Guerilla – Tome 3: 20-23

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Il n’est pas de problème qu’une absence
de solution ne finisse par résoudre.
— Henri Queuille

PARIS, LE TRENTE-DEUXIÈME JOUR,
14 HEURES.

« Mais bien sûr ! s’exclama une jeune activiste sur la première chaîne. Rien sur les racisés agenres, rien sur les graysexuels questioning. Mais pas un mot quoi. C’est tellement so abusé. Ça m’vénère tellement j’crois il faut même pas qu’je parle. »

Le gouvernent d’Escard venait enfin de détailler ses « lois réparatrices », et leur accueil fut plus que mitigé. Elles prenaient pourtant en compte l’éco-anxiété, l’effet nocebo des vingt-sept jours, la neurotoxicité post-traumatique, l’insécurité psychologique due à l’exposition encore importante aux personnes blanches. Une amnistie générale était décrétée pour déserteurs et délinquants minorés, comme pour tous les criminels issus de Zones précaires, y compris les terroristes – hors ceux d’extrême droite, évidemment.

Autres vieilles revendications satisfaites : la prescription pour les délits ramenée à vingt-quatre heures, l’excuse d’oppression systématiquement retenue dans les cas d’incivilités sexistes. Les obligations de quitter le territoire, depuis longtemps symboliques, étaient officiellement abolies.

La critique de l’immigration et du très-bien-vivre-ensemble constituait désormais un crime, et le crime de verbe devenait plus grave qu’un crime de sang. Un ministère serait dédié à la traque des contenus offensants. Il était question de lancer une cinquième chaîne inclusive, c’est-à-dire halal, réservée aux arabophones. La loi sur l’équité raciale prévoyait la fermeture de toute prison affichant unesur-proportion de détenus d’origine étrangère, avec enquête concernant les décisions judiciaires associées. Les opprimés bénéficieraient par ailleurs d’un suivi « bienveillant » et d’allègements de peine. Au quotidien, les réparations se traduiraient par un effort supplémentaire de rationnement varié et épicé, mais aussi par la recherche de « bien-être émotionnel », via des services, du matériel numérique et un meilleur accès Internet pour les populations racisées.

Ces dernières étant expressément dispensées de dons. Sur les écrans, une discussion entre un « jeune » de la Zone interdite et un ancien commissaire repenti, désormais médiateur aux affaires sociales.

« En vrai ça me fume, s’énervait le jeune. T’as vu le prix de la barrette ? »

Le fonctionnaire comprenait, promettait. Jurait que tout serait mis en œuvre…

« Vas-y sale mytho, j’ai juré ton plan il est éclaté au sol. »

C’était irrévérencieux, les éditorialistes adoraient ça. Désemparé, les larmes aux yeux, l’ancien commissaire, qui ne demandait qu’à montrer sa bonne foi, ne trouva rien de mieux que s’agenouiller, tête baissée, face à son interlocuteur, pour bredouiller des excuses. Même le jeune en fut gêné.

« Wesh respecte-toi un peu. Sah tu veux des croquettes ou quoi ? »

Fin de la séquence, retour plateau.

« La réparation sera douloureuse, mais elle est essentielle », déclara le présentateur d’un air grave, avant de relancer le débat sur l’article appelant à la « solidarité entre opprimés », objet d’une vive polémique.

« L’union intersectionnelle, c’est juste un moyen de nous minorer comme avant, déplorait une activiste. La mixité elle doit être choisie, sans mec cis, déjà. »

Un autre militant prônait la mise en avant des Noirs seuls, « toujours plus touchés et invisibilisés que les autres », alors que « même les Arabes » avaient maintenant leur chaîne de télé.

