Opération Borodine – 13-14

TREIZE

« Affaires étrangères – Déclenchement d’une cellule de crise – Nécessité d’accueillir les réfugiés rejetés par les sept pays sortants – Participation obligatoire – Grande salle de réunion – Indicateurs au rouge ».

Pauline relit ce message qui vient d’apparaître sur l’écran de son téléphone et clignote toutes les cinq minutes. Elle avait posé un jour de congé pour se rendre à Calais mais doit assister à cette réunion. Elle prend quand même quelques affaires, espérant pouvoir s’éclipser rapidement et attraper son train.

Ils sont des milliers de réfugiés sur les routes ou renvoyés de force dans leur pays d’origine. La question qui se pose est de savoir comment la France va pouvoir absorber un tel flot de migrants, affichant déjà complet dans tous ses centres d’hébergement. Ceux que Bruxelles avait imposés à cette Europe « dissidente » (c’est ainsi que les médias français les nomment désormais) ont été regroupés dans les aéroports d’Helsinki, de Stockholm, de Copenhague, de Budapest, de Vienne, de Bratislava et de Prague à destination de la Syrie, de l’Érythrée, de l’Afghanistan, du Mali et du Soudan, tous de confession musulmane. Quand ils ne sont pas dans des aéroports, leur situation est encore plus préoccupante. Des policiers les obligent à quitter les centres d’hébergement et à monter dans des bus par la force. Certains tentent de s’échapper mais sont rattrapés.Les pays nordiques se montrent plus tolérants, n’expulsant que les migrants qui se prélassent aux frais du contribuable.

En Hongrie, en Slovaquie et en République tchèque, l’État a recours à des milices qui se chargent du « grand nettoyage ». Certains réfugiés se jettent dans le vide pour leur échapper, d’autres s’immolent par le feu, des femmes et des enfants hurlent à la mort.

— Qu’est-ce qu’Al Misri attend de nous? demande un diplomate que les vidéos, étalant ces atrocités sur le grand écran de la salle de réunion, laissent parfaitement indifférent.

— De les accueillir en France.

— Nous n’avons plus aucune place, il le sait.

— Trois millions de réfugiés… C’est considérable, dit Pauline.

Les Nordiques donnent quatre jours à l’Union européenne pour trouver une solution. Passé ce délai, ils les renverront d’où ils viennent. Les pays du Centre ont déjà affrété plusieurs avions à destination de Kaboul, Damas et Asmara. Certains auraient été emprisonnés dès leur arrivée.

— Mais qu’est-ce qu’ils croient, s’énerve un directeur, on ne va pas construire des centres d’hébergement en quatre jours !

Il reste les écoles maternelles. Elles sont confortables, il y a des tapis, des douches… C’est évidemment la meilleure solution mais Al Misri y est formellement opposé. Il a rappelé qu’elles étaient des lieux de recueillement et qu’aucune autre utilisation ne devait en être faite. Par contre, il a donné son accord pour que les conservatoires soient transformés en dortoirs. Les cours de musique, de solfège et de danse seront donc suspendus jusqu’à nouvel ordre.

— Scandaleux ! s’offusque une diplomate. Et nos enfants alors?

Pauline fait signe à Arnaud. Il s’est proposé de la déposer à la gare et le temps presse.

— Je propose de coopérer entre services, dit-il, notamment avec madame Fontaine qui est une spécialiste de l’interministériel. En unissant nos forces, nous obtiendrons de meilleurs résultats.

— J’y suis tout à fait favorable, déclare le chef de bureau. Avez-vous un programme?

Pauline esquisse un sourire qui semble dire que son dossier est prometteur.

Une diplomate intervient pour lire un télex confidentiel. La population des pays du Centre, à l’exception de l’Autriche, se livrerait à de véritables pogroms. Les réfugiés et les migrants seraient chassés des lieux d’hébergement et traqués dans la rue. Un vent de panique se serait emparé des communautés afghane et syrienne qui se regrouperaient à l’ouest, près des frontières. Une femme gît dans son sang, abandonnée sur le bord d’un trottoir. Un silence passe. Pauline et Arnaud profitent de l’émotion suscitée par la projection de cette photo pour quitter la salle.

