Opération Borodine – 11-12

ONZE

La contre-offensive médiatique a été un succès. D’abord parce que le virus a empêché les internautes d’ouvrir le fichier russe, ensuite parce que l’équipe de Gaétan a su exploiter les images des familles dans un montage subliminal très convaincant, enfin parce que de très nombreux journalistes ont été arrêtés pour collusion avec l’ennemi, incitation à l’islamophobie ayant entraîné l’incendie de cinq cents mosquées-maternelles et sabotage. Quant aux chaînes étrangères, elles restent, pour la plupart, inaccessibles.

En attendant de pouvoir appréhender les véritables coupables, le gouvernement a reporté la responsabilité de ces destructions sur les pompiers et les dépositaires de l’ordre public. Deux cents des six cent cinquante mosquéesmaternelles de Paris ont été entièrement ravagées par les flammes, les soldats du feu ayant concentré leurs efforts sur les zones d’habitation. Quant aux petits minarets sertis de mosaïques, ils se sont embrasés comme des torches, alors que d’autres étaient abattus à la hache par des riverains en colère.

La France a vécu une nuit d’ivresse. Au petit matin, des policiers en uniforme noir, frappaient à tout va les badauds qui se trouvaient à proximité des maternelles, tandis que d’autres effectuaient des descentes musclées au domicile des personnes qui s’étaient connectées en dépit de la mise en garde gouvernementale.

Léa, qui avait perdu en un clic toutes les données de son ordinateur, avait juste eu le temps de prévenir ses voisins: « Surtout n’ouvrez pas la vidéo ! ».

Personne à La Verrière n’a été arrêté mais de très nombreux innocents, soupçonnés de haute trahison, remplissent les cellules de garde à vue des commissariats de quartier, dirigés désormais par ces policiers en noir. Al Misri les a présentés comme des agents du renseignement censés traquer les ennemis de la république. Ils remplaceraient temporairement les policiers français mis à pied pour motif disciplinaire et manque de loyauté.

Alors que Cédric et Rémi se sont laissé berner par la contre-offensive médiatique dénonçant une Russie homophobe qu’ils ont interprétée comme une France tolérante à leur égard, la plupart des Français ont compris qu’il leur fallait choisir entre se taire ou coopérer. Le peuple a donc préféré adhérer à la thèse du complot défendue par le gouvernement et soutenue par le mouvement, qu’Arnaud a baptisé « les morbides », qui refuse d’admettre l’absence d’enfants-martyrs.

Consterné par l’expression de cette lâcheté citoyenne, un petit groupe s’est organisé sous l’égide de Dimitri Sergueevitch Zaïtsev. Ce noyau de résistants compte Claire, Pauline, Viane, l’avocat et les jumelles, ainsi que des membres des forces armées et du Renseignement. Pour leur première réunion, Dimitri a mis à leur disposition l’une des salles de la nouvelle cathédrale orthodoxe russe du Quai de Branly, en attendant de trouver un endroit plus sûr. Tous les voisins de La Verrière n’ont pas été conviés et Jean-Marc a semé le trouble en voulant imposer son associée Fatima qu’il qualifie d’hyper-intégrée.

— Elle est musulmane, dit Claire et sa religion la rend vulnérable.Comment être sûr qu’elle ne subira pas de pressions ? Qu’un chantage ne sera pas exercé contre des membres de sa famille ? Qu’elle ne sera pas victime d’une crise mystique ? L’objectif de leur groupe étant de lutter pour que la France ne devienne pas Terre d’Islam, ils ne peuvent intégrer des éléments incontrôlables.

— C’est injustifié. Elle a passé l’autre nuit à incendier des maternelles. On lui doit beaucoup. C’est une vraie combattante, s’insurge l’avocat.

— J’espère qu’elle entraînera dans son combat de nombreux Français, fait la femme de terrain sans céder.

Comme il insiste, Claire lui demande s’ils sont amants.

— Aucun risque, elle préfère les femmes, dit-il.

Dimitri perçoit alors le signe d’une double fragilité: une assimilation exagérée entraînant la consommation d’alcool et de porc et une homosexualité que prohibe l’Islam. Deux raisons de demander un jour pardon à Allah. Pour le calmer, il cite d’autres voisins que leur groupe a exclus: Cédric, Rémi et Gaétan. À demi convaincu, JeanMarc finit par se taire. Du côté de la DGSE, le groupe compte deux membres: l’incontournable colonel Arnaud Monnet et un personnage amusant, Laurent de Boulois, frère de Pauline et oncle de la petite Louise.