Les collectifs LGBT n’étaient pas en reste. La Pride hivernale manquée, qu’ils voulurent rattraper, venait de tourner à la catastrophe. Il fut décidé de l’organiser aux abords de la Zone interdite, pour briser les idées reçues sur l’intolérance supposée des minorés. Le thème de cette édition était la nudité. Le gouvernement délivra son autorisation, les naturistes handis et racisés ouvrirent donc le défilé en non-mixité. La parade fut violemment attaquée par des groupes de jeunes non spécifiés, avec un acharnement particulier sur les trans. Plusieurs participants furent gravement blessés, certains sodomisés avec des bouteilles brisées. Mal à l’aise, les organisateurs parlèrent d’une « incompréhension » et d’un « manque de sensibilisation. » Les médias mirent leur public en garde contre les récupérations de l’extrême droite.

Un vif conflit éclata par ailleurs entre lesbiennes et hommes « ayant transitionné », ces derniers prétendant que Zoé était trans, et d’abord l’héroïne des trans, « n’en déplaise aux personnes ayant une vulve ». « Ils essaient de nous invisibiliser ! », répliquèrent les lesbiennes racisé-e-s. On s’accordait tout de même pour déplorer l’absence de sanctions contre les riches et les Juifs, réclamées par tous les collectifs. L’humoriste Idir rappela qu’il avait dû vendre sa collection de Bentley, et que la précarité la plus grave était la mésestime systémique.

« Canceler les Blancs pour diminuer leur taux d’offense, voilà la priorité ! »

Buvard offrit à Escard un moyen de couper court à ces débats pénibles. Il détenait une photo de Vincent Gite. Prise de loin, par un capteur installé aux entrées de la ville. Ses techniciens connaissaient leur métier, et une fois agrandi et retouché, le cliché approchait le portrait-robot. Le regard paraissait froid et dur. Derrière le tueur, la gamine semblait terrifiée.

« Excellent. C’est parfait. Avec ça nous allons remettre une pièce dans la machine. »

Buvard avait attendu le dernier moment pour en informer Escard.

« Mais dites donc… Gare de Lyon. C’est en plein Paris. Il est entré dans Paris ? »

Buvard fit un sourire. Escard avait compris.

« Vous saviez. Vous saviez où il était. Et vous savez où il va. »

L’enquêteur hocha la tête.

« Préparez vos metteurs en scène, vous aurez bientôt de l’action. »

Il fallut six minutes aux quatre chaînes synoptiques pour interrompre leurs programmes et diffuser la photo de Vincent Gite, la photo de la bête, entrée dans Paris.

« Elle s’est remise en chasse, commenta un journaliste. Elle est là, dans nos murs. Comme nous le craignions tous. Quelle sera sa prochaine victime ? »

Cette photo concordait avec la diffusion d’une vidéo de mauvaise qualité, non datée, mais présentée comme « certifiée », récupérée dans les bases de données de la ville. On y voyait un homme se livrant à une sauvage agression sur un enfant, tabassé à coups de pied jusqu’à l’inconscience, et puis laissé là d’un pas tranquille. Il était impossible d’identifier l’agresseur, mais le média était formel : c’était Vincent Gite, monstre de froideur inhumaine.

La bête venait d’entrer dans Paris, et encore un peu mieux dans les esprits. Comme Escard l’espérait, on évacua aussitôt la question des lois réparatrices, pour mieux reparler de Vincent Gite – avec les mêmes intervenants.

« Je veux dire, c’est quand même quelqu’un de super problématique, commentait l’activiste de la première chaîne. Armé, homme, blanc, privilégié, hyper toxique, grave pénien, cis. Pas de masque, téma la provoc’, quoi. En mode splain-suprémaciste total, le gars. Comme toujours. C’est pas par hasard, tu vois. Et je dirais bien que c’est qu’une affaire de Blancs, mais ce type tuera des minorés apéniens en priorité. »

Au bord des larmes, un militant écologiste endossa le rôle de l’évêque de Mende.

« Nous n’en avons pas fait assez pour le très-bien-vivre-ensemble, voilà tout. Et nous voilà punis une fois de plus. Je dirais presque que nous le méritons. Vincent Gite est le fruit de notre société, de ce que nous sommes tous. Allons-nous commettre à l’infini les mêmes erreurs, et continuer à armer le bras de la haine ? »

– 21 –

Quelle âme est sans défaut ?
— Arthur Rimbaud

PARIS, LE TRENTE-DEUXIÈME JOUR,
15 HEURES.

