Guerilla – Tome 3: 13-15

– 13 –

Fondé sur la peur de la violence,
l’ordre crée lui-même à nouveau
peur et violence.
— Wolfgang Sofsky

ZONE GRISE, LE TRENTIÈME JOUR,
14 HEURES.

C’était une belle journée. La neige fondait au soleil. Le père Létang venait d’enterrer son fils. Quelques heures plus tôt, les chasseurs du village retrouvaient le corps, au fond des bois, marqué par les chiens. Salement mutilé. L’un d’eux reconnut Justin, à ses vêtements. Ils se rendirent directement chez ses parents. « On l’a retrouvé. » Le père se leva, hocha simplement la tête. La mère se mit à hurler. Le père décida d’aller l’enterrer, sur place. Seul. Sa femme n’en aurait pas eu la force. Justin avait dû errer longtemps dans les bois, et on l’avait tué. Le crâne pulvérisé, ses restes lapés et mangés par des bêtes. Pas très loin des chemins forestiers, encore rabotés par les engins de débardage.

Le père Létang fit seul son devoir, loin de tout, dans un drame sans témoin ni parole. Il ne saurait jamais qui avait fait ça, ni pourquoi, et avec un tel acharnement. Il resta un instant à méditer face à la tombe de fortune, dissimulée sous des branchages, puis il s’éloigna. Pour des raisons sanitaires, le régime interdisait les obsèques publiques. Des fossoyeurs en combinaison de protection se chargeaient maintenant du relevage des corps, de leur identification, et de leur incinération sans délai.

La mort de Justin Létang, éleveur recherché pour violences avec arme par destination, serait à jamais ignorée des autorités. Un « disparu » parmi des centaines de milliers d’autres. La pelle surl’épaule, de son pas rendu lent par sa hanche, le père Létang traversa un gagnage, marcha le long des marais. Il avait cessé de vivre depuis la disparition de son fils. Depuis ce moment où le feu, la peur et la faim redevinrent les seules choses unissant les hommes. Il fut, lui, parfaitement indifférent à ce monde qui s’écroulait, comme s’il ne le concernait plus. Comme si sa conscience venait tout bas de l’avertir qu’il vivait son dernier hiver.

En regagnant le village, il tomba sur un attroupement de Vigilants. Des jeunes, la plupart lycéens, venus de la ville voisine. On murmura en le regardant. N’était-ce pas le père du gars qui avait attaqué le camp de réfugiés ? Celui qu’on recherchait partout ?

Un comité de Vigilants avait imaginé le geste que se devait d’adopter tout bon citoyen pour signifier sa honte de coupable. Il fallait tendre la main droite au niveau de la hanche, paume à plat vers le sol, pour montrer sa petitesse, et déclarer simplement « moi ». Les groupes de Vigilants se mirent à exiger ce signe. L’ignorer devenait prétexte à un passage à tabac en règle.

« Hé, le vieux ! Le signe ? »

Le père Létang ne savait pas de quoi on lui parlait.

Les Vigilants se regardèrent, échangeant des sourires. Ils avaient face à eux l’archétype du vieux mâle blanc privilégié de la pire époque, celle du racisme systémique débridé, indifférent à l’injustice. Oppresseur né, probablement chasseur, exploiteur de souffrance animale, propriétaire d’une voiture à essence. Sans aucun doute hétérosexuel non fluide.

« Où il va comme ça, le pépé ? Il est au courant des mesures sanitaires ? Et qu’est-ce qu’il fait avec sa pelle ? »

Le père Létang ne répondit rien. Il avait trop perdu d’illusions pour s’offusquer de la manière dont les jeunes traitaient les vieux.

« On lui fait sa fête ? » demanda un étudiant en arts du spectacle.

Le vieillard l’entendit, et il brandit aussitôt sa pelle à deux mains. Les Vigilants hésitèrent. Ils étaient à vingt contre un. Mais le vieux ne tremblait pas. Il avait l’œil clair et la main sûre. Le caractère hasardeux des pères qui ont perdu leur unique fils. Il était prêt, et eux ne l’étaient pas.

