Guerilla – Tome 3: 16-19

– 16 –

Pour leurrer le monde, ressemble
au monde ; ressemble à l’innocente fleur,
mais sois le serpent qu’elle cache.
— Shakespeare

IMMEUBLE DU POUVOIR,
LE TRENTIÈME JOUR, 21 HEURES.

Eva Lorenzino venait de basculer dans une autre dimension. Suite à son coup d’éclat télévisé, elle était fêtée, reconnue, adoubée par le grand monde. Dans le hall de l’immeuble du Pouvoir, Escard donnait une petite soirée pour l’occasion. La première depuis les fâcheux événements. Autant dire que le joyeux gratin des survivants s’y pressait, tout heureux de se raconter de nouveau, d’afficher son importance et son esprit, tout en admirant les danseuses indigènes, « tellement charmantes ».

Il y avait là un condensé de courtisans, d’administrateurs, de journalistes, la quintessence de la haute bourgeoisie politique et culturelle. Les figures costumées de l’activisme communautaire. Les opposants d’avant, ravis de se retrouver, loin de toute mesure sanitaire. Le buffet équitable était bien fourni. Champagne et stupéfiants à discrétion. Quelques itinérants faisaient le service. Pour l’occasion, le socialisme laissait ses scrupules aux vestiaires. Pas question de gâcher ce grand exercice d’adoration de soi. Et puis rien n’interdisait de parler égalité et droits de l’Homme, entre deux bouchées. Le tout était de ne pas aller jusqu’aux revendications, question de savoir-vivre. Ainsi, quand un obscur ambassadeur tenta d’alerter Escard sur « l’état déplorable des quartiers », le chef d’État répondit par une plaisanterie.

« Vous voulez dire, encore pire qu’avant ? »

Gêné, l’ambassadeur se joignit aux rires de l’assistance, et eut le bon goût de ne pas insister.

Près de l’Utérus de verre, de telle artiste oubliée, quelques grands patrons et banquiers se disaient inquiets pour leurs anciennes affaires.

Les importants d’hier entendaient le rester. Pensaient que l’État, comme toujours, les sauverait. C’est ce que tous ici espéraient. L’essentiel était que perdure leur petit havre de puissance et de privilèges, ce monde très au-dessus du monde. On comptait sur Escard pour que ça dure.

Au buffet, près des œuvres au profit des exilés, un imam engloutissait des burgers sucrés, en louchant sur les danseuses. L’humoriste Idir improvisait des blagues misogynes au milieu d’un public féminin hilare. Donatien plastronnait, se vantant d’exploits imaginaires. Plus loin, un médiateur de La Courneuve pelota à plusieurs reprises une jeune serveuse, qui finit par fondre en larmes, et fut aussitôt renvoyée pour ce grossier manque de tact. Une autre dut s’excuser d’avoir adressé la parole à l’imam. Ce n’était pas le genre de soirées où l’on pouvait manquer de hauteur de vue.

Eva Lorenzino, chignon haut, robe rouge légèrement échancrée, n’était pas du tout à l’aise, mais Escard avait insisté. « Comédie nécessaire », disait-il. Sa femme parut brièvement, robe noire dentelée, chignon banane, glacialement hautaine, le temps d’un tour de piste élégant et remarqué, réservant à la psy son plus bel œil noir. Elle faisait une première dame idéale, Escard lui-même dut en convenir.

« Vous avez vos tickets de rationnement ? » demanda un serveur à la psy, quand elle s’empara enfin d’une navette aux légumes.

« Oh. Pardon, fit-elle, confuse. Non non, je n’en ai pas. »

Escard souriait, quelques convives s’esclaffèrent.

« Je plaisante », fit le serveur.

La psy se sentit tout à fait idiote, au milieu de tous ces gens si spirituels. Elle croqua à peine dans sa navette, et vida son verre d’une traite. Jadis, elle avait tanné son mari pour qu’il la convie enfin à une soirée de ce genre, un gala de charité, au profit d’elle ne savait quoi. La planète, peut-être. Elle adora se sentir parmi les princes de ce monde, au centre de tous les pouvoirs. Tellement de gauche, et tellement au-dessus du mortel ordinaire. Elle se flattait de paraître au bras de cet homme si puissant, même si ce dernier paraissait un peu gêné de sa présence. Puis elle sentit les mesquineries. Les regards de biais. Les sympathies exagérées. Les jeux de cour, l’intrigue et les coucheries. Les bruits mesquins, les petites phrases en apparence anodines et plaisantes, qui ne blessaient qu’après, à la réflexion. Tous ces gens qu’elle imaginait tellement supérieurs lui parurent en vérité bien petits. Vains et pervers, vils et vulgaires, sans la moindre noblesse. Les femmes se clamaient « libérées », mais semblaient au fond complètement aliénées aux exigences de leur caste, leur « émancipation » se devant prouver par tous les vices.

