres étaient privés de l’usage de leurs jambes et ils gémissaient en labourant des mains la poussière blanchâtre, mais personne n’osait plus leur venir en aide, les camarades reculaient, épouvantés comme s’ils redoutaient une contagion. Et parmi eux, certains étaient déjà terrassés par une fièvre qui affolait leur pouls. Trois soldats perdirent la vue, deux l’ouie. Un autre, devenu fou, était retombé en enfance et pleurait en exigeant une sucette au citron.

Les troupes ne furent pas évacuées, elles se débandèrent, fuyant, fuyant en dépit des ordres. Dans la panique les soldats se piétinaient et il y eut bien plus de victime que chaque année, à l’occasion du hadja.

Le Mont Athos s’était défendu tout seul, mais l’Europe n’en avait rien su. Depuis longtemps déjà, les journaux et la télévision étaient sous le contrôle de la censure, et les informations sur Internet étaient filtrées par des systèmes, introduits autrefois en Chine et en Corée.

Mais quoi, le Mont Athos n’est pas que pour les Grecs, il est pour tout le monde. Et donc, les Grecs subirent la honte pour prix de leurs défauts. Les Polonais, par contre, surent tourner leurs imperfections à leur avantage.

C’est qu’ils étaient des patriotes enragés ces ladres de Polonais. Et leur ténacité fut toujours plus forte que leur ladrerie, plus forte que tout. Après la deuxième guerre mondiale, quand l’humanité, traumatisée par Hitler, craignait comme la peste d’être soupçonnée d’antisémitisme, les Polonais furent l’unique nation qui échappa au réflexe général. En une dizaine d’années, ils expulsèrent en douce leur communauté juive. Le moment était on ne peut plus favorable,les fascistes l’ayant déjà bien ébréchée. L’occasion était trop belle. Les Polonais ont toujours fait bande à part, suivant leur propre chemin.

Les Polonais, voilà un peuple singulier ! Aux temps passés, ils avaient parasité l’Europe entière avec leur obsession du profit, héritée, par parenthèses, de ces mêmes Juifs qu’ils avaient chassés. Peuple cruel, presque incapable de magnanimité, pragmatique jusqu’à la mesquinerie. Et malgré tout, malgré tout, peuple de croyants à la foi profonde, inconditionnelle. Combien plus dévoués à leur foi que d’autres peuples plus raffinés, moins terre à terre. Au XXIe siècle aussi, les Polonais s’écartèrent de la route commune. Ils furent les premiers, parmi les ex-pays communistes, à comprendre qu’ils n’avaient nul besoin des musulmans qui se déversaient depuis le Tiers monde en torrents humains. Durant les premières années qui suivirent l’entrée de la Pologne dans l’Union européenne, ce fut juste un filet d’eau. En effet, le niveau de vie étant bien inférieur à celui de l’Ouest, la Pologne, la Tchéquie, la Hongrie et les pays baltes étaient bien moins séduisants aux yeux des misérables migrants. Allez donc essayer, au début du XXIe siècle, de vous tourner les pouces en Estonie et de vivre des allocations chômage ! Mais, avec l’effacement progressif des différences du niveau de vie, les flots d’émigrés, c’était inévitable, prirent aussi le chemin des anciens pays du bloc soviétique. Encore tourmentés par leur complexe de néophytes, les petits nouveaux venus firent bonne figure, craignant de se signaler par une insuffisante allégeance à la démocratie. Mais les Polonais se rebiffèrent immédiatement. D’abord par un discret sabotage bureaucratique, mais ce ne fut pas assez efficace. Alors les Polonais jouèrent leur va-tout. Le président d’alors, Marek Stasinsky, déclara que son pays sortait de L’U.E. et de l’OTAN ! Elle sortait de ces organisations auxquelles elle avait rêvé d’adhérer depuis tant d’années ! Et le président Stasinsky fut fêté comme un héros national.

Glacé jusqu’aux os sur son balcon, Slobodan rentra dans l’appartement et passa à la cuisine. Ah, cette habitude russe de refaire le monde pendant des nuits entières en ingurgitant tasse de thé sur tasse de thé ! Enfin, ça dépend aussi de l’interlocuteur. Il aurait plus volontiers maintenant sacrifié à l’usage tout aussi russe de s’envoyer un petit verre, non de thé, mais de liqueur de genévrier. Oui, justement, de genévrier. Deux verres, et adieu l’insomnie, l’histoire, la géopolitique ! Et il aurait bien mangé pour les faire passer, une tranche fine de lard, rose et translucide comme un pétale de fleur, directement découpée dans un petit salé enrobé d’une croûte de poivre roux. Bon stop, fini de rêver !

