La mosquée Notre-Dame de Paris – 1

1 – Le dernier shopping de Zeïnab.

Eugène Olivier remontait les Champs Elysées d’un pas décidé, aussi rapide que le lui permettait son accoutrement incommode. (Dans un certain sens, cependant, et vu sous un autre angle, on ne pouvait en imaginer de plus commode). Il se retenait de courir, ce qui aurait attiré l’attention, mais son allure valait bien tous les pas de course. En tout cas peu de coureurs auraient tenu le rythme six heures sans s’arrêter, alors qu’Eugène Olivier, avec ses dix-huit ans, pouvait faire ainsi le tour de Paris, sans marquer de pause. Il venait à peine de dépasser le jardin du Luxembourg que le pont des Invalides était déjà derrière lui et que les vitrines des Champs Elysées étincelaient, contrastant, à droite et à gauche, avec les façades à moitié aveugles des hôtels particuliers aux fenêtres condamnées. Mais ces résidences étaient peu nombreuses par comparaison avec les centres commerciaux comme celui dont il se rapprochait.

Zeïnab était sortie à pied de chez elle. Elle n’avait jamais de sa vie entendu le mot « impressionnisme » et, à plus forte raison, étant d’une bonne famille, elle n’avait jamais eu l’occasion de voir, même en reproduction, des toiles de ces peintres indécents, du moins celles qui avaient échappé à la destruction. C’est pourquoi ces chatoiements d’or et de gris ardoise qui baignent Paris vers midi au début du printemps auraient eu du mal à stimuler son imagination. Cependant, une brise légère moirait la Seine de rides cendrées, plombées, argentées, le tronc blanc des platanes chatoyait, des étincelles dorées dansaient sur tout ce qui renvoie la lumière, les silhouettes des immeubles lointains s’enveloppaient d’un brouillard nacré. Et pourtant, si cette belle journée avait laissé Zeïnab complètement indifférente, elle aurait pris la voiture pour faire son shopping sans y associer cette promenade. Bien amusant ce mot de shopping, un mot vieilli venu du globish. Ou peut-être du sabir ? D’ailleurs peu importe l’origine du « shopping », l’essentiel est que le mari ne réduise pas les moyens affectés à cette activité. Dans le secteur réservé aux femmes, un grand magasin des Champs Elysées organisait aujourd’hui une présentation de mode. Il n’était pas tout à fait convenable, bien sûr, de faire seule les magasins. Mais même la police des bonnes mœurs fermait les yeux sur les infractions à la règle lorsqu’elles étaient commises dans les quartiers très riches ou très pauvres. Avec les pauvres, on pouvait comprendre. Tous les hommes travaillent, tandis que les femmes courent les boutiques à la recherche de la viande de mouton la meilleur marché. Si un homme perdait son temps à veiller aux convenances, cela se traduirait par des restrictions alimentaires à la maison. Avec les quartiers riches, c’était plus délicat. Mais enfin, s’il devenait impossible d’avoir quelques passe-droits, à quoi bon alors avoir le bras long ? Même les gardiens de la vertu comprenaient cette subtilité. Par contre, aucune tolérance pour les gens ordinaires, ni misérables ni haut placés.

Bien entendu, il ne fallait pas trop tirer sur la ficelle. On ne pouvait pas dire, par exemple, que Zeïnab était sortie seule faire ses courses puisque le cadi Malik devait aller la chercher au magasin On pouvait dire qu’elle était allée simplement à la rencontre de son 7mari. Il suffisait de passer le pont des Emirats depuis le quai d’Orsay, les Champs Elysées se trouvaient à deux pas de là.

Au croisement de la rue Oussama, Zeïnab eut le désagrément d’avoir à céder le pas à une femme, apparemment une jeunette, qui l’avait bousculée. Et où courait-elle comme ça, par une si belle journée, la malapprise ! Et quelle démarche disgracieuse ! Elle sautillait comme un poulain d’une façon pas du tout féminine.

Toute préoccupée par l’allure de cette insolente, Zeïnab s’arrêta : le magasin de luxe venait de surgir devant elle, comme si lui aussi se déplaçait à sa rencontre sur les vagues de la foule oisive, à la façon d’une péniche nonchalante. Des arcs-en-ciel de lumière couraient sur les vitrines, attirant le regard vers ce qui, de toute façon, l’aurait avidement captivée. Des costumes sombres trois pièces en laine souple, des ensembles deux pièces aux couleurs vives en lin soyeux pour la détente, des chemises immaculées en popeline et fine toile, des polos multicolores, des manteaux de cachemire, des escarpins à semelle de cuir (avec le chausse-pied en corne recourbée pour les enfiler), des pantoufles en maroquin brodé, des boutons de manchettes et des épingles de cravate, des cravates faites à la main, de lourds bracelets de montres suisses, des chevalières gravées d’un sceau, des cannes aux pommeaux sculptés et décorés d’incrustations, bref, tout ce que peut désirer un homme au quotidien.

La section féminine du magasin, naturellement, n’exposait rien à la vue : les vitrines teintées reflétaient seulement la rue. Mais, dans cette mystérieuse obscurité, se cachaient des trésors combien plus désirables, dignes de la caverne d’Ali Baba. Cependant, la douceur du temps retenait Zeïnab de se précipiter vers eux, selon son habitude. A la sortie, escortée des commis chargés de ses emplettes, il lui faudrait téléphoner avec son portable au cadi Malik. Ensuite, derrière les vitres fumées de la mercédes, adieu le joyeux paysage du matin. Avec ces vitres teintées, tu peux écarquiller les yeux autant que tu veux, il est évident que personne, à l’extérieur, ne tournera la tête pour répondre à ton regard. Bon, elle pouvait se donner encore un petit quart d’heure de flânerie, au pire, elle raterait un ou deux modèles du défilé.

Comme il fait bon ! Aujourd’hui, on supporte sans s’irriter les gémissements des mendiants qui vous harcèlent avec leurs sébiles. On ne fait même pas attention aux cris suraigus et aux hurlements des enfants qui jouent dehors. La douce pite (feuille d’agave) offre sa gueule blanche entre les mains agiles du vendeur, prête à recevoir son hachis pimenté et brûlant que s’arrachent les chalands. Le couscous gras saute prestement du chaudron dans les cornets en papier. Les mouches tourbillonnent avidement au-dessus de la pahlava (pâtisserie au miel et aux noisettes) et du rahat lokoum. Aux terrasses, les consommateurs dégustent leur café noir à petites gorgées en le faisant passer avec de l’eau glacée. Comme ils sont agréables, au printemps, les Champs Elysées !

Mais la foule se hâtait vers l’Arc de Triomphe. Qu’est-ce qui pouvait bien y attirer les curieux ?

Eugène Olivier, qui avait failli faire tomber une femme replète en la bousculant, s’arrêta brusquement sous l’entrelacs des néons publicitaires du grand magasin. Mauvais, très mauvais ! Il était arrivé avec une demi-heure d’avance sur l’horaire prévu, même en tenant compte de la marge de sécurité indispensable. En soi, ce n’était pas une catastrophe, il pouvait toujours faire quelques pas en direction de l’Arc de Triomphe, vers où s’étirait le flot des badauds. Ce qui était grave, c’est qu’il avait mal géré son temps. Celui qui arrive trop tôt peut aussi arriver en retard. Sévazmiou, elle, se présente toujours et en tout lieu à la minute précise.

Il fut un temps, à ce qu’on disait, où l’on devait emprunter un passage souterrain pour s’approcher de l’Arc de Triomphe. Il est vrai qu’à l’époque, les voitures étaient bien plus nombreuses. Mais aussi loin qu’Eugène-Olivier remontait dans sa mémoire, le rondpoint autour du monument avait toujours été livré aux piétons pour les fêtes populaires. Aurait-on commencé à réorganiser ce lieu ? Un cercle au pied de l’Arc était délimité par une dizaine de conteneurs métalliques, semblables à ceux que l’on utilise pour les déchets. Ils étaient placés à égale distance les uns des autres. Celui de droite, était rempli de pierres à ras bord, et un petit camion déversait sa benne dans celui de gauche.

