Opération Borodine – 9

NEUF

Les Français ont appris avec stupeur l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne. Cette accélération du processus a paniqué les milieux d’affaires et les députés. Le président et Al Misri ont agi dans l’ombre, sans même en informer le Quai d’Orsay. Les ministres de la Défense, de la Justice et de l’Éducation nationale ont démissionné sur-le-champ.

Au Sénat, les voix de l’opposition ont réclamé la mise en œuvre d’un mécanisme permettant la destitution du président. À l’Assemblée nationale, une motion de censure a été décrétée. Deux jours d’agitation puis… plus rien. Les chaînes nationales se sont remises à vanter l’efficacité du couple Fleuriot-Al Misri et l’avantage de ce partenariat avec la Turquie, trouvant toujours une poignée d’élus et d’intellectuels aveuglés de certitudes pour rassurer les Français.

La Suède, la Finlande, le Danemark, la Hongrie, l’Autriche, la République tchèque et la Slovaquie ont dénoncé un « coup d’État communautaire » et quitté l’Union. Le « Sevenexit » des pays du Nord et du Centre intervient donc à quelques mois d’intervalle du « Trumexit » qui a entraîné le départ des trois pays baltes. Au ministère des Affaires étrangères, Pauline a suivi heure par heure la soudaine métamorphose des instances européennes. La mise en œuvre de ce partenariat a alarmé son ministre qui a fini par s’envoler le jour même pourStockholm où avait lieu la réunion des « Sept » qui, d’après la rumeur, chercherait à recréer une union parallèle.

Malgré ce chaos, le mutisme du Parlement et son brusque revirement ont suscité de nombreuses interrogations. Certains ont prétendu que des députés étaient menacés, d’autres qu’ils avaient été soudoyés par les monarchies pétrolières.

C’est dans cette atmosphère de doute et de suspicion, dix jours après l’exfiltration des enfants par les forces spéciales, que la Russie a décidé de lancer son scud médiatique.

Pauline est occupée à mettre la table, quand le journaliste de BFM TV diffuse l’information qu’il vient de recevoir de son correspondant à Moscou.

Entouré des cinq enfants de la maternelle et de leurs familles, le président de la Fédération de Russie s’adresse au peuple français depuis l’un des nombreux salons du Kremlin.

— Peuple de France, dit-il en français, l’attentat du 22 mai n’a jamais eu lieu. Ce mensonge effroyable a été inventé par votre président pour imposer l’islamiste Isham Al Misri à la tête de votre gouvernement. Mais Isham Al Misri n’existe pas. La personne qui dirige votre pays depuis le 22 mai n’est autre que Cengik Çelik, le chef des services secrets turcs.

Pauline blêmit et laisse échapper une pile d’assiettes. Louise accourt. Sa mère a les yeux fixés sur l’écran et ne semble plus réagir. Le président russe poursuit :

— Si Isham Al Misri n’a jamais existé, les cinq enfants de la maternelle sont eux bel et bien en vie. Détenus pendant plus de cinq mois dans l’une des résidences présidentielles situées à proximité de Paris, ils ont été exfiltrés par les forces spéciales russes le 13 octobre dernier. Nous les protégeons vingt-quatre heures sur vingt-quatre et veillons également sur leurs familles auxquelles nous avons accordé l’asile politique et mis à leur disposition un très bel immeuble en plein cœur de Moscou.

Le président russe se retourne et appelle Alice, Clémence, Arthur, Jules et Simon dont la Terre entière connaît les prénoms et les visages. Les fillettes s’amusent à faire tourner autour d’elles leur somptueuse robe de princesse, alors que les garçonnets ne cessent de tirer sur leur cravate, en contemplant, sous leurs pieds, les dessins complexes de la marqueterie.

Pauline s’effondre sur le canapé, les yeux toujours rivés sur son poste de télévision. Louise regarde aussi, piaffant sans arrêt : « Tu vois maman qu’ils ne sont pas morts ! Tu vois que j’avais raison quand je te disais qu’ils étaient en danger ». Elle essaie de la faire taire pour écouter.

Les cinq enfants que François Fleuriot et Isham Al Misri avaient déclarés morts par décapitation, sous le sabre du groupe terroriste Ouroub al Islamioun le 22 mai dernier, s’approchent du président de la Fédération de Russie.