Pour les armées, trois marins ont répondu à l’appel du Kremlin: les amiraux Dutilleux, Duchemin et Pradel. L’amiral Dutilleux, en charge du pays pendant l’état de siège, commande désormais la base de Toulon depuis qu’Al Misri l’a éloigné de Paris ; l’amiral Duchemin, celle de Brest ; quant à l’amiral Pradel, il participe à toutes les réunions au sommet de la hiérarchie militaire en qualité de chef d’état-major de la marine. Ces trois amirauxs’apprécient et partagent un passé de pilote de chasse de l’Aéronavale qui en ont fait des hommes audacieux, voire téméraires. Enfin, les généraux de Langlas et Sorgues, respectivement chef d’état-major de l’armée de l’air et chef d’état-major de l’armée de terre complètent le tableau.

— Comment allons-nous appeler notre groupe ? demande l’amiral Duchemin.

— On a pensé que le « Caméléon » sonnait bien et n’était pas connoté russe, propose Dimitri.

— Oui, c’est assez passe-partout, remarque Dutilleux. Ça me plaît.

Les autres ne trouvent rien à redire. « Le Caméléon est acté ». L’expression signifiera l’organisation, le lieu et les membres.

— Est-ce que nous disposerons de fonds propres ? demande Sorgues.

— La Russie prend à sa charge tous nos frais, annonce Claire.

— Pourquoi aurions-nous besoin de fonds propres ? demande Viane, naïvement.

Arnaud sourit.

— Pour mener à bien nos opérations: acheter des armes, le silence de certains, des billets de train, payer des chambres d’hôtel, louer des bus…

— Acheter des armes ?

Elle n’avait visiblement pas évalué l’ampleur de son implication. Elle s’affole:

— Mais je ne sais pas tirer et je ne veux pas tirer.

— Ne vous en faites pas, la rassure Dimitri. Pauline et vous serez chargées de l’opération Mary Poppins. Certains sont déjà au courant. Il s’agit d’évacuer vers la Russie deux mille enfants français âgés de cinq à dix ans,afin qu’ils puissent continuer à apprendre leur langue maternelle qui sera prochainement supprimée de l’enseignement du primaire.

— La Russie dispose de la légitimité nécessaire pour organiser ce sauvetage au nom de la culture française vu qu’elle conduit l’intégration du français comme deuxième langue officielle, affirme le général De Langlas.

— Cette opération s’inscrit dans une entreprise de soft power, visant également à inciter de nombreuses entreprises françaises à s’installer sur le sol russe, reconnaît Dimitri.

Un mouvement de frayeur saisit l’assistance qui ne parvient pas à concevoir que le français disparaisse des programmes d’éducation des petites classes.

— Montre-leur le manuel, lance le chef d’état-major de l’armée de l’air à l’adresse de son ami russe.

L’homme du Nord se penche vers sa mallette et en extrait un très gros cahier qu’il fait passer. Pauline ne cesse de le dévisager.

— Voilà ce que le gouvernement destine à l’ensemble des classes de primaire, précise Arnaud. Un livre unique bilingue turc-arabe du CP au CM2, décliné en deux versions « garçons » et « filles ».

— Comme vous voyez, rugit Dutilleux, il n’y a pas un mot de français.

Tandis que l’assistance est occupée à le commenter, Pauline plonge son regard dans celui de Dimitri. Son visage l’attire comme celui d’une bête sauvage. Elle ne voit plus ce qui l’entoure, son cœur bat fort. Un sourire troublant s’ébauche sur les lèvres sensuelles de celui que De Langlas et Claire appellent tour à tour Dima ou Mitia.

— C’est terrible, souffle Viane en donnant un léger coup de coude à sa voisine.Pauline tourne les pages du manuel mais regarde surtout l’homme qui la fascine.

— Je t’avais dit que cet excès de français n’augurait rien de bon, se souvient-elle.

— Il ne s’agit peut-être que d’un programme additionnel ? s’interroge l’avocat.

— On le croyait jusqu’à ce qu’on nous confirme le recrutement en Turquie de 350 000 maîtres, révèle l’oncle de Louise.

— Et nos professeurs des écoles ? interroge Viane, très concernée.