Un autre véhicule, à vitesse réduite, traversait l’espace piétonnier. Ce n’était pas un véhicule utilitaire, mais une voiture de police, de couleur verte, avec, à l’arrière, un fourgon pour le transport des prisonniers. Eugène Olivier allait se mettre en alerte, mais une voix intérieure, toujours présente, lui souffla qu’il n’en fallait rien faire : aucune bizarrerie ne devait le préoccuper. La terre aurait pu trembler, il devait à tout prix accomplir sa mission. La curiosité n’était pas de circonstance, il ne faisait que simuler l’intérêt pour atténuer l’erreur de sa présence prématurée.

Eugène Olivier rattrapa le véhicule qui fendait la foule à allure de tortue, et se mit à fixer du regard, avec une attention affectée, la portière grillagée à l’arrière du fourgon. Derrière, il y avait un homme. La fourgonnette freina. Pourquoi amenait-on ce malheureux par ici où ne se trouvaient ni prison, ni Palais de justice ?

C’est à ce moment seulement qu’il remarqua des affiches fraîchement placardées sur les piliers de l’Arc et les kiosques publicitaires. Comme il était écoeurant d’avoir à déchiffrer les vermisseaux de leur graphie ! Mais ce fut inutile. Il y avait un Arabe assis sur un banc qui s’apprêtait à lire à haute voix aux femmes et enfants qui l’entouraient le prospectus qu’il tenait entre ses mains. Il suffisait de se joindre au groupe, en feignant d’être, lui aussi, illettré.

«Il a violé l’engagement juridique qu’il a lui-même signé pour avoir droit à l’embauche » lisait l’Arabe en souriant.

« Qu’est-ce que ça veut dire, monsieur Hussein ? » l’interpella une forte femme vêtue d’un parandja bleue.

« C’est des mots compliqués ! ».

« Ce giaour (3), Myriam, expliqua l’homme sur un ton condescendant, avait promis qu’il livrerait toute sa récolte de raisin à l’usine de fruits secs. Et il fraudait. Tantôt c’était la faute du phylloxera, tantôt des gelées tardives. En fait, il cachait une partie de la vendange. Et tu devines toi-même pour quoi »

« Pas possible, il faisait du vin ?! Ah, le chien ! » s’exclama la dondon en joignant les mains.

« Un chien ! »

« Un chien d’infidèle ! »

« Maintenant, on va lui en faire voir avec son vin !! Le chien ! » blaguaient les adolescents.

Cependant, les policiers faisaient descendre le prisonnier. C’était un homme âgé, mais d’apparence encore juvénile, plein de force à en juger par sa démarche et par son visage bronzé, sec mais robuste, avec des muscles d’acier que l’on devinait sous la chemise de flanelle délavée. Son bleu de travail en jean était décoloré par l’usure et le soleil avait à moitié effacé sur sa casquette de base-ball grise le logo de compétitions sportives depuis longtemps interdites. Un paysan, à n’en pas douter, même si l’on ignorait qu’il fût vigneron. Où le conduisait-on de la sorte ? Apparemment vers un poteau de béton, incongru et fraîchement dressé sous la voûte de l’Arc.

« Kiamran, eh, Kiamran, ça va commencer ! ».

Un adolescent en chemise hawaïenne bariolée, visiblement drogué, se jeta on ne sait pourquoi vers un des conteneurs métalliques et se mit à en extirper des pierres, une, deux, plusieurs pierres de la grosseur d’une belle pomme. Peut-être croyait-il vraiment qu’il s’agissait de pommes ? Il avait de drôles d’yeux blancs.

L’adolescent, maintenant de la main gauche les pierres contre sa poitrine, continuait à en faire provision. En se penchant maladroitement il laissa tomber un pavé sur ses pieds. Mais au lieu que la douleur le fasse jurer, il se mit à sourire béatement comme s’il entendait des voix. Il avait eu le temps de fumer plus d’un joint depuis ce matin !

« Eh, laisse la place, tu as fait le plein ! »

La bonne femme en bleu, bousculant l’adolescent, se mit elle aussi à amasser des pierres dans les plis de sa parandja dont elle se servait comme d’un tablier.

Ce fut ensuite le tour de deux gamins plus jeunes de bourrer les poches de leurs pantalons, Puis d’un gros type, qui serrait son cigare entre les dents pour avoir les mains libres, puis d’une fillette toute jeune, encore non voilée. Ils n’avaient tout de même pas pu se shooter tous en même temps !

Depuis l’âge de douze ans, Eugène Olivier se considérait comme un combattant, et c’est bien ce qu’il était en réalité. Voilà pourquoi, il n’hésita pas à regarder honnêtement en face ce qu’un autre, dans sa mauvaise foi de petit-bourgeois paisible, se serait masqué en l’enveloppant de termes plus décents. Et il eut peur. La vérité rebondissait comme un ballon qui ne veut pas entrer dans les buts. Elle était pourtant si évidente, si simple qu’elle crevait les yeux. Mais il ne réussissait pas à l’admettre. Du calme, mauviette ! Il faut se prendre en main et constater immédiatement ce qui se passe. Il faut cesser de refuser de comprendre. C’est inadmissible.

Zeïnab hésitait. Elle aussi avait envie de ramasser des pierres. Il suffirait après de se nettoyer les mains avec les lingettes parfumées qu’elle portait toujours sur elle, mais le problème c’étaient les ongles qu’elle avait si joliment laqués juste la veille. Quel gâchis ! On aurait pu, du reste, proposer contre paiement des projectiles plus commodes pour les gens de qualité. Ou tout au moins envelopper ces pierres de cellophane propre. Son mari avait raison. Pour mendier une augmentation des aides sociales ou pour se plaindre du chômage, ils étaient forts. Mais se retrousser les manches au bon moment pour se faire de l’argent, pas question, ils ne pensent qu’à s’amuser. Pourquoi était-elle condamnée soit à s’abstenir, soit à être ravalée au rang de cette pauvresse en parandja bleu sale toute rapiécée ?

Mais, la pauvresse, qui, à vrai dire, n’avait rien à faire dans ce quartier chic, se munissait de pierres si allégrement que Zeïnab n’y tint plus. Au diable les ongles faits, dans le pire des cas, on pouvait toujours corriger les dégâts dans l’Institut de beauté du grand magasin, et demain elle convoquerait sa manucure à la maison.

On entendait déjà le cliquetis des fers que les policiers manipulaient pour attacher le vieil homme au poteau. Eugène Olivier, bien sûr, avait tout compris avant même de prêter à nouveau l’oreille aux commentaires de la foule. Parfaitement maître de lui (il en avait tellement vu pour ses dix-huit ans), il se tenait à une trentaine de pas du condamné, lorsque se produisit encore un incident étrange.

Ayant dégagé violemment son bras que le policier s’apprêtait à tirer en arrière, l’agriculteur (dont la casquette, jetée à terre, avait découvert des cheveux poivre et sel soulevés par un vent léger) releva brusquement le menton, comme pour s’adresser à luimême un salut courtois, souleva sa main menottée, lentement effleura son front du bout des doigts, lentement abaissa le bras vers le plexus solaire et le remonta vers les épaules, la gauche d’abord, puis la droite.

Le vieillard avait fait le signe de la croix !

Ce fut le signal de la curée. Les policiers eurent juste le temps d’enchaîner l’homme au poteau et de sauter sur le côté avec une mine passablement épouvantée.

« Bismilla-a-a !!! ». (4)

Les premières pierres ratèrent leur but, puis l’une frappa au visage, écorchant, comme une allumette un grattoir, la joue jusqu’au sang. Ensuite, tout s’embrouilla, les gens hurlaient, riaient, les pierres volaient par salves, se heurtant, tombant, martelant l’asphalte comme une grêle.

« Inch’Allah !!! ».(5)

« Mort au kafir ! »

« Mort au chien ! »

« Mort au pinardier ! »

« Soubhanalla-a-a-h ! ».(6)

Eugène Olivier remarqua soudain un bambin aux boucles châtain clair, de trois ans, pas plus, vêtu d’un petit costume blanc duveteux qui avançait avec assurance, bien campé sur ses petites jambes. Il tenait une pierre à la main. Un gars en chemise noire, apparemment moins drogué que les autres, s’approcha d’Eugène Olivier. Sans doute un volontaire de la patrouille des bonnes moeurs :

« Eh, toi, là-bas, tu as peur de te salir les mains ou quoi ? »

Il était temps de filer avant qu’il ne soit trop tard. La crise de démence collective ne dura pas plus d’un quart d’heure. Le calme revint rapidement. Le corps ensanglanté pendait, inerte, au bout de ses chaînes. Un tas de pierres lui arrivait aux genoux. Vraisemblablement, il avait perdu la vie avant que les pierres aient cessé de s’abattre sur lui.

