Guerilla – Tome 2: 71-75

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SUCRE, subst. masc.
Substance alimentaire de saveur douce et agréable, généralement cristallisée, que l’on extrait de certaines plantes.

QUELQUE PART DANS L’AISNE,
LE VINGT-QUATRIÈME JOUR, 16H04.

Installé dans son fauteuil préféré, Francis en était à sa troisième bière quand il eut cette idée. Ses réserves s’épuisaient, le gosse dormait. Sans les corticoïdes, son allergie devenait incontrôlable. Sa respiration s’encombrait d’heure en heure. Francis était terrassier. Il portait moustache et mulet, vénérait John Wayne et ne sortait jamais sans son marcel. Il s’était levé, plusieurs fois, pour aller voir le gamin, qui ronflait derrière sa moustache en duvet et ses dents de castor. Chierie. Il avait fallu que ça tombe pendant son tour de garde. Il aurait été peinard, sans le môme dans les pattes. Quelques semaines de repos forcé, sans client pénible, sans le moindre connard à l’horizon. Depuis l’incident, Francis vivait reclus. Il jetait de temps à autre un coup d’œil dehors, sur la bâche abritant sa Dodge Challenger noire, de 1971. V8 Magnum de sept litres deux, sellerie cuir. Collector. La neige la protégeait du vol. Il avait vu son voisin, son voisin l’avait vu. Ils n’avaient pas échangé un mot, ni un salut. Avant déjà, il ne supportait plus tous les cons du village.

Il était un peu caractériel, et on se méfiait de lui. On prétendait qu’à la suite d’un impayé, il avait menacé le maire et incendié la grange d’un client. Il n’avait pourtant été condamné qu’une seule fois, pour des mots à sa femme et une gifle à son môme. « Pour l’exemple », avait dit le juge. Et depuis, les services d’aide à l’enfance contre les abus patriarcaux l’avaient dans lecollimateur. Où étaient-ils, maintenant, les crétins des services d’aide ? Tous morts, à son avis. Lui ne mourrait pas. Il avait faim et le gosse allait mal, mais il avait eu cette idée, que personne d’autre n’aurait. La sucrerie, avec la pelleteuse, en passant par la pharmacie. Il avait pris son blouson, au portemanteau, sous l’affiche de ce film qui avait fait scandale, car le héros n’était ni une femme, ni issu d’une minorité. Et il était sorti, seul, avec sa batte, dans les ruées du vent. Le ciel était bas, marbré de noir. Tout ça puait l’orage.

La pelleteuse démarra, bras articulé replié contre elle, comme le dard d’un scorpion, et elle avança dans la neige, à la façon d’une dameuse. Son voisin le regardait de sa fenêtre, manœuvrant pour contourner la Dodge, et dans sa cabine Francis eut ce mauvais sourire de mépris pour les faibles qui n’ont pas d’idée, ni de pelleteuse. Où qu’il les promène, sa mâchoire serrée et son regard plissé traduisaient la défiance de celui qui sait, qui en a vu d’autres, qui s’est fait tout seul. Il aimait ce moment où lui seul circulait en ce monde paralysé, chaulé de neige, lentement mais sûrement, tassant la poudre vierge sous ses crampons chenillés.

C’était une expédition : dans le grincement caractéristique de sa transmission, l’engin ne dépassait pas les quatre kilomètres-heure. Il y avait un barrage sommaire, sur la route, deux voitures, un amoncellement de débris, le tout abandonné et recouvert de neige. Francis accéléra. La pelleteuse s’inclina vers l’arrière, puis se stabilisa en écrasant les voitures, dans le mugissement des tôles, et retomba lourdement vers l’avant. Francis adorait sa vie. La pelleteuse imprima son sillage jusqu’au centre désert du village. Dans le secret barricadé des portes closes, une telle apparition fit sensation. Francis s’arrêta devant la pharmacie, et fracassa d’un coup de godet la vitrine.

« C’est pour une urgence », avait-il dit en sautant de l’engin, laissé moteur tournant, dans cette rue qui n’avait connu pareil vacarme depuis des semaines. On l’observait à travers les volets baissés, mais personne ne s’avisa de le déranger, et il se servit. Corticostéroïdes, en masse, et tant qu’à faire quelques boîtes d’aspirine et sachets d’antibiotiques. Le pharmacien était descendu de son étage, en arborant son air le plus sévère, comme s’il comptait bien se faire rembourser, mais il avait regardé Francis, et Francis l’avait regardé, et il avait su que setaire serait le meilleur moyen de rester en vie.

Francis était reparti, laissant sur sa droite un motel routier sinistre, où se terraient comme des rats quelques survivants malades et affamés. L’un d’eux vit passer la pelleteuse, eut un vague espoir, mais il reconnut Francis à ses commandes, et sut que cet homme ne venait pas pour les sauver. La pelle mécanique continua à damer le désert ouaté sous ses trains chenillés, pendant un petit kilomètre, jusqu’à la sucrerie, l’usine Tereos, un site lunaire, gigantesque, aux airs de cosmodrome enneigé, ambiance Baïkonour en hiver.

