Guerilla – Tome 2: 110-FIN

– 110 –

RETOUR, subst. masc.
Fait de se manifester à nouveau après une interruption.

PARTOUT,
LE VINGT-SEPTIÈME JOUR, 11H00.

Il était assis devant sa télévision, à Saint-Pierre-et-Miquelon, quand tous les programmes s’interrompirent pour une édition spéciale. Il était le policier à l’origine de tout, de l’incident de la cage d’escalier. Les sept morts, les émeutes, et la guerre. Et il se retrouva soudain téléporté en plein Paris, embarqué dans un escadron d’hélicoptères, au cœur de l’opération Sables.

Une diffusion unique, sur toutes les fréquences et toutes les chaînes. Sur tous les appels d’urgence au 112. Des images maîtrisées, soigneusement sélectionnées en régie, diffusées en léger différé, pour éviter de choquer le monde.

« C’est une publicité, avait dit Escard, pas un reportage. »

Des cadreurs avaient pris place dans les hélicoptères, et des journalistes commentaient les images, assistés par des officiers. Une démonstration militaire, l’équivalent d’un 14 Juillet, avec l’illusion du direct. On ne verrait pas le moindre cadavre, seulement des plans larges d’immeubles dévastés, de décombres fumants, de rues jonchées de détritus. Et bien sûr les boulevards, les monuments parisiens. L’Arc de triomphe, les Champs-Élysées, la tour Eiffel, les innombrables véhicules calcinés. On insisterait sur les restes du Palais Bourbon, du Palais de l’Élysée, de la cathédrale Notre-Dame.

Émotion. Symbole. Solennité.

On verrait les survivants en piteux état sortir des immeubles, acclamer spontanément les hélicoptères. On les verrait pleurer, tomber à genoux, remercier le ciel. Toutes ces images justifieraient pleinement l’opération Sables.

« C’est un moment historique, proclamait un général, la voix tremblante. L’équivalent de la Libération, ou de la Révolution. Tous ceux qui vivent ce moment s’en souviendront, probablement jusqu’à leur dernier souffle. »

Les intervenants s’appliquèrent ensuite à justifier le délai de vingt-sept jours entre le début du chaos et l’opération libératrice. L’État profondément désorganisé. La météo. Les sabotages importants. Les tensions internationales. L’armée réduite à peau de chagrin par les précédents responsables politiques.

« Ce qui se passe aujourd’hui est un tour de force, plaida le chef des armées. Pour tout vous dire, nous n’aurions pas dû intervenir avant des mois. Victor Escard a décidé, lui et lui seul, de prendre ce risque énorme. Il a su remobiliser nos hommes, convaincre les alliés de le suivre, au cœur du chaos. C’était le choix du courage et de l’humain contre la raison. Et je crois que ce choix paiera, et sauvera des millions de vies. »

Le journaliste approuvait de tout son être.

« C’est déjà le cas, nous pouvons l’affirmer. Le bilan humain sera lourd, bien sûr, très lourd. Mais il l’aurait été bien plus encore sans Victor Escard.

Si vous nous écoutez, citoyennes, citoyens, sachez que depuis ce matin historique les militaires sont dans les rues, l’électricité sera partout rétablie, pour le dire en une phrase le très-bien-vivre-ensemble est sauvé, la France est de retour ! »

On diffusait en boucle les images de paras posant pied à terre, en plein Paris, comme si ça avait été sur la Lune. Sur le terrain, l’armée du Califat était balayée, comme les gangs, comme les derniers camps autonomes la veille. La ferveur populaire était du côté de l’armée. Rue de Rivoli, un énorme hélicoptère à deux rotors héliporta une première caisse de ravitaillement, que les soldats réceptionnèrent.

La distribution commença aussitôt. Et de nouveau ces images d’enfants tenus à bouts de bras, ces dizaines de visages en pleurs, déformés par la joie et la reconnaissance.