Zeïnab s’essuyait les mains avec une lingette parfumée au seringua. Elle avait tout de même un ongle cassé, mais la manucure pourrait délicatement le restaurer à l’aide d’une résine synthétique. Recouvert de laque, on ne verrait rien.

Eugène Olivier s’éclipsa discrètement, se glissant hors de la foule. Encore une scène illustrant leur mode de vie, une seule parmi des dizaines d’autres. Encore une victime, une parmi des milliers d’autres. Qu’y a-t-il là d’extraordinaire ?

Tant qu’il y aura des vignerons en France, on continuera à produire du vin clandestinement pour le marché noir. Quant à arracher les vignes, ils ne le feront jamais, ils ne peuvent se passer de raisins secs avec lesquels ils accommodent à peu près tous leurs plats. Par contre, on continuera à pourchasser et à torturer à mort publiquement les pourvoyeurs et revendeurs du marché noir, selon la loi de la charia. Cependant un détail l’avait frappé, un détail très important. Comment expliquer cet étrange et solennel signe de croix, ce geste ample, ces cinq doigts symbolisant les cinq blessures du Christ ? Est-il possible qu’il existe encore des croyants ? Et cela, vingt ans après que fut célébrée la dernière messe !

Eugène Olivier ne croyait pas en Dieu, il y avait à cela des raisons familiales. La famille Lévêque, installée dans son hôtel versaillais déjà depuis une bonne dizaine de générations, était, jadis, proche du pouvoir. « Bien sûr, aimait à dire avec sa verve habituelle le grand-père Patrice qu’Eugène Olivier n’avait pas connu, bien sûr, nous sommes des technocrates, des gardiens du Veau d’or. Il n’y a pas d’autre pouvoir dans les régimes républicains. Mais notre Veau d’or, au moins, fait partie du clan familial. Les démocrates se gaussent de nos rallyes sur cartons d’invitation. C’est vrai, entrée surveillée électroniquement et triple contrôle, comme au FBI, mais pour quelle raison ? Pour que dans la salle où une centaine d’adolescents se démènent aux rythmes du rap ne se glisse pas un cent-unième, un intrus ne figurant pas sur nos listes. Eh bien, que l’on en rie ! Le rallye n’a d’autre objectif que bêtement matrimonial. Les nouveaux riches n’ont pas à mêler leur sang au nôtre, fussent-ils plus fortunés que nous. Sottise ! Que représentent leurs millions à côté de nos milliers ? Si l’un des nôtres trébuche, des mains se tendront par centaines pour lui venir en aide. Chez eux, ce seraient des centaines de pieds qui le piétineraient pour l’enfoncer davantage. Et Vespasien était un imbécile : l’argent dégage une odeur. Et un capital, au départ, cela pue. L’argent au parfum le plus décent est celui qui a été amassé lentement. Oui, deux choses seulement peuvent anoblir l’argent. La 12première, c’est le temps. L’argent est comme le bon vin, il doit vieillir. La deuxième, c’est la tradition. Si l’on s’affranchit des traditions, on n’est plus rien ».

Et la famille Lévêque avait sa tradition. Il faut reconnaître qu’elle donnait des religieuses, mais pas très fréquemment. Quant aux hommes, ils entraient dans les ordres de façon exceptionnelle. Les gènes familiaux étaient par trop enracinés dans l’action. Cependant, de génération en génération, l’usage voulait que le chef de famille, le jour des grandes fêtes religieuses, revêtît le surplis par-dessus un élégant trois pièces pour servir la messe à Notre-Dame. Les Lévêque, de père en fils, étaient servants d’autel à Notre-Dame. Ce privilège leur revenait cher. Les Lévêque ne lésinaient pas pour leur cathédrale, qu’il s’agît de la restaurer, de contribuer à ses bonnes œuvres ou de renouveler la garde-robe sacerdotale. Cela aussi faisait partie des traditions.

L’arrière arrière grand-père, Antoine-Philippe, était servant (7) à l’époque de Vatican II (8). Parmi ses connaissances de longue date, jeunes ou vieux, beaucoup avaient rejoint, dans les années soixante-dix, les Vacantistes (9) que dirigeait alors monseigneur Marcel Lefébvre(10). Les fidèles plutôt conservateurs ne purent se résigner à la « démocratisation » de la messe, à l’exclusion du latin, au remplacement des anciens autels. Nombreux, très nombreux furent ceux qui rejoignirent le schisme. Mais pas les Lévêque bien qu’ils fussent, plus que beaucoup d’autres, écoeurés par le Novus Ordo (11). La raison qui avait retenu les Lévêque au sein de l’Eglise catholique « rénovée » était simple. Elle avait nom Notre-Dame. Ils n’avaient pu l’abandonner, pas plus qu’on ne peut se détourner d’un vieil ami sans défense tombé dans le malheur. Et Antoine Philippe souffrait avec la cathédrale. Il souffrait de la « messe » d’un quart d’heure, célébrée par un prêtre tourné non vers le Seigneur mais vers le public, il souffrait quand on distribuait les Saintes Espèces de la main à la main. Toute la famille était au supplice quand elle visionnait avec un sentiment d’envie les enregistrements vidéo de liturgies « schismatiques » qu’on se communiquait généreusement entre amis. « Nous pouvons fuir les modernistes, disait Antoine Philippe, mais pas la cathédrale. Non, la cathédrale, impossible de l’abandonner ».

Le grand-père Patrice fut justement le dernier servant de Notre Dame. Il avait un peu plus de cinquante ans quand les wahhabites firent irruption dans la cathédrale pour détruire les sculptures et les croix. Le prêtre, de service ce jour-là, se débarrassa à la hâte de la chape de nylon enfilée par-dessus l’aube et qui lui tenait lieu de chasuble. En réalité, du tissu rouge de la chasuble émergeait, en haut, un col blanc et, des deux côtés, des manchettes blanches seulement faufilées. Mais l’étoffe était rouge : on célébrait la mémoire d’un martyr. Cependant le prêtre ne souhaita pas imiter son exemple. Il jeta en paquet son vêtement sacerdotal, extirpa du col de sa chemise bleue le col romain postiche, se glissa hors de la sacristie et fila vers la sortie. Personne ne lui fit obstacle. D’ailleurs toute l’attention des wahhabites était retenue par Patrice Lévêque qui se dressait sur leur chemin avec à la main une arme dérisoire, le bâton muni d’un crochet qui servait habituellement à arranger les draperies haut placées. Il en assomma deux ou trois, en repoussa un autre à coups de crochet. En tout, la mêlée n’avait durée que quelques minutes avant que grand-père, la gorge tranchée, ne s’écroulât dans une flaque de sang aux pieds de la statue de la Vierge, celle qui, dit-on, tendait à l’Enfant une fleur de lis. Maintenant que toutes les statues ont été brisées, il est impossible de vérifier si l’Enfant tendait effectivement ses menottes vers la fleur de France, ou si ce joli geste a été imaginé plus tard.

L’enfance d’Eugène Olivier avaient été marquée par ce tableau : le servant d’autel mourant dans une résistance désespérée pour sauver Notre-Dame et le prêtre en tremblant, arrachant dans sa course son col en celluloïd, piétinant peut-être ce dangereux attribut vestimentaire avec, dans le même mouvement, sa consécration sacerdotale. Il n’aurait su expliquer pourquoi la fin atroce de son grand-père le chagrinait, le révoltait moins furieusement que la trahison de ce prêtre chaque fois qu’il pensait à Dieu. Dieu existait-il ? Non, il n’y avait que des démons, et il existait des moyens d’en venir à bout. Sa main tâta involontairement la poche secrète qui avait été cousue à l’intérieur de son costume grotesque. Là se trouvait l’unique objet de sa foi.

Agréablement émoustillée, Zeînab se plongea enfin dans la fraîcheur du grand centre commercial comme dans un aquarium traversé par les ondes d’une pénombre caressante. Ce local, éclairé par des centaines de spots, ne pouvait, bien sûr donner cette impression de demi obscurité qu’à des yeux encore aveuglés par l’éclat du soleil matinal. Les pieds un peu fatigués s’enfonçaient doucement dans la moquette moelleuse qui recouvrait le sol.