Les Russes – toujours eux – n’auraient pas manqué de dire : jamais Stierlitz n’avait frôlé d’aussi près la catastrophe. Mieux valait ne penser ni à la liqueur ni au lard. Par contre, les Polonais, maintenant se gobergeaient de lard, de chpikatchkis36, d’escalopes, de carbonnade et de boudin.

Mais il leur fallut payer le prix fort ! L’opposition déclara que Stasinski avait perdu l’esprit : avoir une frontière commune avec l’Allemagne dont l’armée est constituée aux trois quarts de musulmans et s’affranchir des règles du jeu européen !? Mais le peuple faisait confiance à son président et il n’avait pas tort. La deuxième ruse des Polonais fut encore plus audacieuse. Le fameux pacte du 5 mai 2034 plongea l’ex camp socialiste dans l’hystérie. D’ailleurs, la vieille Europe elle aussi fut saisie de stupeur, lorsqu’un beau matin, les troupes russes prirent position sur la frontière allemande.

Naturellement, la Pologne ne s’était pas enflammée d’un amour soudain pour la Russie, simplement, une fois de plus, elle avait fait preuve de réalisme. Sans cette présence militaire russe, l’invasion de la Pologne par l’Euroislam n’aurait plus été qu’une question de temps. La Russie, de son côté, n’était pas fâchée de maintenir les distances avec l’islamisme européen. Le mieux était de s’assurer le concours d’un Etat tampon. C’était l’intérêt commun de deux pays qui avaient derrière eux une histoire millénaire de pillages réciproques. Et puis mieux vaut un vieil ennemi que deux nouveaux adversaires. Oh, leurs aïeux des lointaines années 1990 n’en auraient pas cru leurs oreilles, si on leur avait dit que les troupes russes non seulement s’installeraient en Pologne, mais le ferait pour la plus grande satisfaction des générations actuelles ! Ils ne l’auraient cru pour rien au monde. Et pourtant, les militaires russes eux-mêmes le reconnaissaient : le service dans la Pologne actuelle, était un vrai plaisir. Bien sûr, la frontière était dangereuse avec les échanges de tirs, mais il ne se passait guère de dimanche où l’on ne soit invité dans quelque famille polonaise.

Oui, le repas de fête dominical. Les Russes comme les Polonais fêtent le dimanche et non le vendredi. Les Polonais étaient restés catholiques. Lorsque le pape de Rome se démit de ses fonctions au cours de la funeste année 2031, juste un mois plus tard, une fumée blanche s’élevait au dessus du couvent des Dominicains de la Sainte Trinité à Cracovie. Le Siège pontifical s’établissait en Pologne dont les frontières se confondaient désormais avec le monde catholique.Dans le feu de l’action, le clergé polonais se mit même à évoquer la messe d’antan, mais l’affaire n’alla pas jusqu’à la restitution du latin. Personne ne le connaissait plus, pas plus, il faut le reconnaître, que la façon de célébrer selon le rite tridentin (37). Les plus vieux parmi les prêtres polonais tentèrent bien d’y revenir tant bien que mal, mais en gardant la langue polonaise. Quant aux autres, instruits par l’amère expérience, ils se contentèrent de jeter au moins par-dessus bord l’œcuménisme hérité du catholicisme européen du XXe siècle. On dénonça l’œcuménisme comme la plus redoutable des hérésies. Le terme d’ « hérésie » fut, à cette occasion, réhabilité. Se réjouissant pour les Polonais qu’ils aient échappé au saucisson de cheval halal (38), Slobodan ouvrit le frigo d’un air sombre. Malgré son professionnalisme sans faille, il ne pouvait s’habituer à manger de la viande abattue selon leur rituel légal. Il les avait trop vus, dans son enfance, trancher, avec la même expression de visage, la gorge d’un mouton ou celle d’un homme. Avec les mêmes paroles Bismillah Allahu akbar (39). Obligatoires dans le premier cas, et seulement facultatives dans le second. Ca lui soulèvait le cœur. Il lui fallait toujours s’excuser en arguant de problèmes d’estomac liés à la consommation de la viande. Un psychologue de la GRU (40) avait bien essayé, dans le temps, d’élucider ce problème, puis, il avait conclu : « Non, il vaut mieux ne pas lutter. Cela pourrait rouvrir des plaies trop douloureuses. Actuellement, votre psychisme le maîtrise et fait tampon. Mais il ne faut toucher à rien. Bien qu’il y ait naturellement un risque ».