— Ils seront licenciés sans préavis. La lettre est déjà rédigée et partira début janvier, ajoute Arnaud. Pour les manuels, les impressions de la version « garçon » sont terminées, les caisses sont prêtes et seront livrées aux établissements courant décembre. La version « filles » demeure introuvable, ce qui fait penser qu’elles seront privées d’école, du moins dans les premiers temps.

— Je n’ose imaginer que le ministre de l’Éducation soit responsable, fait Sorgues.

— Les traîtres sont partout, soupire Dutilleux.

Une jeune fille russe apporte un plateau chargé de thé, de café et de chaussons sucrés et salés encore chauds. Elle le dépose sur la table basse. Dimitri lui fait un petit signe qui inquiète Pauline. Sa beauté ne passe pas inaperçue.

— Je me mets tout de suite au russe, fait Laurent, dès qu’elle a quitté la pièce.

Sa sœur lui envoie un regard sévère qui semble dire:

« T’es d’un lourd ! ».

— La présence de vos femmes suffirait à redorer l’image de la Russie, remarque le général Sorgues. Elles représentent tout ce que les Français recherchent: la douceur, l’élégance, la féminité.

— Ne vous y fiez pas, corrige le représentant du Kremlin. Ce sont de redoutables femmes d’affaires qui exigent beaucoup des hommes.

Ils se détendent un moment autour des petits chaussons salés au chou et à la pomme de terre, appelés pirojkis.

L’amiral Pradel regrette qu’il n’y ait pas de vodka mais se contente du thé qui lui a été servi. L’avocat est le premier à revenir au sujet de la réunion:

— Mais pourquoi supprimer le français dans les écoles primaires ? Ne peuvent-ils pas, tout simplement, rajouter le turc et l’arabe ?

— Quand on veut changer la langue d’un pays, explique Dimitri, on commence par la rendre obligatoire dans les petites classes. C’est ce qu’il s’est passé dans certaines républiques soviétiques après la chute de l’URSS où le russe a rapidement disparu. Les Turcs sont prêts, hélas, à imposer la suprématie de l’Empire linguistique ottoman.

— Et l’arabe ?

— Il ne sera enseigné qu’à des fins religieuses.

— L’Empire linguistique ottoman ! Vous me faites rire, se moque l’avocat. En dehors de la Turquie et de certaines grandes villes d’Allemagne, je ne connais aucun autre pays turcophone !

— L’Empire linguistique turc est colossal, rectifie l’homme du Nord. Il s’étend jusqu’en Extrême-Orient et va maintenant se développer à l’Ouest.

Il cite des pays d’Asie centrale dont la langue est tellement proche du turc qu’elle facilite déjà les échanges: le Turkménistan, l’Ouzbékistan, le Kazakhstan et ses ressources naturelles inépuisables, le Kirghizstan et sesmines d’or, l’Azerbaïdjan et le pétrole de la mer Caspienne. Viennent ensuite les Républiques de la Fédération de Russie dont les langues sont apparentées au turco-mongole comme le Tatarstan, la Bachkirie, la Kalmoukie, la Yakoutie et ses diamants, l’Altaï…

— Tous ces gens se comprennent, précise le général De Langlas qui a été quatre ans en poste à Moscou. Vous rajoutez là-dessus l’Islam comme liant et le tour est joué !

— Un seul pays est chiite, remarque Arnaud. Il s’agit de l’Azerbaïdjan mais les liens linguistiques et commerciaux qui l’unissent à la Turquie sunnite dépassent de beaucoup les clivages religieux.

— Les Occidentaux ont minimisé le poids linguistique du turc, relève Claire, ce qui permet aujourd’hui le retour de l’Empire ottoman et la création du califat sur toute l’Europe.

Cette perspective jette un froid. Le manuel passe de nouveau de main en main.

— Comment la France s’est-elle laissée piéger de la sorte ? s’étonne l’avocat.

— En choisissant les mauvaises alliances, grogne Dutilleux.

— Et en acceptant tout des musulmans, ajoute l’amiral Duchemin. Du voile au hallal, du ramadan à la création d’un Islam de France, du burkini aux espaces de prières dans les entreprises, du « je ne serre plus la main aux femmes » au « ma religion est supérieure », ce qui correspond à ce que l’on a vanté sous les termes de vivreensemble.

— Sans oublier les deux éléments catalyseurs que sont les attentats à la chaîne et la corruption des élus… maires, députés, ministres, président, conclut Arnaud.Pauline se rapproche de son frère, assis tout près de Dimitri.