« Nous devons maintenant vous parler de l’homme derrière tout ça. Peu connu du grand public, c’est à lui que la France doit d’être encore la France aujourd’hui. C’est à lui que nous devons ces scènes de liesse, ce moment historique, cette véritable renaissance de la République. C’est lui qui a sauvé l’armée, qui a obtenu les aides internationales nécessaires, qui a pensé et organisé cette opération libératrice. C’est à lui que nous devrons d’être encore en vie demain, rétablis dans nos droits, plus fiers que jamais de ces valeurs qui nous rassemblent. Cet homme s’appelle Victor Escard. »

Alice et Cédric regardaient l’émission, comme des millions d’autres Français stupéfaits, à mesure que l’électricité revenait. Dans la rue, des gens applaudissaient, hurlaient leur joie. On diffusait des images d’Escard en train d’ébouriffer un enfant devant les caméras, de serrer des mains, de distribuer lui-même des rations alimentaires. Tout en ses gestes traduisait la bonhomie et l’humilité. Et le héros parla enfin, face caméra.

« Citoyennes, citoyens. L’épouvante est derrière nous. De terribles blessures ont divisé notre pays. Pour le reconstruire, pour rétablir la confiance, pour nous retrouver, nous avons besoin de vous. De vous tous. Je veux m’effacer derrière vous, aujourd’hui. Derrière notre unité retrouvée. Notre pays a connu le pire, et c’est toujours dans de tels moments qu’il a su renaître, pour entraîner le monde dans son exemple. Ce sera encore le cas. Et en ce grand jour, le monde entier a les yeux rivés sur la France. Soyons-en dignes. Nous ferons sa fierté. »

Les intervenants saluèrent aussitôt son humilité, sa détermination, sa solennité. « Il a la stature des plus grands hommes d’État », murmura un officier, approuvé sans réserve par les journalistes. L’un d’eux précisa qu’Escard, même s’il avait l’incroyable humilité de ne pas en parler, avait été visé voici moins de vingt-quatre heures par un attentat d’extrême droite particulièrement violent et meurtrier, et que malgré ses blessures et le traumatisme qu’on imagine il avait tenu à diriger en personne l’opération Sables. La réalisation diffusa aussitôt des images de ses blessures, et des impressionnants dégâts à Vincennes.

« Les responsables de ce que nous avons enduré, poursuivait Escard, de ce que vous avez enduré, seront tous rattrapés par leurs actes. J’en fais le serment. Ils paieront le prix fort, et seront mis hors d’état de nuire. Plus jamais nous ne les laisserons nous déstabiliser. Ce sera ma priorité, après la remise en état de notre pays, complète, immédiate et définitive. »

Aussitôt on envoya des images de rassemblements spontanés, sur les Champs-Élysées grouillants de monde. On fêtait les militaires, on scandait déjà le nom d’Escard. Les communiqués élogieux pleuvaient du monde entier pour saluer et célébrer l’événement.

« Ce qui se passe est aussi un tournant en matière de relations internationales, ajouta un intervenant, puisque le président américain et son homologue chinois ont travaillé main dans la main sur ce dossier, dès les premières heures des troubles, dans un climat sain, avec une grande intelligence, au-delà des calculs politiques, au-delà de toutes les espérances. Et quand on voit l’euphorie sans précédent qui s’est emparée depuis ce matin des places boursières, on a vraiment l’impression d’assister à une renaissance internationale. Comme si la victoire de la France était celle de l’humanité tout entière. »

Un grand éditorialiste avait pris la parole, et après s’être étalé sur son cas personnel, la difficulté à survivre sans chauffeur, il rappela que l’extrême droite, « cette ennemie historique de l’humanité », était la « seule et unique responsable de ces effroyables événements », et qu’il n’était pas excessif de comparer ce jour à la Libération. Puis il parla encore de Victor Escard.

