Opération Borodine – 5

CINQ

Dimitri Serguéevitch Zaïtzev, la quarantaine, membre de l’administration présidentielle russe a été convoqué ce vendredi 22 mai par son président. Il fait les cent pas dans l’antichambre en rajustant pour la troisième fois son nœud de cravate.

Ses yeux gris en amande, presque bridés évoquent les espaces vides et glacés de la Russie du Grand Nord. Un regard de loup des neiges, des lèvres sensuelles dévoilant une animalité farouche, une stature imposante, des cheveux clairs coupés court et un sourire déroutant.

La chaîne de télévision RTR présente le flash de treize heures. Choquée, la présentatrice parle d’un attentat à Paris, le plus odieux qu’il soit possible d’imaginer. Ses lèvres tremblent. Elle dit qu’étant mère, il lui est impossible de continuer. Un collègue la remplace sur-le-champ : « Cela vient de se passer à Paris. Cinq enfants d’une école maternelle du 7e arrondissement ont été décapités par les membres de l’organisation Ouroub al Islamioun annonce le présentateur. Les terroristes menacent de tuer un enfant toutes les heures si le président n’exécute pas l’ultimatum. L’organisation a publié sur son site la vidéo du massacre et la photo des têtes coupées gisant dans une mare de sang ».

Dimitri monte le son de la télécommande et compose aussitôt un numéro sur son portable. Il parle en russe.

« Oui, dit-il, c’est bien ce que je pensais. J’en parle au président, je te rappelle juste après. »

Le présentateur a passé l’antenne au correspondant sur place qui a du mal à parler. Son propos est saccadé et il se fait bousculer par la foule qui se presse devant l’école maternelle.

— Les parents viennent d’arriver, dit-il. Ils implorent le président d’accepter la demande des terroristes. Ils sont en larmes, à genoux, comme vous le voyez sur ces images. Ils ne savent même pas si leur enfant est en vie. Le pays traverse la pire des horreurs de son histoire.

Il bouge sans cesse pour voir ce qu’il se passe derrière lui. Le présentateur le relance :

— Vladimir Andréévitch, pouvez-vous nous relater ce qu’il s’est vraiment passé et ce qu’il se passe en ce moment ?

L’Organisation Ouroub al islamioun n’aurait pas attendu la fin de l’ultimatum pour agir. À huit heures précises, déjà présente dans l’école maternelle, en dépit du couvre-feu et de l’état de siège, elle aurait séparé les enfants du corps enseignant et pris cinq petits, au hasard, pour les décapiter dans la cour.

— Il s’agirait de deux petites filles et de trois petits garçons de quatre ans. La nouvelle, instantanément diffusée, a créé une véritable onde de choc. Les parents se sont précipités à la maternelle et somment le président de se soumettre aux souhaits de l’organisation.

— Pouvez-vous nous rappeler le contenu de l’ultimatum ?

— La levée immédiate de l’état de siège et la nomination de l’un des leurs au poste de ministre de l’Intérieur, sachant qu’il cumulerait cette fonction avec celle de Premier ministre.

— Avez-vous des informations du côté de l’Élysée ?

— Mon collègue Igor Matseev est sur place.Le présentateur donne l’antenne à ce correspondant, émergeant d’une foule compacte, massée dans la cour du Palais présidentiel.

— Le président a promis une déclaration d’une minute à l’autre, dit-il. Va-t-il céder aux terroristes ? Il est difficile de penser qu’il prenne la responsabilité de voir des enfants se faire décapiter. Des journalistes du monde entier sont là autour de moi. La douleur des familles est telle que le président doit agir.

Le présentateur affiche une page du site de l’organisation Ouroub al Islamioun. La photo des cinq enfants apparaît, avant et après le massacre. Leurs yeux sont floutés mais leurs noms sont cités : Alice, Clémence, Arthur, Simon et Jules.