Dans le 4X4 BMW de fonction qui fonce vers la gare du Nord, toutes sirènes hurlantes, Pauline expose à Arnaud l’avancée de leurs activités. Tous les « Poppins » sont actifs sur le terrain, une trentaine de relais-recruteurs ont déjà été identifiés et vingt-deux contrats ont été signés.

— Et ton mari?

— Claire m’héberge en attendant de trouver un studio. Je n’arrive pas à croire qu’il ait pu organiser cette propagande.

— Il n’avait pas vraiment le choix…— On a toujours le choix.

— S’il avait démissionné, vous vous seriez retrouvés avec un seul salaire…

— J’aurais préféré qu’il reste intègre.

Devant la gare, il évoque rapidement leur nouveau local: une ancienne carrière, à Issy-les-Moulineaux.

— Il y a de l’électricité?

— Un vieux système qui ne tiendra jamais la pression d’un chauffage mais nous serons à l’abri des regards. Cet endroit a servi pendant des années de stocks d’armements.

Le jour même, Gaétan est dépêché à Stockholm pour gérer le problème des réfugiés. Un hangar a été aménagé par les Suédois pour les tenir sous contrôle, en attendant que les pays européens les prennent en charge. Les issues sont gardées. Des familles entières sont entassées sur des matelas ou roulées dans des couvertures. Malgré le chauffage qui souffle à plein régime, ils se plaignent du froid. Aussi, peuvent-ils demander à tout moment le retour au pays et se voir transférés dans une salle d’embarquement plus confortable. Plusieurs familles ont accepté cette proposition et attendent les charters pour Kaboul, Damas et Asmara, préférant encore l’incertitude du retour à ce froid qui les envahit.

— Ce hangar est gelé, s’indigne Gaétan. Vous nous aviez promis des conditions de rétention convenables, en attendant que nous trouvions le moyen de les accueillir.

— Il y a du chauffage, rétorque le collaborateur suédois du ministère de l’Intérieur.

Gaétan regarde son portable qui indique 18°C degrés.

— Il fait rarement plus chaud dans nos appartements. Mais eux ne sont jamais contents ! Vous verrez quand vous les aurez ! Allez savoir ce qu’ils vont exiger. Pourquoi pas une chambre chez l’habitant.

— C’est une solution que nous envisageons sérieusement, avoue Gaétan. Je suis sûr qu’un grand nombre de nos concitoyens apprécierait une baisse d’impôt en échange de la mise à disposition d’une pièce. Le système a bien fonctionné en Allemagne.

Il croise les regards de ces gens à la fois désespérés et résignés. Une femme lève vers lui des yeux éplorés.

— Ils sont combien ici? demande-t-il.

— Cinq mille. Mais on en a autant dans l’autre terminal.

Gaétan contacte le cabinet du ministre qui envisage d’accepter les deux lots, soit dix mille réfugiés. Le fonctionnaire suédois prévient qu’aucun vol ne décollera pour Roissy si la France ne s’acquitte pas du paiement de la totalité des frais. Se rend-il compte du nombre d’avions qu’il va falloir affréter? Il évalue brièvement le montant et le présente à Gaétan, tout en remarquant que la France est prête à tout pour gonfler sa population musulmane, même à s’embarrasser d’illettrés.

Le ministre donne son accord pour un transfert immédiat. La somme sera versée au gouvernement suédois dans la journée mais Gaétan doit vérifier que ceux qui ont décidé de retourner dans leur pays d’origine n’y ont pas été contraints.

— Combien sont-ils? demande-t-il au Suédois.

— Cent vingt pour Kaboul et soixante-dix pour Damas. On attend que les avions soient pleins pour embarquer.