— Dites-moi comment vous vous appelez, leur demande-t-il en les embrassant. Le monde entier veut l’entendre.

— Je m’appelle Alice, fait la petite fille mais quand on jouait chez le président français, je devais m’appeler Manon.

Et chacun décline ses deux identités : Jules-Maxence, Clémence-Juliette, Arthur-Clément et Simon-Léo avant d’aller s’asseoir sagement entre ses parents.

Le président russe profite de cette révélation pour annoncer la rupture des relations diplomatiques avec la France qu’il considère désormais comme une province de l’Empire ottoman.

Il renouvelle son offre : « Venez nombreux Français de France ! La Russie vous offre la liberté. Vous y parlerez votre langue car le français a été décrété deuxième langue officielle de la Fédération. Notre peuple qui connaît et respecte votre culture a hâte de vous rencontrer. »

En régie des bruits de lutte se font entendre. Le journaliste de BFM TV comprend qu’il n’a plus beaucoup de temps et se dépêche de commenter les vidéos : les enfants à La Lanterne – la résidence présidentielle française, les jeux, les repas, le coucher avec l’éducatrice Irène, l’ouverture du cercueil du petit Arthur rempli de sacs de sable, la réaction du président français s’opposant, le jour de la « Marche Blanche », à ce que les parents d’Arthur enterrent leur fils en Bretagne…

— C’est un épisode qu’on s’était bien gardé de nous montrer, relève courageusement le journaliste.

Cinq policiers vêtus de noir font irruption sur le plateau et l’arrêtent en direct. L’image est subitement brouillée.

Pauline est en état de choc. Elle essaie de passer sur les autres chaînes mais l’écran indique « image indisponible ». Elle remue la tête comme si elle sortait d’un mauvais rêve. Louise recommence à gesticuler, trop fière d’avoir entendu des voix qui lui disaient que les enfants n’étaient pas morts.

— Et tu croyais que j’étais folle !

— C’est bien ma chérie. Mais je trouve que ton oncle Laurent aurait pu aussi m’en parler.

— Il m’a juste dit : « Je crois qu’ils ne sont pas morts », avoue Louise. Mais les voix, je les ai vraiment entendues.

Pauline l’embrasse et cherche des liens sur Internet avec les mots « enfants de la maternelle, Russie » mais les données la conduisent toutes à un message d’erreur. Elle essaie en anglais et obtient : « Page indisponible ».

— Tous les accès sont censurés, bougonne-t-elle.

Elle sonne chez ses voisins. Aurélien est rentré depuis quelques jours. Son entreprise a été contrainte de réintégrer Paris au lendemain de l’accession de la Turquie à l’Union européenne. Certains de ses collègues sont restés en Angleterre et ont démissionné. Il regrette de n’avoir pas eu ce courage.

Sa femme et lui viennent d’écouter le discours du président russe. Ils sont abasourdis. Viane ne cesse de répéter : « Ce n’est pas pensable ! Ce n’est pas pensable ! », tandis que lui, est obsédé par la douleur des parents : « Comment ces gens pourront-ils oublier… Comment pourront-ils se reconstruire ? À leur place, je continuerais de croire que mon enfant est mort. »

Comme Pauline, ils regardaient BFM TV dont l’image a été subitement remplacée par des bandes verticales vertes et blanches.

— Il faut aller chercher les autres, dit Viane en s’élançant dans l’escalier.

Les autres ? Pourquoi les autres ? Parce que cette nouvelle leur fait l’effet d’une bombe. Ils ont besoin de se rassurer, de s’entendre respirer, de se serrer les uns contre les autres, comme dans un abri.

Rémi et Cédric n’ont pas écouté les nouvelles mais n’hésitent pas à monter. Tout comme l’avocat et ses deux filles. Fatima les suit, le téléphone collé contre l’oreille : « Oui, c’est cela maman, essaie d’en enregistrer le plus possible », dit-elle à sa mère.

Immobiles et hébétés, ils sont maintenant assis dans le salon des Lacroix. L’écran de la télévision émet un sifflement continu et strident que personne n’ose arrêter, desfois que l’image revienne. Leurs yeux fixent les bandes vertes et blanches.

