Operation Borodine – 20-22

VINGT

Claire avance sans trop savoir où elle met les pieds. Le souterrain qui conduit à la salle du Caméléon est éclairé par une série d’ampoules de faible intensité, suspendues à une voûte de briques anciennes. De chaque côté, les murs rugueux sont espacés de plusieurs mètres, séparés par des rails qui devaient servir autrefois à acheminer les munitions. La consigne est de suivre les ampoules jusqu’au fond de la galerie sans allumer de portable pour ne pas émettre de signal.

Des froissements furtifs traversent le silence, des chauves-souris. Elles se déplacent d’un point à un autre. Claire frissonne. La terre battue étouffe le bruit de ses pas. D’un coup les ampoules s’arrêtent. Elle descend un petit escalier sur la gauche jusqu’à un palier obscur. Une porte métallique se dresse dans l’ombre. Elle attrape le heurtoir et frappe plusieurs coups.

L’amiral Duchemin lui ouvre. Ils n’ont pas encore commencé. La salle de réunion est bien éclairée et le chauffage fonctionne à plein régime. Le désordre de chaises, qu’elle avait vu à la dernière séance, a été remplacé par une table rectangulaire constituée de plusieurs bureaux. Claire observe rapidement l’assistance.

Le général De Langlas la place à côté de cinq nouveaux qu’elle présume être les collaborateurs du ministère des Situations d’Urgence. Les deux femmes sont très ordinaires et elle en ressent un profond soulagement. Les hommesn’ont rien de particulier non plus et pourraient aisément passer pour des Français. Un seul fait exception, un brun aux yeux verts – sans doute un Tatar – que Sophie ne cesse de dévisager. Invitée par le général De Langlas, la psychiatre compte bien présenter son projet de thérapie. Au téléphone, il a eu l’air intéressé. Il a parlé de nettoyer l’armée de ses éléments extrémistes et a évoqué « l’opération Borodine » – sans vouloir la décrire – qui exige d’avoir une très grande confiance dans les militaires. Elle lui a posé quelques questions mais il est resté évasif.

— Arnaud ne vient pas ? demande Claire.

— Si, il est en route. On commence sans lui.

Le général présente les Russes du ministère des Situations d’Urgence qu’il baptise « les Cinq ». Le plus âgé et chef de groupe Vassili Fiodorovitch ou Vassia, 60 ans, Evguéni Vladimirovitch ou Guéna, 55 ans, Alexandre Souleimanovitch ou Sacha, 50 ans, enfin les deux femmes Irina Ivanovna ou Ira, 49 ans et Galina Vladimirovna ou Galia, quarante ans. L’homme aux yeux verts, Sacha, a la particularité de comprendre le turc qui est proche du tatar, la langue parlée par la famille de son père.

Les « Cinq » décrivent quelques-unes des missions périlleuses qu’ils ont été amenés à accomplir tout au long de leur carrière et se proposent de résoudre le dilemme auquel sont confrontés les amiraux Dutilleux et Duchemin : faire entrer cinq cents enfants dans une base navale sans attirer l’attention.

— À la française c’est inconcevable, dit Sacha en riant. Mais à la russe, tout est possible.

— Je ne sais pas comment vous allez vous y prendre, intervient l’amiral, mais cela ne me rassure pas.

— Faites-nous confiance, dit Irina. Nous avons l’habitude.

— Je ne veux aucun blessé, insiste Dutilleux.

— Mais vous nous prenez pour qui ? s’exclame Galina, offensée.

Elle se fait immédiatement réprimander par Vassili et présente ses excuses.

— Je revois encore les images de ces pauvres blessés que vous aviez entassés dans des bus lors de l’attentat du théâtre de Moscou en 2004.

— Cela n’a rien à voir, se rappelle Guéna. Ces gens étaient blessés, gazés et nous intervenions dans l’urgence.

— Là il nous reste un mois pour nous préparer et créer les conditions optimales de l’évacuation. Nous partons donc sur mille enfants, cinq cents sur Brest et cinq cents sur Toulon. C’est bien cela ? demande Vassili.