Personne ne bougea, le vieux passa son chemin. La Vigilance avait faim de lynchages, mais elle était encore jeune. Cette lâcheté même faisait toute la force des suiveurs et des envieux revanchards. Elle était l’énergie inépuisable du mal, qu’ils changeraient en zèle, en vexations et en milliers d’abus de leur micro-pouvoir.

Rentré chez lui, le père Létang n’était pas plus triste, ni plus heureux. Un jour, ces gens le retrouveraient, entreraient en force dans son salon. Peut-être qu’on torturerait sa femme et son chien, et qu’on s’amuserait de leur mise à mort. Ça n’avait pas d’importance. Cette vie n’était plus pour lui.

Via ses médias, le nouveau gouvernement excitait habilement les ligues d’épuration. L’antifascisme permettait aux jeunes mâles blancs culpabilisés de recréer des groupes tribaux et violents, la bonne conscience en plus – les risques en moins. On offrirait postes et honneurs aux meneurs les plus en vue. Digérer les ambitions par la corruption publique était une vieille et efficace habitude de l’État.

Dans tout le pays, les survivants de la Zone grise étaient confinés chez eux, interdits de déplacements, livrés à la télévision et au redressement citoyen, coupés des grandes villes par des kilomètres de véhicules abandonnés, qu’on avait décidé de laisser là, pour empêcher tout exode des campagnes vers les centres urbains. Des convois militaires allaient de village en village, y stationnant parfois quelques heures, bien en vue de tous. Pour rassurer, autant qu’intimider. Façon de signifier à la plèbe qu’un manque de Vigilance pourrait lui valoir des ennuis d’un tout autre calibre.

Aux points de rationnement, les choses s’organisaient peu à peu. Cédric y fut reçu par une préposée très désagréable, chargée d’une « meilleure évaluation des besoins particuliers ».

« Métier exercé ? fit-elle sans lever les yeux de ses fiches.

— Chômage technique », répondit Cédric.

Elle le fusilla du regard.

« Avant. Vous faisiez quoi avant ?

— Électricien. »

Elle cocha une case, le stylo manquant de perforer le papier.

« Vous êtes donc travailleur, propriétaire, marié et père. Bien. Remplissez ça. »

Elle glissa un questionnaire devant lui. On lui demandait si oui ou non il avait des addictions, un passif psy ou judiciaire, un handicap ou un surpoids, s’il était joueur ou endetté, divorcé, bénéficiaire d’aidessociales – si oui, lesquelles –, et si enfin il appartenait à une minorité, religieuse, raciale, sexuelle ou autre – si oui, précisez.

Cédric cocha non partout. On le fit entrer dans un petit barnum, où un médecin l’examina sommairement, lui fit passer un court test psychotechnique, puis lui demanda de patienter. Cédric entendit les médecins discuter entre eux. Ils se disaient débordés par une épidémie de brûlures de nourrissons. Un spot gouvernemental préconisait de faire bouillir l’eau pour laver les bébés, afin d’éliminer les bactéries. Beaucoup de parents n’avaient pas compris qu’il fallait attendre que l’eau refroidisse avant de les immerger, s’indignaient que le clip ne le précise pas et exigeaient des dédommagements.

On délivra enfin à Cédric un récépissé et un nouveau code de rationnement. En le comparant à celui d’autres villageois, il constata qu’il se retrouvait tout en bas de la liste, parmi les derniers servis. Il comprit aussitôt son erreur : les questions servaient à prioriser les « opprimés », dans le cadre de la politique de réparations du régime.

En tant qu’intellectuel non racisé en situation de paternité monoraciale hétéronormée, issu d’une situation « aisée », ne souffrant aucune violence ou injustice sociale répertoriée, il était définitivement suspect et archi-privilégié. De manière générale, les travailleurs blancs sans histoire, de la classe moyenne, ne partaient pas gagnants. Une itinérante passée juste derrière lui décrocha en revanche le gros lot. Débilité légère, schizophrénie, addictions multiples, casier judiciaire fourni, plusieurs enfants de pères différents… Elle serait désormais servie en priorité, bénéficiant de dotations de confort saisies chez divers suspects, alcool, stupéfiants thérapeutiques, biens numériques récréatifs, etc.