— Heureusement que nos amis russes sont là, se réjouit le général de Langlas.

Le représentant du Kremlin profite de cette remarque pour rebondir sur la présentation de l’opération Mary Poppins. Claire sélectionne dans les fichiers de son ordinateur une vidéo qu’elle projette aussitôt. Le titre apparaît sur le mur blanc: « Детский Город ou la Ville des enfants ». Des izbas aux tons pastel décorent un immense parc d’aspect champêtre.

— Ce sont les maisons d’habitation, dit Dimitri. Elles accueilleront chacune cinq enfants d’âges différents et une éducatrice parfaitement francophone. La langue de communication de ces familles recomposées sera le français.

Il commente ensuite une école située dans le même périmètre, un conservatoire de musique dont les pianos et les harpes sont déjà installés tout comme les miroirs et la barre de la salle de danse. Il y a même un atelier de peinture construit sous un dôme de verre. L’assistance est impressionnée.

— Le domaine fait plusieurs hectares et ne comporte aucune circulation en dehors de petites voiturettes. Le lieu est parfaitement sécurisé et les enfants se déplaceront à pied.

Il montre aussi les stocks d’instruments de musique: violons, violoncelles, flûtes et guitares, la boutique d’accessoires de danse avec les chaussons, les tutus et les pointes.

— C’est féerique, s’enthousiasme Pauline.

— Tous les cours seront dispensés en français et en russe, informe Dimitri.

De l’autre côté du parc ont été construits six courts de tennis, un gymnase et deux piscines dont l’une est découverte et chauffée. Une petite chapelle est aussi prévue pour l’enseignement religieux et s’adaptera aux offices catholique, protestant, orthodoxe ou juif.

— Et pour les musulmans ? demande Jean-Marc.

— Dietski Gorod ne comptera aucun enfant musulman, annonce froidement Claire.

— Vous décidez de mettre à l’abri des enfants français afin qu’ils puissent continuer leurs études en français mais vous laissez de côté les petits musulmans ?

Chacun se regarde. Le malaise est perceptible, l’injustice flagrante.

— Qui est cet empêcheur de tourner en rond ? chuchote Laurent à l’oreille de sa sœur.

— Un avocat.

L’amiral Duchemin essaie de justifier cette décision:

— Le nouveau programme de primaire ne sera pas discriminant pour les enfants musulmans, bien au contraire. Ils vont enfin pouvoir apprendre la langue de leurs origines.

— Et tous les Français qui se sont convertis à l’Islam ?

— Grand bien leur fasse, explose Dutilleux. Ces traîtres ont déjà inscrit leurs rejetons en madrasa.

Dimitri renchérit:

— Dietski Gorod a été créé pour préserver la langue, la culture et la civilisation françaises et notre centre est réservé aux « Français d’origine ».

— Qu’entendez par Français d’origine ? demande l’avocat, comme si Dimitri venait de proférer une insulte.

L’amiral Dutilleux réagit vivement.

— Si vous ne partagez pas nos idées, Maître, je vous recommande de quitter les lieux.

Claire vole au secours de son voisin.

— Il nous fait perdre du temps, grommelle l’amiral. Toutes ses remarques sont inutiles.

Dimitri définit ce que son gouvernement entend par « Français d’origine »: trois générations de Français, côté père et côté mère, pratiquant ou non l’une des religions judéo-chrétiennes.

— Les Martiniquais sont donc éligibles ? suppose l’avocat. Tout comme les Afro-Français dont l’arrière-grandpère est né dans la France coloniale ?

Le général Sorgues rappelle que l’objectif n’est pas de recréer dans « la ville des enfants » le paysage de la France multiethnique qui les a conduits à la catastrophe qu’ils traversent aujourd’hui.

Dimitri, qui semble méditer les paroles des participants, s’écrie soudain:

— L’avocat a raison. Il est indispensable de prévoir un petit pourcentage d’enfants d’origine antillaise et africaine pour ne pas être taxés de racisme.

Le père des jumelles paraît satisfait d’avoir pu apporter sa contribution. Si le représentant du Kremlin reconnaît que les critères de sélection de Dietski Gorod choquent le pays du vivreensemble, il assure qu’ils seront maintenus et strictement contrôlés.

— Et nous continuerons d’appeler un chat un chat, dit-il fermement.