Dans tout le pays et en particulier les beaux quartiers, les Vigilants en vinrent à imiter à peu près les gangs des cités. La tournée des maisons, l’entrée en force chez qui n’avait pas la bonté d’ouvrir. Et puis exiger des dons, repérer et piller les accapareurs et les planqués. Au besoin les battre et les humilier.

Marie-Violette, qui vivait heureuse et cachée, à l’abri du zèle citoyen, riant parfois de bon cœur aux émissions clandestines, s’attendait à une visite de ce genre. Quand la Vigilance frappa enfin à sa porte, cet après-midi-là, elle classait ses fiches et ses dessins.

« Vous avez une minute pour ouvrir, cria une voix. Après quoi on défonce. Ça vous coûtera plus cher. »

Marie-Violette s’humecta le front, toussa bruyamment, ouvrit aussitôt, un chiffon sur la bouche, et leur sortit le grand jeu. Ils étaient une dizaine, masqués, équipés de barres de fer. La jolie jeune femme se tenait le ventre d’une main, toussait encore, fébrile, les yeux mi-clos, comme à l’article de la mort.

« C’est le médecin ? fit-elle d’une voix faible, en regardant le vide. Il m’a promis qu’on viendrait me soigner. Ça fait des jours. Je n’ai plus rien à manger. »

Sa toux était rauque et profonde, comme incontrôlée.

« C’est ce qu’on va voir, fit un Vigilant en avançant.

— Attention, ne m’approchez pas. Le médecin a parlé de tuberculose. »

Le meneur s’arrêta net. Nouvelle quinte de toux. Les autres reculèrent aussitôt.

« Attendez, fit la jeune femme en sortant, comme pour les retenir. J’ai besoin d’aide ! Je veux guérir pour me rendre utile. »

Elle les écouta dévaler l’escalier. Ils s’empresseraient de la signaler pour suspicion de maladie contagieuse. En tant que privilégiée, elle n’était pas prioritaire pour les visites à domicile et le savait. Le contrediagnostic attendrait. Sa relocalisation dans le 9-3 aussi. En refermant ses verrous, elle souriait de son bon tour. Les Vigilants n’y reviendraient pas de sitôt. Pour les gangs, que la tuberculose ne suffirait à dissuader, elle prévoyait de se voiler, et de se dire forcée par son époux à porter des dispositifs anti-viol.

Comment disait Darwin, déjà ? Ce ne sont pas les plus forts qui gagnent, mais les mieux adaptés. Les plus fourbes et vicieux, en vérité.

À quelques quartiers d’ici, tel homme malingre au regard malsain le savait aussi.

Donatien était ravi. Sa campagne anti-Gite se déroulait à merveille. Il avait son pass à l’immeuble du Pouvoir, était comme chez lui au ministère des Émissions. Sa femme Olympe se disait toujours « entière » – synonyme à ses yeux d’insupportable – mais elle l’aimait de nouveau, et se montrait à ses côtés avec vanité.

Elle savait très bien qu’il la trompait comme un politicien – il rentrait tard, mentait mal et avait ce sourire idiot en lisant ses messages – mais elle s’en accommodait. C’est son pouvoir qu’elle aimait. Pour le corps et le reste, elle n’avait jamais pu. Le couple en leur monde était d’abord chose sociale, objet de représentation, pourvu que la cocue reste digne et l’adultère discret. Ils étaient d’accord là-dessus, et c’était bien la seule base de leur union.