— Affirmatif, répond Dutilleux. Et si la première évacuation se passe bien, si aucune rumeur n’a fuité et si aucun enfant n’est blessé, on en évacuera mille autres le lendemain.

— Les navires des flottes de la Baltique et de la mer Noire seront ancrés dans les eaux internationales. Ils pourront donc attendre vingt-quatre heures de plus sans faire courir le moindre risque aux enfants qui auront déjà embarqué.

Laurent et Arnaud arrivent enfin. Ils s’assoient à côté des amiraux. Irina leur sourit. Arnaud lui renvoie son sourire et adresse à Claire un petit geste de la main. Son cœur s’emballe. Elle sait que la réunion est importante et qu’elle doit rester concentrée mais les voix, très vite, se transforment en brouhaha. Son unique objectif est de se retrouver seule avec Arnaud, passer une minute, une heure, une nuit, une vie dans ses bras, sentir son odeur, toucher sa peau, le regarder dormir…

Mais Galina la tire de sa rêverie. Elle réclame les toilettes qui sont à l’entrée dutunnel et ne peut les trouver seule. Claire doit l’accompagner. Elle se lève, plonge son regard dans celui d’Arnaud et attrape la grosse clef accrochée au mur. Les deux femmes arpentent le souterrain mal éclairé.

— Qu’est-ce que c’était avant ? demande la Russe en se tenant au mur du bout des doigts.

— Un stock d’armement. Le lieu appartient toujours à l’armée mais il est désaffecté. On est en sécurité ici tant qu’on n’allume pas son portable.

Claire lui montre une petite porte près de la sortie et lui tend la clef.

— C’est là-bas, dit-elle. Tu sauras revenir ?

— Je suivrai les ampoules.

— N’oublie pas de refermer. Personne ne doit savoir que l’endroit est fréquenté.

Claire refait le chemin en sens inverse. Au bout de la galerie, Arnaud l’attrape par le bras et pose une main sur sa bouche. Il fait si sombre qu’elle ne l’a pas vu surgir. Elle feint la surprise :

— T’es fou ! J’aurais pu crier.

Il l’enlace, l’embrasse mais elle se dégage.

— Pas ici. Galina va revenir. Si tu veux, retrouve-moi à la maison après la réunion.

Il allume une cigarette tandis qu’elle regagne la salle. Elle se sent mieux. Il a besoin d’elle. Il la désire. Ils cachent et maquillent leurs émotions, cherchent à minimiser leurs sentiments mais au fond d’eux l’amour les consume.

Arnaud est resté chez elle jusqu’au matin. Ils ont même pris le petit-déjeuner ensemble. Vers onze heures, Pauline et Viane sont venues vérifier les contrats qui ne cessentd’affluer. Leurs premières listes sont déjà closes et, la deuxième, compte déjà une centaine d’enfants. Claire les a aidées pour la généalogie et leur a servi du thé et des craquelins à plusieurs reprises.

Avant de redescendre, elles rallument leurs portables qu’elles avaient coupés pour ne pas être repérées. Viane constate qu’elle a reçu dix SMS en moins de cinq minutes, Pauline n’en a qu’un seul mais il est alarmant : « L’Office français pour les réfugiés est chez nous. Ils viennent de nous amener un couple et veulent que tu signes un document. Dis à Viane de descendre. L’OFPRA est sur le point d’emmener son chien, soi-disant incompatible avec le séjour de réfugiés musulmans. Aurélien ne s’en sort pas. »

Oubliant de remettre leur niqab, les jeunes femmes dévalent l’escalier, croisant en chemin Louise envoyée pour les chercher. Pauline a tout juste passé la porte qu’on lui réclame une signature.

— Mais je pensais que la signature des femmes ne comptait plus ! s’étonne-t-elle.

— Pour l’OFPRA, il nous faut vos deux signatures, dit le fonctionnaire.

Elle signe sans même regarder. Elle sait que si elle lit elle ne pourra plus signer.