Chez l’électricien et sa compagne, famille déjà fichée comme monoraciale et réfractaire, les Vigilants revinrent à deux reprises. La deuxième fois, pour la collecte de liquidités et d’objets de valeur – et encore humilier Alice en lui faisant des avances. Cédric connaissait le signe. Il tendit sa paume très bas près du sol. Mais cette marque de soumission renforçait l’ardeur des inquisiteurs…

La troisième fois, ils demandèrent pourquoi la télévision n’était pas allumée. Les compteurs électriques détectaient de tels comportements, jugés anticitoyens, immédiatement signalés aux comités de Vigilance. Ça leur valut uninterrogatoire en règle. Des questions intrusives, tendancieuses, et l’occupation prolongée de leur maison.

« Avez-vous des amis homosexuels ? Racisés ? Que cachez-vous ? Que pensez-vous de l’effort social ? Combien avez-vous donné ? Comment avez-vous survécu ? »

Cette fois-ci, les Vigilants s’étaient renseignés.

« Sur votre navigateur, vous avez tapé “abus vigilants”. Dans quel but au juste ? »

Un autre agita devant Alice un dossier médical.

« Elle a recouru à une PMA la petite dame ? »

Alice hocha la tête.

Le Vigilant examinait le bébé qu’elle portait.

« Il est bien blanc, ce petit. On jurerait qu’il va chanter le HorstWessel-Lied. Ne me dis pas que tu as procréé via des gamètes non racisés ? »

Alice n’en revenait pas.

« Mais… Il s’agissait des gamètes de mon compagnon.

— Et tu penses que ses gènes sont meilleurs que ceux d’un autre ? »

Bouche bée, Alice ne sut que répondre.

« En somme, tu juges légitime de reconduire la domination blanche ? »

On fouilla partout, on défit le lit. L’un d’eux fit même mine de renifler les draps. Un autre brisa et piétina le crucifix d’Alice. Trois hommes emmenèrent Cédric dans les toilettes, lui appuyèrent le visage dans la cuvette.

« Alors dis-moi, le mâle alpha. Tu pisses sur la faïence, ou dans l’eau ? Un peu en oblique ? Tu m’as tout l’air d’être du genre à pisser directement dans l’eau. Il faut être sûr de soi, dominateur, pour pisser dans l’eau. Sans gêne, hein ? Pas vrai ? J’ai pas raison ? Réponds ! »

Pour la première fois, Alice craqua, éclata en sanglots. Cédric tremblait de rage et d’impuissance. On leur fit bien comprendre que « signalés » par deux fois, ils seraient à jamais suspects. Leur sort appartenait à la Vigilance. La propriété privée n’existait plus. La liberté de conscience pas davantage. Nul ne savait jusqu’où pourrait aller la correction citoyenne. Lors du dernier rationnement, un Vigilant confisqua la part de Cédric. L’électricien ne mangeait plus, réservait tout à la jeune femme, qui nourrissait leur bébé.

De telles scènes se reproduisirent partout. Ainsi que l’écrivit Gustave Le Bon, et comme Escard aimait à le répéter, un dictateur n’est qu’une fiction. « Son pouvoir se dissémine en réalité entre de nombreux sous-dictateurs anonymes et irresponsables dont la tyrannie et la corruption deviennent bientôt insupportables. » Le Bon avait raison, Escard le comprit très tôt, et tout bourreau le sait : amener la multitude à l’insécurité psychologique, en régnant sur ses peurs autant que ses plaisirs, c’est l’amener à dépendre entièrement du maître, à changer chaque instant de répit en reconnaissance, à aller chaque jour vers une soumission plus parfaite et démonstrative. Il fallait faire montre de tout son enthousiasme citoyen. Dénoncer avant de l’être, dénoncer qui ne dénonçait pas. Faire de l’envie sadique et vengeresse une vertu. Ainsi l’on compensait frustration et impuissance. Ainsi l’on sauvait sa fierté. On pouvait haïr violemment et sans complexe, pourvu qu’on le fasse au nom de la lutte contre la haine. On pouvait se montrer mesquin, vil, malhonnête ou cruel, et c’était même recommandé, du moment que l’on restait moral. C’est-à-dire seulement obsédé par le contrôle de ses pairs et de ses propres pensées.