Applaudissements dans la salle. Les participants sont persuadés que la France compte assez de petits Français entre cinq et dix ans sans être obligé d’aller puiser dans les DOM-TOM ou les descendants de l’ancienne Afrique coloniale. Pour finir, Dimitri revient sur le détail de l’opération Mary Poppins: deux mille enfants, issus de tous les milieux sociaux et de toutes les régions de France seront évacués simultanément pour être accueillis sur le sol russe la veille du jour de l’an.

Le général De Langlas craint qu’il soit difficile d’évacuer, dans la plus grande discrétion, deux mille enfants de cet âge. Mais l’amiral Duchemin évoque l’utilisation des bases navales comme solution.

— Même ! réagit le chef d’état-major de l’armée de terre. Évacuer deux mille enfants de manière simultanée sans que personne ne se doute de quoi que ce soit est quasiment impossible.

Dimitri montre des signes d’agacement et leur rappelle la phrase de Napoléon: « Le mot impossible n’est pas français », surtout pour des militaires. Il leur propose de réfléchir à la logistique pendant que Claire et ses troupes s’occuperont du recrutement des enfants.

— J’aimerais que mon mari fasse partie de notre groupe, dit Viane.

Claire hoche la tête en signe d’assentiment.

— Nous devons aussi nous trouver un autre QG, ajoute Arnaud.

Dimitri rappelle les objectifs de l’opération: donner la chance à des enfants français de connaître leur propre langue, redorer l’image de la Russie et attirer de nombreuses entreprises françaises sur le sol russe.

DOUZE

« Nous, soussigné(s) M. et Mme…, domiciliés à… confient l’éducation de notre fils/fille… né(e) à… le… aux autorités russes, en raison de troubles politiques affectant de manière durable le fonctionnement du système éducatif français.

Droits et obligations des autorités russes: Elles s’engagent à accueillir, loger et éduquer dans sa langue tout enfant français qui lui est confié. L’enfant sera logé et éduqué à « Dietski Gorod », centre pédagogique situé en périphérie de Moscou, durant toute la durée de sa scolarité. Elles s’engagent à financer les frais relatifs au séjour, à l’enseignement et aux vacances de l’enfant, ainsi que les frais de transport. Aucune contribution financière n’est demandée aux parents et aucun don ne sera accepté par le centre ou les éducateurs. Cet engagement prendra fin lorsque les autorités russes constateront une amélioration notoire de la situation politique de la France.

Droits et obligations des parents: Les deux parents attestent être français, côté père et côté mère depuis trois générations, de religion judéo-chrétienne, bouddhiste ou athées, pratiquants ou non pratiquants. Les parents reconnaissent n’avoir aucun lien avec l’Islam au jour de la signature du contrat.Les parents peuvent à tout moment mettre fin au contrat d’éducation et demander le retour de leur enfant dans leur foyer d’origine. Ce retour se fera à la seule condition qu’il soit demandé par les deux parents et reconnu non préjudiciable pour les droits de l’enfant en termes de développement psychologique, intellectuel, artistique et sportif. Cette évaluation sera diligentée par les autorités russes.

Toute information mensongère quant à l’ascendance de l’enfant ou la religion des parents entraînera l’annulation du contrat par les autorités russes et le retour de l’enfant dans son foyer d’origine.

L’enseignement: Pour les matières générales l’enseignement est dispensé en français (à 70 %) et en russe (à 30 %) pour atteindre 50 % dans les deux langues à partir de la deuxième année. Les enseignements artistique et sportif ne sont dispensés qu’en langue russe. L’étude d’un instrument de musique et d’un sport est obligatoire de même que la chorale. Les cours de dessin, de danse et de théâtre, quant à eux, sont facultatifs. Tout enfant qui le souhaite peut associer cours de musique, de sport, de danse, de dessin et de théâtre après accord de son éducatrice de foyer (ci-après dénommée Dom Tiotia).

Le séjour: Chaque enfant réside avec quatre autres enfants dans une maison individuelle (izba) comportant trois chambres à lits superposés, une chambre pour l’éducatrice de foyer (Dom Tiotia), un salon-salle à manger, une cuisine et deux salles de bains. L’éducatrice habite avec les enfants vingt-quatre heures sur vingt-quatre et dispose d’un jour de congé par semaine. Elle s’occupe du ménage, du linge, de la cuisine, du coucher, du réveil et de la santé physique et psychologique de l’enfant.Un éducateur (Diadia) assure la maintenance technique d’un groupe de cinq izbas. Il est également chargé d’emmener les enfants à l’école et en promenade. Il représente la présence masculine indispensable au bon équilibre de l’enfant.