La psy regretta longtemps d’avoir assisté à ça, et ne voulut plus jamais suivre son mari dans le monde. Mieux valait ne pas savoir. En regardant les invités bâfrer, plaisanter et discourir sur leurs mérites et ceux de leur bienfaiteur, elle se souvint de sa fuite en hélicoptère, de la Savoie, de la France en mode survie. Tous ici n’avaient pas connu la faim. S’étaient-ils au moins un peu torchés dans leurs belles chemises en popeline ? Avaient-ils senti passer le vent du boulet ? Une vague angoisse peut-être, des frissons comme au parc d’attractions. Des anecdotes à raconter. Ça avait l’air d’aller pour eux.

En tout cas, le stress post-traumatique ne les privait pas d’appétit. Et puis cette crème de homard était excellente. Dans ce monde où elle n’était personne hier, on lui donnait du « ma chérie », on lui disait à quel point on l’admirait depuis toujours. Entre deux courbettes envieuses, elle fut abordée et ouvertement draguée par une femme se disant polyamoureuse. Elle lui adressa des clins d’œil et lui assura à plusieurs reprises avoir très bien connu son mari, en insistant lourdement sur le très bien. Une autre lui demanda un selfie. S’appelait-elle réellement Renée-Solène ? La fille d’un ministre – coupe iroquoise, frange violette et piercings en rafales – vint ensuite lui parler de la mort de Zoé.

« Bruno encore tu vois j’pouvais gérer mais Zoé ma Zoé I just can’t j’veux dire. Pas moyen. J’étais juste out of my senses, mais tellement quoi. L’envie de chialer totale quoi. »

La jeune femme se livra ensuite à une confuse diatribe sur la précarité intime, la durée de la crise correspondant « comme par hasard » à un cycle menstruel.On fit ensuite silence pour écouter la récitation d’un écolier. Sous l’œil ému des convives, le petit métis parla des vingt-sept jours, du vraiment-très-bien-vivre-ensemble, du racisme, du climat, des injustices et des malheureux qui souffraient beaucoup, puis du printemps et de la réconciliation. L’enfant soulignait fièrement par le geste et la diction les jeux de mots éculés de la justice sociale, « ostracisés », « cis-témique », comme s’ils étaient de son invention.

Derrière lui, sa mère adoptive tentait de faire taire son autre enfant, âgé de deux ans, qui répéta plusieurs fois très fort le mot « racisé ». La mère en était rouge de honte, et rougissait de plus belle en se sentant rougir. Le récitant remercia enfin Victor Escard d’avoir pris sur son temps pour sauver le monde. Le chef d’État s’empara du micro, remercia le gamin, lui promit un avenir, arbora son plus bel air concerné et eut une pensée solennelle pour tous ces pauvres gens encore livrés à la précarité, assurant que l’État jetait en ce moment même ses plus conséquents moyens dans la guerre totale faite à la misère. Les convives applaudirent, pour certains les larmes aux yeux, et reprirent d’assaut le buffet.

On critiquait vertement ces privilégiés de Français jamais contents, râlant toujours, odieux réfractaires à la justice climato-sociale. Alors qu’une éco-féministe bienveillante, qui buvait des jus healthy déconstruits, vantait l’heureuse simplicité de son mode de vie, ne se déplaçant jamais qu’à vélo, accessoirement zéro bilan carbone tu vois. Tous ses besoins pourvus par la masculinité toxique à son service, inondant sa ville ségrégée de conteneurs et camions venus du monde entier. Elle virevoltait dans sa parure équitable, fière et l’univers à ses pieds, sans comprendre qu’on puisse ne pas l’aduler.

« C’est vraiment indigne », maugréait pour la forme ce magistrat au visage luisant, en apnée tant il se gavait de petits fours, en parlant probablement de l’extrême droite. Dix jours plus tôt, cet homme respectable profitait du chaos pour violer sa belle-fille, regretter aussitôt, pleurer longtemps et s’excuser, puis la violer de nouveau.