« Madame désire assister au défilé de mode ? s’enquit avec empressement une vendeuse vêtue du hidjab mauve (l’uniforme du magasin). Il vient de commencer, il reste encore de bonnes places ».

Zeïnab franchit avec plaisir les portes vitrées à ouverture automatique qui donnaient accès à une petite salle coquette où une quarantaine de femmes étaient déjà assises autour du podium. Elle repéra Assette à côté de laquelle se trouvait justement un fauteuil libre.

« Tu as déjà raflé toute la collection ou tu m’en as quand même laissé la moitié ? » souffla Zeïnab à l’oreille de son amie en s’asseyant confortablement.

« Comment m’as-tu reconnue ? » dit Assette en pouffant de rire derrière la voilette au crochet de son hidjab. C’était juste une question pour le principe : la jeune femme savait parfaitement que personne dans la salle ne portait le même vêtement couleur sable doré. Difficile de trouver même à Paris une soie tissée aussi serrée, une authentique soie de Chine.

Cependant l’animatrice annonçait au micro la présentation du modèle « Première rose ». Sur le podium surgit une jeune fille, fière de son bronzage artificiel, vêtue d’un pantalon noir pailleté d’or au dessus des chevilles avec le débardeur assorti qui dénudait le ventre, et, jetée sur les épaules, une chasuble en crêpe de Chine sans boutonnage ondulant au gré des mouvements. Les lèvres passées au rouge carmin étaient soulignées ostentatoirement d’un trait de crayon noir et, sur la tête, était piquée une rose en crêpe qui « semait » ses pétales dans les boucles de la chevelure.

« Ah, c’est rudement sensuel ! » soupira Assette amèrement « mais ça ne peut aller qu’aux brunes ! ».

Et c’était vrai, si Assette avec ses cheveux blond clair, s’avisait d’arborer un tel costume, elle ferait fuir son mari. Pour sûr, il prononcerait le talak (14) ! Par contre, Zeïnab ne devait pas rater l’occasion, avec cet ensemble superbe, de complaire au cadi Malik. Qu’elle fût enrobée ne gênait en rien, le mannequin non plus n’était pas maigrelette. L’acheter, et ensuite snober Assette.

Zeïnab jeta sur son amie un regard condescendant, comme c’était, du reste, son habitude. Assette n’était qu’une convertie de la première génération. Elle était née dans une riche famille d’industriels autochtones qui s’étaient hâtés d’adopter l’islam avant les autres. Les deux jeunes femmes se fréquentaient depuis l’enfance et Zeïnab, pour utiliser une expression du sabir européen, n’ignorait naturellement aucun squelette caché dans l’armoire de son amie. La vieille grand-mère fielleuse, morte il y a à peine cinq ans, s’entêtait à appeler sa petite fille Annette. Même devant ses camarades de classe ! Quelle honte ! Assette tentait de détourner l’attention des filles sur ses jouets, mais il lui arrivait de se jeter avec des insultes sur sa grand-mère qui avait l’habitude d’esquiver les coups.

C’était d’un comique ! Bref, Assette qui n’était même pas à la hauteur de la première Turque venue, ne pouvait se hisser au niveau d’une femme issue d’une authentique famille arabe. Qu’on le veuille ou non, il manque quelque chose à ces convertis, quelque chose qui leur fera toujours défaut. Ils sont très forts en paroles, mais quand il s’agit d’attraper une pierre pour la jeter sur un kafir, ils commencent à faire des manières.

Eugène Olivier, avec un mouvement machinal des lèvres, répétait en silence mot pour mot les instructions de Sévazmiou. D’habitude, il refaisait l’exercice toutes les heures, mais cette fois presque deux fois plus souvent. Non qu’il redoutât d’oublier quelque chose, il prenait simplement plaisir à se remémorer la voix, les intonations, les gestes de la main tenant la cigarette. Il n’était pas si fréquent de recevoir des directives à l’occasion d’une simple conversation avec elle. Le sentiment qu’il éprouvait à son égard aurait pu être pris pour de l’amour, mais ce n’était pas le cas. C’était une sorte d’adoration, un sentiment particulier que seuls les jeunes gens peuvent éprouver, quand l’âme se forme encore et qu’elle a soif d’idéal, une passion indifférente à l’âge et au sexe, désincarnée et fervente, plus proche de la mort que de la vie.

Rutilante, la mercédès violette se rangea en douceur devant le grand magasin. C’était le cadi en personne qui était au volant. On savait son goût pour la conduite des automobiles neuves. Mais il avait un chauffeur qui aurait pu être de service précisément aujourd’hui. Dans ce cas, il aurait fallu se retirer bredouille. Le chauffeur est également garde du corps. Il peut très bien croquer des pistaches en attendant le patron, mais il peut aussi descendre du véhicule et en faire le tour pour une nouvelle inspection. Et le plastic, avant explosion, est traître. On peut y relever des empreintes, y lire une foule de choses. La charge fonctionne alors comme une véritable carte de visite. De plus une deuxième tentative est deux fois plus risquée, exactement deux fois plus. Mais le type était seul, inutile de gamberger.

Le cadi extirpa péniblement son corps massif du véhicule. La vue d’Eugène Olivier devint soudain extraordinairement perçante, comme il en avait déjà eu l’expérience. Il voyait, comme s’il était à portée de main, le visage rond et halé (le cadi venait de passer une semaine à Nice…), la barbiche soignée, les verres teintés cerclés d’une fine monture dorée, et les trente deux implants de porcelaine d’une invraisemblable splendeur que découvrait un involontaire sourire de satisfaction. Le cadi Malik souriait. Le cadi Malik souriait. A vrai dire, il y avait moins d’une heure qu’il avait formulé le talak à l’encontre d’une appétissante personne épousée devant l’imam quatre heures auparavant. Ladite personne, comment s’appelait-elle déjà, lui avait été recommandée à juste titre par ses amis du club. Une pétulante rouquine aux yeux bleus et au petit nez retroussé, rondelette mais ferme, rien à voir avec les chairs flasques de cette pauvre Zeïnab qui est peut-être un peu plus enveloppée, mais la corpulence ne fait pas tout. Ses hanches, ses fesses sont une vraie gélatine, qui tremblote sous la main comme la chair d’une méduse. Et elles n’ont pas plus de sex-appeal que ce mollusque marin. Par contre, l’autre, aïe, aïe, aïe… Combien de sucreries as-tu gobées, drôlesse, pour te fabriquer un cul aussi somptueux ? »

Par contre, maintenant, il était disposé à perdre son temps pour aller chercher sa femme au magasin. Zeïnab, après tout, devait aussi avoir ses satisfactions. Aucune nippe ne pourrait certes la rendre plus séduisante aux yeux de son mari, mais l’on sait que les chiffons suffisent en eux-mêmes à réjouir les femmes. Qu’elle se réjouisse. Le sage veille à la paix dans sa maison et condescend à quelques gestes d’attention à l’égard de son épouse.

Eugène Olivier s’obligea à mettre fin à ce moment interminable. En fait, il n’avait dévisagé le cadi Malik que quelques secondes. Suffit, à l’action ! Cinq, quatre, trois, deux, un, c’est parti !

Le cadi Malik fit la grimace en fermant la portière de sa mercédès. Une fille, jeunette à n’en pas douter, comme le dénonçaient des gestes agiles et une minceur que les voiles ne parvenaient pas à dissimuler, rêvassait devant la vitrine. Elle avait laissé tomber son sac à provisions. Des têtes d’ail se répandaient en bondissant sur la chaussée. En voilà une idiote ! Qu’est-ce qu’elle venait faire ici avec ses achats de deux sous ? Sans doute étaitelle restée plantée toute une heure à béer devant cet étalage qui resterait toujours hors de ses moyens, alors que sa famille attendait le repas !

Quelques têtes d’ail avaient roulé jusque sous les roues de la voiture. La fille chercha à les rattraper. Tu peux toujours courir, maintenant ! Un autre aurait piétiné cette misérable pitance, mais le cadi Malik se contenta d’envoyer promener du bout de son escarpin une tomate qui se trouvait en plein milieu de la chaussée.

Quelques gars s’étaient arrêtés en ricanant. La jeune femme ramassait ses achats et les fourraient en hâte dans son sac.

