Guerilla – Tome 2: 87-90

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BASE, subst. fém.
Lieu de concentration de troupes et de matériel destiné à des opérations militaires.

CHÂTEAU DE VINCENNES,
LE VINGT-SIXIÈME JOUR, 10H08.

À quelques centaines de mètres se jouait l’avenir du pays. Parmi le personnel à pied et les soldats, des dizaines de camions et de blindés manœuvraient dans les environs de la forteresse, du parc floral au centre équestre. On livrait du matériel, en prévision des mouvements de troupe. Les bulldozers, engins de chantier et quelques tracteurs préparaient le terrain au ballet des hélicoptères lourds. Un hôpital de campagne était sorti de terre. On planifiait de lui adjoindre un véritable aéroport, dont l’allée royale servirait de piste principale. Sur l’esplanade sud avait lieu une première distribution de vivres, de médicaments et de couvertures. C’était symbolique, pour la photo. On avait choisi des civils dans les alentours, affamés, mais présentables.

Victor Escard, mains jointes dans le dos, devait poser avec cet échantillon de plèbe reconnaissante – si possible en ébouriffant un enfant. Cette image servirait de tract, pour annoncer partout le rétablissement de l’État, le retour de l’ordre, dont Escard serait le visage.

L’armée était opérationnelle, la météo favorable. Le dispositif média était prêt. Dès demain, à la première heure, il déclencherait l’opération Sables. La troupe reprendrait le contrôle des quartiers des environs, avancerait en direction de Bel-Air, Montreuil et Charonne. Les gangs fuiraient sur son passage, les civils accourraient à sa rencontre, fêteraient les soldats. Les troupes héliportées se concentreraient sur Paris et les grandes villes. Le génie suivrait pour rétablir les réseaux d’électricité et l’eau potable. Puis il y aurait l’assistance civile, les médecins, les biens de première nécessité.

Concernant les derniers camps autonomes, il ne restait donc plus qu’une journée pour agir. Escard avait donné ses ordres, et ils tenaient en deux mots : « Carte blanche. » Les hommes de la Force-K savaient parfaitement ce que cela voulait dire.

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LIQUIDER, verbe.
Mettre fin à quelque chose de manière énergique et définitive.

QUELQUE PART DANS LE CHER,
LE VINGT-SIXIÈME JOUR, 10H15.

Vincenzo était un Liquidateur. Sous les lueurs délayées de l’aube, il marchait le long d’une petite route, au fin fond du Cher, tueur anonyme parmi son escouade, un cortège d’une centaine d’hommes en noir, armés de fusils d’assaut à viseurs point rouge, cagoulés, pour certains casqués, équipés de masques respiratoires. Leurs tenues tactiques ne portaient ni inscription ni insigne, pas le moindre patch fantaisiste. Ils n’avaient pas non plus de véhicule, de chef, ni de drapeau. Nul ne pouvait dire à qui ou à quoi ces hommes appartenaient, où ils se dirigeaient et pour le compte de qui ils opéraient. De quoi mettre leur sinistre besogne sur le dos de qui on voulait.

L’unité fut composée dès les premières heures de la crise, parmi les éléments les plus loyaux et réputés des troupes régulières. Les premières semaines, on ne leur confia que des missions de surveillance et de repérage, puis des opérations d’encadrement et de protection, notamment dans les centrales nucléaires, ou sur les sites à risque.

Vincenzo avait participé à la sécurisation de la centrale de Chooz, dans les Ardennes, en liaison avec les gendarmes du site. Comme partout ailleurs, la distribution d’électricité était interrompue par les sabotages, mais le site demeurait parfaitement hermétique et fonctionnel. Et quand cette foule affamée s’était massée devant les grilles, en exigeant de l’aide, il avait suffi d’abattre un meneur, au hasard, pour la disperser. Son cadavre avait pourri là, et plus personne ne s’était montré.