Eva Lorenzino observait chacun de ces visages, de ces airs, de ces rires, de ces arrogances et de ces arrière-pensées. En particulier ces femmes ravies autant qu’avides, si féministes et engagées, bloquées dans leur monde parallèle, faussement concerné.À ce qu’il lui semblait, il importait d’afficher ici en toute circonstance les opinions artistiques et militantes de la plus parfaite connasse des villes, même les facultatives. « Vous avez vu cette exposition ? Quelle puissance ! »

« Je mange des cerveaux de gens comme vous tous les jours au petit déjeuner depuis vingt ans », lui avait dit le docteur Cachet. Elle en souriait intérieurement. L’alcool commençait à faire son petit effet. Si la polyconnasse y revenait, elle trouverait à qui parler. Par la force des choses, de la tension accumulée et de toutes ces coupes de champagne, après des semaines de sevrage, la psy s’abandonna peu à peu. Peut-être y avait-il aussi quelque substance dans les verres. Toujours est-il qu’elle commençait à goûter sa puissance nouvelle. Elle s’amusa d’être courtisée, de disserter avec assurance. De piquer à son tour. D’opposer à tel ou telle son indifférence, cet enfer glacé des faibles. Et puis de voir ces deux courtisanes soudain s’empoigner, renversant une partie du buffet humanitaire au passage.

Quand Donatien et d’autres moquèrent et humilièrent la femme de ménage venue ramasser, elle trouva ça très drôle. Elle était, à son tour et enfin, très au-dessus du monde. Elle était Eva Lorenzino.

– 17 –

Quand il s’agit des hommes,
il faut s’attendre à tout.
— Montherlant

ROISSY, LE TRENTE-ET-UNIÈME JOUR,
10 HEURES.

Délesté de ses armes, le capitaine Danjou conservait son uniforme, maculé de sang et de poussière. Le privilège des officiers prisonniers de guerre. Huit soldats du 11e RAMa le convoyaient entre les tentes, à travers la base éphémère de Roissy, chargée de sécuriser le trafic aérien, et l’accès nord de Paris. D’autres soldats s’écartaient sur son passage, semblant considérer le captif avec une certaine déférence. Il n’y eut pas de match. Plusieurs grenades incapacitantes tirées par les vitres brisées, une série d’éclairs blancs, puis les gaz, et puis plus rien. Danjou ne se souvenait pas du transfert vers le camp, seulement de son réveil et de sa migraine. Ses hommes étaient en vie, tous détenus sous bonne garde. On le fit entrer dans un préfabriqué. Le chef de corps était seul à son bureau. Un général d’une soixantaine d’années. Il se leva. Danjou salua par réflexe. Le capitaine semblait détaché. Il avait la ferme intention de se suicider, et savait déjà comment.

« Laissez-nous seuls. »

Sans réfléchir, les soldats quittèrent la pièce. Le capitaine se figea dans son immobilité martiale. Le général l’approcha.

« Ai-je donc sous les yeux le meneur en personne de cette sanglante révolte ? Le chef de la troupe qui à elle seule a mis la moitié de Paris à feu et à sang ? »

Danjou n’hésita pas une seconde.

« Oui, mon général. Mais l’ennemi n’était pas des plus aguerris. »

Le général resta interdit.

« J’estime avoir accompli mon devoir, dit le capitaine. Et si c’était à refaire, je m’appliquerais seulement à le faire mieux. J’en assume l’entière responsabilité, et je suis prêt à en payer le prix. »

Le général ferma enfin la bouche, fit quelques pas.

« Si seulement nos officiers étaient le quart de ce que vous êtes, ditil enfin, ce pays existerait encore. »

Danjou se tourna vers lui.

« Mon général ? »

Le vieux lui fit un large sourire.

« L’idée de sauver le pays vous hante encore ? »

Danjou souriait à son tour.

« Oui mon général.

— Très bien. Alors je vous prends sous mes ordres. »

Le chef de corps retourna s’installer à son bureau, attrapa son stylo, griffonna quelque chose avec frénésie, comme pour parapher un document officiel entérinant leur accord.

« Bien sûr, je ne peux pas mettre mes hommes sous vos ordres pour l’instant. Officiellement, vous êtes mort au combat. Nous ne sommes pas sûrs de tout le monde ici, nous devons être prudents. La Scar est partout. Vous savez, vous n’avez jamais été seul. Nous sommes nombreux à avoir suivi vos exploits. C’est exactement d’hommes comme vous et les vôtres dont nous avons besoin. »

Le général resta songeur un instant.

« Évidemment, pour l’heure, les écrans tiennent le monde. Mais le pays réel bout, notre heure approche… Et nous avons un plan. »

– 18 –

Le temps furtif vient, tourne et rôde.
Invisible autour de nos vies.
Et l’on entend glisser sa robe
Sur le sable et sur les orties.
— Henri de Régnier

ÎLE DE LA CITÉ,
LE TRENTE-ET-UNIÈME JOUR, 10 HEURES.