Gaétan est au salon avec le couple. Il leur a proposé de s’asseoir en attendant Pauline. La soixantaine bien tassée, ils n’ont qu’une valise pour deux et semblent très gênés d’investir leur appartement.

Les fonctionnaires veulent voir la pièce qu’ils mettent à leur disposition et s’assurer que le nouveau frigidaire leur a bien été livré dans l’après-midi. Pauline découvre avec stupeur l’énorme Arthur Martin Electrolux gris que le gardien a fait installer en son absence et qui envahit sa cuisine.

— Il faudra que vous leur libériez un placard pour leurs ingrédients et leur vaisselle, dit l’un des employés.

Dans la salle de bains, ils font remarquer qu’il n’y a pas de verrou et qu’il faut donc l’ajouter. Dans les toilettes, ils exigent qu’une douchette d’hygiène intime soit installée pour le confort du couple musulman. Dans la chambre, ils comptent le nombre de draps, d’oreillers et de couvertures.

Regagnant le salon, l’employé fait signer aux réfugiés un document par lequel ils s’engagent à ne rien détériorer, à ne rien sortir de l’appartement et à ne pas modifier le circuit électrique ou l’alimentation en eau.

— On repassera dans la semaine pour être sûrs que les améliorations auront été apportées, dit le fonctionnaire. Puis il ajoute à l’adresse de Pauline :

— Et maintenant que vous avez des musulmans chez vous qui ne sont pas de votre famille, vous devez garder votre niqab.

— Dans mon appartement. ?

— Ce sont les règles du vivre-ensemble. Vous ne devez pas les indisposer.

Le vivre-ensemble ! Comme si elle s’attendait à voir ressurgir ce vieux concept en pleine application de la charia !

Dès qu’ils ont quitté les lieux, elle se précipite dans sa chambre. Elle a envie de tout casser, de hurler mais se retient. Louise entre doucement. Ses caresses l’apaisent.

— C’est qui ces gens maman ?

— Ce sont des réfugiés ma chérie.

— Je dois aller leur dire bonjour ?

— Si tu veux.La petite fille file en direction du salon.

— Je suis Louise, dit-elle, en tendant sa main avec beaucoup d’assurance. Je suis la seule enfant de cette maison. L’autre, c’est Nathan, mon voisin. Il vient parfois jouer.

Le couple est charmé.

— Tu vois Louise, dit Gaétan, nous avons beaucoup de chance d’avoir Hassan et Ferdous à la maison car ils sont médecins tous les deux et pourront nous soigner si nous sommes malades.

Il demande au couple d’excuser l’attitude de son épouse que tous ces événements ont épuisée : d’abord le port du niqab puis sa mise à pied… Ils ont vécu la guerre d’Irak et comprennent. Du jour au lendemain, Ferdous a dû mettre un hijab pour sortir dans les rues de Bagdad. On ne leur avait heureusement pas retiré le droit d’exercer mais son travail, en tant que femme, devenait de plus en plus dangereux. Quand ils ont émigré en Autriche, ils ont cru qu’ils n’auraient plus de problèmes. Ils ont appris l’allemand et ont ouvert leur cabinet de médecins généralistes.

— Et puis on a reçu cet arrêté d’expulsion.

— Ils nous donnaient une semaine pour quitter l’Autriche. On a tout perdu. Notre cabinet était hypothéqué et la banque l’a immédiatement mis en vente.

Gaétan s’étonne de leur niveau de français.

— On a étudié tous les deux à l’université Pierre et Marie Curie au début des années quatre-vingts. On obtenait facilement des bourses à l’époque de Saddam.

L’énarque les installe dans leur chambre et leur montre la cuisine. Pauline s’y est réfugiée pour boire un thé. Les yeux vides et rougis, elle fixe ce frigo ridicule et gris qui occupe tout l’espace.Ferdous s’assoit en face d’elle. Les hommes les laissent.

— Je suis tellement désolée, dit-elle en posant une main sur la sienne.

— Regardez-moi cette monstruosité, s’insurge Pauline. Il paraît que c’est votre frigo.