Consolidée, certes, par tout ce qu’elle savait de ses penchants nocturnes. Largement de quoi retenir le journaliste dans sa toile, même si la cote de ce dernier venait de grimper en flèche et que plus personne – pas même Olympe – ne pouvait le traiter en serpillère de rédaction. Le chaos fit de lui un homme, le retour de l’ordre en faisait un héros. En attendant l’immanquable arrestation de Gite, il prévoyait de faire monter la sauce autour des procès, celui du colonel, et d’abord celui du sergent, qui devait débuter le jour même.

Sa proposition de loi – qualifier de « crime contre l’information » toute assertion à caractère politique n’émanant pas de médias officiels – venait d’être acceptée. Une « exception de positivité » fut cependantretenue, en accord avec la loi sur la désinformation positive, exemptant de poursuites les personnes « bien intentionnées ».

En tant que personnalité majeure des émissions, Donatien avait droit à une protection particulière, et tous ses désirs étaient satisfaits. Il se faisait livrer à domicile un abondant matériel hors de prix, des fichiers pornographiques violents saisis chez les particuliers – son péché mignon –, tous les vêtements et cosmétiques que sa femme exigeait, sans parler de victuailles devenues introuvables. Sa journée d’homme qui compte ne fut même pas ternie par cette rencontre venue tout droit de l’ancien monde. C’était au pied de son appartement. Il rentrait chez lui et cette fille l’attendait, la fille aux cheveux verts, accompagnée de quelques Albanais. Entouré de ses gorilles, Donatien dissimula sa surprise – rien ne devant surprendre l’homme de pouvoir.

« Alors ma belle, comment va ? Tu es mieux disposée à mon égard ? Tu as compris à côté de quoi tu passais ? Vous êtes bien toutes les mêmes… Je te préviens, tu devras faire tes preuves et te montrer très docile. Maintenant j’ai les moyens d’être sélectif. »

La fille eut un sourire mauvais.

« Tu sais que je sais tout de toi. Monsieur l’antiraciste qui collectionne les oreilles de Noirs. Ce serait dommage que la vérité sorte sur tout ça. »

Donatien conserva tout son détachement. D’un geste, il retint ses gardes.

« Petit chantage, hein ? Si tu veux du fric ou passer du bon temps, je suis disponible. Reviens ce soir, je serai seul. Mais sans tes chiens de garde. Je fais pas dans la zoophilie. »

Les Albanais s’écartèrent et Donatien rentra chez lui. Pauvre naïve, pensa-t-il. Où la vérité pourrait-elle bien sortir ? C’est lui qui la commandait.

– 22 –

Qui frappe les buissons
en fait sortir les serpents
— Proverbe chinois

ZONE GRISE,
LE TRENTE-DEUXIÈME JOUR, 16 HEURES.

Alice ne tenait plus, Cédric avait fini par oser. Il lui fallut trois sorties pour le trouver. Et quand il croisa cet autre contrevenant, tôt le matin, dans les rues totalement désertes – un décret confinait la totalité de la Zone grise –, son cœur battit un peu plus fort… En chaque paisible villageois, un délateur potentiel.

C’est cependant sans encombre qu’il parvint jusqu’aux rebelles. Un camp dans les bois, autour des anciens lavoirs, de la maison de l’ONF et de la cabane de chasse. Il le suspectait, entendit comme tout le monde parler de villageois disparus, sans laisser de trace. Mais il fallait le voir pour le croire. On avait ici l’eau courante, une série de cabanons chauffés au bois, quelques gars suffisamment bricoleurs pour y raccorder l’électricité. Il y avait même un médecin et une chapelle. Comme dans beaucoup de villages, l’abbé se félicitait de la ferveur renaissante de ses ouailles. Le principal problème était le même qu’ailleurs : la nourriture. Quelques rations partagées, des sacs de farine, quelques réserves gardées secrètes…

Un haut-parleur relayait le déjà célèbre émetteur numérique clandestin, qu’on disait émaner d’un puissant réseau d’ultradroite, probablement les leaders de Terra Nostra.