Eva Lorenzino venait de vomir pour la troisième fois. En peignoir, les mains agrippées aux rebords de la cuvette, elle guettait des signes de récidive. Que s’était-il passé au juste ? Elle n’avait que de vagues souvenirs du début de la soirée. Le pire n’était pas à exclure. La psy s’essuya la bouche, rejeta en arrière ses cheveux défaits, s’assit dos au mur. Son mascara avait coulé sous ses yeux, et elle eut très envie d’en griller une. Dans le salon, la première chaîne diffusait une émission dénonçant le double discours et les préjugés tenaces des « jeunes femmes blanches ». Deux gaillards de cité affables, un Maghrébin et un Noir, arpentaient l’ouest parisien sous l’œil d’une caméra. Ils abordaient des jeunes femmes, souriantes et s’appliquant à paraître très bienveillantes.

« Tu vis où ? Politiquement tu es de gauche ou de droite ? Tu aimes les racisés ? »

Curieuse, Eva Lorenzino regagna le salon, vint s’affaler devant l’écran. Les jeunes femmes étaient des beaux quartiers, toujours de gauche et aimaient « carrément » les racisés. Elles pensaient sans exception que la diversité était une chance et adoreraient vivre dans le 9-3.

« Si je te dis qu’on a un plan pour t’y installer tout de suite, demanda l’intervieweur, tu accepterais ? »

Et toutes les jeunes femmes ainsi piégées ne pouvaient contenir leur gêne, se confondant en excuses. « Pas tout de suite, ma mère est malade, je ne peux pas laisser mon appart, j’ai mon copain… »

« De quoi as-tu peur ? demandait perfidement l’intervieweur, en jetant un coup d’œil à la caméra. Tu as dit que tu adorerais. Ce n’est pas vraiment une chance en fin de compte ? »

Malaise. Retour plateau. Le public huait les jeunes femmes. Le présentateur parla gravement d’un « édifiant racisme insidieux », « allant de pair avec la difficulté de féminiser ces territoires. »

Eva Lorenzino changea de chaîne, se mit un oreiller sur la tête et tenta de se rendormir.

Victor Escard avait lui aussi passé une mauvaise nuit. Ses angoisses revenaient. Il se connaissait deux habiletés instinctives primordiales : déceler les failles de ses semblables, et les signes d’emmerdes à venir. La situation le préoccupait. Oui, il tenait le pays, plus que quiconque avant lui. Les califats garantissaient la stabilité des banlieues. Mais les rapports alarmants se multipliaient. Pénuries, trafics, tensions, attaques de convois de rationnement, révoltes matées. La Vigilance allait trop loin, et ne se trouvait pas de frein. On évoquait une « religiosité » importante, l’apparition de sectes et de communautés secrètes. En vertu d’un précepte biblique, accommodé à la sauce wokiste, certains Vigilants ultras se perçaient l’œil droit, pour « ne pas qu’il les compromette ».

La quatrième chaîne de la télé d’État, la seule diffusant des débats en direct, avait connu sa première fausse note. Un acteur de seconde zone – ayant déjà fait polémique par son refus de tourner une scène d’amour homosexuelle – s’était lancé dans une violente diatribe contre la « dictature ». Il disparut des radars sous les cris indignés, devenant en quelques heures un épouvantail d’extrême droite, puis une créature sans avenir ni souvenir. Il n’y aurait plus d’émissions en direct. Mais une telle audace était significative.

« Certains ont pris goût à la dure liberté, analysait Escard en conseil restreint. À la pauvreté totale qui en est le signe sacré. C’est un effet imprévu du chaos : certains se sont endurcis. Ont trouvé à leur vie sauvage et précaire un sens qu’elle n’avait plus. »

La télévision d’État ne parlait pas non plus de la situation internationale. La deuxième guerre civile aux États-Unis, Berlin rançonné par Ankara, l’essor toujours plus agressif de la Chine. L’échec retentissant du Wakanda, cette cité-État africaine réservée à la diaspora noire, conçue par les meilleurs architectes, financée par le progressisme mondial et ses plus grands philanthropes. Il fallut un an pour qu’elle devienne un dépotoir où régnaient la corruption, le trafic, les rites cannibales et les guerres interethniques.

