Guerilla – Tome 3: 53-57

– 53 –

Le passage des armées et le passage
des sables dans le désert sont une seule
et même chose. Il n’y a pas de privilège.
— Cormac McCarthy

IMMEUBLE DU POUVOIR,
LE TRENTE-QUATRIÈME JOUR, 9 HEURES.

Les blindés rebelles encadraient l’île de la Cité, leurs canons et mitrailleuses pointés sur l’immeuble du Pouvoir, cet « objectif à haute valeur ajoutée ». La reddition semblait générale. Les régiments loyaux, laissés sans ordre, cessèrent les combats. Dehors, les derniers partisans du régime déposaient les armes, priant pour leur vie. Des techniciens incendièrent le bâtiment, en commençant par les sous-sols, pour réduire en cendres les archives, effacer toute trace d’activités compromettantes.

Au premier sous-sol, Victor Escard gisait dans son sang, la nuque brisée par un tir de .45 à bout touchant. Ce corps ne serait pas montré au peuple, l’exploit de Buvard jamais reconnu. L’ancien policier aspergé de sang restait immobile, contemplant son œuvre. Les Liquidateurs déboulés dans la pièce regardèrent leur chef privé de cervelle, ébahis, comme s’ils ne savaient que faire de cette information. Sur la petite table, le sablier écoulé demeurait là. Vide. Et le monde avec lui.

Rien n’était terminé.

Buvard rengaina son arme et retourna le sablier. Tous ici comprirent ce qu’il venait de faire. Nul ne sembla lui en tenir rigueur.

Un technicien jeta du sable pour éponger le sang. Quelques instants plus tard, d’autres apportèrent de l’essence. Dans les couloirs, les premières fumées de l’incendie.

Était-ce la fin ?

Tout avait commencé par une balle de flic, dans une cage d’escalier. Et si tout venait de se terminer, dans ce cagibi, par une balle de flic ?

Buvard regarda longuement Vincent Gite, entravé, moucheté de sang, à sa merci. Puis il le détacha. Gite regarda Buvard en se frottant les poignets, et Buvard se plongea dans l’opacité de ce regard, comme s’il cherchait à en percer les mystères, n’y devinant qu’une vague incompréhension animale, celle d’une âme froide et voilée, déjà plus tout à fait de ce monde. Les stupeurs sombres de l’infini.

Gite et Buvard. Deux chasseurs privés de proie. Mais deux êtres, deux univers. Une fracture métaphysique indicible.

« Ma philosophie n’est pas pour la foule, semblait dire le tueur, ni pour toi, ni pour les hommes : elle est pour moi. Parce que j’en ai la force. Mais toi ? Tu préfères comme les autres le confort des larves. Des idéaux, des finalités. Tu sers. Pas moi. »

C’était la fable muette du chien et du loup. Et jamais Buvard n’en avait imaginé le récit avec autant de netteté.

« Laissez-le partir. »

L’enquêteur avait dit ça, d’une voix qui ne lui appartenait pas. Pas un Liquidateur ne bougea.

« Je suis votre supérieur, reprit Buvard plus fermement. C’est un ordre que je vous donne. Laissez partir cet homme. »

Alors les Liquidateurs s’écartèrent, et Vincent Gite s’en alla, sans un mot pour le fonctionnaire. Comme si ce figurant ne faisait pas partie de son programme. Comme si cet épisode ne pouvait entrer dans son histoire.

Il l’avait laissé partir. Comme un pêcheur relâche sa prise. Mais ce n’était pas sa prise.

« Messieurs, considérez-vous relevés de vos fonctions. »

Voilà tout ce qu’il leur avait dit. Comme un pronostic de fin du monde, sans aucun traitement possible. Les Liquidateurs se regardèrent, regardèrent encore le cadavre de Victor Escard. C’était la fin.