Quand Gaétan les aperçoit derrière la vitre, il les trouve épuisés, amaigris. Les enfants pleurent. Les mères, voilées de la tête aux pieds, tentent de les calmer. Les hommes prient sur des couvertures étalées sur le carrelage.

— Épuisés et amaigris ! N’exagérez pas tout de même, réagit le Suédois. Avant de passer une seule nuit dans le hangar, ils coulaient des jours tranquilles, logés et nourris aux frais de la Couronne.

— Bon, pourquoi on ne va pas leur parler?

— Si vous connaissez le pachtoune, on y va tout de suite !

La traductrice arrive enfin. Gaétan veut prendre la parole mais son homologue lui fait comprendre qu’il doit attendre la fin de la prière. Plusieurs minutes se passent à observer les postérieurs d’une trentaine d’hommes qui se prosternent devant Allah.

— Mais c’est interminable, s’impatiente Gaétan.

— Encore deux minutes, chuchote le Suédois, très amusé par l’énervement du Français.

Les hommes terminent leur prière et se lèvent. Apercevant les visiteurs, ils ne cherchent même pas à savoir ce qu’ils sont venus leur dire. Dédaigneux, ils retournent s’asseoir auprès de leur famille.

Le fonctionnaire suédois présente Gaétan comme l’un des collaborateurs du Premier ministre français. La traductrice interprète ses propos en pachtoune mais ils ne l’écoutent pas. Gêné par cette indifférence affichée, Gaétan ne sait pas trop comment les aborder. Maladroitement, il demande si le retour au pays peut entraîner chez certains de sérieuses persécutions. Seules trois femmes lèvent la main.

— La France vous offre son hospitalité, dit-il. Mesdames, si vous voulez bien vous donner la peine de me suivre?

Soudain, les autres leur barrent le passage, critiquant la mauvaise traduction de l’interprète. Eux aussi risquent des persécutions!

Gaétan met à l’abri ces trois jeunes Afghanes peu voilées, tandis que les agents de sécurité tentent de contenir l’agressivité des mères qui se déchaînent contre elles en les traitant de « sales putes ».

— Leur mari doivent leur tourner autour, chuchote la traductrice.

— Même pas, dit la plus âgée des trois dans un anglais impeccable, mais comme nous sommes éduquées et toujours célibataires, elles ne nous respectent pas. Pour elles, une femme doit se contenter d’enfanter. C’est ainsi qu’elles comprennent le Coran.

Gaétan, dont l’intention était de proposer à tous l’offre de la France, décide de ne pas insister. « Pourquoi s’encombrer d’imbéciles? », pense-t-il.

— Comptez-vous réitérer votre offre pour le vol de Damas? interroge le Suédois, légèrement inquiet.

— Non, dit Gaétan. Ce ne serait pas une bonne idée.

— Content de vous l’entendre dire !

L’agitation qu’il a causée est toujours perceptible. À Budapest, le docteur Hussein Al Bagdhadi, un Irakien qui exerçait dans le service de psychiatrie de l’hôpital central depuis plus de sept ans est licencié pour le motif suivant: « La religion musulmane du Docteur Hussein Al Baghdadi lui interdit désormais tout contact avec des patients qui, du fait de leur fragilité psychique, pourraient être contaminés par les théories de l’Islam fondamentaliste. »

Le cabinet dentaire que sa femme avait ouvert il y a deux ans grâce à un prêt bancaire est saisi. Sa fille, étudiante en cinquième année de médecine est renvoyée.Leur maison, dont ils avaient fini de payer les traites est hypothéquée. Ils se retrouvent dans la file d’attente du Centre d’Action d’aide sociale du 18e arrondissement de Paris qui ne parvient plus à gérer l’afflux de réfugiés dont certains sont blessés ou malades et nécessitent des soins médicaux.

— Je suis médecin, dit Hussein à la directrice. Ma femme est dentiste, ma fille interne en médecine. Nous pouvons vous aider à soigner ces gens. Nous nous contenterons d’un repas par jour et d’un endroit pour dormir.