Fatima brise le silence :

— Où est Claire ?

— À Moscou.

Elle prend la télécommande et essaie de trouver les chaînes algériennes, tunisiennes et arabes sans succès.

— C’est tellement étrange, fait Viane. C’est comme si on avait été coupés du reste du monde.

Pauline compose le numéro de la femme de terrain. Sa voix est enjouée. Claire veut connaître leur réaction. Ont-ils regardé le reportage jusqu’au bout ? Ils n’ont pas rêvé. Elle est à Moscou avec les familles. Les enfants sont bien là, près d’elle. Ils jouent et posent devant les photographes. Seuls. En groupe. Avec leurs parents…

Les médias affluent du monde entier pour obtenir une interview. Les Russes ont limité à deux jours les rencontres avec la presse. Les parents sont épuisés. S’ils sont heureux ? Claire ne sait pas trop. Le choc est si brutal. Certains sont bizarres. La maman d’Alice embrasse tous les Russes qu’elle rencontre. Elle a l’air d’avoir perdu la tête. Mais ils ne sont jamais seuls. Des psychologues les encadrent. Chaque famille a son appartement mais les parents préfèrent rester ensemble dans la pièce commune.

— Ici on ne capte plus rien, se plaint Pauline. Toutes les chaînes sont brouillées. Même les chaînes étrangères.

— Chloé et Léa ont ma clef, dit Claire. Les chaînes russes ne peuvent pas être censurées car elles sont connectées à un autre système. Si vous ne comprenez pas les commentaires, vous verrez au moins les images.

Sur le poste de télé de Claire, les jumelles identifient une dizaine de chaînes dont le titre apparaît en cyrillique.Elles choisissent ORT. Leur niveau de langue est trop rudimentaire pour traduire mais les vidéos parlent d’elles-mêmes : retrouvailles des parents et de leurs enfants, jeux à La Lanterne, exfiltration par les forces spéciales russes, grimage et dégrimage des familles, dîner à bord du Tupolev 334, embarquement des enfants sur le petit aérodrome de Saint-Cyr L’école, arrivée à l’aéroport international de Cheremetièvo, prosternement de la mère d’Alice qui, dans un élan de reconnaissance, embrasse le sol russe…

— Je me demande comment le président et Al Misri vont se dépêtrer d’un tel mensonge ? s’interroge Rémi.

— Ils vont nier, dit Fatima. Ils n’ont pas d’autre choix.

On sonne. Gaétan a vu le mot que Pauline lui a laissé sur la porte et se joint à eux.

— Que se passe-t-il ? Pourquoi êtes-vous tous chez Claire ?

Il a l’air surpris.

— Tu n’es pas au courant ? s’étonne Pauline.

— Au courant de quoi ?

Elle montre l’écran de télévision. Il reconnaît les enfants.

— Qu’est-ce que c’est ? Une rétrospective ?

— C’était il y a quelques heures, à Moscou, dit Pauline. Ce sont les enfants de la maternelle. Ils ne sont pas morts.

— Mais pourquoi vous regardez une chaîne russe ? demande-t-il sans émotion, tout en acceptant le verre de whisky que lui tend Aurélien.

— Les enfants de la maternelle ne sont pas morts, hurle Pauline ! Tu n’as pas compris ou tu le fais exprès ? Il n’y a jamais eu d’attentat le 22 mai !

Comme il ne réagit toujours pas, elle attrape son téléphone portable et parcourt ses SMS.— « Réunion de crise au ministère. Venir d’urgence ! », cela fait trois heures que tu es au courant !

— On a parlé des homosexuels, pas des enfants de la maternelle !

Se tournant vers Cédric et Rémi, il leur conseille de quitter la France. Les mariages gays risquent d’être dissous et les fonctionnaires homosexuels interdits d’exercer. L’assistance reste silencieuse.

— Vous devez partir, insiste Gaétan.

— Je suis procureur et j’ai bossé assez dur pour le devenir, se révolte Cédric. Je ne quitterai pas la France.

Pauline revient sur le mensonge d’État. Elle exige que son mari démissionne.

— S’il se passe des choses réellement graves, dit-il, c’est à mon poste que je serai le plus utile.