Les portes en verre teinté commençaient à s’ouvrir, mais le cadi s’arrêta en se frappant le front avec dépit. Flutte, il avait oublié son portable suspendu au casque mains libres dans la voiture ! Il aurait eu la flemme de revenir pour si peu, s’il n’avait attendu un coup de téléphone de Copenhague. Chaque minute perdue pouvait lui coûter gros, les cotations en bourse n’attendent pas.

La maladroite s’écarta d’un air effrayé. Le téléphone apparemment sonnait déjà. Le cadi Malik, enfonça vivement le taquet de la portière et s’engouffra dans la voiture. Il aurait pu, évidemment ne pas pénétrer, il aurait pu ne pas fermer les portières de l’intérieur, il aurait pu arracher le portable dont la sonnerie vibrait et prendre la communication en repartant vers le magasin. Bien sûr qu’il aurait pu, et ce choix aurait gratifié le respecté cadi du XVIe arrondissement de Paris d’une demi-heure de vie supplémentaire. Mais il préféra s’installer sur le siège confortable en cuir de crocodile et refermer la portière derrière lui.

Eugène Olivier appuya sur le détonateur.

L’interlocuteur de Copenhague mit longtemps à comprendre pourquoi on avait raccroché au lieu de réagir à son intéressante information. Il tenta de rappeler, mais le numéro du cadi ne répondait pas.

Zeïnab et Assette se trouvaient au rayon lingerie. La vendeuse était en train d’empaqueter dans un sac en papier mauve le body rose qu’Assette venait de choisir. Zeïnab aurait préféré une couleur plus soutenue, framboise par exemple. Mais par malchance, la taille cinquante existait seulement en blanc et en bleu ! Blanc ou bleu, même en le faisant exprès, on ne pouvait imaginer pire pour une brune à la peau claire. Non, c’était vraiment se moquer du monde ! Bien sûr, ils allaient le commander, il n’aurait plus manqué que ça qu’ils ne le proposent pas, mais elle, c’était tout de suite qu’elle le voulait ! Elle avait une de ces envies de pincer en vrille la modeste vendeuse et, par-dessus le marché, Assette qui rédigeait tranquillement son chèque avec un stylo piqué d’une coquette émeraude.

« Si on allait à la cafétéria, ma chère ? » dit Assette en remettant le capuchon en or.

« Je craque en passant devant la délicieuse pahlava qu’on cuisine ici ».

« D’accord ». Zeïnab, dissimulant son dépit, décida qu’elle se contenterait d’un jus de grenade. Va-t-en savoir si sa précieuse amie avait évoqué sans y penser la pahlava ou si c’était pour rappeler que certaines personnes avaient intérêt à s’en abstenir. C’est vrai que la pahlava était fantastique ici. Bah ! elle pourrait se permettre un petit morceau.

Les deux amies allaient prendre place dans un coin derrière de jolies petites tables en acajou, quand la cloison de verre juste derrière le comptoir de la cafétéria explosa en milliers d’éclats étincelants. Le soleil éblouissant fit irruption dans la pénombre d’aquarium du magasin, chatoyant sur les murs et les toits des immeubles d’en face. Le ciel bleu se pommela de petits nuages blancs, alors qu’en bas, des milliers d’exclamations jaillissaient de la foule que l’on voyait maintenant du haut de l’étage.

Ce fut un concert de cris, les femmes, vendeuses ou acheteuses, hurlaient. Les enfants, laissant là leurs joujoux, se mirent à brailler. Mais tout ce vacarme, à l’intérieur comme à l’extérieur du magasin, fut couvert par le rugissement de la sirène. La sirène hurlait au-dessus de la foule qui se convulsait comme un Léviathan frappé à mort.

Eugène Olivier se releva. Comme il s’y attendait, personne n’avait remarqué qu’il s’était jeté par terre juste avant la déflagration. L’ambulance des secours d’urgence fendait déjà les vagues humaines, et l’on ne savait pas si les gens épouvantés fuyaient les lieux de l’explosion ou s’ils cherchaient à s’en approcher par curiosité. L’un et l’autre, sans doute, ce qui augmentait la confusion.

L’une de plus jeunes employées du magasin, une femme de ménage, pas une vendeuse, sans même enlever ses gants de caoutchouc, se fraya prudemment un passage au milieu des débris de verre. Elle se pencha par dessus la brèche sans se soucier que son visage, totalement découvert, n’était tolérable que dans un lieu fréquenté seulement par des femmes. Qui allait la sanctionner maintenant !

Une femme, que son badge désignait comme chef de rayon, lui cria : « Qu’est-ce qui se passe, Chabrina ?! » sans quitter pour autant le stand où s’étalaient des échantillons de soieries.

« Une voiture piégée ! » La voix suraiguë de la jeune fille dominant le hurlement grave de la sirène se répandit au loin à travers les cris et les gémissements de l’étage. « Ils ont fait sauter une voiture, une « merc » violette, ils l’ont fait sauter juste sur notre parking ! Un quatre-quatre superbe, je l’ai vue quand elle se garait ! Affreux ! Ils n’essaient même pas de dégager le corps du chauffeur, l’auto brûle comme une torche, les pompiers sont là, mais ils ne font rien ! A travers les flammes, on voit le chauffeur au volant ! Il y a une ambulance, mais l’urgentiste ne s’est même pas approché, il est parti s’occuper des blessés ! Et c’est sur notre parking qu’ils l’ont fait sauter ! ».

Zeïnab était pétrifiée. Une mercédès quatre-quatre violette, parquée devant le magasin ! Il y a dix minutes, au moment où elle passait avec Assette au rayon lingerie, le cadi Malik lui avait téléphoné qu’il arrivait. Mais ce n’était pas la raison pour laquelle Zeïnab avait senti avec évidence qu’elle était devenue veuve. Les coïncidences les plus invraisemblables existent en effet. Non, cette terrible certitude lui était venue autrement. Elle avait ressenti, envahissant tout son être sans cause apparente, la violente impression d’un outrage, comme si on l’avait volée, dépouillée, comme si des ennemis inconnus l’avaient bernée sans vergogne, à visage découvert, et qu’ils la montraient du doigt maintenant en ricanant avec des grimaces. A quoi bon avoir acheté l’ensemble « Première rose », commandé des bodys framboise, à quoi bon ce flacon de parfum « Opium » empaqueté avec le logo du magasin, et l’assortiment de teintures, et les pantoufles de velours, et le sac à main orné de perles ?! Ces dépenses étaient vaines, et elles seraient les dernières. Sa belle-sœur, cette méprisable Eminé, une simple Turque qui l’avait toujours enviée, allait maintenant veiller avec zèle à ce qu’elle observe les convenances du veuvage. Toutes les convenances.

Assette ne put retenir un frisson en se souvenant soudain de sa grand-mère Madeleine qui, les dix dernières années de sa vie, était restée volontairement recluse pour ne pas avoir à revêtir la parandja. « Vous êtes affreuses, toujours affreuses, vous n’êtes pas des femmes, mais pire que des crapauds », disait-elle de sa voix cassée en secouant la tête d’un air obstiné, « Si votre bouche est recouverte d’un morceau de tissu, vous n’avez plus qu’à vous taire ! A quoi ressemblerait un sac de patates s’il se mettait à crier ? » Et le sac privé de bouche, à côté d’Assette, hurlait avec des hoquets. Et c’était si laid, qu’elle était figée par un dégoût inattendu et n’avait pas la force de secourir son amie. Le cri s’interrompit. Le sac se mit à tourner sur le côté, puis s’affaissa. Zeïnab avait perdu connaissance.

Personne, bien entendu, ne tenta d’éteindre les flammes écarlates, pâlies par l’incandescence, qui s’échappaient de la carcasse métallique. Les enquêteurs attendaient que le feu se calme avant d’approcher. Des badauds, à côté d’Eugène Olivier, débattaient des mérites et des inconvénients de la voiture qui achevait de se consumer, encore que ces détails n’eussent plus désormais aucun sens. Il enfouit le détonateur au plus profond de sa poche et recula encore de deux pas. Puis il se retourna et quitta les lieux. Du calme, plus doucement !