Vincenzo et ses camarades passaient le long de ce qui fut un centre de traitement des déchets, à ciel ouvert. Ils sentirent cette odeur, puis virent derrière les grilles de la décharge les enfants de la colonie de vacances du bourg voisin, juchés sur les tas de détritus, disputant aux mouettes et aux ramiers aux cris grêles des restes de nourriture. Les gamins prêtaient à peine attention à ces hommes en noir. Seuls deux d’entre eux les toisèrent un moment depuis leur muret, arc-boutés là comme des vautours, occupés à mâchonner on ne savait quelle ordure. L’un d’eux vint enfin plaquer son visage éteint contre les losanges du grillage, qu’il agrippa de ses deux mains.

« À manger, s’il vous plaît. »

Les Liquidateurs passèrent leur chemin, sans ralentir, en respirant par la bouche. Dans les rangs personne ne parlait. Après la centrale nucléaire, Vincenzo avait été envoyé dans un petit village périgourdin, présenté comme une « communauté organisée » par des repérages. En fait de communauté, un homme de peu avait dérobé un petit revolver dans un tiroir, lors du vol d’un commerçant, et par le pouvoir de cette arme cet ancien agent de maintenance au nez de corbeau, que personne n’écoutait jamais, s’était proclamé chef du village. Il y organisait son petit trafic, s’étant mis en tête de marchander la viande des fermes contre les faveurs des femmes.

Quand les Liquidateurs arrivèrent sur place, sa carcasse noire et luisante rôtissait à la broche. Les informateurs n’étaient pas toujours fiables. Il s’agissait alors de missions de sabotage, pour faire tomber les organisations autonomes. Suivant les instructions du commandant de la Force-K, placé sous les ordres directs d’Escard, tout le monde devait regretter l’État, nul ne devant donc être en mesure de s’y substituer. C’est à ce moment-là qu’on avait commencé à parler de « Liquidateurs », et que les opérations de sabotage et de sécurisation étaient devenues des campagnes d’assassinats. Par tous les moyens, les hommes en noir devaient affaiblir ou éliminer les autonomistes, tout en faisant porter le chapeau à des organisations d’extrême droite.

Vincenzo et ses camarades s’étaient déployés à travers les bois bordant leur cible. Leur mission était claire. Il restait deux camps autonomes à faire tomber. L’équipe A, ici et maintenant, se chargerait de celui-là, à une dizainede kilomètres de son point d’héliportage.

L’équipe B était en Savoie. Le camp avait été photographié à l’hélicoptère, étudié sous toutes ses coutures par les Liquidateurs. L’assaut eut lieu à l’heure prévue. On fit sauter les palissades en trois endroits et la vague d’hommes en noir déferla sur le camp. Ils se dirigèrent vers les cabanes et tombèrent sur un groupe de femmes, tôt levées pour la lessive, autour du lavoir en aval du ruisseau. Elles lâchèrent leur ouvrage, pétrifiées sur place, refusant d’admettre que ces tueurs munis de couteaux fondaient sur elles. Les plus proches furent massacrées en silence, leur sang aspergeant leur linge et troublant de marbrures écarlates les eaux claires du ruisseau.

« À l’arme blanche autant que possible », telles étaient les consignes. Il fallait faire passer ça pour un règlement de comptes interne, une bagarre entre factions.

Sur le camp l’alerte était donnée. Et de ces cabanes dont certaines étaient de véritables maisons, flanquées des drapeaux noirs de Terra Nostra, des hommes se mirent à sortir, surpris dans leur sommeil, certains à demi nus, parfois armés de haches et de machettes. Ils tentèrent de s’interposer pour couvrir la fuite des enfants et des femmes, et ce fut un nouveau massacre, cette fois au prix de quelques coups de feu, étouffés par des silencieux.