La crise monétaire déstabilisait l’UE. Le régime d’Escard manquait de fonds pour importer les biens de première nécessité. Les « dons » se tarissaient. La capacité de remboursement du pays jugée nulle, les banques ne prêtaient plus. L’inflation était démentielle. L’opinion internationale se montrait de plus en plus sceptique à l’égard de la nouvelle France. Les flux de « marcheurs » étrangers venus y chercher l’écofraternité s’étaient taris. La Chine fournissait l’essentiel du ravitaillement, en échange d’obligations secrètes et massives. Tout le trésor de la France y passerait. L’énergie nucléaire, bien qu’en partie démantelée par les écologistes lors de la dernière cohabitation, permettait encore l’alimentation minimale des foyers, pour le chauffage et la télévision. Escard hésitait à relancer l’économie, au moins les secteurs les plus productifs. Un terrible aveu d’échec…

En attendant, il bradait le patrimoine national à des acheteurs chinois, fit interdire la détention de cryptomonnaies, confisquait l’or des particuliers. Quelques conseillers lui suggéraient d’annexer Monaco et le Luxembourg, pour aller chercher les privilégiés et leur argent « partout où ils se trouvaient ». Tous les moyens n’étaient-ils pas bons pour financer la justice sociale ? D’autres pensaient que de telles solutions ne seraient que temporaires, que la révolution devait se payer elle-même, qu’il valait mieux accroître la pression sur le rationnement puis relancer l’agriculture, sans oublier l’effort de propagande.

Escard écoutait le bruit du sable s’écoulant dans le verre. Le chant des dunes. La rumeur du monde… Ce temps, impitoyable, qui changerait tout en désert. Depuis son enfance, la voix des sables berçait chacun de ses silences. Il n’était pas satisfait par ce sablier-là. Ce n’était pas le sien. Le sien était cassé, son sable rare perdu, volatilisé dans Vincennes.

Un peu partout dans la Zone grise, on commençait à se parler discrètement, à braver les interdits. Un émetteur numérique clandestin, que l’on pouvait suivre depuis n’importe quel smartphone, diffusait des messages provocateurs, hostiles au régime. « L’écran ment, répétait sa voix mécanique. L’écran est au tyran. » La tension entre Vigilants et citoyens harcelés prenait des proportions inquiétantes. Cédric rapportait à Alice tout ce qui se murmurait autour du point de rationnement. Il se disait qu’un Vigilant s’était fait tabasser devant chez lui, et tous craignaient des représailles. On parlait de disparitions. Personne n’avait revu le boucher.

« Ils les ont enlevés », assura une vieille dame. D’autres pensaient que les disparus avaient pris le maquis, et formaient une communauté secrète, tout près d’ici. Mais il y avait partout des battues, des patrouilles citoyennes. Le jeu semblait risqué…

Les Vigilants n’étaient revenus qu’une seule fois chez Alice et Cédric, et leur visite tourna court après que l’un d’entre eux, mal inspiré, qualifia l’électricien de « connard ».

« Dis donc le pénien, le reprit aussitôt une Vigilante. Bien l’oppression ? Le con est le sexe de la femme. Tu as un problème avec ça ? Tu trouves que c’est dégradant ? »

L’autre s’écrasa et bafouilla des excuses.

« Tu sais ce qu’ils te disent, les péniens ? intervint le trans du groupe.

— Toi le transidentitaire, ta gueule ! »

Il fallut plusieurs de leurs camarades pour les séparer, et tenter une conciliation. Tous convinrent de faire leur signe, paume vers le bas et haine dans les yeux. L’ambiance en avait pris un coup, et ils quittèrent les lieux.

« Plus ils sont méfiants, plus ils seront méchants, disait un voisin. Il faudrait se révolter tous ensemble, marcher sur Paris, tout foutre en l’air. »

Mais les accès de la capitale étaient coupés par l’armée, et la population ne pouvait se concerter, s’organiser.

« Ça c’est sûr, avait encore dit le voisin, pour se révolter il faudrait qu’on se parle, et plus on se parle, plus on prend le risque d’être dénoncés. Et tant qu’il y a la télé et encore un peu à bouffer, les gens ne bougeront pas. »

Escard avait décidé d’augmenter la pression. Il exigea la tenue rapide du procès du colonel, mais aussi de ce sergent du 2e REP et de sa complice.

« L’affaire Gite retombe, lança-t-il à Buvard. Il faut relancer le feuilleton. Je peux avancer les procès, mais le gros poisson, c’est Gite, et c’est à vous de jouer. Il me le faut. Et en attendant, il me faut au moins une photo de lui.

— Je comprends, répondit Buvard. Ça ne devrait plus tarder maintenant. »

L’enquêteur ne chômait pas. La Scar venait de retrouver la ferme ayant servi de base à Gite, à une cinquantaine de kilomètres au sud de Paris, pour préparer l’attentat de Vincennes. Tous les relevés étaient formels : il était seul. Il avait éliminé le propriétaire, et réalisé en une vingtaine de jours un travail de titan. Le mélange dans une benne agricole d’une quinzaine de tonnes de nitrate d’ammonium, sous forme d’engrais préalablement pilé, à mille litres de fioul. La carcasse d’une grenade non explosée, retrouvée dans les décombres de l’Assemblée, renseigna les enquêteurs sur le détonateur employé. Le seuil d’explosivité de l’ANFO collait tout juste avec ce type de grenade.