Coller l’explosif magnétisé sous la quatre-quatre surélevée, ce n’est même pas la moitié du travail. Beaucoup plus difficile, le plus difficile c’est de ne pas accélérer le pas quand on se retire. Imaginant selon une habitude sacro-sainte que Sévazmiou l’observait, Eugène Olivier se forçait à faire des pauses, à s’arrêter de temps en temps, à ralentir l’allure, à se retourner, comme si une curiosité bien naturelle l’emportait sur une frayeur tout aussi spontanée. Son stupide costume le mettait à l’abri, il fallait seulement savoir en jouer habilement.

« Ordre à toute personne, sans exception, de rester sur place !! Barrer la rue jusqu’au carrefour ! »

Voilà bien la meilleure ! Les haut-parleurs, qui habituellement retransmettaient l’appel des muezzins, prenaient maintenant la voix d’un policier. Jadis, ils n’y avaient jamais pensé. Ils allaient barrer la rue avec une voiture et vérifier toutes les identités. Par bonheur, le carrefour était tout proche. Eugène Olivier se rua dans sa direction comme quelqu’un qui veut attraper un ascenseur dont les portes se ferment.

Maintenant, il courait, il fonçait si vite que le vent s’engouffrait dans son encombrante vêture, gonflant les manches comme des voiles, soulevant les pans qu’il avait saisis dans ses mains. Au diable la vraisemblance ! Un jeune Nègre, à coup sûr un bénévole de la brigade des bonnes mœurs, essaya de lui faire un croc en jambe, ses bras étant encombrés par des emplettes qu’il n’avait pas l’intention d’abandonner par la faute d’un malfaiteur. Pourtant, il lui fallut laisser tomber ses galettes farcies de piment rouge et de viande de mouton, quand Eugène Olivier, au passage, lui lança un coup de pied dans le jarret. Les galettes roulèrent sur la chaussée en même temps que le brigadier des bonnes mœurs s’effondrait en gémissant. D’autres passants faisaient un écart sur le trottoir dans la crainte que le fuyard ne fût armé d’un revolver. Eugène Olivier en était dépourvu à la différence des flics, ce que confirmèrent quelques coups de feu qui éclatèrent sourdement sur le fond assourdissant de la sirène.

La cache était à portée, dix minutes à peine en courant. Celle-là était particulière, réservée aux circonstances exceptionnelles. A vrai dire, il ne soupçonnait même pas qu’il pût en exister une, si près des Champs-Elysées. L’adresse, entendue le matin même, s’était gravée dans sa mémoire comme s’il l’avait toujours connue. Voilà justement cet édifice à un étage datant du XIXe siècle, non pas hôtel particulier, mais vieille résidence de co-propriétaires.

Eugène Olivier passa en trombe devant les degrés de marbre de l’entrée principale et se précipita vers la porte de service. Une antique sonnette électrique ayant au moins cent ans d’âge carillonna ses trois notes avec une vigueur remarquable. Un imposant inter phone, tout aussi vétuste lui fit immédiatement écho.

« Allo ? »

Ce mot tout bête, que même les Arabes utilisaient, était sans danger. Mais la voix était celle d’une jeune femme.

« Artos ».(15)

Inutile de chercher l’auteur de ce mot de passe. Qui, plus que Sévazmiou, aimait les vocables grecs ?

«Inos ! ».

La porte s’entrouvrit. La silhouette menue d’une jeune fille émergea de la pénombre dans laquelle, après l’éclatante lumière de l’extérieur, on distinguait à peine un escalier raide et étroit.

« Allez, dépêche-toi ! » La fille poussa la porte, avec une grimace d’impatience saisit Eugène Olivier par la main et l’entraîna avec force à l’intérieur. « Suis-moi ». Le verrou une fois tiré, la fille contourna l’escalier et pénétra dans une petite véranda dont la porte donnait, évidemment, sur une cour intérieure. C’est là que l’on entrepose d’habitude les pots de fleurs, mais ici, étaient entassées des piles de vieux journaux, à côté desquels se trouvait un pack à peine entamé de bouteilles de « Perrier ». « Tu as le cœur qui cogne rudement ! ». La fille, après avoir refermé d’un coup de talon la porte restée ouverte, extirpa une bouteille de l’emballage plastique. « Enlève cette saleté. Tu as soif ? »

« Non » fit Eugène Olivier d’une voix bizarrement enrouée. Il suivit la jeune fille dans la cour intérieure, jadis entourée d’une haie vive, maintenant desséchée, et remplacée, conformément aux convenances musulmanes, par un mur de béton qui la cachait au monde extérieur. Quelques végétaux, pyramidaux ou en boule, hirsutes, depuis longtemps délaissés par le sécateur, une pelouse, une porte dans le mur : celle d’un garage donnant sur la rue. Eugène Olivier – pourquoi donc ? -, avant de regarder la jeune fille avec plus d’attention, avait méticuleusement examiné les lieux.

C’était une fille d’environ seize ans, aux cheveux châtains ou plutôt auburn, légèrement ondulés, taillés aux ciseaux à la va-vite. Cette coupe la faisait ressembler à un jeune page du Moyen âge. D’ailleurs elle s’habillait aussi comme un garçon : des jeans délavés et une chemise à carreaux blancs et bleus aux manches retroussées jusqu’au coude et au col ouvert. Mais sa silhouette n’évoquait en rien celle d’un garçon. Encore adolescente, elle semblait plus replète qu’elle n’était en réalité.

« Détends-toi ». La fille décapsula la bouteille verte et but à même le goulot. « C’est l’endroit le plus sûr de Paris. Tu peux procéder à ton strip-tease ».

«Tout à fait ça », pouffa Eugène Olivier en se débarrassant de sa parandja. « Même si tu as des papiers en règle, qu’est-ce que tu vas faire de moi quand ils vont ratisser la quartier. Ils peuvent être ici dans un petit quart d’heure ».

«Dans un quart d’heure, nous ne serons plus là » dit la fille en souriant. Elle avait la bouche petite et garda l’ombre de son sourire aux coins des lèvres. Le cœur d’Eugène Olivier se mit à battre plus fort que tout à l’heure au milieu des débris de verre et du hurlement de la sirène. Il était encore sous le coup de la simplicité, du naturel de ses gestes, quand la petite main décidée s’était emparée avec autorité de la sienne, celle d’un inconnu, comme aurait pu le faire sa grand-mère quand il était gosse et pas du tout à la façon des autres filles de son âge. Bien sûr, elles aussi le faisaient, pour ne pas perdre l’occasion de se prouver à elles-mêmes qu’elles n’étaient pas de minables musulmanes. Mais en transgressant le harâm (16), elles restaient intérieurement tendues car elles ne pouvaient s’empêcher de penser au risque encouru, et leurs gestes s’en trouvaient contraints. Alors qu’elle avait saisi sa main, absolument comme si de rien n’était.

Sans se douter de la tempête qu’elle avait suscitée, la jeune fille, debout devant lui, finissait tranquillement de boire sa bouteille pétillante de « Perrier ». Le menton renversé en arrière, le bouton blanc à moitié arraché du col ouvert ne tenant plus qu’à un fil, et ce mouvement du bras qui, dégageant le tissu de la chemise, ne laissait aucun doute sur le fait qu’elle ne portait pas de soutien-gorge.

Eugène Olivier avait parfois séjourné dans des endroits où les musulmans autorisaient encore les femmes à découvrir dans la rue le haut de leur visage. Il n’était pas près d’oublier les yeux des musulmanes avec leurs cils faits au rimmel ou carrément postiches, le contour souligné au crayon, les paupières ombrées de fard argenté, pailleté ou à reflets. De la pudeur et de la modestie, on en remarquait chez elles à peu près autant que de respect des lois chez un truand invétéré croupissant dans un cachot protégé par des fils électriques à haute tension. A dire vrai, rien qu’avec ces yeux, les femmes paraissaient plus dévergondées que si elles avaient été complètement nues. Mais de cette gamine, au cou et aux bras découverts, avec sa petite poitrine qui tendait déjà la chemise devenue étroite, émanait une impression de pureté intérieure.

Elle but encore une gorgée. Eugène Olivier aurait bien voulu finir après elle, et pas seulement par soif, cette bouteille qu’il venait sottement de refuser.