Vincenzo en tua trois de ses mains, tranchant la gorge du premier, d’un geste sec, dessinant dans l’air froid une arche de sang. Puis il sortit son Ruger, calibre .22, cibla deux hommes dans leur course, l’un armé d’une hachette, l’autre d’un coutelas. En une seconde, Vincenzo tira deux fois, et vit s’inscrire sur leur front le point noir de la mort. Et comme tant d’autres ils tombèrent, inertes et les yeux vides, sortis du monde, comme soudain réveillés du rêve de la vie.

De l’autre côté du camp, c’était la débandade, une fuite massive dans les forêts. Les Liquidateurs se ruaient dans les cabanes, et une fois sur deux on y entendait des cris, puis les hommes en noir en ressortaient, gants et couteaux souillés d’un sang nouveau. « Carte blanche. » Cette manière de dégager le sommet du commandement des actes de sa base était en général synonyme de crime de guerre. Mais dans ce chaos il n’y avait officiellement pas de guerre, et sans témoin pas de crime. Les seuls journalistes qui entendraient parler de ce massacre seraient à la botte d’Escard, et pour eux tout résulterait d’un violent conflit entre leaders de l’organisation, preuve supplémentaire de leur barbarie.

Vincenzo et ses frères de massacre s’attendaient à une sorte de guerre de ZAD. Mais Terra Nostra avait des armes de premier choix, et du fortin central ses défenseurs ripostèrent. Plusieurs Liquidateurs tombèrent, les autres se mirent à couvert. La fumée des tirs resta un moment suspendue audessus des cabanes et des drapeaux noirs, tenus en berne par ce matin sans vent.

Pour réduire cette dernière poche de résistance, les Liquidateurs utilisèrent des grenades incapacitantes. Un à un les défenseurs furent débusqués et neutralisés, et un à un les leaders de l’organisation furent tués, leur identité confirmée grâce à leurs empreintes biométriques, et leurs corps évacués, pathétiques, l’un d’eux encore barbouillé de mousse à raser.

Il était prévu de répandre le bruit qu’ils avaient fui à l’étranger, une fois leurs hommes entretués, ajoutant le déshonneur de l’exil à l’infamie de leurs exactions. De Vincennes on expliquerait aux journalistes comment ces êtres sanguinaires, rendus par le chaos à leurs instincts les plus vils, avaient écumé sans pitié le pays, violant et torturant à discrétion femmes et enfants, au hasard de leur sarabande meurtrière.

Le boulot était fait. Vincenzo cracha dans les ruines fumantes. Ses camarades ratissaient méthodiquement le camp pour effacer les moindres indices de leur passage. On ramassait les carcasses des grenades, on évacuait les corps des camarades. L’opération n’avait pas duré une heure. Il était temps de quitter les lieux, d’aller retrouver les hélicoptères au point d’évacuation. Vincenzo faisait partie des Liquidateurs désignés pour être redéployés sur Paris, afin d’y effectuer des repérages en avant des troupes, dans ce qui devait être la première grande ville libérée du chaos.

Quelque chose lui disait qu’il trouverait là-bas un peu plus d’action.

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GUERRE, subst. fém.
Rapports conflictuels qui se règlent par une lutte armée.

PARIS 12e,
LE VINGT-SIXIÈME JOUR, 10H18.

« Contact ! »

Les crépitements secs de la mitrailleuse légère annonçaient ce que tous ici attendaient. Le nouvel assaut des soldats du Califat. La météo était meilleure. On avait mobilisé, des deux côtés, tous les hommes qui tenaient debout. Danjou avait ordonné un tir de suppression, et l’histoire semblait se répéter.

Une fois le premier djihadiste lancé à découvert abattu à quelques mètres de son point de départ, l’ennemi fut fixé sur ses positions par la précision des militaires. Une nouvelle fois, Kalach, Glock et Tokarev semblaient s’épuiser en vain. Mais Danjou pressentait que cet assaut-là leur réservait des surprises.

« Et pas forcément que des cons cachés derrière des portières », avait-il dit à ses hommes.

L’officier voyait juste, il ne savait pas encore à quel point.