QUATORZE

Chaque jour des avions se posent sur l’aéroport Charles-de-Gaulle, en provenance de Stockholm, Helsinki et Copenhague. Chaque jour des bus pleins à craquer déchargent leur lot de réfugiés devant les conservatoires de musique et de danse. Chaque jour des Français quittent la France.

Paris est la seule ville touchée par cet accueil massif, organisé et géré par les pouvoirs publics. D’autres villes sont confrontées à des arrivages improvisés par la route ou les trains de marchandises, comme Nice qui ne compte plus ces familles désorientées qui ont fui la Hongrie, la Slovaquie, la République tchèque et l’Autriche. Le maire les a installées dans les maternelles, refusant d’annuler les cours de musique. Al Misri l’a sommé de suivre ses instructions mais il a rétorqué qu’il ferait des maternelles l’usage qui lui plairait, rappelant qu’elles dépendaient des communes. C’est la première fois qu’un élu ose s’opposer au ministre.

À leur tour, des Parisiens ont occupé les conservatoires pour qu’ils ne soient pas transformés en dortoirs. Des familles qui avaient organisé de petits concerts en vue de sensibiliser le gouvernement ont été chassées par la police de coopération qui a réduit en miettes les instruments des enfants. Des débris de violons, de violoncelles, de guitares, de flûtes jonchent encore les caniveaux. Les Français se sont sentis trahis, spoliés. Certains ont rejoint les rangs du Caméléon, d’autres ont créé un nouveau réseau de dissidence appelé « Lys-Révolution » auquel Dimitri apporte son soutien. Il a fait imprimer leurs insignes portant le logo d’une fleur de lys stylisée, il a mis à leur disposition des spetznaz pour les former au maniement des armes et il leur a fourni des kalachnikovs, des Glocks et des grenades. Les sympathisants sont issus de milieux éduqués. On y trouve des jeunes, des moins jeunes, des juristes, des commerciaux, des policiers mis aux arrêts, des banquiers, des souverainistes, des royalistes et des musulmans plus attachés à la France qu’à l’Islam, notamment Fatima, l’associée de Jean-Marc.

Quand les jumelles ont entendu parler de ce groupe, elles ont demandé à Claire s’il leur était possible d’en faire partie. Mais elle le leur a déconseillé. Ses partisans incendient et détruisent. Leur but est de fomenter des émeutes, d’amener le peuple français à réagir, à se soulever, à créer la Révolution du Lys, à l’instar des révolutions des fleurs et des couleurs organisées jadis dans les zones d’influence russe et soutenues par la CIA. Les Russes s’en inspirent aujourd’hui pour conduire le peuple français à l’insurrection. Elle leur a aussi rappelé qu’un résistant ne devait suivre qu’une seule ligne hiérarchique. Malgré le mécontentement général, tous les conservatoires de musique et de danse de la ville de Paris ont été convertis en centres d’hébergement. Des matelas jonchent les anciennes salles de cours. Certaines sont réservées aux femmes et aux enfants, d’autres aux hommes. Les repas, livrés le matin, sont réchauffés sur place. Des douches supplémentaires ont été installées.

Gaétan est très contrarié que le ministre n’ait pas tenu compte de son avis: les maternelles auraient été le lieu idoine pour cet accueil, avec leurs rangées de lavabos etleurs nombreux tapis. Ensuite, plus personne ne s’y rend depuis les révélations russes qui ont effacé le fantôme des enfants de la mémoire collective. Accompagné de Violaine, il arpente les salles du conservatoire du 7e arrondissement.

— C’est celui de ma fille, dit Gaétan.

Tous les miroirs de la salle de danse sont recouverts de papiers, comme si les réfugiés avaient peur de voir leur image. Les barres d’exercices sont transformées en séchoir d’où s’égouttent pantalons, chemises, collants, sousvêtements d’hommes, de femmes et d’enfants. Il n’y a plus un espace de libre.