Elle est au bord des larmes.

— Mais nous n’avons pas besoin de frigo, juste une petite place dans le vôtre, fait l’Irakienne. Vous n’avez qu’à le vendre.

— Nous sommes obligés de le garder. Il a été mis à votre disposition par l’OFPRA. Il leur appartient.

Ferdous réfléchit un moment puis s’exclame :

— Et pourquoi prendre nos repas séparément ? Que diriez-vous si je vous proposais de faire la cuisine et que nous mangions tous ensemble, comme le fait une famille ?

Une lueur d’espoir illumine le visage de Pauline, d’autant qu’elle déteste cuisiner. Encouragée, Ferdous poursuit :

— Est-ce que vous avez une cave ou un garage où nous pourrions entreposer votre frigo puisque le nôtre est censé rester ici ?

Pauline renifle, se mouche et finit par sourire.

— C’est le gris qu’on descendra, dit-elle. Il est tellement moche.

À côté, l’appartement de Viane est sens dessus dessous. D’abord, elle a dû cacher son chien chez Claire pour que les fonctionnaires de l’OFPRA ne le mettent pas à la fourrière, ensuite elle a cherché à calmer ses deux réfugiées – une mère et sa fille de quarante ans – occupées à chasser le moindre poil canin en poussant des cris d’hystériques. Dès leur arrivée à Paris, elles ont été prises en charge par l’OFPRA, alléguant qu’elles avaient été contraintes, en raison des attentats, de fuir leur pays d’accueil. Le fait que la Belgique, qui leur a octroyé le statut de réfugié politique, il y a vingt ans, pour persécutions subies en Tunisie – leur patrie – ne puisse plus assurer leur sécurité leur donne droit à toutes les aides françaises en conservant l’allocation adulte handicapé qu’elles percevaient à Bruxelles.

Handicapées ! Elles souffriraient d’un diabète de type 1 ! Mais Viane n’y croit pas un instant. Elles mangent du matin au soir, s’empiffrent de fraises Tagada et occupent la cuisine une grande partie de la journée, dispersant farine, coquilles d’œufs et sucre sur tous les meubles. La jeune femme les range plutôt dans la catégorie des « profiteurs sans scrupules » qui sans arrêt réclament des poêles, des casseroles, des verres à thé, des lits jumeaux pour remplacer le divan deux places et une télé dans leur chambre.

Viane est tellement à cran qu’elle supplie Gaétan :

— Qu’on me donne de vrais réfugiés, des Syriens ou des Irakiens mais pas ces deux grosses feignasses.

Le message est reçu cinq sur cinq et des fonctionnaires de l’OFPRA viennent les rechercher. Elles crient, tempêtent et insultent la Prof. Dans la soirée, les nouveaux arrivent : un jeune couple de Syriens, Jamil et Nour, originaires d’Alep et installés au Danemark depuis un an. Leur anglais est tout à fait compréhensible. Très discrète, Nour ne se montre pas devant Aurélien sans rajuster son foulard et Jamil s’excuse plusieurs fois, la main sur le cœur, quand il lui arrive de croiser Viane dans le couloir. Leurs seules exigences sont de pouvoir prier dans le salon et de remplacer le lustre de leur chambre par un néon, réputé lumière d’ambiance dans tout le Moyen-Orient.

— Il faudra le remettre quand vous partirez, insiste Viane.

— Quand nous partirons où ? s’inquiète Nour.

La prof de lettres espère que cet accueil sera provisoire. Ils ne sont pas habitués à cohabiter. La jeune Syrienne n’a pas l’air de comprendre.

— Mais, vous étiez volontaires…

— C’est ce qu’ils vous ont dit ? Et qu’est-ce qu’ils vous ont dit d’autre ?

— Que le gouvernement vous payait pour nous accueillir.