Après cette première escarmouche, le silence retomba. Les culasses et les canons fumaient de part et d’autre. On enclencha de nouveaux chargeurs. Danjou était sur le toit du POPB, prêt à rejouer Camerone, avec son sniper, l’opérateur de la 12,7, tournée vers le nord, et un autre soldat. À côté d’eux leurs coffrets précieux, scintillants de munitions. Ils s’étaient aménagés sur leur saillant un épais retranchement, constitué de sacs de sable et de plusieurs rangées de parpaings.

C’est alors qu’ils les virent avancer, à découvert, les bras levés. Comme s’ils se rendaient. Les militaires, surpris, se redressèrent. Ils étaient des dizaines, des centaines. Il en sortait de partout.

« Mon capitaine ? »

Danjou hésitait. Ils n’étaient pas armés. Les soldats, œil dans le viseur, verrouillaient leur cible et attendaient un ordre. Il y avait des civils, utilisés par le Califat. Des femmes. Des enfants. Il y avait aussi ces types blafards, manifestement mal en point, qui peinaient à marcher. Et parmi eux se mirent à courir ces hommes enragés, sortis de nulle part.

« Mon capitaine ? »

Le calife avait promis aux mille survivants affamés de Fleury-Mérogis la liberté, s’ils parvenaient à investir le POPB. Le Califat envoyait parmi eux ses malades les plus atteints et les plus contagieux. Les djihadistes y avaient aussi mêlé les derniers kouffars raflés pour servir de leurres, et ajouter à la confusion.

« Feu », ordonna Danjou.

Les armes régulières répondirent aussitôt, et leur nappe de balles éteignit l’assaut, couchant net des dizaines de marcheurs. On hurlait. Certains refluèrent, d’autres continuaient. De leurs positions les djihadistes ripostèrent, massivement, cherchant à empêcher les militaires d’ajuster leurs tirs. Ça marchait. Derrière la fumée des impacts, il devenait impossible de contenir la course d’une telle foule. Dans la confusion la plus parfaite, les soldats du Califat massacraient les civils faisant mine de battre en retraite.

« Grenades », ordonna Danjou.

On entendit le clappement caractéristique des lanceurs AG36, puis une série d’explosions sourdes, fauchant les assaillants par dizaines, s’élevant en panaches de fumée au-dessus des toits. La 12,7 entra en action, ébranlant les airs et transperçant les corps, qui tombaient par grappes au milieu de ce réseau de fer.

Les premiers rangs atteignaient cependant déjà le bâtiment. Les trois militaires postés le long de l’édifice durent se replier vers l’unique porte laissée ouverte. Les détenus et quelques civils désespérés vinrent s’y faire fusiller, presque à bout portant. Une jeune femme, parvenue à quelques mètres de l’entrée, se fit exploser au milieu d’un groupe de malades. Les projections de chair et de sang maculèrent les vitres du bâtiment. Sous ce déluge de fer cette minute était totale, pleine et entière, et pour ces soldats jamais rien n’égalerait l’intensité de ce moment. Les armes automatiques égrenaient leurs chapelets de balles, les ennemis tombaient, et certains feignaient la mort, et d’autres se dispersaient pour multiplier les cibles.

On entendit parmi les cris de guerre et d’horreur des appels à l’ouverture et à la pitié, et l’on vit ces yeux dilatés d’épouvante s’effondrer au milieu des trouées sanglantes. Cette masse humaine semblait n’avoir pas de fond, et ses vagues venaient s’abattre sans fin contre les balles. Et les soldats eux-mêmes, qui étaient pourtant des êtres rationnels et aguerris, habitués à la folie des batailles, se demandaient de quoi cette foule était faite, par quoi elle était possédée, et jusqu’où s’étendrait sa volonté de mort.