— Ce qui me choque, s’indigne Violaine, c’est qu’ils posent même du linge mouillé sur le piano, comme s’ils ignoraient la valeur de cet instrument.

— Il faut croire qu’ils ont d’autres valeurs.

Un carton est posé au milieu du couloir. Sans doute un lave-linge.

— Quand je pense qu’il y avait tout ça dans les écoles maternelles, soupire l’énarque.

Ils s’assoient quelques instants près de la machine à café qui fonctionne désormais sans pièce. Des enfants sautent de partout, visiblement peu traumatisés par cet exode. Des femmes très voilées traversent mollement les couloirs pour aller des lavabos au séchoir de la salle de danse, les bras chargés de bassines.

— Tu crois qu’on les dérange?

— C’est un foyer mixte. Même sans nous elles garderaient le voile.

Ils boivent leur café en silence. Sur le panneau d’affichage les annonces sont restées. « La chorale reprendra le dix octobre », « le cours de harpe est annulé »,« les élèves de solfège deuxième niveau doivent passer au secrétariat. »

— C’est le cours de ma fille, dit Gaétan en détachant le papier.

— Tu la vois toujours?

— Pauline s’est installée chez « Radio Moscou », la voisine prorusse du septième. Louise n’en souffre pas trop car elle passe la plupart du temps chez son petit voisin. Il glisse l’annonce dans sa poche. C’est la première fois qu’Al Misri le déçoit vraiment. Il trouve injuste que leurs enfants soient privés de musique.

— Il révèle son vrai visage, dit Violaine, celui d’un homme fourbe, fermé à la culture et salafiste. Je crains pour la sécurité du maire de Nice.

— Et tous ces Turcs dans nos administrations… ça fait bizarre de voir notre police remplacée par ces hommes en noir…

Le bruit d’une explosion provoque chez Violaine une réaction incontrôlée.

— Qu’est-ce que c’était? demande-t-elle en ramassant son gobelet de café qu’elle a involontairement projeté contre le mur.

Ils se précipitent, bousculés par les réfugiés qui sortent en hurlant d’un dortoir. Certains sont couverts de sang, d’autres en état de choc. La fonctionnaire appelle les secours tandis que Gaétan entre prudemment dans la pièce. Quatre hommes sont à terre, blessés. Des débris jonchent le sol, du verre, du métal.

— Ils ont balancé une grenade, dit Gaétan.

Violaine ramasse des dizaines de flyers représentant une fleur stylisée qu’encadrent les mots: « LysRévolution ».

— Des royalistes? fait-elle, étonnée.

— Je dirais des Français, tout simplement.

Au même moment, chez la femme de terrain, une délicieuse odeur de viande s’échappe du four. Un rôti de porc, bardé de lard y mijote doucement.

— Tu n’as pas eu de mal à le passer? demande Claire à Dimitri.

— C’est le gros avantage de la valise diplomatique.

Le représentant du Kremlin a apporté des saucissons, du jambon de Bayonne, plusieurs pâtés, du lard et ce magnifique rôti. Depuis juin, le porc a disparu des magasins, à Paris comme partout en France. Au début, on trouvait encore du jambon blanc puis des paquets de tranches de dinde l’ont remplacé.

— Tu crois qu’ils vont apprécier?

— Laurent et Arnaud ont hâte de venir le dévorer mais Pauline ne sait rien.

Ils entendent sa clef dans la serrure, ses escarpins qu’elle retire et qui tombent sur le plancher, sa penderie qui s’ouvre et se referme, le cintre qu’elle raccroche, le tiroir qu’elle tire et repousse.

— Ça sent rudement bon, dit-elle en rejoignant Claire à la cuisine dans un vieux jogging qu’elle finit d’enfiler. Qu’est-ce que tu nous as préparé?

Le plat de charcuterie trône au milieu du plan de travail. Émerveillée, elle hume cette viande séchée et retire une peau de saucisson qu’elle se passe sous le nez tel un ruban parfumé.