Voilà tout ce qui comptait. Au point qu’on assistait à de violents accrochages entre Vigilants et Conciliants, Minorés et Mémoriels, les uns suspectant les autres de ne pas en faire assez, de prendre la place des racisés, de faire le jeu de l’extrême droite, etc.

Assis devant leur télé – désormais allumée jour et nuit –, Alice et Cédric regardaient la sixième rediffusion d’un reportage mettant en scène Twaalf Kogels, évoquant la situation mondiale, les troubles aux États-Unis, en Grande-Bretagne, en Allemagne. « L’extrême danger » représenté en Italie par ce populiste florentin, homosexuel revendiqué, tribun sceptique et très populaire. Kogels prédisait que la nouvelle Révolution française aurait d’inévitables répercussions planétaires.

« Nous sommes le phare du monde, déclara Victor Escard lors d’un discours officiel. Les pionniers de la grande révolution sociale que nous appelions de nos vœux. Nous sommes, enfin, la révolution écologique et morale, la fin de l’esclavage libéral, la fin de l’extrême droite. Une nation entière au service de la citoyenneté, des seuls efforts vitaux. Un nouvel ordre social et écologique, enfin débarrassé des tyrannies du capital. Et bientôt le modèle mondial du très-bienvivre-ensemble, la fraternité et l’éco-égalité sans frontières. »

Et puis l’on reparla de Vincent Gite, toujours en cavale, toujours plus inquiétant, toujours plus monstrueux. À l’image de cette part « criminelle » du pays qui lui permettait de s’y terrer, et d’échapper à sa juste sanction.

– 14 –

Ne cède pas à l’adversité : affronte-la
avec toute l’audace dont tu es capable.
— Virgile

PARIS, LE TRENTIÈME JOUR,
18 HEURES.

« Tu me remets ça, s’il te plaît. »

Accoudé à sa table, Marcel examinait la dentelle de mousse au fond de son verre.

« Excusez-moi, fit le serveur. Vous n’avez plus de ticket. »

Marcel fit craquer ses phalanges. Il ne changea pas de position, ni d’expression. Le regard toujours figé sur son verre. Comme perdu dans la brume de ses pensées.

« Tu me remets ça ou je t’assomme. »

À l’évidence, il ne plaisantait pas. Le serveur hésita un moment, puis s’éloigna.

À la télévision, un reporter se félicitait de la pacification « totale et officielle » du Califat de Seine-Saint-Denis, après que l’armée fut venue à bout de ses derniers éléments perturbateurs, des « paramilitaires violents et organisés ». Comme dans la plupart des grandes villes, un accord reconnaissant ce nouveau Califat et son territoire – tout en lui concédant une importante autonomie – fut signé entre l’État et les autorités religieuses. Comme pour les Jeux de 2024, il fut question de dons directs, de trafics facilités, évidemment de la réfection de tout ce qui devait l’être. Les nouveaux intermédiaires du Califat étaient un stadier, désireux de relancer les très populaires compétitions de rodéos urbains, et un imam, refusant obstinément la médecine des croisés, en dépit d’une situation sanitaire épouvantable.Leur bienveillante interlocutrice, la ministre des Réparations, ancienne auxiliaire de crèche et figure des quartiers, était réputée pour sa « rugosité » envers les enfants de privilégiés. Un brin mystique, elle avait pris l’habitude de faire battre les gamins blancs par les petits racisés, pour « inverser la tendance ».