« Des zombies, lâcha un policier, à l’intérieur de l’enceinte. Ils nous envoient des zombies ! »

Les militaires tenaient bon cependant, et grâce à leur feu croisé pas un assaillant ne put atteindre le hall. La porte réduite à largeur d’homme en annulait le nombre. Sur le toit, le capitaine participait au feu nourri, le dextrochère de son béret vert étincelant au-dessus des casques de ses hommes. La 12,7 balayait des amas d’assaillants. Le sniper cherchait à cibler les djihadistes glissés parmi la foule. C’était mission presque impossible. Ils étaient les trois-cents, et la Perse leur envoyait tous les damnés de son empire. Leur science et leurs armes étaient supérieures, mais les autres avaient pour eux la folie et le nombre. Et ces autres-là n’étaient pas des combattants, pas même des hommes.

Danjou quitta le toit, en y maintenant ses trois soldats, avec pour consigne de continuer à grenader la foule, de ne pas y laisser un seul djihadiste sur ses jambes. L’officier dévala les escaliers des couloirs de service, traversa seul les coulisses du carnage, et l’immense salle vide, où résonnait pour son petit parterre privilégié de civils la grande symphonie du massacre. Tous étaient terrifiés, et tous le furent encore un peu plus en voyant le chef d’orchestre quitter son pupitre. Ils comprirent qu’il ne faisait que passer, et se rendait à l’entrée.

« Tenez bon, capitaine ! » cria quelqu’un. C’était une supplication.

Danjou en avait la ferme intention. Mais ses hommes ne contrôlaient plus les abords du bâtiment. Les autres trouveraient bien le moyen d’en percer la structure, voire de l’incendier. Il n’avait plus la main. Et les vagues, de malades, de détenus, de civils et d’assaillants se succédaient, sans faiblir etsans fin. Ils ne tiendraient pas longtemps.

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RAID, subst. masc.
Opération militaire menée par des éléments très mobiles ayant pour mission la destruction d’un objectif.

PLATEAU DES GLIÈRES, HAUTE-SAVOIE,
LE VINGT-SIXIÈME JOUR, 10H23.

Cette attaque n’avait rien à voir avec la précédente escarmouche. Confiné à l’abri dans son chalet, le docteur ne comprenait pas ce qui se passait, ne savait pas qui tirait sur qui, mais la fusillade était nourrie et ça ressemblait à un massacre. Il y avait des armes automatiques. Le docteur entendit même une succession d’explosions. Il doutait que les défenseurs de la République des Glières puissent soutenir un feu aussi violent.

« Ça s’est déjà produit, avait dit Cachet à la psy. Des résistants s’étaient retranchés sur ce plateau, en 1940. Les Allemands les ont encerclés, et massacrés.

— Vous ne pouvez pas comparer ces gars à des résistants », avait répondu la psy. Elle avait décidé de profiter de la confusion pour fuir le plateau, et venait d’en informer le médecin.

« Partez, avait dit Cachet, vous avez raison. Je ne sais pas qui sont ces Allemands-là, mais s’ils vous trouvent ici, ce n’est pas impossible qu’ils se laissent aller à un comportement sexiste. »

C’est à peu près ce qu’elle attendait qu’il dise.

« Mais vous, qu’allez-vous devenir ?

— Détente, avait-il répondu. Je suis biodégradable. »

Et elle était partie, en s’efforçant de dissimuler son trouble. Et il étaitresté seul dans son fauteuil, en regardant par la fenêtre le ciel rose métallique de cette aube de belle journée, qui rendait la fusillade irréelle. Mais l’aube se leva et les échanges de tirs étaient toujours plus intenses, décuplés par les flancs des montagnes. Pour l’heure, la ligne de feu restait fixe. Les Savoyards tenaient.

Cachet n’en savait rien, mais leurs pisteurs avaient posé des pains de plastic, utilisés pour déclencher les avalanches, en différents points stratégiques, et leurs explosions avaient contenu l’assaut des Liquidateurs.

« Le Servan leur prépare une surprise », avait dit Morel d’un air entendu.