— Cette odeur… fait-elle, songeuse.

Elle s’approche du four et l’entrouvre.— Rôti de porc bardé de lard sur lit de pommes de terre, annonce Claire. Une recette de ma grand-mère.

— Mais où as-tu trouvé tout ça? Il n’y a de porc nulle part !

— Je l’ai ramené de Moscou, fait Dimitri qui surgit du salon.

Pauline sursaute et se cache le corps comme si elle sortait de la douche.

— Il faut que j’aille me changer ! s’exclame-t-elle. Pourquoi tu ne m’as pas dit qu’on avait des invités?

Elle réapparaît quelques minutes plus tard, vêtue d’un jean élégamment troué et d’un chemisier Anne Fontaine. Elle s’est recoiffée, rechaussée, remaquillée. Elle tend sa main à l’homme aux yeux de loup qui pose ses lèvres dans le creux de sa paume. Claire sourit à ce romantisme suranné qui continue de l’attendrir. Un coup de sonnette la tire de sa rêverie.

— Je vais ouvrir, dit-elle en quittant la cuisine.

L’homme du Nord attire fougueusement Pauline contre lui et l’embrasse avec passion. Une étreinte trop brève, interrompue par l’arrivée d’Arnaud et de Laurent.

— On vient admirer la bête, plaisante le frère de Pauline.

La porte du four s’ouvre et se referme au rythme d’onomatopées signalant la délectation suprême.

— Cette odeur me rappelle la France d’avant, dit Arnaud.

— Surtout l’odeur du saucisson, remarque Laurent qui vient de chaparder une tranche.

Comme sa sœur, il renifle la peau du saucisson. Claire propose à ses invités de passer à table. Elle a joliment dressé le couvert dans la salle à manger: de laporcelaine de Limoges, de l’argenterie, des porte-couteaux, deux séries de verres en cristal, une nappe de prix et des serviettes blanches assorties.

— Je n’aurais jamais cru qu’une femme de terrain ait ce genre de vaisselle, s’étonne Arnaud.

— Une liste de mariage que je n’ai jamais pu annuler, explique Claire.

— Et tu ne l’as pas rendue?

— J’avais proposé de rembourser mes invités sur la paye de ma première mission mais je ne suis rentrée que dix ans plus tard.

Elle rit en se remémorant cette anecdote.

— Ils ne t’en ont pas voulu?

— Mon fiancé surtout. Il n’a jamais compris que je lui ait préféré des zones de guerre.

Laurent vient de déboucher le Saint-Émilion et le fait goûter à Arnaud.

— Qu’est-ce que la DGSE connaît au vin? interroge Pauline avec insolence.

Arnaud admet que les héritiers du domaine de Boulois sont beaucoup mieux placés que lui pour se prononcer sur la qualité du vin. Aussi, passe-t-il le verre à la jeune femme qui le teste avec application et donne un avis favorable.

Chacun se sert en charcuterie et ne tarit pas d’éloges. Claire s’éclipse un moment pour aller surveiller le rôti. Arnaud la suit sous prétexte de l’aider mais une fois dans la cuisine, il ferme la porte, l’étreint voluptueusement, caresse sa poitrine, la presse entre ses mains, passe ses doigts sur son ventre, sur ses fesses, entre ses jambes.

— J’ai envie de toi, dit-il.Il l’enlace, soulève sa robe, retire sa culotte, la retourne, appuie ses mains contre le plan de travail et s’enfonce en elle, mû par une irrésistible pulsion. Leurs gémissements sont étouffés par le baiser qu’il lui donne, un baiser infini, brûlant. Sa semence jaillit. Il lui mord la nuque et enfouit sa tête dans ses cheveux.

— Tu vois pourquoi les musulmans interdisent le porc, dit-il en riant, il accroît irrémédiablement le désir.