— Pour les parents, la découverte sur ce site de l’identité des enfants assassinés est tout simplement intolérable, poursuit le journaliste. Nos confrères français ont choisi de ne pas les diffuser mais les familles se connectent de toute façon pour vérifier que leur enfant ne fait pas partie des victimes. Chaque minute qui passe accroît le risque d’avoir un nouveau martyr.

Le présentateur renvoie l’image de la cour de l’Élysée. Le président s’avance sur le perron. Un homme l’accompagne. Il s’approche du micro :

— Je n’ai plus le choix, dit-il. Je ne peux laisser des enfants se faire sauvagement exécuter. Je cède donc aux revendications de l’Organisation Ouroub al Islamioun et je nomme Monsieur Isham Al Misri, qui se tient à mes côtés, au poste de ministre de l’Intérieur, position qui se confond désormais avec celle de Premier ministre. Nous allons maintenant nous rendre ensemble à la maternelle et tenter d’arrêter ce carnage.

Dimitri Zaïtsev a une espèce de rire qui semble signifier qu’il ne croit pas un mot de cet acte terroriste.

Un huissier vient le prévenir que le président l’attend dans son bureau.

— Entre, Dima ! fait le président en lui donnant une accolade. Mets-toi à l’aise et regardons ensemble cette sordide supercherie.

Ils s’installent dans la partie de la pièce aménagée en salon. L’écran de télévision diffuse les images de Paris. Des fruits et des petits gâteaux garnissent la table basse. Un maître d’hôtel propose à Dimitri thé, café ou jus de fruits.

— Je prendrai un café, dit-il.

L’homme le sert et s’éloigne.

— Je n’aurais quand même pas pensé qu’ils aillent aussi loin, fait le président russe. Ce François Fleuriot est encore moins fiable que ses prédécesseurs.

— Cela nous montre à quel point les « autres » sont déterminés à placer leurs pions, remarque Dimitri. Fleuriot est leur levier. Je le cerne de moins en moins. Soit il se montre trop sûr de lui, soit il semble se faire manipuler.

— Il va falloir la jouer très fin car nous sommes les seuls à savoir que cet attentat est un coup monté. Tout s’est organisé au sein de l’Élysée. Aucun des ministres n’est au courant, pas même Le Dantec qui est quand même le plus proche conseiller du président.

— Notre agent vous a dit où les gosses avaient été emmenés ?

— Ils les ont installés dans l’une des résidences présidentielles, La Lanterne, je crois. Ils leur ont donné de nouveaux prénoms en leur faisant croire qu’il s’agissait d’un jeu. Je me demande combien de temps ils vont tenir.

— Et les parents ?

— Ils n’ont pas l’intention de leur dire la vérité. Cet attentat doit être un véritable choc pour la France. Plus les parents seront éplorés, plus la population restera figée, donc gérable.

— Quelle cruauté ! Je les plains. Même s’ils apprennent plus tard que leurs gamins sont sains et saufs, comment se remettre d’un tel drame ?

— Nous avons une bombe à retardement entre nos mains, mon petit Dima et nous la ferons exploser au moment opportun.

Le présentateur de RTR diffuse les prises de vues du cortège présidentiel.

— Le président est là, en personne, avec celui qu’il vient de nommer ministre. Les terroristes ont accepté de se rendre et de libérer les cent cinquante enfants que compte cette petite école.

Au même moment, des grues commencent à démanteler les checkpoints, soulevant les blocs de béton pour les mettre dans des camions. Les véhicules blindés quittent leur poste de contrôle, les murailles de sacs de sable sont démontées.

— Et comme vous le voyez sur ces images, poursuit le présentateur, le président a levé l’état de siège. Ce soir, Paris aura retrouvé l’apparence que nous lui connaissons.

Accompagné d’Al Misri, le président Fleuriot sort de sa berline. Tous deux se placent devant le portail de l’école maternelle, face aux caméras.