Un risque, tu peux le dire. De toute façon, ils n’auraient pas trouvé un meilleur candidat que moi, ricana Slobodan, en se taillant avec dégoût un morceau de feuille d’agave. Si on la tartine de confiture de pêche, ça passe avec du thé. Surtout si on fait chauffer au micro-ondes. C’est ça qui fait grossir, mais il ne pouvait tout de même pas se gaver uniquement d’eau chaude.

Oui, bien des choses avaient changé depuis l’éclatement de l’OTAN. Les Etats-Unis, affaiblis, avaient assez à faire avec leurs problèmes intérieurs. Le Sud blanc et le Nord afro-islamo-juif tiraient chacun la couverture à soi au Sénat et au Congrès. Pour le moment on arrivait à maintenir un fragile équilibre, à éviter la guerre civile. Mais les chrétiens du Sud avaient beaucoup de chance de n’avoir pas à affronter un bloc musulman, mais trois religions concurrentes, en comptant le vaudou, lesquelles redoutaient, les unes comme les autres, une revanche implacable du christianisme. C’était là leur seul ciment. Et puis, après tout, vous avez régenté assez longtemps les destinées du monde. On vous a assez vus. On pouvait oublier l’Amérique pour un bon bout de temps, Ce qui comptait maintenant, c’était ce qui se passait à notre porte, à la frontière entre la Russie et l’Euroislam. Le monde entier, à des degrés divers bien entendu, était concerné par cette confrontation.

Parmi les pays musulmans, la Turquie, qui n’a pas voulu renoncer à son statut traditionnel d’Etat laïc, occupe une place à part. Ce qui ne l’a pas empêchée, évidemment, usant du droit du plus fort, de ressortir de vieux traités datant du temps des tsars pour soustraire la Crimée à l’Ukraine. C’est vrai, il faudrait être édenté, aujourd’hui, pour ne pas tenter d’arracher un morceau aux Ukrainiens. Les territoires ethniquement russes sont devenus un protectorat contrôlé par des troupes d’occupation. Et les espaces sans ressources minières sont devenus la proie, en plein XXIe siècle, d’une Setch (41) sauvage. Impossible d’établir une carte, le pouvoir, tantôt musulman, tantôt chrétien, change de mains d’un jour sur l’autre. Dans chaque ville et même chaque village. D’ailleurs, impossible de savoir au premier coup d’œil qui fait la fête dans les rues. Les Ukrainiens sont bizarres : quand ils guerroyaient contre les Polonais, ils ressemblaient à des Polonais et maintenant, va-t-en les distinguer des musulmans ! Ils déambulent en bandanas et se laissent pousser la barbe. Ils n’ont d’électricité qu’une fois par mois, dans les villes naturellement. Dans les campagnes, il n’y a même plus de pétrole. Les Biélorusses se révélèrent bien plus avisés, qui regagnèrent à temps le giron de la Russie. Oubliées maintenant les misérables coupures en « monnaie de singe » qui valaient moins que le papier nécessaire à leur fabrication et dont la triste masse volumineuse bourrait à craquer les porte-monnaie des grands-parents.

Avaient également rejoint la Russie l’Ouzbékistan et le Tadjikistan. Les Ouzbeks, par intérêt et pour imiter les Tadjikes, lesquels n’avaient finalement pas voulu renoncer à leur joie de vivre, à ce principe zoroastrien qui coulait depuis toujours dans leurs veines. Ils avaient préféré demeurer musulmans, mais sans parandja ni gazavat (43), ni charia pour pouvoir lever un verre de bon vin, les jours de fête. Et d’ailleurs, dans l’Euroislam, on considère tous les musulmans de la Fédération russe à peu près comme des renégats, en raison de leur pacifique modération. En revanche, combien de gens instruits avaient émigré vers les régions musulmanes de Russie, avant que ne s’abatte le « rideau vert » !

On ne pouvait dire que l’antipathie de l’Europe affectait beaucoup les musulmans de Russie. Ils étaient nombreux, vivaient entre eux, et pas si mal que ça, il faut le reconnaître. La Turkménie indépendante constituait une curieuse exception. Elle était gouvernée par la troisième ou quatrième incarnation du turkmenbachi. C’était maintenant une tradition bien ancrée qu’après sa mort, le turkmenbachi se réincarne dans le premier rejeton mâle né dans le clan au pouvoir. Chacun s’en amusait, sauf, on les comprend, les intéressés eux-mêmes. Mais allez donc savoir ce qui se passe dans la tête d’un Turkmène…

Et que devenait la fière et indépendante minuscule Tchétchénie, le principal cassetête de la Russie au tournant du siècle ? Rien de particulier. Elle filait doux, car la Russie était puissante. Les voies de financement du terrorisme étaient coupées, il n’y avait plus de capitaux étrangers et donc plus d’idiots pour se révolter gratis. Mais, Seigneur, faites que jamais on n’oublie, que jamais on ne perde de vue qu’elle resterait toujours une cinquième colonne, le virus de monstrueuses maladies capable de sommeiller même un million d’années dans son cristal de sel.