Il remet sa chemise en place et rattache sa ceinture. Elle essaie d’enfiler sa culotte mais il l’en empêche.

— Donne-la ! Elle est blanche comme les serviettes. Je m’essuierai la bouche avec pendant le repas.

Il ajoute:

— Te savoir nue sous ta robe pendant qu’on se régalera avec cette viande interdite sera très excitant.

Elle veut la reprendre mais n’y parvient pas. Il la glisse dans sa poche puis l’aide à sortir le rôti du four.

— Vous en avez mis du temps, ironise Laurent.

Mi-cynique, mi-amusé, il ajoute:

— J’ai cru que vous étiez allés tuer le cochon. Je crois même l’avoir entendu crier.

— C’est distingué comme humour, le rabroue Pauline.

Claire plante la fourchette dans le morceau de porc qu’elle découpe avec art. Les yeux des convives sont rivés sur les tranches de rôti qui leur semblent délicieusement moelleuses. Dimitri remarque à quel point sa collègue rayonne même si son maquillage a coulé et que ses cheveux sont un peu en désordre. Elle sert ses hôtes. Tous attendent le signal, le doigt sur la fourchette. L’excitation papillaire est à son comble.

« Divin ! », « Supérieur ! », « Sublime ! ».

Les superlatifs remplacent très vite les mots qu’on ne trouveplus pour décrire cette viande simple et rustique mais si raffinée en période de prohibition. La deuxième bouteille de vin se termine. Une denrée devenue rare. Pauline se souvient qu’il lui en reste mais elle n’a pas trop envie de croiser Gaétan. Laurent se dévoue. Sous la table, le pied nu d’Arnaud touche l’entrejambe de Claire. Ses orteils la fouillent effrontément. Elle essaie à grand-peine de ne pas montrer l’excitation que lui procurent ces caresses et continue de manger. Il l’observe, la transperce du regard puis s’essuie la bouche avec un morceau de tissu blanc. Sa culotte ! Comment ose-t-il? Cette impertinence l’envoûte.

Dans un registre moins cru, Dimitri appuie sa jambe contre celle de Pauline. Leur peau est brûlante sous leur jean, leurs mains s’effleurent, un champ magnétique les attire irrémédiablement. On sonne. Claire se lève pour ouvrir. Le charme est rompu. Laurent pose trois bouteilles sur la table.

— Très généreux mon beau-frère et il nous a même souhaité « bon appétit ». On ouvre laquelle?

L’unanimité se fait autour du Saint-Georges.

— Des conservatoires ont été attaqués à la grenade, ditil. D’après Gaétan les auteurs feraient partie d’une organisation qui se fait appeler « Lys – Révolution ».

Cette information les ramène à la réalité, très loin du rôti de porc. Le Saint-Georges est à peine apprécié. Les couverts tintent contre la porcelaine.

— Même quand on ne l’invite pas, mon mari a le don pour nous plomber l’atmosphère, constate Pauline.

— Mettons de la musique, s’exclame Claire. Des chansons qui nous rappelleront le bon vieux temps.

Le silence se remplit d’un coup de poésie: « Toi, mon amour, mon ami. Quand je rêve c’est de toi. Mon amour, monami. Quand je chante c’est pour toi. Mon amour, mon ami. Je ne peux vivre sans toi… ».

Claire regarde Arnaud comme si elle lui destinait ces paroles, comme si c’était sa façon de lui avouer des sentiments inavouables. Il l’observe sans bouger, tout le temps que dure la chanson, mais son regard reste indéchiffrable.

Cette compilation que Claire s’était constituée en prévision de ses longues soirées de guerre, entre sifflements d’obus et tirs de mortier s’achève sur la voix de Dalida qui leur parle d’amour.

Chacun écoute cette époque qui n’existe plus. Dimitri serre la main de Pauline. Cette chanson a bercé son enfance. Sa mère l’écoutait chaque jour. Il revoit la cour de leur immeuble à Mourmansk, la nuit qui durait tout l’hiver et le froid glacial que réchauffait cette voix.