Les devoirs sont faits dans la salle d’étude sous la direction d’une éducatrice spécialisée. Les relations qui existaient entre les enfants avant l’arrivée à Dietski Gorod (frères, sœurs, voisins) sont préservées. Les enfants ne peuvent être séparés. La langue parlée dans chaque izba est le français. Les Dom Tiotia sont parfaitement bilingues. Les animaux ne sont pas autorisés à faire partie du voyage, en revanche chaque izba peut se choisir un chien, un chat ou un lapin de compagnie. Le centre compte trois infirmeries. Chaque izba est équipée d’une pharmacie placée sous la responsabilité de la Dom Tiotia.

Les loisirs:

Les éducateurs hommes et femmes organisent les loisirs de l’enfant: jeux, vélo, patin à glace, promenades à pied ou en traîneau, pique-niques…

— Cela fait envie, s’exclame Léa. Je regrette vraiment d’avoir passé l’âge.

— Ce qui m’inquiète est d’obtenir l’accord de Gaétan pour y envoyer Louise, soupire Pauline.

— On se débrouillera le moment venu, la rassure Claire.

— Deux mille enfants ! Comment va-t-on s’y prendre ? C’est irréaliste, constate Aurélien.

Claire pense que les Russes ont porté l’objectif à deux mille pour en obtenir au moins la moitié. Aussi a-t-elle décidé de créer deux fichiers de mille enfants, le premier étant prioritaire. Elle pose un énorme paquet de feuilles sur la table.

— Et voilà le fichier de sympathisants russes mis en place par le FSB. C’est là-dedans que nous allons extraire nos recruteurs et constituer le réseau du Caméléon sur tout le territoire français.

Pauline soulève la liasse.

— J’espère qu’ils sont classés, dit-elle.

— Oui, c’est classé par villes et après vous l’avoir transféré par message sécurisé, j’ai vérifié qu’il y avait au moins un sympathisant dans chacune des quinze agglomérations que nous avons sélectionnées.

Les Russes ont laissé à Claire la liberté de choisir les villes où seront recrutés les enfants, pourvu que toutes les régions soient prises en compte. L’ensemble du groupe a préféré travailler à partir d’une carte de France pour obtenir une meilleure répartition. Après quelques hésitations l’unanimité a été obtenue pour les villes de Marseille, Perpignan, Toulouse, Bayonne, Bordeaux, ClermontFerrand, Lyon, Dijon, Bourges, Nantes, Brest, Le Havre, Paris, Nancy et Calais. Les jumelles les ont entourées et ont placé la carte sur le châssis d’une toile installée sur un chevalet.

— Vu que vous êtes cinq, dit Claire en regardant l’Hexagone décoré de quinze cercles, il faut créer cinq zones de responsabilités comportant chacune trois villes.

Léa relie dans un ovale les villes de Bayonne, Toulouse et Perpignan auquel elle donne le numéro 1. Pauline associe ensuite Bordeaux, Nantes et Brest, le numéro 2. Viane rassemble Paris, le Havre et Calais, le numéro 3. Le problème se pose pour les six villes restantes. — Pas évident, fait Pauline.— De toute façon on n’échappera pas aux centaines de kilomètres en train, remarque Viane. — Il faut quand même essayer de créer des ensembles géographiques cohérents, intervient Aurélien.

Il propose de regrouper Bourges, Dijon et Nancy sous le numéro 4, sachant qu’il faudra certainement repasser par Paris pour se déplacer d’une ville à l’autre.

— Il reste Clermont, Lyon et Marseille. Deux grandes villes pour une seule personne, ce n’est pas un peu lourd ? s’inquiète Viane.

— Le nombre d’enfants ne dépend pas de la densité de la population, la rassure Claire. Donc, si on part sur un premier fichier de mille enfants, cela fait…

— Soixante-sept enfants par ville, la coupe Viane qui vient de faire un rapide calcul mental.

— Arrondissons à soixante-dix, propose Claire. On ne va pas chipoter.

— Soit deux cent dix enfants par Poppins, s’écrie Léa, la calculette en main.

— Comment tu nous as appelés ? remarque Pauline en riant.