« Dis donc, j’ai pas le nez au milieu de la figure ou quoi ? » Et elle envoya la bouteille vide dans la poubelle en bois qui était là, posée par terre. « Il faut y aller ! »

En d’autres circonstances, Eugène Olivier aurait eu tôt fait de comprendre qu’à partir de cette cour, un passage donnait accès au réseau des collecteurs souterrains ou au labyrinthe du métro abandonné (comme c’était actuellement le cas pour une ligne sur deux). La jeune fille se dirigea vers le garage. Il était occupé par une Citroën vieux modèle qui ne prenait pas beaucoup de place. La fille se mit en devoir de faire glisser un coffre à outils appuyé contre le mur du fond.

Eugène Olivier, qui l’avait suivie, se pencha pour l’aider. Le coffre résistait, comme s’il contenait des outils de fonte.

« Je m’appelle Eugène Olivier » dit-il sans se redresser.

« Et moi, Jeanne ».

C’était la première fois qu’Eugène Olivier rencontrait une fille portant ce nom. Son père disait qu’il avait pratiquement disparu à la fin du XXe siècle, après avoir été longtemps le plus populaire. Les citadins, dont le nombre ne cessait de s’accroître alors, le méprisaient, le trouvant trop « campagnard », un peu niais. De leur côté, les paysans voulaient montrer qu’ils n’étaient pas ringards et qu’ils pouvaient très bien, eux aussi, appeler leur fille Renée ou Léonie. « L’abandon de ce prénom était déjà un symptôme du déclin de la France », disait son père. « Si nous avions eu une fille, nous l’aurions sûrement baptisée Jeanne. Mais, par malchance, tu n’as pas de sœur ».

« Tu as un prénom rare » dit Eugène Olivier.

Ils se regardèrent et éclatèrent de rire, leurs fronts se touchant presque au dessus du coffre grossier. Mais celui-ci céda brusquement, glissant sur le côté comme s’il était monté sur des patins, ce qui était du reste le cas. L’escalier que dissimulait une trappe ne ressemblait pas aux escaliers de bois habituels à Paris. C’était un assemblage de pièces métalliques légères qui frappait par son élégance d’un autre temps. Un simple escalier, mais sa conception cachait une pensée, depuis longtemps disparue et maintenant devenue indéchiffrable et inutile. Pourquoi les degrés carrés qui montaient en spirale autour d’un axe d’acier étaient-ils percés de trous symétriques en leurs extrémités ? Pourquoi les barreaux de la rampe se renflaient-ils et s’étranglaient-ils tour à tour ?

Jeanne et Eugène Olivier étaient debout à l’intérieur d’un sas métallique cubique éclairé par la lumière crue d’un tube à luminescence. Une pression sur le tableau de commande, et des panneaux blindés s’écartèrent comme les portes d’un ascenseur. Un bref passage donnait sur de nouvelles portes automatiques derrière lesquelles s’étirait un long couloir tortueux.

Non, ce refuge souterrain ne rappelait ni les égouts, ni un tunnel désaffecté du métro, lieux humides et obscurs, grouillant de rats. Encore moins des catacombes antiques, comme il en existe dans le sous-sol de Paris, menant à une crypte, un cul de basse fosse ou un ossuaire. Un sol dallé de carreaux rouge cerise, sans aspérités, des murs lisses et gris, peut-être en béton, mais recouverts de peinture à l’huile. Une rangée d’ampoules, semblable à l’échine de ce corridor sinueux, qui diffusait au plafond une lumière anémique. Des portes profondément enfoncées dans des encadrements puissants.

« C’est la première fois que tu viens ici ? ». Dans la voix de Jeanne se devinait une nuance de forfanterie condescendante, comme si elle avait construit cet ouvrage de ses propres mains ou, tout au moins, le tenait d’un héritage vieux de trois générations. « C’est chouette, non ? »

« C’est même trop chouette ». Pour la plus grande satisfaction de Jeanne, Eugène Olivier ne pouvait dissimuler sa surprise. « Mais qu’est-ce que c’est ? »

« Un abri souterrain. Affreusement vieux. Il a presque cent ans »

« Du temps de la deuxième guerre mondiale ? Quand il y avait Hitler ? » Eugène Olivier n’était pas fâché de faire étalage de ses connaissances historiques.

« Pas du tout, une vingtaine d’années plus tard ».

« De quelles bombes alors se protégeait-on ? » Pour la démonstration d’érudition, c’était raté. Et c’était deux fois plus désagréable maintenant d’avoir l’air d’un profane.

« D’aucunes bombes ».

Jeanne marchait devant, et sa démarche légère et dansante la rajeunissait encore plus. « Simplement, on avait une peur bleue de la guerre atomique. A cette époque, beaucoup se creusaient des abris, comme ça, « au cas où », et voilà, ils servent maintenant. Il y a plusieurs accès ici. Sûrement, les co-propriétaires s’étaient cotisés, une dizaine de familles ».

L’étroit couloir aboutissait à une dernière porte métallique. De forme ovale, avec des prétentions à la même élégance lourdaude. Devant la porte, sur un tabouret, était posée une écuelle blanche pleine d’eau.

« L’eau, c’est pourquoi ? »

« On sait jamais, il y a peut-être des poissons ici ? » Et Jeanne se mit à rire de sa propre plaisanterie assez plate de gamine, qu’elle trouvait, visiblement, très spirituelle.

« Bon, allons voir les autres, ce serait pas gentil, tout de même, puisqu’on est là ».

La porte étouffait tous les bruits. A peine ouverte, leur parvint la rumeur confuse et retenue d’au moins une dizaine de voix. La pièce très vaste, meublée, on ne sait pourquoi d’un double rang de chaises et de bancs, était pleine de monde. Certaines personnes étaient assises, plongées dans la lecture d’un livre, d’autres, par petits groupes discutaient à voix basse. Un grand vieillard dont les cheveux complètement gris, attachés sur la nuque en une petite queue à l’ancienne, le rendaient semblable à un notable du dix-huitième siècle, salua amicalement d’un signe de tête Jeanne et son compagnon. Il y avait un nombre important de personnes âgées. A l’étonnement d’Eugène Olivier, des enfants se trouvaient au milieu des adultes, et même des tout-petits d’à peine un an. Les enfants étaient étonnamment sages ou, si l’on veut, se comportaient normalement, à la différence stupéfiante des petits musulmans qui traînaient dans les rues. Un bambin de trois ans, assis par terre, s’amusait de peu : avec gravité, il enfilait des perles turquoises de différentes grosseurs. Le vêtement des femmes laissait apparaître un véritable assortiment d’aourat (17) , elles récusaient même les sweaters ras du cou. Les dames âgées arboraient des corsages décolletés, les plus jeunes des chemises de sport à carreaux et des survêtements, faciles à se procurer dans les rayons pour adolescents.

Une porte dérobée, minuscule, s’ouvrit de l’autre côté de la salle. Un homme entra, à la vue duquel Eugène Olivier se convainquit que Jeanne, tout comme cet étrange et somptueux souterrain du temps d’une guerre virtuelle et tout le reste, n’était qu’un rêve.

Le nouveau venu était un prêtre, et même pas du genre de ceux qu’Eugène Olivier avait pu voir sur les photos rescapées des derniers jours où Notre-Dame était encore une église chrétienne, mais plus vrai que nature, comme si derrière cette porte d’acier on vivait toujours aux temps de Pie X (18). Les pans arrondis de la lourde soutane noire touchaient presque le sol, et il aurait été difficile d’établir à l’unité près si le nombre des petits boutons de tissu était bien de trente trois. Le prêtre était grand et blond, plutôt jeune, quoique vieilli par l’expression figée et même glaciale de son visage.

« La messe est annulée aujourd’hui, annonça-t-il d’une voix grave dans le silence qui s’était fait. Notre fournisseur de vin est tombé entre les mains des musulmans. Que Dieu ait son âme ».

(3) Giaour, comme kafir, dans plusieurs langues de peuples islamiques, est un terme péjoratif désignant les non-musulmans.

(4) Au nom d’Allah (arab.)
(5) Avec l’aide d’Allah (arab.)
(6) Toute gloire à Allah (arab.)

(7) Ministrant (rus. du latin minister, serviteur). Dans la religion catholique, laïc assistant le prêtre durant les offices.