— Voilà ma France, fait Dimitri, Dalida et Joe Dassin.

— Ni l’un, ni l’autre n’étaient français d’origine, rappelle Laurent.

— Peu importe, fait le Russe. Ils avaient du génie et ont exporté la culture française dans le monde. Et en plus, ils ont été mes premiers professeurs de français.

Ils rient. Claire propose un café.

— Je le prendrai au Crillon avec Pauline, fait Dimitri. J’y loue une suite.

— Je vais me préparer, fait la jeune femme en quittant la table.

Elle revient dans une robe noire élégante, radieuse, avec juste un maquillage discret, les cheveux relevés et des escarpins qui la grandissent de dix centimètres. Dimitri lui sourit comme s’ils étaient seuls au monde. Il lui présente son manteau et l’aide à l’enfiler, pose une main protectrice sur son épaule.

— C’est ce qu’elles aiment nos femmes, reconnaît Laurent, admiratif, ces attentions qu’un demi-siècle de féminisme et de théorie du genre nous ont fait oublier.

Les invités s’en vont mais Arnaud reste. Il s’approche de Claire, caresse ses cheveux, la regarde. Ses yeux bleus sont comme des pointes qui la transpercent.

— Ne me regarde pas comme ça ou je vais retomber amoureuse, le supplie-t-elle dans un souffle.

Dimitri entraîne Pauline dans le salon grenat du Crillon. Quelques clients occupent des bergères Louis XV. L’espace est presque vide. Le dallage noir et blanc dans lequel se reflètent les lourds rideaux de velours et le piano silencieux brille comme un miroir.

— Tu es si belle, murmure Dimitri.

Le maître d’hôtel s’avance, prend la commande et disparaît. Les amoureux s’enlacent et oublient le décor. Les clients esseulés contemplent cet amour qui éclôt en pleine nuit, ces cheveux qui s’emmêlent, ces lèvres qui s’effleurent, ces doigts qui se serrent comme s’ils ne pouvaient plus se lâcher. Le temps est une espèce de soupir dont le rythme s’estompe. Les secondes deviennent des minutes, les minutes deviennent des heures…

Jusqu’à ce mugissement de sirène, ce signal national d’alerte qui inquiète le ciel noir. Anxieuse, Pauline se redresse et regarde autour d’elle. Les clients ont cessé de les observer, le serveur s’est arrêté de servir, chacun s’est figé dans l’attente. Les aiguilles de la grande horloge indiquent zéro heure quarante-cinq minutes, presque une heure du matin, et cette sirène qui n’en finit pas de gémir.

— Qu’est-ce que c’est? demande Pauline. Dimitri la rassure.

— Juste des émeutes.Elle veut en savoir plus.

— « Lys – Révolution », nous les finançons.

— Des Royalistes?

— Non, des gens cultivés qui aiment la France. Fatima en fait partie.

Il souffle dans ses cheveux, embrasse ses cils, murmure dans le creux de son oreille:

— Ils ne sont pas dangereux. Ils savent à peine tirer. Ils balancent juste des grenades dans les conservatoires.

Cette réflexion provoque le fou rire de Pauline et l’arrêt immédiat de la sirène. Ils y voient un signe. Signe qu’il faut monter, ne plus perdre de temps et s’aimer pour de vrai. Les immenses baies vitrées de la suite numéro 5 donnent sur la place de la Concorde et l’Assemblée nationale. Dimitri ouvre la porte et laisse entrer Pauline. Il se met à ses pieds et lui retire ses escarpins. Le sol est jonché de pétales de roses.

— Mignonne, dit-il, allons voir si la rose, Qui ce matin avoit desclose, Sa robe de pourpre au Soleil, A point perdu ceste vesprée, Les plis de sa robe pourprée, Et son teint au vostre pareil.

— Pierre de Ronsard, fait la jeune femme qui s’agenouille au milieu des pétales et s’en recouvre le visage.

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