Viane, qui s’énerve rarement, s’emporte. Non seulement on leur impose des réfugiés mais en plus on leur ment. Et comme si la Syrienne était une élève de sa classe, elle l’attrape par les épaules et la secoue. Aucune famille n’est volontaire, aucune ne touche le moindre euro, toutes doivent accepter cet immonde frigo qui envahit les cuisines et ceux qui s’opposent à transformer leur foyer en appartement communautaire sont arrêtés. Marquant une pause, elle ajoute :

— Vous comprenez maintenant ?

Elle a compris, vu qu’ils ne sortent presque plus de leur chambre et se débrouillent pour prier entre leurs quatre murs. D’ailleurs, chaque fois que retentit l’appel à la prière, Viane se bouche les oreilles. Elle ne supporte plus ce muezzin et sa voix éraillée.

Au troisième, l’appartement de Cédric et de Rémi a été entièrement réquisitionné pour y installer une famille : un couple, ses trois enfants et les grands-parents. Des Syriens, d’après l’OFPRA mais des usurpateurs d’après le conciergequi affirme qu’ils ne parlent pas un arabe d’Asie Mineure mais un dialecte maghrébin.

L’une des adolescentes se fait souvent des Skype sur le palier et s’exprime toujours en allemand. En résumé, personne ne sait d’où ils viennent. Peut-être de Libye après un long séjour en Allemagne mais certainement pas de Syrie.

Au premier, Jean-Marc et Sophie ne sont pas mécontents de leurs réfugiés. Des Irakiens de Mossoul à qui ils ont cédé deux pièces de leur appartement. Marwan et Amira travaillaient depuis six ans en République tchèque, lui comme ingénieur, elle comme assistante dentaire quand ils ont reçu leur arrêté d’expulsion. Leur fils Adnan qui étudiait à l’école du barreau de l’université de Prague a essayé de les défendre en présentant les feuilles d’imposition des quatre dernières années mais les autorités n’ont rien voulu savoir.

Ils échangent en anglais avec Sophie et Jean-Marc et ne refusent jamais un whisky en fin de journée. Avec eux, il n’y a ni hijab que l’on rajuste dans le couloir, ni prosternations dans le salon. Ce sont des gens modernes et sympathiques. Au septième, Fatima n’est toujours pas reparue mais le chef de la délégation du CICR en France a pu lui parler. Il confirme qu’elle est internée près de Paris dans une ancienne abbaye aménagée en centre de réislamisation. Lié par le principe de confidentialité, il n’a rien pu révéler à Jean-Marc sinon qu’elle est vivante. Il essaiera de lui obtenir un entretien avocat-client.

Et toujours aucune nouvelle de Rémi et de Cédric bien qu’Hussein se soit rendu dans un centre de réorientation sexuelle qui comptait une soixantaine de détenus. Il n’y a vu que des hommes gavés d’antidépresseurs et abrutis par des visionnages de vidéos pornographiques hétérosexuelles qui ne semblaient produire aucun effet. Il est d’ailleurs question qu’ils soient libérés prochainement, sachant qu’il leur sera interdit de cohabiter avec une personne du même sexe et qu’ils seront poursuivis à la première récidive.

VINGT ET UN

Vers la mi-décembre les démarches du CICR visant l’obtention du droit à un procès équitable pour toutes les personnes internées dans les centres de réislamisation aboutissent. Erwin Bessler prévient immédiatement JeanMarc de la possibilité d’assurer la défense de Fatima. De l’extérieur, l’abbaye de Chenereilles, encerclée par de hauts murs de béton ressemble à une prison classique dont les fils de fer barbelés et les miradors empêchent tout assaut. De manière surprenante, l’intérieur aux voûtes gothiques abrite toujours les cellules individuelles où dormaient autrefois les religieuses. Bien sûr, les représentations et statues de la Vierge ou de Jésus ont été retirées et la chapelle dont le sol est entièrement recouvert de tapis a été vidée de ses reliques mais il subsiste, en dépit des arabesques cachant les peintures murales, un fort relent de chrétienté.