En attendant, la psy n’était pas revenue. Il ne pensait pas qu’elle partirait pour de vrai. Il en était sincèrement affecté, et pas certain de pouvoir lui survivre.

Quelques instants plus tard, alors que les tirs redoublaient au dehors, un défenseur ouvrit la porte et entra dans la chambre, à reculons. Il traînait dans son sillage le corps d’un camarade, qu’il disait « gravement blessé ».

« Un peu trop, fit observer Cachet. Il est trop tard pour lui. »

L’autre regarda, vit les yeux glacés de son camarade.

« Je vous le laisse et j’y retourne, dit-il en adossant le cadavre au mur.

— C’est ça. Il me tiendra compagnie. »

L’autre regarda le docteur. Il sortit son revolver, le prit par le canon et lui tendit la crosse.

« Je vous le laisse. Au cas où.

— Vous êtes bien urbain, répondit le docteur, mais je ne peux pas bouger un doigt. Je serais même incapable de me suicider. »

L’autre un peu honteux rengaina son arme. Cachet fit un sourire.

« Allez en paix, et merci d’avoir pris soin de moi. »

Le Savoyard sortit et le vent entra, portant des cris et haussant un instant le bruit des tirs. Et la porte se referma. Cachet regarda le mort, ses yeux bas et vides, comme pris de passion méditative pour le longeron du lit. Son corps fumait encore légèrement.

« T’en fais pas, camarade. Tout ça n’est qu’une mise à jour. »

Au dehors on entendit une nouvelle série d’explosions, et tout s’était rapproché. On se battait entre les chalets et on se criait des ordres. Cachet aimait ce fanatisme des montagnes, mais il pensait que ces braves savoyards n’avaient aucune chance. C’était foutu, autant que ses cervicales, et ça l’était depuis cinquante ans, aussi sûr que son mariage finirait un jour devant le notaire.

Pour lui ce pays maudit marchait depuis bien trop longtemps sans son âme, sans seulement savoir où, sans comprendre son agonie. Et chaque année qui passait semblait l’enfoncer dans une mort plus complète et aboutie encore.

Lui ne s’était jamais senti capable de se battre. N’était-il pas prêt à se laisser torcher pour continuer à faire semblant de vivre ? Il pensait que le rêve d’esclavage serait le dernier et le plus fort de tous les rêves. C’était aussi le sien et il n’avait jamais eu le courage d’y renoncer.

« Je ne suis que l’art d’évoquer les idées malheureuses », avait-il dit un jour à ce fou qui lui demandait des solutions. Sa lucidité était un fardeau et son monde bien plus noir que l’incertitude. Il passait son temps à s’informer, c’est-à-dire à se faire peur, se faire mal, entretenir méthodiquement sa haine, en contaminer son entourage. Être l’effroi du réveil, venant juste après le rêve. La clé du placard où Barbe Bleue enfermait les cadavres de ses femmes.

Il aurait voulu un enfant, d’abord pour lui inculquer un peu de ce mal, et laisser de l’autre côté de sa tombe comme un bagage suspect, un colis piégé, un dernier éclat d’Homme. Un fragment de balle dans un corps. Cachet se croyait maudit. Durant sa folle jeunesse et ses années d’internat, un de ses patients souffrait d’insomnie fatale familiale. Conscient de tout, incapable de trouver le sommeil, torturé jusqu’à la folie par l’état d’éveil. On ne pouvait rien pour lui, rien, juste le regarder s’enfoncer peu à peu dans le délire, et espérer que la mort au plus vite l’en délivre.

Cachet ne pouvait pas se débrancher, pas même se faire tomber et s’assommer. Il n’y avait pas de solution, il n’y en avait jamais eu. Il avait peur, écoutait les tirs et regardait la mort, en se disant qu’il aurait dû demander au copain de ce gars de lui en coller une. Il rêvait d’AVC, d’inconscience, de cyanure. Une piqûre d’insuline, n’importe quoi. Il rêvait de cramer ce cerveau devenu bourreau.

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