Buvard en était convaincu, Gite ne tarderait pas à se manifester. Là où il le voulait. Dehors errait quelque part cet homme, rêvant de grandeur et de légende, de rivage lointain et du visage d’Agamemnon. C’était Achille sans Troie. Il n’allait pas se cacher, il n’attendrait pas. Il irait vers le sang. Il ferait sa guerre, seul, sans frères et sans ordres.

– 19 –

Ne jamais entrer dans le pacte des villes
Que l’homme a fait
avec les animaux serviles.
— Alfred de Vigny

PARIS, LE TRENTE-DEUXIÈME JOUR,
MIDI.

Vincent Gite, la fillette et le berger australien, seuls et trempés, dans le silence de la ville désolée. Un ciel de mercure, la pluie cravachant le sol. Face à eux, les voies ferrées menant à Gare de Lyon.

« Tu te souviens de l’histoire de la bête du Gévaudan ? » La fillette hocha la tête.

« En décembre 1764, un aveugle est arrivé à Mende, aux portes de la cité sainte. Il criait à la bête. La ville était terrorisée. On parlait de punition divine. On pensait que la bête charmait le feu, résistait aux balles. Qu’elle était immortelle. Pour l’évêque, Dieu en personne la dirigeait, pour exécuter les arrêts de mort rendus par sa justice. Mais jamais la bête n’osa entrer dans cette ville.

— Tu ne m’as pas raconté la suite. Le chasseur du roi.

— Je vais te raconter. D’abord, j’ai une course à faire. »

Ils s’engagèrent sous le pont du périphérique, englué de véhicules à l’abandon, pour la plupart incendiés et désossés. Museau fourré dans un sac de détritus, le chien releva vivement la tête. Il regarda du côté de Vincent Gite, comme inquiet, frappé d’un mauvais présage. Le tueur venait de passer sous le pont. La bête venait d’entrer dans Paris. La ville à cet endroit concentrait les ruines du premier califat.

Jadis Picpus, aujourd’hui décombres, infestés de gangs et de survivants. C’était la Zone interdite. Les restes du paradis non mixte et « racialement équitable » de l’Apartheid positif. Un No White’s landdevenu bidonville. La plupart des commerces étaient fermés, presque tous pillés. « Propriétaire noir », signalait un café. « Infidèle, passe ton chemin », proclamait la vitrine d’un bar à chicha « inclusif ». Plus loin, un salon de coiffure incendié et souillé de déjections indiquait refuser les « binaires de droite ». L’Institut Brigitte M. rappelait l’époque des assistantes sexuelles, remplacée aujourd’hui par un pur esclavage. Un local associatif « BLM » affichait sur sa devanture barricadée les dernières applications pour trouver des médecins « safe ». L’inscription « ACAB – Ici vit un ancien flic » barrait une porte d’immeuble forcée. Dans le quartier, plus personne ne prenait le risque d’effacer les tags « Mort aux Juifs ».

Les rations se distribuaient au pied de la statue Floyd, en vertu d’une « prime au faciès » décrétée par les associations. Les racisés passaient les premiers, et étaient mieux dotés – sauf les Asiatiques, considérés comme des « collabos » par la Commission des réparations. Une vieille dame qui soignait son fils malade, sans pouvoir le prouver, se grima en noire en espérant lui ramener à manger. Démasquée dans les rangs, elle fut insultée, humiliée, puis déshabillée et tabassée, le visage poudré de farine. La privilégiée rentra chez elle, tremblante et nue, couverte d’ecchymoses. En vertu des fameuses « compensations vexatoires », il était banal de voir les Blancs humiliés et corrigés par les racisés. Au même endroit, et parce qu’il se mouchait dans un Kleenex, un plaquiste fut traité de bourgeois et tabassé.

Certains prirent l’habitude de se vêtir d’un niqab, pour éviter les agressions. Rares étaient ceux qui osaient les contrôler. Le mieux restait carrément de se convertir. Ici, les patrouilles militaires faisaient figure d’exception, et les Vigilants ne mettaient plus les pieds.

Bien leur en prenait. Malgré les dotations considérables, les jeunes étaient mécontents. Les clients de la drogue se faisaient rares. Il n’y avait plus rien à racketter chez les quelques commerçants non convertis. Pas un seul appartement privé n’avait échappé au pillage. Quand les habitants n’ouvraient pas spontanément, la bande de Picpus s’attaquait aux portes blindées, à coups de masse. Elles ne résistaient qu’une vingtaine de minutes. Chaque appartement recelait son lot de surprises. De la nourriture, du matériel à troquer, parfois de la came et des femmes. Les habitants qui n’ouvraient pas étaient battus, ceux qui se défendaient massacrés.