Le stadier faisait partie de ces milliers de « jeunes » détectés par la filière « talents de demain », recrutés par les plus prestigieuses écoles sur entretien libre, option « parcours de vie » et « intérêt pour les problématiques sociétales », puis livrés au chômage après une période d’essai catastrophique. L’imam concevait également de la vie une certaine amertume. Son unique fille se tua en twerkant sur le métro, et son unique fils mit fin à sa lignée en pariant qu’il avalerait son tacos en une seule bouchée. Lui-même était « modéré », c’est-à-dire prêt à discuter avec l’infidèle et accepter sa soumission. Le principal enjeu des négociations portait sur le contrôle de Roissy, via lequel transitait tout le ravitaillement de la capitale. Les ponctions des hommes du Califat, importantes et arbitraires, jugées légitimes, devenaient légales.

Toujours en compensation des carences de l’État et de l’insécurité accrue dans cette zone, d’importants efforts de nettoyage et de réhabilitation y seraient menés en priorité. L’imam et le stadier prônaient en outre la réinstallation massive de « femelles » sur leur territoire, pour calmer les jeunes et garantir la paix civile. L’État prendrait en charge le rapatriement des milliers de musulmans tombés durant les vingt-sept jours, et leurs obsèques en terres d’Islam.

Les principales clauses de l’accord resteraient secrètes. Tant que la République payait et s’humiliait, les exactions ne dépasseraient pas leur niveau habituel. Escard trouvait ce marché parfaitement raisonnable. Il était bon de maintenir le Français dans cette insécurité latente, qui le poussait à exiger toujours plus d’État, sans voir que l’État, ce grand jeu dont il était l’esclave, ne faisait absolument rien contre les barbares.

Toujours attablé, Marcel vit venir à lui un colosse en costume, suivi à distance respectable par le jeune serveur.

« Vous avez besoin d’être combien pour m’apporter cette putain de bière ? »

Le silence tomba dans le bar. Tous regardaient du côté de l’homme ivre, qui par son perpétuel état échappait aux rites domestiques, cespolitesses et prévenances exagérées, destinées à éviter la violence que chacun redoutait.

« Qu’est-ce t’as ? demanda Marcel au videur, en le regardant du coin de l’œil. Tu veux me faire l’amour ? »

Le Noir se tourna, désigna le serveur, qui tenait des deux bras son plateau contre sa poitrine, comme une femme craignant un voleur de sac à main.

« Cet homme, là. Il dit que vous l’avez menacé. »

Marcel jeta au serveur le plus méprisable des regards, revint à la contemplation de son verre.

« Y a pas plus d’homme au bout de ton doigt qu’aux manettes de ce putain de pays. »

Le serveur s’empourpra.

« Monsieur, est-il vrai que vous l’avez menacé ?

— Nan. J’ai prévenu. Nuance. »

Le videur regarda le patron. Le patron hocha la tête. Alors le videur fit un pas en avant, et le serveur un pas en arrière. Marcel se leva, fit face, ses grandes mains calleuses le long du corps, son haleine de toilettes chimiques après trois jours de festival.

« Eh ben qu’est-ce qu’il a le nègre ? Il veut faire un pas de danse avec moi ? »

Sur l’écran géant, Eva Lorenzino, qui ne se présentait plus que comme « la mère de Zoé Lorenzino », s’emportait contre le « sabotage moral », qui naissait dans le cœur des consciences, et que chacun devait extirper de son âme, et de celle des autres.

« J’ai pris conscience que le repli des uns et des autres ne menait qu’à la haine, et la haine à la violence, et la violence à la fin de tout ce que nous aimons. À la fin du très-bien-vivre-ensemble. »

Escard ne pouvait contenir son sourire saurien. La psy présentait bien, parlait bien. Son nom était connu de tous. Elle incarnait la plus belle conjonction du pays, la jeunesse engagée, le pouvoir pragmatique. Sa fille et son mari. Elle connaissait son catéchisme sur le bout des doigts. Eva Lorenzino serait une auxiliaire très précieuse du régime.

« Ce salaud qu’on nomme Vincent Gîte, poursuivait-elle avec un regard impitoyable adressé à la caméra, ce salaud a tué mon mari. Des miliciens d’extrême droite ont tué ma fille. »Sa voix se fit soudain plus aigüe, comme un bruit d’ongles sur un tableau noir.

Phase 1 de l’hystérie, pensa Escard.