Laurent Buvard venait de tuer Victor Escard. Lui, si habitué à exécuter les ordres. Le monde se porterait-il mieux sans cet homme ? Il n’en savait rien. Il était seul, sans emploi. Demain ne le concernait pas. Alors, était-ce un dernier éclat d’âme ? Le feu du bon sens,soudain rejailli du fin fond de sa course à l’oubli ? Ou peut-être une façon de se prouver qu’il était doué d’autonomie. Qu’il vivait encore, encore un peu.

Son médecin aurait parlé de décompensation massive. Après de longues minutes de sidération, Buvard se renseigna auprès du commandant démissionnaire de la Force-K : l’ordre de destruction de Paris n’avait pas été transmis. Dehors, des hurlements. Quelques tirs. Pouvait-on tuer un homme pour tout arrêter ? Rien n’était moins sûr. En réalité, Victor Escard n’existait pas. C’était… une fiction.

Ses paroles étaient justes. Tous les chefs sont remplaçables, et la machine marche sans eux, sur les hommes croyant la contrôler. Tout ça n’a pas de Moi. Ses serviteurs, s’ils font défaut, seront remplacés aussi. Et si la véritable bête était celle-là ? Celle qu’aucun chasseur ne pourra jamais tuer. Celle qui nous digérera tous, quoi qu’on fasse, jusqu’au dernier.

Buvard pensa au cancer en train de lui ronger le ventre.

Qui était-il ?

Buvard, comme un buvard.

Pourquoi était-il ?

Quelle était la seule manière de tout arrêter, de ne plus jamais servir ? Il connaissait la réponse. Une balle de flic. Voilà la véritable fuite. La seule chose capable de tout commencer, de tout arrêter. Pas vrai ?

Buvard arrêta de réfléchir, salua, et se tira dans la bouche. Des fragments de balle, de crâne et de cervelle se fichèrent dans les faux plafonds. Le corps du flic tomba lourdement, comme un sac de gravats. Sur la petite table, le sablier s’était écoulé de nouveau.

Et rien ne se termina.

– 54 –

Parlez de l’année prochaine,
et le démon sourira.
— Proverbe japonais

IMMEUBLE DU POUVOIR,
LE TRENTE-QUATRIÈME JOUR, 9 HEURES.

« Et le monsieur qui a tué la bête, qu’est-ce qu’il est devenu ? »

— J’imagine qu’il était fier, qu’il a voulu montrer partout son trophée. Se faire reconnaître et se faire aimer. Tu sais, le succès n’est jamais ce que l’on croit. Et puis il a essayé de toucher la récompense promise par le roi. Mais cet homme, comme beaucoup, avait un passé trouble. Une part d’ombre. Les choses ont traîné. Et puis il est mort à son tour, l’année de la Révolution…

— C’est quoi, la Révolution ? »

Le colonel parvint enfin à se lever. La cicatrice était douloureuse, mais il pensait pouvoir marcher. Peu importe ce qui les attendait là- dehors. Ils devaient sortir.

« C’est un peu difficile à expliquer. Sûrement un peu comme maintenant. »

C’est alors que ce jeune médecin entra, comme si son patient avait pressé la poire d’appel.

« Oh. Vous êtes sur pied. »

Il était muni d’une seringue et semblait surpris.

« Oui, fit le colonel d’une voix sombre. Je n’ai plus besoin de vos services. »

L’autre hésita, mal à l’aise.

« Écoutez. On m’a ordonné de le faire, si vous étiez encore en vie. »

Le colonel n’était pas sûr de comprendre.

« On vous a ordonné de faire quoi ? »

Le jeune médecin hésita encore. Secoua la tête.

« Rien d’important. »

Il fit volte-face et disparut.

Au premier, les militaires rebelles investissaient l’immeuble. Les Liquidateurs, Vigilants et techniciens se rendaient, les uns après les autres. Quelques-uns furent abattus, d’autres arrêtés. Le colonel et la fillette eurent droit à leur sortie triomphale. La foule était en liesse. Le colonel avait terriblement mal à sa cicatrice, mais quelle importance ?