« Les héros naissent des crises. Je crois que cet homme qui nous rassemble aujourd’hui, cet homme qui fait notre fierté, cet homme si craint de ceux qui veulent nous diviser, est le remède à tous nos maux. Je crois qu’il est celui que nous attendions tous, depuis bien trop longtemps. »

Dans les chalets du plateau des Glières, quelques écrans s’étaient rallumés avec le retour de l’électricité. Les autonomistes étaient morts et la télévision revivait.

« Pas une seconde je n’ai douté de Victor Escard, déclarait en bruit de fond Twaalf Kogels, le président de l’Union européenne. Il est l’homme de la situation, et il sera l’homme fort de demain, dont nos valeurs ont tant besoin. »

Un expert évoqua ensuite les aspects techniques de la remise en état du pays, le travail considérable des techniciens et des médecins, l’importance des efforts de chacun, des aides étrangères, du concours de tous les citoyens de bonne volonté.« Et ce, quelles que soient leurs origines, leur orientation sexuelle ou leur religion, c’est aussi ça la France.

— C’est d’abord ça, rectifia un journaliste.

— C’est d’abord ça, vous avez raison. »

Eva Lorenzino avait pensé gagner Genève, dans l’espoir de rejoindre son mari, qu’elle croyait toujours réfugié à l’étranger. Mais seule et à pied, elle avait dû rebrousser chemin, perdue dans l’immensité de neige. Elle était revenue, parmi les chalets, parmi les morts, vers son seul lien humain à sa vie d’avant. Le docteur Cachet. Elle se tenait face à son lit, où il gisait inconscient, paisible. Et dans la chambre la télévision s’était rallumée.

« Tout est fini, tout est enfin fini », pleurait une jeune femme interrogée dans la rue, et la journaliste pleurait avec elle.

La psy tomba à genoux et se mit à pleurer à son tour, sans que l’on puisse dire si c’était de joie ou de chagrin. Sur l’écran derrière elle, on voyait les premiers convois de vivres procéder à leurs distributions, encadrées par des soldats. Puis ces foules toujours plus exaltées, scandant le nom du sauveur.

« Victor Escard ! Victor Escard ! »

La psy s’était relevée. Elle avait quitté la pièce, sans se retourner. Sans un regard sur l’écran.

Sur le plateau, journalistes et intervenants se joignirent à l’effusion.

« Quel moment, s’enflamma l’un d’eux. Quelle émotion. Pardonnez nos larmes. Pardonnez-moi si je vous embrasse. Nous vivons un moment tellement fort. Notre pays fête aujourd’hui sa survie. Ses valeurs immortelles. Sa renaissance ! »

Assez loin de cet enthousiasme, après une mauvaise nuit dans la pagode, Vincent Gite était sorti des bois, la fillette et le chien sur ses talons. La première chose qu’il vit fut cette vieille femme, qui paraissait folle de joie, seule au milieu de la rue. Dès qu’elle les vit, elle accourut.

« Les téléphones remarchent ! Il y a du réseau ! Les téléphones remarchent ! »

Gite demeurait impassible. Elle le regarda comme on regarde un hérétique.

« Monsieur, je vous dis que les téléphones remarchent ! »Il ne réagissait toujours pas.

« Ils ont dit que c’était terminé, reprit-elle. Qu’on était tous sauvés. C’est merveilleux. »

Et elle repartit dans l’autre sens porter la bonne nouvelle, aussi vite qu’elle était venue.

Vincent Gite fit quelques pas en direction du centre. La fillette le rattrapa.

« C’est vrai ce qu’elle dit ? Tout ça c’est fini ? »

Gite garda un instant le silence.

« Non, je ne crois pas. Pas pour moi.

— Tant mieux », répondit la fillette.

Gite la regarda.

« Comment tu t’appelles ?

— Guérilla. »

Il la regarda encore.

« Guérilla ? »

Elle le regarda à son tour.

« Guérilla. »

Il regarda au loin.

« Alors viens, Guérilla. J’ai encore des choses à faire.

– FIN DU TOME 2 –

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