Il restait bien deux ou trois bistrots, pour le salut social, mais tous grouillaient de mouchards, et ne fonctionnaient plus qu’aux tickets de consommation, un trafic trop peu lucratif. Les jeunes s’en plaignaient aux imams, exigeaient leurs audios et boissons préférées, le renouvellement de leurs smartphones. Une rivalité religieuse préoccupante se faisait jour entre l’Église africaine de France, un culte schismatique né au Bénin, et le Califat de Seine-Saint-Denis. Ces dernières années, les curés traditionnels furent chassés, l’Église africaine s’appropria les cathédrales, et on observa une sorte de cohabitation tacite avec l’islam. Un « bel exemple d’union entre opprimés », s’était félicité Bruno Fourier. Les vingt-sept jours firent éclater cette concorde. Les évangélistes accusèrent les musulmans d’être plus aidés qu’eux, et inversement. L’État marchait sur des œufs.

Lors d’un récent prêche, un imam désigna les chrétiens comme responsables de l’envoûtement massif des immeubles. Les règlements de compte étaient courants. Dans le doute, les Blancs isolés sans signes religieux distinctifs restaient les proies favorites de tout ce beau monde.

« Nyama ! Nyama ! »

La gamine s’immobilisa. Gite leva son arme.

Un homme blanc, torse-nu, masqué, déboula du coin de la rue. Il était gros, paniqué, à bout de souffle. Quatre jeunes malawites le poursuivaient, armés d’ustensiles de jardinage.

« Moi ! Moi ! » hurlait le gros, en tendant sa paume contre le sol.

Les autres dansaient comme des hyènes autour de leur proie.

« Moi », cria encore le gros en se retournant vers eux, mais il trébucha et tomba de tout son long. Un jeune poussa un cri de joie.

Le « fauteuil-challenge » consistait à mettre un homme au sol, puis à tenter de le paralyser d’un coup de machette ou de binette sur le rachis cervical, en lui faisant sauter quelques vertèbres. Plus on avait de tétraplégiques à son actif, plus on gagnait de ses pairs un certain respect. Et ainsi les Blancs étaient ramenés à leur niveau de reptiles, comme la revanche d’une certaine ségrégation systémique.

« Moi ! » continuait à hurler le gros, désespéré, comme une tortue sur le dos.

Tout allait donc pour le mieux, jusqu’à ce que les justiciers virent venir à eux cet homme et cette gamine. Ils imaginèrent lui régler son compte, mais cet homme était armé d’un fusil à pompe. Ils envisagèrent de l’ignorer, mais cet homme s’appelait Vincent Gite. Ils sentirent en lui quelque chose. Il n’y eut pas de confrontation. Des regards vides, une main retenant un bras. Un pas en arrière, et puis une fuite en règle.

Au sol, le gros pleurnichait sous son masque, en se cachant les yeux. Sa chair violacée tressautait sous lui. Il abjurait ses fautes et remerciait ses agresseurs de l’humilier. Quand il ouvrit enfin les yeux, qu’il vit Gite et la fillette, il se releva précipitamment, rajusta son masque, fit encore le signe de ralliement des Vigilants, bredouilla que ce n’était rien du tout et s’en alla à petites foulées.

Guérilla le regarda disparaître.

« Pourquoi ce sont souvent des Noirs qui attaquent des Blancs ?

— C’est social, répondit Gite avec une ironie qu’elle ne pouvait saisir. Ils sont oppressés par le racisme systémique.

— J’en étais sûre », fit la gamine.

Comme tout le monde, elle était devenue spontanément antiraciste après quelques années d’Éducation citoyenne ponctuée d’une visite au musée des Crimes de l’assimilation. Sans oublier Peluche noire, son dessin animé favori, dénonçant le manque d’inclusivité d’ours blancs odieux et suprémacistes.

Gite renonça à corriger cet enfant qu’il pensait comme son pays perdu pour la vie.

Ils étaient seuls de nouveau, si l’on exceptait les quelques camés avachis le long des murs. L’un d’eux tripant tellement qu’il souriait aux rats lui bouffant le pied.

« Mon papa a été attaqué aussi. Il s’est laissé faire. Pourquoi les messieurs qu’on attaque ils se laissent toujours faire ?

— Thanatose. C’est la stratégie de certains animaux. Ils font semblant d’être morts, et parfois on les laisse tranquilles. Mais ça ne marche pas avec toutes les espèces. »

Le berger australien accourut, fit la fête à la gamine.

« Si ça ne marche pas, pourquoi ils le font ?

— Peut-être parce qu’ils sont déjà morts. »

La fillette le regarda sans comprendre.