« C’est eux ou nous, reprit-elle. Citoyens. Ne perdons pas ce combat une nouvelle fois. Nous devons les mettre hors d’état de nuire. Eux ou nous ! »

Subitement, sa voix se brisa. Zoom, cadrage serré. La psy pleurait entre ses mains. Un journaliste, la mine grave, effaça une larme. Il aida Eva Lorenzino à se lever, l’accompagna hors du plateau, puis reprit sa place, rajusta sa cravate, s’excusa pour ce moment de « douleur et de sincérité ».

« Il est légitime que de telles émotions s’expriment, ajouta-t-il. Et je crois pouvoir dire que tout ce que ce pays compte encore d’humain les partage. »

Escard n’avait pas à forcer. Le média jouait sa partition, la psy était son personnage, impeccable dans son rôle. Quelques heures plus tard, il fallut l’extraire de la chambre du colonel, dans laquelle elle avait réussi à s’introduire – elle portait un pass gouvernemental de niveau 1.

Elle lui hurla au visage ce qu’elle pensait de lui, du monstre pédophile qu’il était, de la responsabilité qu’il portait dans la mort de sa fille et de son mari. Le colonel, choqué par ces accusations, ne comprenait pas ce qu’elle avait voulu dire. Les infirmières le rassurèrent.

« Le choc post-traumatique, vous comprenez. »

– 15 –

J’armerai contre eux
les dents des bêtes farouches.
— Moïse

ZONE GRISE, LE TRENTIEME JOUR,
22 HEURES.

« Waouh, t’es célèbre ! » s’exclama la fillette.

Vincent Gite lui reprit les restes du journal et les jeta dans le feu. Il faisait nuit. Le chien dormait dans un coin de cet appartement calciné, devenu squat à ciel ouvert. Il n’en restait plus que les murs. Gite y avait allumé ce feu de parquet et de palettes, au milieu des décombres. Assis sur un parpaing, le tueur contemplait le vide, face à la gamine fascinée par les flammes. Le feu unissait et séparait à la fois ces deux êtres improbables. La lune veillait sur eux comme un œil d’aveugle.

« Tu es vraiment méchant ? »

Vincent Gite hésita. Comme si la question demandait réflexion.

« Tu le crois ? »

La petite leva les yeux, examina son œil rouge.

« Tu tues des gens. »

En quittant la maison de leur logeuse, ils avaient croisé six Vigilants, en quête de déviants à signaler. Vincent Gite n’avait pas salué la patrouille.

« Il ne connaît pas le signe, fit l’un d’eux.

— Ou alors il ne veut pas le faire », répondit un autre.

Il se trouve que Vincent Gite était muni d’un fusil à pompe.

« Hé, toi ! Tu es de la Force-K ? »

La gamine se retourna. Gite ignora la question. Il passait son chemin, sans réagir, en leur tournant le dos. La gamine le suivit.

« Ça ne te dispense pas de faire le signe.

— Demande-lui sa carte, murmura son collègue.

— On peut voir ta carte ? »

Cette fois, Vincent Gite s’arrêta. Sans se retourner.

Le groupe eut un mouvement de recul. Puis Gite reprit sa marche, plus lentement.

Tous ici l’avaient senti. Quelque chose aurait pu se passer…

« On va te signaler », lança l’un d’eux quand ils furent suffisamment loin.

Gite jeta un bout de bois dans le feu.

« Et Henri, il n’a jamais tué personne ? »

La gamine parut réfléchir.

« Si. Une fois. Il est sorti, il a tiré. Il ne me l’a pas dit, mais j’ai senti qu’il avait tué. »

Gite garda le silence.

« Mais ils étaient méchants, jura la petite. Ils voulaient nous tuer.

— Peut-être que je fais la même chose. Que je me défends de méchants qui veulent me tuer. Les choses sont parfois compliquées. Tu vois, les messieurs qui dirigent ce pays ont déjà tué des millions de personnes.

— Oui, mais c’est pas pareil.