Après avoir traversé plusieurs sas de contrôle et consigné son téléphone, Jean-Marc est conduit dans le parloir des avocats, une petite pièce haute de plafond et humide. La surveillante qui l’accompagne ne porte pas de niqab mais un simple voile cachant ses cheveux. Son uniforme se compose d’un pantalon rehaussé d’un blouson bleu marine et de rangers. Elle lui explique que le centre est partagé en deux : d’un côté les salles de cours et de l’autre les dortoirs ou cellules individuelles. Les journées se passent en lecture du Coran par des imams de renom. Samatraque et son teaser ne lui sont d’aucune utilité car les détenues ont déjà toutes été « traitées » dans des établissements pénitentiaires rigoureux. Jean-Marc est surpris de les voir déambuler calmement sous le péristyle et dans le jardin la tête penchée sur les écritures sacrées. Une des leurs, chargée d’un plateau leur offre du thé et elles ont à peine terminé leur verre qu’elles en réclament un second.

L’avocat a l’impression de se trouver dans une secte,d’autant que la couleur claire de leur niqab, ivoire ou rose pâle, apporte au lieu une certaine sérénité.

— Le niqab rose est porté par celles qui sont sur la voie de la rédemption, dit la surveillante.

— Et les autres ?

— Encore en devenir.

Il s’installe dans le parloir meublé sommairement et attend en griffonnant sur son bloc. Fatima apparaît enfin, vêtue d’un niqab rose pâle. Il s’approche pour l’embrasser mais elle le repousse poliment. Ils s’assoient.

— Je ne suis plus celle que tu as connue, dit-elle pour excuser son rejet.

— Je vois.

Son calme l’impressionne. Décontenancé, il parle pour combler le silence. Il l’informe qu’elle va pouvoir être jugée et que sa peine sera certainement inférieure à trois ans de prison. Fatima l’interrompt. Elle raconte sa nouvelle vie, loin du combat. Elle a compris que son métier d’avocate n’était pas compatible avec l’Islam. Elle s’en veut d’avoir menti pour défendre des criminels qui ne méritaient que le jugement d’Allah. Lui seul peut pardonner et accorder les circonstances atténuantes. Aujourd’hui, elle est revenue à Lui et s’en félicite. Ses plaisirs sont simples. Elle prie cinq fois par jour comme le recommande le prophète, parfoisplus, et ses complexes ne la rongent plus de l’intérieur. Elle échange avec ses sœurs. Ce centre est sa nouvelle maison. Elle ne le quittera que pour accepter le mari qu’on lui aura choisi. Jean-Marc n’en croit pas ses oreilles. Elle poursuit :

— Avant, j’étais dans une prison classique. C’était très dur mais ils m’ont mâtée et je ne regrette rien.

L’avocat se demande si elle joue un rôle ou si le thé qu’on lui fait boire est responsable de cette métamorphose. À moins que les traitements qu’on lui a fait subir sur son premier lieu de détention aient annihilé son moi profond.

— Arrête ce jeu, Fatima ! Je n’ai pas fait des pieds et des mains pour te découvrir dans cet état de soumission absolue. Ce n’est pas toi.

— J’ai retrouvé sous cette épaisse croûte de laïcité qui m’étouffait la vraie personne qui sommeillait en moi. Avant, je pensais tout contrôler, tout maîtriser mais c’est Allah qui décide et je suis fière de lui être soumise. J’ai compris à quel point je m’étais fourvoyée. Ce lieu est un paradis. On se promène autour du cloître en apprenant les hadiths, on participe même à la création d’une fresque faite d’arabesques.

Jean-Marc se passe une main sur le front.

— Va-t’en dit-elle. Je ne veux pas que mon ancienne vie remonte à la surface. J’ai enfin trouvé la paix. J’ai pardonné à mes parents de m’avoir fait naître du côté des immigrés et de ceux que l’on stigmatise sans cesse. C’était pour n’être plus moi-même que j’étudiais en classe. C’était une erreur. La culture et la science handicapent lourdement les femmes. Allah nous a créées pour enfanter, non pas pour étudier. Notre vagin est un réceptacle qui sert de dépôt à la semence du Très Grand. Voilà notre mission.

Elle se lève et frappe à la porte pour que la surveillante lui ouvre.