L’île était noire de monde. Par un formidable bouche-à-oreille, la nouvelle de la chute du régime et de la mort d’Escard dans son bunker fit le tour du pays. On disait le dictateur suicidé, pour l’associer jusque dans la mort à Hitler.

Les derniers défenseurs du régime s’étaient rendus, ou fondus dans la foule. Nul ne savait que faire. L’effervescence ne retombait pas. On scandait le nom d’Eva Lorenzino. Le peuple applaudissait la mémoire de celle qui jadis détestait les applaudissements, au moins autant que ce peuple. On parlait déjà de mode de scrutin, de nouvelle Constitution. D’autres rejetaient l’idée même d’un gouvernement. Le capitaine Danjou, véritable fétiche des militaires, refusait d’être soigné. Il voulait rejoindre son général pour évoquer leurs autres cibles stratégiques, frontières, corps d’armées, territoires perdus, approvisionnement, centrales nucléaires. Il ne fallait pas s’endormir sur un demi-triomphe. Il leur revenait de décider du sort du pays, par les modalités de sa restitution à un pouvoir civil.

Vincent Gite avait disparu. Vainqueur Akoniti. Comme un être à demi-matériel. Comme une bête dans le brouillard, à contresens et sans but. On crut le voir sur le pont, suivi d’un collie, puis plus bas dans Paris. Puis plus du tout.

Marcel retrouva son alcool dans un dépôt de consignation, but à la santé de Victor Escard, et aux millions d’autres buveurs d’eau que la vie emporterait avant lui.

L’incendie déclaré dans les sous-sols de l’immeuble du Pouvoir se communiqua aux étages. Il fut impossible de le contenir. On ne sut ce qu’il advint du corps du dictateur. Il se disait que sa femme, qui tenta de fuir la ville par le sud, fut reconnue et massacrée par des révoltés de la dernière heure.

À quelques pas de son village, le père Létang et les gars de son bourg se partageaient les vivres du centre de rationnement qu’ils venaient de prendre d’assaut. En se demandant comment ils se réapprovisionneraient maintenant.

À Compiègne, sur le parvis de l’église Saint-Jacques, Cédric prenait des photos avec un smartphone ramassé par terre, pour offrir à Alice et leur fils un souvenir de cet événement historique. Les militaires rebelles fraternisaient avec les habitants, et les civils insurgés. Les Vigilants défaits, la guerre semblait terminée.

« Et maintenant, demanda la fillette, qu’est-ce qui va se passer ? »

Le colonel s’était assis un moment pour souffler, dans un centre de soins improvisé. C’est en souriant qu’il secoua la tête.

« Je n’en sais rien. »

– 55 –

L’avenir meurt avant le passé.
— Jean Schuster

ÎLE DE LA CITÉ,
LE TRENTE-QUATRIÈME JOUR, 10 HEURES.

Marie-Violette ressortit enfin de chez elle, pour observer cette foule à la fois nouvelle et familière. Un peu moins exaltée peut-être que la semaine dernière. La veille au soir, elle vit comme les autres la psy, en plein putsch numérique. L’étudiante se leva même devant son écran pour l’encourager. Puis elle entendit les tirs, des heures durant, rythmant son insomnie.

Et maintenant la jeune femme restait là, timidement, les bras croisés, tentant de saisir des bribes de conversations. Personne ne savait au juste ce qui se passait. On parlait de coup d’État militaire. Il semblait certain qu’Escard était mort, ou en exil. Josy, qui se présentait comme une « maman laissée pour compte », s’insurgeait contre la lenteur des choses et espérait que de « vrais moyens » seraient enfin mis en œuvre. Un adolescent à frange magenta, d’une voix encore mal assurée, se disait inquiet pour l’avenir de la justice sociale.