« Salut à tous les escarbillards, disait la voix mécanique. Vincent Gite est le frère caché de Victor Escard. Je répète. Vincent Gite est le frère caché de Victor Escard… »

Cédric se demanda s’il devait envier de telles conditions de vie. Certes, il aurait ici de quoi manger. Mais sevré de gros repas riches et sucrés, l’électricien se sentait malgré la faim bien plus lucide et déterminé.

Ici, les écrans étaient évidemment proscrits, sauf pour les quelques chefs du camp, qui disaient vouloir garder un œil sur l’ennemi. On ressassait des discours revanchards. « Si seulement les gens de ce pays avaient un peu de courage pour dire à ces petits miliciens leurs quatre vérités, on n’en serait pas là. » Et puis ils furent dénoncés. Une surveillante de l’école, voulant se venger d’un enseignant rebelle.

Les Vigilants vinrent en plein jour, relevèrent identités et QRcodes, sans dire un mot. Ils étaient une petite dizaine, pour un camp d’une soixantaine d’occupants, mais les mutins n’en menaient pas large. Le meneur des Vigilants prit la parole.

« On va agir comme des personnes intelligentes. Disons que vous vous êtes laissés abuser par de beaux parleurs. Maintenant, on va simplement vous demander de rentrer chez vous, et de ne plus en sortir. Je dois vous dire qu’il n’y aura pas de seconde chance. »

Tous s’empressèrent de reprendre leurs modestes affaires, soulagés, étonnés par cette clémence. Certains s’excusèrent en jurant n’être là que par curiosité, pour se rendre compte, éventuellement dénoncer la libération des pensées. Tous déguerpirent et rentrèrent chez eux, heureux de retrouver leurs murs. Soumission, ration, télévision…

Cédric n’était pas là quand l’événement se produisit. Il l’apprit plus tard, lors d’une tournée de la Vigilance. Il se jura alors de ne plus jamais tenter pareille aventure.

– 23 –

Le Diable s’occupe de nous,
et nous des autres.
— Proverbe espagnol

PARIS, LE TRENTE-DEUXIÈME JOUR,
17 HEURES.

Marcel s’était fait virer de la moitié des troquets de l’Est parisien. Il comptait bien continuer sur sa lancée. Chaque « point social » se devait d’être « safe », non offensant, c’est-à-dire encadré. Marcel se souvenait d’un pub, en lisière de la Zone interdite. Le Watson’s, dans la rue du même nom. En l’approchant, il aperçut des soldats du Califat, postés au bout de la rue, kalash en bandoulière. La scène avait des airs de poste-frontière…

À prudente distance, deux Vigilants surprirent une infraction sanitaire, et crurent réprimander un bourgeois inoffensif.

« Monsieur, le masque ! »

Le Maghrébin se retourna.

« Oh pardon citoyen, fit aussitôt le Vigilant en tendant sa paume vers le sol.

— Va niquer ta mère.

— Pas de souci. Vigilance et respect ! »

En contournant une carcasse de voiture, puis en longeant une ancienne école, protégée de parois blindées et ignifugées, Marcel tomba sur cet itinérant en jogging, accroupi au milieu du trottoir. Stupéfait, Marcel vit l’énorme étron tomber sur le sol. Le jeune homme le regarda, sans gêne, sans expression. Puis il se releva et remonta son pantalon.

« Je te dérange pas ? »

L’autre regarda Marcel, perplexe.« Je te demande si je te dérange pas. »

L’itinérant haussa les épaules, pour signifier qu’il ne comprenait pas.

« J’ai pas rêvé. Tu viens de chier sur mon trottoir ?

— Oui m’sieur.

— Oui m’sieur, qu’y me dit. »

L’itinérant haussa de nouveau les épaules, pour signifier cette fois que c’était sans importance. Marcel n’en revenait pas.

« Tu trouves ça normal de chier sur un trottoir ? Et ça se torche même pas. Mais d’où tu sors, merde ? »

L’itinérant semblait hésiter.

« Je demande pardon, monsieur, finit-il pas lâcher.

— Alors non. Ton pardon tu sais où tu peux te le foutre. Je pardonne rien du tout à un putain de babouin dans ton genre.