— Les « Poppins », reprend joyeusement la jumelle. On est tous des Caméléons évidemment mais nous cinq, tous responsables d’une zone, nous sommes des « Poppins ».

— C’est mignon, reconnaît Claire. J’achète !

— Deux cent dix enfants chacun, ce n’est tout de même pas rien, fait Viane. Cela signifie plusieurs voyages, des recruteurs à sélectionner, des contrats, des généalogies et des religions à vérifier… sans compter qu’il faudra remplir les quotas de familles défavorisées et le petit pourcentage de descendants de colons.

— Et aussi des contrats à conclure avec les familles, relève Aurélien, car je suppose qu’on ne va pas se borner à embaucher des recruteurs et attendre qu’ils fassent le travail.

— Tu as raison, dit Claire. J’allais justement vous en parler.

Le groupe observe la carte, comme si chacun prenait soudain conscience de l’ampleur de la tâche.

— Qu’est-ce qu’on attend pour choisir sa zone ? réagit Léa.

— On devrait les tirer au sort, suggère Viane, car tout le monde va vouloir Paris.

— C’est une bonne idée, dit l’autre jumelle qui inscrit déjà les numéros sur cinq petits papiers.

Claire consulte son calendrier.

— Il faudrait que nous ayons déjà les noms de nos Caméléon-relais à la fin de la semaine, dit-elle.

— Combien ? interroge Aurélien.

Claire réfléchit à voix haute, le stylo appuyé contre sa lèvre inférieure.

— Sachant qu’ils seront chargés de rassembler les enfants et de les acheminer au point de rassemblement, il nous en faut au moins cinq par ville. Elle précise que leur rôle ne s’arrêtera pas à l’opération Mary Poppins mais qu’ils seront amenés à coopérer aux opérations ultérieures qui nécessiteront par conséquent des gens bien dans leur tête qui ne risquent pas de se convertir à l’Islam en cours de route.

— Donc, aucun musulman, conclut Léa.

Claire ne veut pas revenir sur un point qui lui semble être une évidence et qui a été longuement discuté à propos de Fatima.

— C’est quand même triste, fait Léa. Quand on sait que l’associée de mon père mène son combat contre les islamistes depuis le début avec une telle fougue…

— C’est comme si on la mettait à part, comme si on faisait quelque chose derrière son dos, ajoute Chloé.

— On ne peut pas faire une exception ? demande Aurélien.

— Cessez d’en faire une question personnelle, réagit Claire un peu vivement.

Et de répéter qu’il ne s’agit pas de discrimination mais de la sécurité de tous les membres du réseau.

— Gardez à l’esprit que notre seul ennemi est l’Islam, conclut-elle sur un ton qui n’appelle aucune contestation.

Le groupe hoche la tête. Tout le monde semble avoir compris.

— Quelles seront les autres opérations ? demande Viane pour changer de sujet.

— J’ai juste entendu parler de l’opération Borodine, confie Claire, mais je n’en connais pas le détail.

Elle rappelle que « Mary Poppins » vise à susciter la confiance dans les autorités russes mais ne pourra en aucun cas renverser le gouvernement.

— Pour cela, il faudra une action de plus grande envergure, prévient-elle.

Comme elle n’a pas l’intention d’en dire davantage, elle propose de passer au tirage au sort. Chloé jette dans un chapeau les petits papiers sur lesquels elle a inscrit les numéros des zones. Chacun tend sa main à la rencontre du hasard.

— J’ai la zone numéro 1, s’écrie Léa, très enthousiaste. Je ne connais ni Bayonne, ni Toulouse, ni Perpignan. Cela sera l’occasion de les découvrir.Aurélien regarde son papier.

— J’ai la quatre, dit-il. Nancy, Bourges, Dijon. Sympa ! Il paraît que Nancy est une belle ville. Les deux autres, je les connais.

Pauline a tiré le numéro 3, Paris, Calais, le Havre. Elle est satisfaite. Elle pourra concilier ce recrutement avec son travail. Viane, en revanche, devra se mettre en disponibilité pour se rendre à Bordeaux, Nantes et Brest.

— Mets-toi en congé maladie, insiste Aurélien. En dix ans de carrière, tu n’as jamais manqué un jour.

— Oui, tu as peut-être raison.

Chloé n’est pas mécontente non plus. Clermont-Ferrand et Lyon ne la ravissent pas outre mesure mais elle compensera avec le soleil de Marseille.