— En effet. Et tu sais pourquoi ? Parce que les gens pensent que ce n’est pas pareil. Quand l’État tue quelqu’un, il appelle ça son “intérêt supérieur”, et personne n’y voit rien à redire. Quand quelqu’un attaque l’État, on dit qu’il est un psychopathe et on demande sa tête. Et personne n’y voit rien à redire. On ne parle jamais de son intérêt supérieur à lui. On pourrait.

— Si c’était vrai, tu pourrais te défendre autrement. Ma maîtresse elle dit que quand quelqu’un t’embête la meilleure solution c’est le dialogue. »

Vincent Gite eut un sourire.

« Le dialogue. Je suis sûr que quelqu’un t’a déjà embêté, et que le dialogue n’y a rien changé. Les mots ne valent rien. Ce qui compte, c’est la menace, et les moyens de la mettre à exécution. Si tu n’es pas capable de faire peur, personne ne t’écoutera. Celui qui n’est pas dangereux n’existe pas. Voilà toute l’histoire des relations humaines.

— Moi je suis sûre que si tu leur expliquais…

— Je sais ce que j’ai à faire. Dors, maintenant. »La gamine frissonna sous sa couverture.

« Pourquoi on n’est pas restés chez la vieille dame ?

— Parce qu’on allait nous y arrêter. Et je ne voulais pas qu’ils se servent de toi, en te faisant dire des choses que tu ne voudrais pas dire. L’État fait ça aussi.

— Personne ne me fait dire ce que je ne veux pas dire.

— Sûrement. Allez, dors. »

Vincent Gite restait immobile. Son œil rouge semblait absorber les flammes.

« J’ai peur. Tu me racontes une histoire ? »

Le tueur soupira.

« Je ne connais qu’une seule histoire.

— L’histoire de qui ?

— D’une bête.

C’est une histoire vraie ?

— Oui. L’histoire de la bête du Gévaudan. Tu veux que je te la raconte ?

— Je ne sais pas.

— Imagine un animal de la taille d’un loup, un animal féroce qui ressemblerait à un loup, en plus fort, au pelage un peu fauve, rougeâtre, comme un chevreuil, noir sur le dos, avec une énorme tête, de grandes dents, des mâchoires puissantes, et de petits yeux rouges qui brûlent comme des feux dans la nuit. Cet animal vivait seul au fond des bois immenses du Gévaudan. Je te parle d’un pays désolé, glacial, de pâtures pleines de rocs et de tourbières, d’un temps qui était encore le temps des rois. À cette époque, on croyait aux monstres et aux sorcières. On envoyait les gamines comme toi garder seules les brebis, des journées entières. On avait déjà des fusils, et on savait tuer le loup, mais cette bête-là n’était pas tout à fait un loup. »

Gite fit une pause.

« Tu devrais fermer les yeux, petite, et l’imaginer. »

Mais la petite ne regardait que ses yeux de vair, suivait les gestes du conteur, qui semblait convoquer les âmes épouvantées de tous les coins de feu de la Terre, depuis les plus lointaines veillées de l’humanité.

« La petite Jeanne a quatorze ans. Elle est aux champs. Elle est seule. Elle parle et danse en plein vent. Elle file sa quenouille et seraconte des histoires. Parce qu’elle est une enfant. Mais son odeur, son parfum de proie, remonte les sentiers noirs, et dans la lande se répand, et jusqu’au fond des bois. Et voilà que la bête la sent. Qu’elle se gorge de salive. Que vers cette odeur de viande elle descend. La fille est là, seule dans son pré, à l’orée des bois. Ignorante et à ses pensées. La bête patiente. Attend le meilleur moment. C’est à ça qu’on reconnaît les grands prédateurs. Et puis elle s’élance, vive comme la foudre. La petite Jeanne sent ce mouvement derrière elle, entrevoit peut-être l’ombre de la créature. Trop tard. »

Guérilla se mit à hurler, les yeux fermés, les mains sur les oreilles. Une véritable crise de panique. Gite se leva, hésita entre la rassurer et l’assommer. Il finit par poser une main sur son épaule, puis la serra contre lui.