Marie-Violette apprit enfin que la petite vieille d’en face, vraiment malade et jamais secourue, était morte de consomption. L’étudiante décida de rentrer chez elle, une nouvelle fois, et d’attendre, encore.

Alors qu’on cherchait à maîtriser l’incendie de l’immeuble du Pouvoir, qui repoussait la foule plus loin sur les ponts et au-delà, un journaliste chercha à interroger le colonel. Le retraité l’envoya paître. C’était un vœu : du restant de sa vie, il n’adresserait plus la parole à aucun membre de cette caste.Et puis il y eut cette vieille femme, infirmière bénévole, le considérant avec suspicion.

« Vous ne lui avez vraiment pas fait de mal, à cette pauvre gamine ? »

Profondément blessé, il ne sut que répondre, préféra passer son chemin. Le poison numérique agissait encore…

Rien n’était terminé. Les mêmes hommes, toujours là. Avec eux la joie et la fierté, mais aussi la crédulité et la corruption.

« En vérité, dit le colonel à la fillette, personne ne connaît la fin de l’histoire. Je ne sais ce que veulent ces gens. Eux non plus, probablement. Ils deviendront peut-être d’autres moutons, et voudront sans doute d’autres chiens et d’autres maîtres. »

À quelques mètres, sur les quais, sans que personne ne le remarque, Olivier Varron errait, seul et sans but. Rendu à son anonymat éternel.

Devant l’ancienne préfecture, des agents du régime et magistrats étaient hués, malmenés. Les soldats ne tentaient pas de l’empêcher.

« Liquidons les Liquidateurs ! » criait-on. Certains dansaient. On brandissait des photos d’Eva Lorenzino, dont le corps reposait face à Notre-Dame, sous cet énorme blockhaus effondré, devenu son sarcophage et son mausolée. Certains parlaient de vengeance, d’autres croyaient qu’il fallait dépasser ça pour donner une chance au pays.

« Il faut espérer qu’ils ne feront pas les mêmes erreurs, poursuivit le colonel, qu’ils se battront pour rester libres et maîtres chez eux. Il leur a fallu le froid, la faim, l’effondrement de tout pour qu’ils mesurent enfin leur état de dépendance, les effets de leur renoncement. Mais après tout, ça fait partie de ce qu’ils sont. Et ils ne veulent pas le voir. »

Certains parlèrent au colonel de Vincent Gite. On le disait mort dans un dernier combat, et le retraité n’infirma pas cette rumeur. Un civil jura l’avoir aperçu, enjambant le pont Saint-Louis. D’autres donnèrent différentes versions. Personne en réalité n’avait de certitudes, et au fond personne n’en voulait. Ainsi les volcans s’éteignent.

Nul ne sut ici que le capitaine Danjou et ses hommes furent mis aux arrêts, escortés en détention. Sa popularité parmi la troupe était trop forte, ses positions jugées trop extrêmes. Dans la préparation d’un régime « de transition » pensé pour durer, son général ne voulut prendre aucun risque. Sous un discours rassurant et dur, suscitant une adhésion massive, le régime militaire négociait déjà avec les représentants de la banlieue, du Califat, et évidemment Twaalf Kogels, le président de l’Union européenne, pas mécontent de se débarrasser d’Escard.

Nul ne sut tout ça, et personne ne voulut l’imaginer.

La crapulerie politique était trop humaine, sans doute. La volonté de croire aussi.

Danjou lui-même s’en voulut terriblement de compter une fois de plus parmi les dupes. Il se remémora cette conversation avec son général, lors de leurs longues soirées de réflexions putschistes. Le capitaine lui parlait de l’immigration, disait ne pas voir comment résoudre ce problème sans effusion de sang.