— Dans quelques instants les enfants de cette école seront libres, dit-il. Les terroristes ont donné leur parole à Isham Al Misri que je viens de nommer à la tête du ministère de l’Intérieur et du gouvernement. Il est connu pour avoir dirigé les centres de déradicalisation qui, même s’ils n’ont pas apporté les résultats escomptés, ont eu lemérite d’exister. Certains me reprocheront d’avoir cédé aux revendications des terroristes mais je n’avais pas le choix. Je connais monsieur Al Misri depuis plusieurs années. C’est un homme de sagesse et je sais qu’il fera tout pour restaurer la paix en France. Certains lui ont prêté des accointances avec les Frères musulmans du fait de sa double nationalité franco-égyptienne mais ce ne sont que des rumeurs. Monsieur Al Misri est un musulman modéré.

Le président russe rit de bon cœur.

— Cette propagande est tellement naïve, s’exclame-t-il. Comment les Français qui sont des gens éduqués peuvent-ils gober de tels mensonges ? Al Misri était déjà membre des services secrets turcs quand j’étais en poste au KGB. Il n’a pas un soupçon de sang français ou égyptien dans les veines.

— Vous l’avez connu ?

— On s’est croisés une fois à Berlin. Sa véritable identité est Cengiz Çelik, il est colonel. Pas un mot aux médias bien sûr. Nous révélerons ce mensonge d’État en temps utile.

Un père, en larmes, se laisse tomber aux pieds du président Fleuriot. Il le supplie de sauver son enfant… Une femme, visiblement la mère de l’une des petites victimes, en proie à une véritable crise, demande que les autres enfants ne meurent pas comme son fils. Le président la relève. Dans le même temps, les officiers du Raid pénètrent dans la maternelle et abattent les six terroristes pourtant prêts à se rendre.

Les enfants sont mis en sécurité et évacués. En bon père de famille, Al Misri les rejoint sous le préau. Ses cheveux grisonnants et sa mine affable lui donnent un air sympathique. Il prend deux enfants par la main et sort de l’école en déclarant à la presse :

— Mes chers compatriotes, je suis heureux d’avoir fait en sorte que ce massacre s’arrête et que les enfants soient libérés…

— Tu crois, Dima, que les Français vont croire à cet attentat ?

— Difficile de ne pas y croire. C’est tellement monstrueux ! Même Staline n’aurait pas imaginé un scénario aussi macabre.

— Oui, tu as raison. On dirait qu’ils ont retenu quelques leçons des Américains : plus c’est gros, plus ça passe.

Le chef du Kremlin attrape une grappe de raisins et avale les grains un à un.

— Bon, et nos contacts sur place, ça donne quoi ?

— Le chef d’état-major de l’armée de l’air, le général De Langlas, est vraiment très efficace et son russe est excellent.

Le président s’en étonne.

— Il a occupé le poste d’attaché militaire pendant quatre ans à l’ambassade de France de Moscou. Vous avez dû le rencontrer à l’occasion d’une soirée.

— Peut-être.

— On peut compter aussi sur l’amiral Dutilleux, le chef d’état-major des armées qui a géré le pays pendant ces cinq jours d’état de siège.

Il ajoute après avoir marqué une pause :

— D’après moi ils vont l’éloigner.

— Oui, il s’est affiché pro-russe à l’une de leurs réunions, j’ai lu les comptes rendus de notre agent infiltré. Il faut reconnaître qu’il ne fait pas dans la dentelle !

— Il s’oppose au politiquement correct mais je le crois très fiable. Quant au colonel Monnet, il est des nôtres et on sait qu’il a repris contact avec Claire Dubreuil, ce qui signifie qu’ils ont un budget « Russie ». Nous disposons donc de très bons éléments sur Paris.

— Il faudrait essayer d’en convaincre d’autres en province, les bases navales par exemple.

— Et les Spetznaz2 qu’on a envoyés là-bas ? On les rappelle ?

— Non, laissons-les sur place tant qu’on ne sait pas comment cette mascarade va évoluer.

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1 Commentaire

  1. De quoi tourner un bon film. Pour les héros, il faudra prendre des acteurs russes mais pour les arabes et les couilles milles, il y a tout ce qu’il faut en France…