— Je demande pardon, je parle mal le français.

— Tu parles mal le français. Mais est-ce que c’est ça la question, sale enfoiré de macaque ? C’est ton excuse pour chier sur mon trottoir ? »

L’itinérant comprit que Marcel attendait une réponse.

« Je demande pardon ?

— T’as déjà vu de la merde sur un trottoir ?

— Je sais pas.

— Tu sais pas. Eh ben je vais te dire, non, t’en verras pas à part dans ton putain de pays de macaques où il y a même pas de trottoir. Et tu sais pourquoi ? Parce que personne ne chie sur les trottoirs. Ça se fait pas. De quel trou du cul tu sors pour pas savoir ça ? C’est pas ton chiotte ici, c’est pas chez toi, c’est pas ta jungle à nègres. C’est mon trottoir. C’est ma ville. C’est chez moi. Pigé ? Alors ta merde tu vas la ramasser, ou je t’assure que je te la ferai bouffer, trottoir compris. Et je mettrai ta putain de face de macaque dans un sac avec.

— Je demande pardon ? Je sais pas. »

Marcel désigna l’itinérant du doigt, montra l’étron, puis fit mine de se pencher et d’attraper quelque chose.

« Toi. Ta merde. Ramasser. »

L’itinérant eut un éclair dans les yeux.

« Ah ! Consignes sanitaires », dit-il en hochant la tête. Il se pencha, prit l’étron à pleines mains, et le jeta sur un tas de débris.

« Consignes sanitaires », répéta-t-il d’un air satisfait et entendu, en s’essuyant les mains sur son survêtement.

Marcel secoua la tête avec dégoût.

« Putain, mais qu’est-ce qui va pas chez vous ? »

Il cracha par terre, grimaça, fit un large détour pour contourner l’itinérant, puis poussa la porte du troquet. Une dizaine de clients y étaient attablés. Certains déballaient leurs rations.

« Patron, quelque chose de raide, fit Marcel en s’installant au comptoir. J’ai besoin d’oublier. »

Le patron le servit. Marcel déposa son dernier ticket sur le bar.

« L’alcool sera bientôt restreint », fit le patron.

« Oh non putain, râla Marcel. Un enfer à la fois ! »

La télévision parlait toujours de la traque de Vincent Gite.

« S’il résiste depuis si longtemps à nos meilleurs limiers, déclarait un officiel, c’est parce qu’il bénéficie de complicités. Mais nous les identifierons. Et nous serons impitoyables. »

Le colonel était présenté comme l’équivalent d’un démon, les témoignages accablants s’enchaînaient. À force de planque, des journalistes finirent par coincer la mère de Vincent Gite devant son appartement, à Saint-Tropez. Sur l’écran, une femme frêle et blafarde, terrorisée sous d’épaisses lunettes noires, hurlant qu’on lui fiche la paix avant de s’enfermer chez elle.

Marcel vida son verre. Il regarda autour de lui, approcha son tabouret d’un client en costume – probablement un employé du gouvernement.

« Hé camarade. Tu en bois une avec moi ?

— Pardon ? »

Marcel soupira en fermant les yeux, comme si toute la vie l’épuisait.

« Oui, je veux bien, se reprit l’autre.

— Ça tombe bien, fit Marcel. J’ai plus de tickets. »

La télévision leur tint lieu de conversation. La ministre de la Précarité assurait que les quartiers défavorisés seraient entièrement rénovés, en priorité et dans les plus brefs délais.

Marcel regarda son voisin, comme s’il quêtait sa réaction.

« C’est plutôt une bonne chose, non ? osa le fonctionnaire.— Ah ah qu’il est con, fit Marcel en lui donnant du coude. La rénovation, c’est un peu comme le dentifrice haleine fraîche. Tu pues de la gueule, eh ben tu pues de la gueule. Vas-y, gratte, lustre, recouvre, ça reviendra toujours chier sur les trottoirs en famille. Ah ah. Je vais te dire, heureusement pour eux qu’ils en ont, des réserves de cons comme toi. »

Pour s’en débarrasser, le fonctionnaire lui offrit pour dix tickets de bouteilles et un plat chaud. Marcel croqua dans le pain à la dinde, gorgé de jaune d’œuf et de fromage fondu.