« Sur ce point, on ne peut revenir en arrière, avait dit le général, résigné. On ne peut que limiter les dégâts et prolonger les espoirs. »

Le capitaine n’était pas du tout de cet avis et le fit savoir. Pas une seconde il n’imagina qu’un tel désaccord lui serait un jour fatal, et sûrement pas ce jour. Il était maintenant question de le juger pour exactions. Une manière pour le général de se faire de la place, de jouer l’apaisement, d’éliminer un rival populaire. La révolution s’alimentait de mercenaires efficaces, la stabilisation de fonctionnaires dociles.

D’administrateurs et de politiciens.

Tout semblait recommencer. Pouvait-il en être autrement ?

– 56 –

Il n’est de pacte loyal
entre les hommes et les lions.
— Homère

ÎLE DE LA CITÉ,
LE TRENTE-QUATRIÈME JOUR, 12 HEURES.

« Trop de crimes de guerre ont été commis, fit dire à Danjou le général, par la voix de son nouveau secondant, comme pour se justifier. Nul ne peut rester impuni. Nous tiendrons compte de vos états de service, et à titre humain sachez que vous avez toute notre estime. »

Et Danjou, qui préférait son honneur à toute estime, croupissait désarmé dans une cellule infecte de la Scar, tel un vulgaire repris de justice. Sa main coupée le faisait atrocement souffrir, son œil percé semblait lui ronger le cerveau, mais ça n’avait plus d’importance. Ce guerrier divin, jadis touché par la grâce, trompé par le prince, serait abandonné au bûcher des innocents. Comme des milliers d’autres avant lui. Il crut servir la vérité, mais les présents royaumes n’obéissent qu’au pouvoir. Celui des pragmatiques, des gourous et des salauds. Les hommes comme Danjou, leurs traditions, abnégation et principes, n’en sont au mieux que les rouages, les dociles instruments de sa conservation. Broyés tôt ou tard.

Bafoué, trompé, embastillé avec sa vérité, Danjou ne voulait plus servir. Hors de question de jouer les pantins d’une nouvelle parodie de procès.

Cet homme froid, tout de rigueur et de technicité, baissa légèrement son pantalon privé de ceinturon, au niveau de l’aine gauche, palpa du majeur et de l’index la naissance de sa cuisse. La loi du menuisier : mesurer deux fois pour couper une fois. Assis sur sa couche, il localisa sa tête de fémur, sentit les afflux réguliers de son sang. Ce cœur battant avec un peu plus de force. Après ces semaines d’action et de privations, et peut-être ce litre de sang déjà perdu, il était sec comme il le fallait. Toujours de sa main valide, Danjou décrocha son insigne de para, un petit triangle aigu, jadis limé par ses soins. L’officier se signa de sa main fantôme, inspira profondément, salua, puis de toute sa force s’entailla l’artère fémorale. Aussitôt le sang gicla, inondant sa jambe et son lit. Danjou tira son drap sur lui et s’allongea.

Quinze minutes plus tard, quand la sentinelle s’aperçut que quelque chose n’allait pas, l’officier était déjà mort.

Ainsi périt le héros de la libération.

– 57 –

Je voudrais épuiser sur moi l’éternité.
— Anna de Noailles

LA FIN DE L’HISTOIRE.

Cédric retrouva enfin son foyer. Assommé d’images de guerre, transcendé par la joie et l’adrénaline. Il pleura longtemps dans les bras d’Alice, et ils se laissèrent tomber dans leur canapé. Le bébé dormait. En l’absence de la plupart des chiffons blancs, occupés à libérer la capitale et les villes alentour, quelques Vigilants restés planqués dans les environs imaginèrent un temps reprendre le pouvoir, se venger de leur disgrâce. Il y eut de nouveaux palabres. Les anciens et les femmes firent bloc et tinrent tête. Plus question de céder à l’intimidation.

D’anciens gendarmes revenus de Péronne leur prêtèrent main forte. Le meneur des Vigilants, lâché par les siens, fut pourchassé par les villageois revanchards.