Mais non, cela ne s’effacerait plus jamais des mémoires.

Cette erreur avait été trop souvent répétée au cours de l’Histoire, et la Russie n’avait plus droit à l’erreur.

Combien de fois, durant ses nuits d’insomnie, la carte du monde avait défilé devant ses yeux. Parfois, ce globe virtuel tournait sans à coup, comme la quenouille entre les mains d’une vieille paysanne serbe. Et tout d’un coup, une région changeait soudain d’échelle, grossissait comme sous l’effet d’un zoom. Israël, par exemple, qui s’était tellement renforcé avec l’apport massif de l’émigration des années dix, initié autrefois par l’appel de Sharon, ou l’Australie restée une oasis idyllique de vie patriarcale occidentale, mais privée de toute influence dans le concert des nations. Le Japon aussi, plus que jamais replié sur sa culture traditionnelle, comme une perle retirée dans sa coquille. L’Inde enfin, déchirée par des conflits permanents, et qui n’avait pas encore sombré en raison de sa vitalité démographique.

Et qui était-il, lui-même, Slobodan Vukovic, plongé par la pensée dans le kaléidoscope géopolitique mondial ? Un homme qui préfère les constructions abstraites aux passions ? Ou un instrument de haute précision qui enregistre les variations de la balance des forces ?

Dans cette hypothèse, l’aiguille témoin est agitée de tremblements inquiétants. Quelque chose pourrait bien être sur le point de se déplacer. C’est ce que murmurait le Paris nocturne derrière les fenêtres de sa résidence élégante, c’est ce que soufflait la gueule ouverte de sa feuille d’agave depuis longtemps refroidie dans son assiette de porcelaine de Meissen, c’est ce que tambourinait son sang à ses tempes.

L’équilibre pourrait bien se rompre d’un moment à l’autre.

(32) Dans la mythologie musulmane esprit malin, démon. (NdT)

(33) Partisans serbes ayant échappé à l’écrasement des forces yougoslaves en mars 1941. (NdT)

(34) Dans la mythologie des Slaves du Sud, le « badniak », esprit maléfique, devait être sacrifié par le
feu aux alentours de Noël, pour garantir la prospérité de la maison et la fertilité de la terre.(NDT).

(35) Vsevolod Vladimirov, alias Max Otto von Stierlitz, espion russe de séries télévisées très
populaires en Russie et sujet d’innombrables anecdotes, l’équivalent de notre James Bond. (NdT)

(36) Lardons fumés et salés.(NdT)

(37) Conformément aux décisions du concile catholique romain de Trente (1545-1553), le pape Pie V
(1556-1572) instaura, en 1570, ce rite qui réalisait la synthèse des traditions antérieures.

(38) Comme les produits kasher, la viande halal est soumise à des interdictions (pas de porc, et autres
animaux) et obéit à des prescriptions précises (elle doit être vidée de son sang). Ces usages,
communs à l’islam et au judaïsme, éloignent ces religions du christianisme. La consommation de
viande n’est interdite aux chrétiens que durant le carême. D’autre part, le christianisme ignore
l’amalgame entre prêtre et sacrificateur.

(39) « Au nom d’Allah, Allah est le plus grand » (arabe). Paroles rituelles prononcées par le boucher
lors de l’abattage et sans lesquelles la viande ne peut être déclarée halal (licite).

(40) Direction russe du contre-espionnage. (NdT)

(41) Organisation militaire et politique cosaque, apparue au XVIe siècle sur le cours inférieur du
Dniepr et définitivement démantelée sous le règne de Catherine II, au XVIIIe siècle.(NdT)

(42) Pour désigner les Ukrainiens et les Polonais, l’auteur utilise ici des termes anciens, appartenant au
langage populaire, et non dépourvus d’une nuance de mépris. Liahi, pour les Polonais (allusion à
Lech, le fondateur mythique de ce peuple) et Hohly pour les Ukrainiens (littéralement : houpes) par
allusion à une coiffure traditionnelle des Cosaques de l’ancien temps.(NdT).

(43) Guerre sainte.

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