« La ville, c’est le nid des lâches, le refuge d’une espèce d’homme aux émotions assises. Des insectes d’écran, prêts à tout pour éviter que le sang coule. Ils passent leur temps à fuir. Ils s’inventent des vies. Mais le réel les consume. Ils en ont mal au ventre, ils suent, ils se nient, se torturent l’esprit. Ils se vident ainsi, de l’intérieur, de toute substance vitale.

— Mais ce monsieur, il n’avait fait de mal à personne.

— Personne n’est innocent, petite. Et sûrement pas lui. »

Deux rues plus loin, Gite et la fillette débouchèrent sur l’écoboulevard Hugo Clément. Sur le pavé, une pluie faible étincelait au soleil. À tout moment, le tueur s’attendait à tomber sur une embuscade, de flics, ou de soldats. Il était prêt à livrer son dernier combat. Bien lui en prenait. Cet homme tout juste sauvé par eux venait de donner leur signalement détaillé à une patrouille militaire. Ici les lieux semblaient plus calmes. Il y avait même quelques promeneurs. Gite approcha un homme, qui le prit pour un de ses semblables, et lui indiqua son chemin.

Et cet être accompagné de cette fillette s’enfonça plus avant dans la ville ennemie. Cet être ne croyait plus en aucun dieu, en aucun philosophe, en aucune théorie. Il avait tué en lui l’homme domestique.

Celui des champs de blé, de l’esclavage et des charrues. Celui des places de sable et des mortiers. Il avait renoncé au soleil, aux mathématiques, à la cité. Il avait renoncé à la culture, à la parole, au rire et aux écrits. Il était revenu à son terrain de bête. La forêt, les brumes, les odeurs, les pierres et les ombres. Couper le bois, chasser le chevreuil, tuer le poisson. La lutte préhistorique du temps contre le vent. De la roche contre les chairs. Panser sa main, sécher ses vêtements, se sentir mourir de froid. La vie, la vraie.

« Les enfants, ils sont innocents ? » demanda la fillette.

Gite fit quelque pas.

« Les enfants… Tu les connais pourtant. À la récréation, jamais vicieux, jamais cruels ? »

Guérilla garda le silence. Repensa à la vilénie perverse de ses « meilleures copines ». À ces deux garçons qui la harcelaient. L’un n’arrêtant pas de lui montrer des vidéos pornographiques violentes. La directrice convoqua les parents de la fillette, pour l’accuser devant eux de « chercher à attirer l’attention », en « s’inventant des petits scandales ». Chez la vieille dame, Guérilla avait entendu dire que l’école redeviendrait partout obligatoire, sous peine de prison.

Mais cet homme avec qui elle cheminait s’en fichait.Il était l’évadé du parc humain. Il avait longtemps patienté, à l’écart, dans l’ombre de sa folie, à la recherche d’un carnage à sa hauteur. Et le voilà qui revenait, avec la mort et le chaos. Il revenait à la ville, cette capitale qu’il voulait détruire, cette Cité de Tolérance se protégeant comme nulle autre au monde. Il y observait ces hommes hyéniformes, masqués, codés, stériles, à demi terrés dans leurs sas blindés, ces êtres de postures, de bienveillance carillonnée. Tous, prêts à dénoncer depuis leur tanière numérique, contre une bouffée de reconnaissance, un instant de répit. Tous, cherchant par tous les moyens à s’oublier, à faire d’eux des copies sociales un peu plus appliquées, des avatars humains toujours plus suiveurs et plus vains.

Gite voulut jadis faire sien le précepte de Léonard : « Respecte ce qui vit. » Mais cette fière devise s’effondra à la rencontre de ces hommes, incarnant par eux-mêmes le plus total irrespect de la vie.

« Et les animaux ?

— Ils font ce qu’ils ont à faire. S’ils étaient innocents, ils ne seraient plus là.

— Même les chiens ?

— Les chiens sont des propriétés. Ils ont renoncé à vivre pour être bien nourris et protégés. Leur peur de mourir et de manquer est devenue terreur de la liberté. S’il y a un innocent sur cette Terre, voilà exactement ce qu’il est. Un criminel contre soi. Et voilà ce que sont ceux qui peuplent cette ville, et qui se prennent pour des hommes. »

Gite avait décidé de détruire ce monde.

Et tant qu’il ne tomberait pas il reviendrait encore, lui, ses instincts paléolithiques, sa haine placentaire, en expansion comme l’univers. Il marchait maintenant dans cette ville, comme une âme perdue à la lisière des enfers. Comme un aigle noir volant à l’avant-garde des événements.

Le présage d’une dernière et titanesque bataille.

 

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