— Ne reviens pas, dit-elle. Je n’ai besoin de rien et encore moins d’un avocat. Seul Allah peut me juger.

Il sort du parloir complètement défait et repense aux paroles de Dimitri : « Ils l’auront ! Les leviers dont ils disposent finiront par vaincre sa résistance. » Non ! Il ne peut pas le croire.

À l’extérieur, il croise deux déléguées du CICR arborant un badge bien visible sur leur niqab. Elles semblent avoir terminé leurs visites.

— Vous avez un moment pour parler ? leur demande-til en montrant sa carte professionnelle.

— Suivez-nous, dit l’une des jeunes femmes avec un accent suisse traînant. Notre Land Cruiser qui est aussi notre bureau est garé sur le parking.

L’arrière du véhicule comporte deux banquettes et une table.

— J’ai pu voir ma cliente et ancienne associée, dit l’avocat en s’asseyant mais… ce n’était pas elle. Ils l’ont droguée. On se connaît depuis dix ans et je peux vous affirmer qu’elle n’est pas du genre docile.

— Toutes celles que nous avons rencontrées l’étaient également.

— Elle ne demande rien, elle ne veut même pas de procès, elle se dit heureuse. Ils l’ont détruite.

Les déléguées échangent un regard coopératif.

— Nous allons entreprendre des analyses toxicologiques, dit l’une d’elles, et s’il est avéré qu’on les drogue, nous agirons.

— Mais c’est en amont que vous devez agir. Dans ces prisons où l’on désintègre leur personnalité. Vous les avez visités ces lieux de torture ?

— Notre principe de confidentialité nous empêche de vous répondre mais sachez que nous intervenons au plus haut niveau et dans de nombreux lieux de détention.

— Ce que je vois c’est que vous n’avez rien fait pour empêcher mon associée de devenir une esclave d’Allah.

— Nous l’avons enregistrée et nous la suivrons quel que soit le lieu de détention où elle sera transférée. Vous êtes-vous demandé si son attitude n’était pas un réflexe de survie ?

VINGT-DEUX

Rémi sort de la maison d’arrêt de Fresnes où il a été incarcéré pendant plus d’un mois. Il n’a aucune nouvelle de Cédric mais n’a plus le droit de le fréquenter en dehors des espaces publics ouverts. Leur mariage a été dissous et il reste le seul propriétaire de leur appartement. On lui a également interdit d’héberger des hommes, en dehors de proches parents. Le garde qui lui remet ses affaires veut connaître sa profession.

— Ancien trader. J’exerce maintenant depuis mon domicile.

— C’est une chance que vous ne soyez pas fonctionnaire.

— Pourquoi ?

— Parce qu’ils ont tous fait l’objet d’une mise à pied. Aucun ne pourra réintégrer ses fonctions.

Rémi pense à son partenaire en découvrant une ville métamorphosée et triste, des rues vides tachées de niqabs noirs. Les femmes ne sortent plus que pour faire les courses.

Il pousse la lourde porte cochère de La Verrière lorsque l’appel du muezzin retentit. L’homme qui était en train de laver l’entrée à grande eau installe dans le hall son petit tapis de prière. La concierge a donc été remplacée et Rémi se demande qui a entretenu son appartement pendant cescinq longues semaines. Son piano doit être couvert de poussière et ses sanitaires entartrés. Il hésite à sonner chez Jean-Marc pour lui annoncer sa libération. Il a d’abord besoin d’un bon bain chaud pour chasser de sa peau l’odeur de l’enfermement et du whisky de dix ans d’âge dont il rêvait dans sa cellule.

Sur son palier, une adolescente discute par Skype en allemand sans lui prêter la moindre attention, même quand il enfonce sa clef dans la serrure. Trois hommes sont avachis sur son canapé et regardent une chaîne arabe en mangeant un kebab qui dégouline de sauce. Son piano à queue est à terre et semble leur servir de table, vu les nombreuses assiettes, verres et traces de gras qui décorent sa laque. Il pousse un cri. Un vieux monsieur s’approche, agressif. De quel droit s’est-il introduit chez eux ?