Durant la longue marche du retour, parmi le flux de révoltés allant et venant, l’électricien tenta d’évacuer l’horreur de son esprit. Il repensa au monde d’avant. Les barbecues entre amis, les soirées, les fêtes, les petits projets, les engueulades, les séries, la plage, les randonnées en montagne, les nuits avec Alice. La vie. Il rêvait de courir de nouveau, l’esprit vide, dans le calme de l’aube. Recevoir, se souvenir, rire et cuisiner. Se laisser saisir et étonner. Tremper ses croissants dans son café, boire sa bière en admirant le couchant. Un simple dimanche dans la torpeur familiale.

Il apprécierait maintenant la vie jusqu’à ses amertumes, ses petits drames, ses mesquineries et ses plaisirs surévalués. Jusqu’à la peur motrice d’une mort lointaine et comme fictive. Plus jamais il ne se plaindrait sérieusement de rien. Il aimerait même à la folie ses clients pénibles. Cédric n’espérait qu’une chose : le retour de sa routine. De cemonde d’abondance et de confort, sans but. Voir son petit grandir. En espérant seulement le répit du sort.

Poussé à bout, contraint et forcé, il avait défendu sa liberté, son mode de vie, son droit à la tranquillité. Sans réfléchir, en suivant le mouvement. Un effort littéralement surhumain, qu’il espérait ne plus jamais connaître. Tous les regards croisés ici, sur cette autoroute, toutes les conversations entendues, disaient cette même volonté. Il avait fallu pour réveiller cette foule une rupture spectaculaire, accablante, plutôt que l’habituel pourrissement progressif, que tous préféraient ignorer. Chacun espérait ne jamais plus revivre une telle convulsion, quitte à redevenir un peu lâche et indifférent. Juste un peu, pour profiter de la vie. Juste assez pour ajourner les problèmes, s’en défausser sur ceux qu’on élira, et végéter. Oublier que dans l’ombre ces problèmes s’accumuleront, encore, et finiront par éclater de nouveau.

Telle était la créature domestique, faite de routine, de fixité et d’oubli. Ne rêvant que de se perdre dans la fourmilière humaine, se faire rouage de l’ingénierie, se tapisser l’esprit de bêtise manufacturée, brandir bien haut son conformisme, gagner de quoi se récompenser de petits objectifs, s’étourdir de sa came numérique. Nul autre but à cette vie que la friandise, sous toutes ses formes. La dissolution tranquille plutôt que les solutions douloureuses.

Et maintenant ? L’angoissante question était remise à plus tard. Comme tant d’autres, Alice et Cédric feraient la fête, comme toujours, ignorant tout des drames se jouant en coulisses. Pressentant seulement que quand l’ambiance retomberait, il faudrait du temps, des projets et peut-être beaucoup de divertissements pour dépasser les maux profonds de ce pays.

À Paris, on proposa au colonel de les héberger, lui et la fillette, dans un hôpital temporaire, mais d’hôpital et de soins il ne voulait plus entendre parler. Ils marchaient dans la ville encore martyrisée et le retraité ne se sentait nulle part à l’aise au milieu de cette foule, qui les reconnaissait, et que lui aussi reconnaissait. Les mêmes qu’hier, ne s’efforçant que de montrer un visage différent.

Rien n’était réglé. Le troupeau avait simplement changé de direction.

Le colonel savait bien qu’il ne suffirait pas « d’ordre républicain » pour rétablir un semblant de cohabitation entre les ennemis jurés d’hier, vigilants et réfractaires,califats et autochtones, banlieues et campagnes, déracinés et hypercentres. Ce peuple sans cap était toujours divisé, fatigué de luimême. D’une vie devenue insensée.

Pour l’heure, la foule applaudissait la promesse de mangeoires et d’habitudes retrouvées. Le nouveau visage du pouvoir, toute fraîche idole des foules, ce général bonhomme, jamais avare de bons mots et à l’humour aiguisé, renvoyait la France à sa grande Histoire, à sa glorieuse jeunesse. Toujours pratique pour ne pas voir ce qu’elle était devenue dans ses entrailles métastasées.