« Mmmh. Bordel. Ça fait longtemps que j’avais pas croqué une madame. »

Marcel s’essuya de sa manche, y laissa une longue traînée jaune.

« Elles sont bien compliquées, les femmes. Alors que moi, je suis le gars tout simple. Faut pas m’emmerder, mais je viens pas chier sur ton trottoir. »

Il parlait seul. Le fonctionnaire s’était éclipsé. Le tenancier briquait ses verres, les clients regardaient le grand écran. Marcel fit soudain sa mine renfrognée, parut en plein conflit intérieur, inclina le buste, souleva la fesse, et lâcha un énorme pet.

« Enfin, chacun voit sa porte à midi. »

Un jeune serveur descendu de l’étage l’approcha.

« Monsieur désire un bain ? Dans le cadre de l’accès social, les lotions sont offertes. Et je me permets de conseiller à monsieur nos plats végé qui sont hyper sympas.

— Tu m’as pris pour un pédé ? Remets-moi plutôt ça, tu seras gentil.

— Tout de suite, monsieur. Je vais juste vous demander de remettre votre masque entre chaque consommation.

— C’est ça, j’y penserai. »

Le serveur s’éloigna.

« Et n’oublie pas d’aller te faire enculer », grogna Marcel.

À cet instant, cinq Vigilants entrèrent, reconnaissables à leurs foulards rouges noués à leur poignet, au cou ou à leur cheville – leur nouveau signe distinctif. Comme des automates, les clients et le patron tendirent la main vers le sol. Marcel ne bougea pas. Le groupe se dirigea vers le comptoir.

« Qu’est-ce que je vous sers ? demanda le tenancier. C’est la maison qui offre. »

Les Vigilants prirent chacun un verre, et exigèrent plusieurs bouteilles.

« Alors, l’ivrogne ? On est trop fatigué pour faire le signe ? »

Marcel leva les yeux. Un jeune homme frêle et acnéique, en gilet rouge.

« Qu’est-ce que tu viens de me dire ? »

Un silence. Les regards se tournèrent vers l’alcoolique. Le Vigilant hésita.

« Le signe. Je ne vous ai pas vu faire le signe. »

Marcel parut réfléchir, puis tendit son énorme majeur sous le nez du jeune homme.

« Ça va comme ça ? »

Les Vigilants se regardèrent.

« Je vais te dire, fit leur meneur, tu as de la chance qu’on ait mieux à faire. »

Ils quittèrent le bar. Le meneur s’arrêta à la porte, se tourna vers le patron.

« Vous n’avez signalé personne ces derniers jours. Il serait dommage que votre point social perde son agrément. Restons vigilants. »

La porte claqua. Un silence. Marcel regarda le patron.

« Moi aussi, j’ai droit à des bouteilles gratuites ? »

Le tenancier était en nage. À peine cinq minutes plus tard, Vincent Gite entra dans le bar à son tour, sans fusil, la fillette avec lui. Il s’installa à une table, sans un regard pour les êtres fictifs qui le peuplaient. Des types assis, misérables et impressionnables. Des spectateurs, comble du vulgaire. Ces gens n’étaient pas ses semblables. Certains le sentaient. Peut-être même que certains le reconnaissaient. Il avait sa petite notoriété.

Marcel croisa ce regard fixe, qui ne fuyait pas, ce regard perdu ailleurs dans un autre monde, comme si notre réalité n’était pas digne de sa présence. Marcel le regarda encore, lui et la gamine. Était-ce possible ? Était-ce le gars que tout le monde cherchait ?

Vincent Gite ne se cachait pas. Ça n’avait plus d’importance maintenant.

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