(8) Le Concile Vatican II (1962-1965) avait été convoqué pour l’élaboration et l’instauration d’un programme de « rénovation » de l’Eglise catholique romaine. Beaucoup des positions adoptées par le Concile s’inscrivaient dans un courant de modernisation touchant aux aspects dogmatiques, canoniques et rituels du catholicisme. Ces positions différaient radicalement du magistère catholique traditionnel. Le Concile proclama une égalité de fait entre le catholicisme et les autres confessions chrétiennes, posant ainsi les bases d’une évolution vers un œcuménisme catholique (ce qui revenait pratiquement à nier l’authenticité doctrinale de l’Eglise catholique elle-même). Il reconnut également, comme dignes d’estime et porteuses d’éléments de sainteté et de vérité, les religions nonchrétiennes (le bouddhisme, l’islam, le judaïsme et même le paganisme), affirmant le droit de l’homme à la liberté religieuse (ce qui rendait impossible l’action missionnaire et l’apostolat chrétien), etc…Sur le plan du rite, le Concile cautionna une réforme liturgique qui rendait méconnaissable le rite catholique ancien dans son ensemble. Les fidèles, refusant les décisions du Concile et les nouvelles réformes, se séparèrent à des degrés divers de l’Eglise catholique « officielle », et furent désignés sous le nom de traditionalistes ou d’intégristes.

(9) Eugène Olivier était trop jeune pour être bien informé sur ces lointains évènements. L’archevêque Marcel Lefèvre n’a jamais été à la tête des Vacantistes. Le nom donné à ce courant vient de ce que ses membres, devant la nature hérétique des réformes du Concile, avaient considéré le Saint-Siège comme « vacant », c’est-à-dire avaient cessé de reconnaître comme légitimes les nouveaux papes de Rome. Cependant, les traditionalistes, qui, par la suite, reçurent le nom de Lefébvristes, se distinguaient par une approche plus souple du problème. Ils avaient bien proclamé que le SaintSiège était tombé dans l’hérésie, mais ils ne niaient pas sa légitimité. Néanmoins au sein des nombreuses ramifications de l’opposition catholique des Vacantistes, il ne se trouva aucune figure comparable à celle de Marcel Lefèbvre par la piété et le charisme. Peut-être est-ce la raison pour laquelle le mouvement des traditionalistes fut le plus puissant et le plus populaire. Mais il aurait été difficile d’exiger d’un garçon de dix-huit ans qu’il soit, soixante-dix ans plus tard, au fait de ces nuances historiques.

(10) Lefèbvre, Marcel (1905-1991), archevêque catholique, organisateur et leader spirituel du courant le plus important au sein du traditionalisme catholique.Né dans une famille profondément religieuse. Son père, René Lefèbvre, industriel, est mort en 1944 dans un camp de concentration. Par la suite, son frère est devenu prêtre missionnaire en Afrique, et ses trois sœurs, moniales. Il reçut sa formation initiale au collège jésuite du Sacré-Cœur, puis fut étudiant au séminaire français de Rome et à l’Université papale grégorienne. Il acheva ses études avec le double grade de docteur en philosophie et en théologie. Ordonné prêtre en 1929. De 1932 à 1945, il exerça le sacerdoce et s’adonna à la mission au Gabon (Afrique équatoriale). En 1947, élevé à l’épiscopat, et en 1948, nommé vicaire apostolique pour toute l’Afrique francophone. En 1955, il devient le premier archevêque de Dakar (Sénégal) dont il créa pratiquement le diocèse. Grâce essentiellement à son action missionnaire, le nombre de catholiques africains augmenta de deux millions et le nombre des prêtres africains de presque mille. En 1962, monseigneur Lefèbvre quitta le Sénégal, laissant son siège épiscopal à un évêque africain qu’il avait lui-même consacré. Il fut alors nommé archevêque de Tulle. Il participa aux travaux du Concile Vatican II, où il prit la tête du groupe des opposants à la « rénovation » de l’Eglise catholique romaine, qui désiraient rester fidèles à la doctrine et au rite catholiques traditionnels. En 1968, il fut contraint de prendre sa retraite et se fixa à Rome. En 1969, à la demande d’un groupe de séminaristes souhaitant recevoir une formation catholique traditionnelle (et non réformée), Mgr Lefèbvre fonda la Fraternité sacerdotale Saint-Pie X et ouvrit un séminaire à Ecône (Suisse), puis à Flavigny, en France. Les prêtres et séminaristes, membres de la Fraternité, rejetaient les réformes rituelles et dogmatiques instituées par le Concile Vatican II. En 1974, Mgr Lefèbvre signa une Déclaration, dans laquelle il refusait de « suivre Rome dans ses aspirations néo-modernistes et néo-protestantes », tout en soulignant que les membres de la Fraternité n’avaient pas l’intention de se séparer du pape et de l’Eglise catholique. Le Vatican lui répondit par une interdiction d’ordonner des prêtres, interdiction à laquelle il ne se soumit pas. En 1988, vu son grand âge et l’approche de la mort, Mgr Lefèbvre et son compagnon de lutte Mgr Antonio de Castro-Meyer prirent la décision de consacrer des évêques pour leur succéder. Sans avoir reçu l’accord du Vatican, le 30 juin 1988, Mgrs Lefèbvre et de Castro-Meyer consacrèrent quatre évêques, non légitimés par le pape, pour les besoins de la Fraternité. Le 2 juillet 1988, le pape Jean-Paul II excommunia Mgr Lefèbvre et ses partisans, mais les « lefèbvristes » eux-mêmes refusèrent de reconnaître la validité de cette excommunication et rejetèrent les accusations de schisme. Aujourd’hui encore, ils se considèrent toujours comme membres de l’Eglise catholique.

(11) Novus Ordo (lat.), dénomination officielle du nouvel Ordinaire de la messe, institué par le pape Paul VI dans le cadre des réformes liturgiques mises en œuvre à la suite du Concile Vatican II. Des protestants et des anglicans furent invités, aux côtés des catholiques, à élaborer ce nouvel Ordinaire, de sorte que, selon les traditionalistes, y furent introduits, de façon masquée, des éléments de la doctrine protestante qui nie la présence réelle du Christ dans le pain et le vin de l’Eucharistie. L’Ordinaire de la messe fut lui-même fortement raccourci et remanié. Le célébrant devait officier face aux fidèles et dos tourné à l’autel (beaucoup y virent une analogie avec la « messe noire » des satanistes), la langue liturgique sacrée (le latin) fut remplacée par les langues vernaculaires modernes. La célébration du nouvel Ordinaire pouvait être accompagnée de chansons et danses populaires, de musique profane (y compris la musique rock), ce qui l’apparentait plus à une assemblée protestante qu’à un office catholique.

(12) L’usage de distribuer les Saintes Espèces dans la main des fidèles au moment de la communion fut largement répandu dans l’Eglise catholique après l’institution du nouvel Ordinaire, ce qui est en contradiction avec les canons (qui précisent que seul le célébrant a le droit de les toucher) et avec la pratique commune aux Eglises orthodoxe et catholique.

(13) Du latin alba, blanche. Long vêtement de lin blanc aux manches étroites, enfilé sous la chasuble. Dans la pratique actuelle de l’Eglise catholique romaine, l’aube est souvent remplacée par des manchettes et un col blancs.

(14) Talak, formule de répudiation dans l’islam : prononcée à trois reprises par le mari, elle suffit à
valider officiellement un divorce.

(15) Artos, pain. Inos, vin (grec).

(16) Hâram, interdit, en terre d’islam.

(17) Aourat, parties du corps que les femmes doivent dissimuler : les jambes au dessus de la cheville, les bras au dessus du poignet, les cheveux, etc…

(18) Pie X (Giuseppe Melchior Sarto, 1835-1914), pape de Rome (1903-1914). N é dans la famille d’un modeste employé. Après des études au séminaire de Padoue, ordonné prêtre en 1857. Durant dix-sept ans, curé de différentes paroisses. A partir de 1875, secrétaire diocésain et directeur du séminaire de Trezvio. En 1884, consacré évêque de Padoue, en 1893, cardinal, patriarche de Venise. Après son élection au trône pontifical, Pie X lutta fermement contre les courants modernistes qui commençaient à se répandre dans le milieu des théologiens catholiques. Il désigna comme « la pire hérésie du XXe siècle » la doctrine selon laquelle, la catéchèse et les rites de l’Eglise devaient s’adapter aux besoins et exigences de l’homme moderne. Il fut canonisé par l’Eglise de Rome en 1954.

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