Le colonel lui-même n’avait aucune idée de ce qu’il faudrait faire. Devait-on détruire l’État, le régime ? Jusqu’où ? Les militaires non plus n’en savaient rien. La France saurait-elle se reconstruire, sans ses fers, dans son âme ?

Tous ces gens rêvaient de « bon chef », sans savoir qu’un chef n’est jamais bon ou mauvais que pour lui-même, ramenant tout le reste à l’accessoire, à l’incident. Exactement comme celui de la cage d’escalier, l’élément déclencheur du chaos. Leur enthousiasme naïf et irréductible participerait de cette fiction éternelle, sans la moindre leçon apprise. Ainsi qu’il en fut toujours.

Le colonel contemplait cette multitude, ces milliers d’êtres s’écoulant entre les immeubles comme les grains d’un sablier sans logique, échappant pour l’heure à toute gravité. Comme des entités gazeuses, indéterminées.

L’histoire était toujours celle des peuples contre eux-mêmes. Leur lutte indécise contre leurs démons. Ces États trous noirs, absorbant les désirs, les colères, toutes les folies centrifuges qui les ont générés et qu’ils entretiennent eux-mêmes.

Le colonel, qui après son flirt avec la mort eut ce privilège de vivre un moment dans l’envers de ce monde, ne rêvait que de sécession intérieure. La fillette, sa fillette, connut trois pères, dont un fantôme et un assassin. Il lui appartenait d’être le bon, mission qu’il croyait à sa portée. Il ne se mêlerait plus du sort du monde, et n’y pourrait de toute façon rien changer.

Pour commencer, ils quitteraient sur-le-champ cette ville, et n’y remettraient plus jamais les pieds. En bivouaquant si besoin dans les camps, sous la protection de militaires et de civils volontaires. Il voulait se rendre utile. Une abbaye pourrait les accueillir quelque temps.

Tout ce qu’il voyait de Paris le confortait dans cette idée. Ces visages hagards, aux provenances inconnues. Ces regards vides, à l’âme incertaine. Ces êtres assis, comme consumés dans leur attente. Il fallait partir. Décidément quitter cette ville, qui mieux que toutes avait accompli son suicide.

Il songea que la gamine fut à ses côtés le témoin silencieux de la grande convulsion française, ainsi qu’elle se rebaptisa elle-même. Combien de crimes vus ou imaginés ? Combien d’horreurs souillant son âme ? Comment se reconstruire après ça ?

« Tu sais, je ne sais pas où nous allons, je ne sais pas ce que nous pouvons faire maintenant. Beaucoup de maisons sont détruites, la mienne en fait partie. Il va falloir du temps pour reconstruire le pays, s’il n’y a pas de nouvelle guerre. Mais ce qui est certain aussi, ce que je ne croyais plus et que j’ai vu de mes yeux, c’est qu’il y a encore dans ce pays des êtres libres. Ils peuvent perdre tout ce qu’ils ont. Peut-être est-ce déjà arrivé. S’ils croient avoir ici livré leur dernier combat, simplement pour se reposer, sans n’avoir plus jamais à agir et s’imposer, tout recommencera. Mais s’ils ne se perdent pas eux-mêmes, s’ils ne perdent pas ce qu’ils sont, ils gagneront. Il faut se battre, toujours, pour s’accomplir, et demeurer. Voilà la clé de tout. »

La petite hocha la tête, esquissa un pas de danse. Elle avait six ans. Pour elle, tout n’était que présent. L’histoire n’avait pas de fin.

« Qu’est-ce que tu en penses ? » demanda-t-il.

Elle le regarda en souriant.

« J’ai faim. Je mangerais bien une glace au chocolat.

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