Aurélien lui ressert un whisky.

— On devrait tous acheter quelques caisses d’alcool, dit-il.

— Pourquoi ? Ils vont l’interdire, s’inquiète Fatima.

— Partons en Russie, s’exclame Pauline. Ils proposent l’asile politique. Leur offre ne durera peut-être pas.

Gaétan est pris d’un rire nerveux.

— Tu nages en plein délire !

— Et pourquoi pas ? suggère Aurélien.

Gaétan leur brosse un tableau très sombre de la patrie de Gogol, sans droits ni lois, dirigée par un dictateur omnipotent, peuplée d’alcooliques, de femmes vénales, de politiciens corrompus, une terre où les homosexuels sont non grata.

— Tu as vu la France ? riposte l’avocate. Fleuriot et Al Misri sont des traites en plus d’être des dictateurs, nos parlementaires ont été soudoyés pour vanter les bienfaits du partenariat France-Turquie, les homosexuels doivent s’exiler, l’alcool et les chiens vont être interdits…

— J’ai confiance dans nos institutions démocratiques, s’obstine l’énarque. Cela ne durera pas.

— Et le faux attentat de la maternelle, intervient JeanMarc, tu l’expliques par la raison d’État ?

— Vous croyez tout ce qu’on vous raconte, se défend Gaétan. Vous savez, on fait de belles choses avec les montages vidéo.

Un silence passe. L’assistance l’observe. Les regards sont durs.

— Donc, tu n’y crois pas ? explose Pauline. Je suis sûre que tes collègues et toi avez déjà discuté des moyens de court-circuiter cette information et de discréditer la Russie…

Il se lève.

— C’est ça, tire-toi ! crie-t-elle. Va prendre tes instructions auprès du grand Sultan.

— Et toi de ta nouvelle idole, le Tsar de toutes les Russies, fait-il, agacé.

Il regarde autour de lui et retourne un cadre.

— Si ça se trouve il y a des micros partout ! raille-t-il.

Deux ans que les Russes placent leurs « agents dormants » aux physionomies banales dans la plupart de leurs ministères et administrations. Le type même du Français sans histoires ! Deux ans qu’ils surveillent les programmes du « Vivre Ensemble ». Deux ans qu’ils piratent leurs systèmes informatiques… Deux ans de cybercontrôle…

— Les Chinois et les Russes sont partout, marmonne-til, mais les Russes sont plus difficiles à cerner. On en vient presque à soupçonner tout le monde.

— Quand la CIA régnait sur nos administrations en situation de quasi-monopole, tout le monde trouvait cela normal, rétorque Fatima.

— Aujourd’hui, les intérêts entre services de renseignements s’équilibrent, reconnaît Pauline.

Il sort.

— Mais pourquoi est-il à ce point antirusse ? s’étonne l’une des jumelles.

— Il a dû être éconduit par une Natasha Svetlana Tatiana quand il était étudiant, imagine Cédric.

— Un agent dormant qui devait se faire appeler Anne Sophie de Trucmuche pour les besoins de la cause ! ajoute Rémi en imitant l’accent des pays de l’Est. Malgré le désarroi qui les bouleverse, ils éclatent tous de rire.

— J’ai peut-être eu tort de ne jamais m’intéresser à ses ex ! admet Pauline.

— Ce qui est préoccupant, constate Fatima, c’est qu’il semble prêt à soutenir un gouvernement qui instaure la charia plutôt que d’accorder sa confiance au peuple qui a envoyé le premier homme dans l’espace.

— La charia ? interroge Viane, le souffle coupé.

— Discrimination envers les homosexuels, interdiction de l’alcool, régression… oui, ça s’appelle la charia, confirme l’avocate.

— Et s’ils viennent en plus nous coller une burka sur la tête, ajoute Pauline.

— Ne parle pas de malheur, la coupe Chloé sèchement.

— Nous devons protester, descendre dans la rue ! propose l’avocate. Exiger la destitution de Fleuriot.

— Commençons par descendre chez Nicolas, suggère Pauline beaucoup plus terre à terre et ramenons de bonnes bouteilles de Saint-Georges, de Saint-Émilion, de Gewurztraminer, de Jurançon tant qu’on peut encore en acheter.

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