— Je suis le propriétaire de cet appartement.

— Et nous, on a été placés ici par l’OFPRA, répond le vieillard sans se décontenancer le moins du monde. On est donc prioritaires !

— Qu’avez-vous fait à mon piano ?

— Il prenait tellement de place que mon fils a eu l’idée de lui enlever les pieds. Maintenant, il nous sert au moins de table.

Rémi s’approche de son instrument et d’un revers de bras balaye tout ce qu’ils ont mis dessus, sans penser une seconde qu’il salira son tapis. Le fils aîné, un brun athlétique de vingt ans le toise et l’insulte en allemand. Rémi, qui le parle couramment, rétorque aussitôt :

— D’où venez-vous pour ne pas savoir ce qu’est un piano ?

Mais c’est le père qui répond, dans un français approximatif.

— Vous nous prenez pour des gardiens de chèvres ? Moi je suis algérien, ma femme est libyenne et les enfants sont tous nés en Allemagne. Alors, on sait ce que c’est qu’un piano.

Rémi poursuit dans la langue de Goethe qui est visiblement celle qu’ils comprennent tous.

— Où sont ses pieds ?

Le fils dédaigneux lui conseille de baisser d’un ton. Il les remettra plus tard. Il faut d’abord qu’il les cherche. Rémi l’attrape par le col de sa chemise et lui ordonne de les trouver immédiatement. On sonne. Le grand-père va ouvrir. Jean-Marc s’avance dans l’entrée. Il fait quelques pas et regarde autour de lui, l’air consterné.

— Qu’est-ce qu’ils ont fait à ton piano ?

Il aperçoit le fils aîné qui extirpe les trois pieds massifs et laqués du placard de l’aspirateur.

— Ils en ont fait une table, dit Rémi.

Pendant que les trois hommes forts de la famille essaient de réparer l’instrument, Jean-Marc appelle l’énarque. Il explique que la famille qui occupe l’appartement de Rémi n’est pas compatible avec l’injonction du juge. Les trois femmes peuvent rester mais les hommes doivent partir. Dans l’heure, l’OFPRA est sur place pour les déloger et pendant que la famille prépare ses nombreuses valises, le fonctionnaire énumère tout ce qui a été dégradé. Le piano est remis sur pied et Remi n’attend pas qu’ils soient partis pour entonner le 3e concerto de Rachmaninov. Les deux fonctionnaires de l’OFPRA s’avancent et écoutent.

— On nous avait dit que vous étiez banquier pas concertiste, fait remarquer avec admiration l’un d’eux lorsque Rémi s’arrête pour chercher ses partitions.

— Je me demande où ils me les ont balancées. Elles étaient là, sur le piano.

Les fonctionnaires interrogent la famille qui n’en a pas la moindre idée. L’un des employés les trouve sous le sofa. Rémi se précipite.

— L’inculture est un vice beaucoup plus nocif que l’homosexualité, murmure-t-il.

— On va vous envoyer notre entreprise de nettoyage pour une remise en état, dit le plus âgé des deux. Ce sera gratuit.

Rassemblée sur le palier, la famille ne semble pas comprendre de quoi on l’accuse. Les femmes prennent l’ascenseur tandis que les hommes descendent l’escalier en protestant.

Quand Jean-Marc se retrouve seul avec Rémi, il lui propose d’aller chercher tous les anciens de La Verrière pour fêter son retour. Il sort les verres, les bouteilles, son whisky. Tout est sale et abîmé mais aucune bouteille n’a été entamée.

— C’est à cela qu’on apprécie l’Islam, fait Pauline en plaisantant.

Le champagne coule à flots.

— Et Cédric ? demande Claire.

— Il a été libéré hier, dit l’avocat mais il ne pourra plus reprendre ses fonctions de juge.

— C’est bien ce qui m’inquiète, fait Rémi. Son travail était sa vie. J’espère qu’il ne lui est rien arrivé. J’ai essayé de le joindre mais il n’a pas dû rebrancher son téléphone.

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