Claire récapitule les étapes préliminaires de la mission: commencer par trier les sympathisants à partir du fichier et pour chacune de ses villes, rencontrer les candidats dans sa zone de responsabilité, sélectionner cinq recruteurs-relais ou Caméléon-relais par ville, envoyer leur profil à Dimitri et Arnaud pour vérification, organiser un séminaire d’intégration à Paris et garder le plus grand secret sur toutes ces activités.

— Nous devons être très prudents, insiste-t-elle. Par les temps qui courent, nous risquons d’être accusés de collusion avec l’ennemi.

Elle demande à Pauline de faire en sorte que son mari ne se doute de rien.

— De toute façon je vais le quitter, dit la jeune femme qui a appris qu’il était à l’origine de toute la campagne de désinformation antirusse.

— Ce n’est peut-être pas le moment, fait Viane. Concentre-toi plutôt sur les cent vingt contrats que tu vas devoir vérifier.

— Tu peux t’installer chez moi en attendant, propose Claire qui reste focalisée sur la mission et suggère de faire venir les quatre-vingt-dix nouvelles recrues le 5 novembre.

— Il ne nous reste que dix jours ! s’exclame Viane en paniquant.

— Et il faudra qu’ils nous soumettent leurs premiers contrats. Vous pensez que c’est jouable ?

Les « Poppins » hochent la tête avec hésitation, tout en signant le document attestant qu’ils viennent de recevoir chacun une carte de crédit émanant du gouvernement russe, destinée à couvrir leurs frais de mission. Les jumelles ont travaillé d’arrache-pied pour sélectionner de potentiels recruteurs. Pour cette première démarche, elles auraient aimé être ensemble mais malheureusement, elles doivent agir chacune de leur côté, ce qui leur arrive rarement.

Léa a pris une chambre à l’Ibis de Perpignan. Elle se rendra ensuite à Toulouse puis à Bayonne. Sa sœur a commencé son périple par Clermont-Ferrand. Léa a rendez-vous dans le lobby de son hôtel, avec son premier contact, un homme d’une quarantaine d’années. Tous ses documents se trouvent sur sa tablette, y compris les contrats et la vidéo de Dietski Gorod. L’homme s’approche. Ils se serrent la main.

— Je ne m’attendais pas à voir une personne aussi jeune, dit-il, étonné.

— J’ai tout de même vingt ans, se justifie Léa en rougissant.

— C’est formidable ce que vous faites, dit-il pour la rassurer. Je connais déjà trois personnes qui sont intéressées, à la fois pour leurs enfants et en qualité de recruteurs.Alors que les « Poppins » sillonnent le terrain à la recherche de relais, Claire profite du passage de Dimitri pour lever toute ambiguïté sur l’attitude des Russes à l’égard des musulmans et invite Jean-Marc, dont le rôle au sein du Caméléon n’est pas encore clairement défini, à venir prendre un verre.

Dimitri présente l’Islam comme l’une des religions traditionnelles de la Fédération de Russie, notant que le début de son histoire coïncide avec l’adoption du christianisme par l’État russe il y a déjà onze siècles. Il pointe les différences qui existent entre cette foi, solidement ancrée dans la culture de son pays, et l’Islam de France qu’il qualifie d’importé, de revanchard et d’idéologique, méprisant la culture autochtone.

— Les vôtres sont déracinés donc vindicatifs, affirme Dimitri avec force et ceux qui refusent de l’être subissent des pressions menant à des exclusions de quartier ou de la cellule familiale, à la perte d’un commerce ou pire encore…

— Il ne faut quand même pas généraliser, rétorque Jean-Marc qui cherche à atténuer la violence de son propos.

— Je sais que vous faites allusion à votre associée qui est parfaitement intégrée mais un jour, croyez-moi, ils l’auront.

— Vous la connaissez bien mal.

— Je sais qu’elle a une grande force de caractère mais les leviers dont ils disposent finiront par vaincre sa résistance.

— Ce que vous dites est très déprimant…

— Je voulais juste que vous compreniez pourquoi nous ne pouvons prendre le risque de former à Dietski Gorod des enfants qui seront ensuite, du fait de pressions multiples, rejetés par leur famille et sans repères.

— Je comprends, dit Jean-Marc, mais ce n’est pas la peine de mêler mon associée à tout cela ni de mettre en doute la confiance qu’elle m’inspire.

Dimitri s’excuse d’avoir été un peu virulent.

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