« Chut, tais-toi. Tu ne connais pas encore assez les monstres pour les comprendre. Ils te font peur parce qu’ils ne sont que ta peur. »

La gamine se calma. Gite l’allongea, rajusta sa couverture, cala le sac à dos contre sa tête.

« Les monstres n’existent pas ?

— Si. Mais le pire d’entre eux veille sur toi. »

Gite remit du bois sur la flamme, le feu crépita.

« Comment ça s’est fini ? Pour la bête ?

— On a tout essayé. Un détachement de cavaliers. Des louvetiers. Les plus grands spécialistes du pays. Le roi de France en personne a mis sur sa piste son meilleur chasseur, avec d’importants moyens. Tous les habitants du coin la traquaient, sans répit. On organisait des battues gigantesques. Et puis… Et puis. Mais dors, maintenant. Je te raconterai la suite demain.

— Elle a tué combien de gens en tout ?

— Une centaine.

— Et toi, tu en as tué plus ?

— Oui. Mais elle n’avait pas de nitrate d’ammonium.

— Mais c’était quoi comme bête ? Un chien ?

— Il y a des chiens. Comme celui-là, qui me suit avec inconscience. Parce qu’il est enfermé dans son instinct d’esclave. »

En lisière du feu, le berger australien dressa l’oreille, regarda de biais. On avait parlé de lui. Il allait peut-être se passer quelque chose en rapport avec de la nourriture.

« Ce sont des monstres, eux aussi. Et nous aimons ces créatures parce que nous sommes des monstres. Nous les aimons parce qu’ils sont soumis, dressés, fidèles, parce qu’ils aiment sans condition, sans réfléchir, sans concession. Aimer, c’est quoi ? Être possédé.

— Toi tu n’aimes pas ?

— Non. Maintenant tu vas dormir, ou je vais devoir t’assommer.

— D’accord, d’accord. »

La petite garda le silence une dizaine de secondes.

« Avec Henri, nous avons vu un loup.

— Un loup ?

— Dans les bois, avant l’explosion. Il m’a fait drôlement peur. Il avait des yeux jaunes.

— Il y a des loups. Il y en avait.

— Et le loup, est-ce qu’il aime ?

— Non. Il obéit à ses instincts.

— Le chien non ?

— Si. Mais ses instincts sont détruits. Le loup n’est la chose de personne. Il craint la lumière et la foule, a un instinct de liberté qui est plus fort que tout.

— Donc la bête, c’était un loup ?

— Pas tout à fait. Dans le journal qui m’a servi à allumer ce feu, on écrit que je suis un loup solitaire, d’extrême droite, un psychopathe raciste, un assassin fou de massacre. Je ne suis pas d’accord avec ces racontars. Je ne suis pas exactement un loup. Je suis une chose en marge des deux mondes. Il y a des chiens, il y a des loups, et il y a des bêtes. Le chien garde le troupeau, le loup mange le mouton, la bête décapite le berger. Voilà la différence. Il y a du chien dans la bête, et il y a du loup. La bête est une chose hybride, habituée à la compagnie des humains, mais qui garde ses instincts sauvages, ses obsessions de loup. Moi je ne pense qu’à tuer, et eux à aboyer contre moi, à l’abri de leur clôture. Car les hommes ne sont plus que des chiens pour l’homme, et moi je suis leur bête. Voilà la rupture, le divorce irrémédiable. Je n’ai plus rien d’humain et ils n’ont plus rien d’animal. Entre eux et moi, c’est un combat à mort. »

Dans ses bras, la gamine gardait le silence.

« Tous ces chiens croyaient me faire peur avec leurs jappements. Ils pensaient me renvoyer à jamais dans mes bois, au fond de leur Histoire et de leurs cauchemars. Ils n’avaient pas prévu que je revienne, en plein jour, que je pousse leur portail et que j’entre chez eux, que je vienne les chercher jusque dans leur tanière. Et quand ils sont seuls face à moi, je peux te dire qu’ils s’aplatissent, qu’ils pleurent et qu’ils supplient. »

Gite s’interrompit, baissa les yeux.

La fillette s’était endormie.

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