Il trouverait là-dedans de quoi manger. On y stockait des centaines de milliers de tonnes de betteraves, dont on faisait du sucre blanc. Et il trouverait à boire, aussi. Quelques millions de litres d’alcool, avec la plus grande distillerie à betteraves du monde. La pelle mécanique devenue minuscule cheminait en grinçant au milieu de ce paysage industriel immense, laissant derrière elle l’empreinte infinie de ses patins de chenilles, comme une scolopendre des sables. Rendu au fond du site, Francis coupa le moteur, ouvrit sa cabine, scruta les environs. Pas de traces, pas d’empreintes, pas de signes de vie. Pas d’odeurs non plus. Pas un son. Le froid, le vent. Le ciel en laine noire, chargé d’orage. Un rideau de pluie gris sur l’horizon. Il examina les bâtiments, ces dizaines de silos et leur complet réseau de tuyauterie. Les filtres, les fours, les turbines. Les tours de décantation, d’évaporation, de cristallisation. Il lui fallait trouver le centre de séchage, et d’ensachage. Il repéra la distillerie, avec un petit sourire. Puis, derrière la torchère et les cheminées, l’enchevêtrement des échangeurs, les convoyeurs à bande et les rampes de charge, il aperçut les tours de stockage. Il redémarra, contourna les évaporateurs.

Les premières balafres de pluie cinglèrent les vitres de la cabine. On avait utilisé un chargeur pour déneiger le site à cet endroit. Il y avait des traces de pas. Pourquoi ne pas avoir ouvert la route jusqu’au village ? Où étaient les occupants du site ? Francis coupa le moteur et descendit, batte à la main. Il marcha vers la pénombre d’un hangar. Il entra, traversa une salle vide, passa devant une série de bureaux, puis de vestiaires.

Il y avait des bottes, des charlottes et des blouses. Il continua dans la pénombre des couloirs, plus lentement, tenant la batte à deux mains. C’est en passant devant une série de cuves qu’il fut surpris par ce type à demi nu, sortidu noir et marchant vers lui, sans un mot, comme un zombie. La batte le frappa en pleine tête, et envoya quelques-unes de ses dents se perdre dans les airs. Le gong du tube d’aluminium contre la chair osseuse résonna longtemps dans la salle vide.

« Pardon, réflexe », avait dit Francis. L’autre était éteint, et pas près de se relever. Ce type puait la gnôle. On devait se gaver là-dedans. Francis continua. Il avait senti les vapeurs de l’alcool distillé. Dans la salle suivante, on entreposait des bouteilles, des barriques et des bidons de plastique, pour certains à demi découpés. Francis renifla, goûta. De l’alcool, pur. Certains bacs semblaient coupés à l’eau sucrée. Il y avait de pleins sacs de sucre blanc. C’est tout ce qu’il lui fallait. Il allait prendre un premier sac, et un bidon fermé d’alcool, quand il entendit ces bruits, un peu plus loin, derrière un rideau de lanières transparentes. Il y avait de la lumière. Était-ce une salle de stockage ?

Curieux, il écarta les franges de PVC. Un entrepôt immense, charpenté en forme de dôme, éclairé par une série de sabords situés en hauteur. C’était comme la carlingue inversée d’un navire, retournée sur d’immenses dunes jaunâtres de sucre brut. Une excavatrice était abandonnée là, minuscule, comme un jouet d’enfant sur une plage. Francis fit quelques pas dans ce désert. Le sucre s’écroulait sous lui. Était-il possible d’y périr enseveli ? Il suspectait pas mal d’employés d’avoir survécu dans ces entrepôts, exactement comme des rats, en se nourrissant de sucre. Il marcha encore, grimpa sur une colline. Soudain, le sol se déroba. Il tomba, emporté par une coulée, et vit avec horreur cette grille dans le sol où les cristaux s’écoulaient et l’entraînaient. Il passa entre les immenses barreaux, tomba de plusieurs mètres au niveau inférieur, sur un nouveau tas de sucre, et glissa encore plus bas avant de s’immobiliser enfin.

L’endroit était beaucoup plus sombre, éclairé seulement par la lueur provenant de la grille. Il ne voyait que du sucre autour de lui, les ténèbres l’empêchant de distinguer la moindre paroi, et d’évaluer la profondeur de cette soute. Comment en sortir ? Il se releva, dévissa sur un nouvel éboulis, descendit encore de plusieurs mètres. Pas à pas, avec d’infinies précautions, il remonta la pente, et finit par atteindre ce point culminant, sous la grille et ses polygones de lumière.

C’est alors qu’il entendit cet ordre qu’il ne comprit jamais, et qu’il sentit ce grouillement monter des confins de sa colline. Et puis il les vit. Des créatures humaines, rampant vers lui de tous côtés dans le noir, comme des arthropodes des sables, les bêtes d’un désert de cauchemar.

Exténués, cernés, eczémateux, acnéiques, rendus malades jusqu’à la neuropathie par la consommation exclusive de sucre et d’alcool, des employés restés coincés ici, qui survivaient enfouis dans le sucre, en mangeant du sucre, rien que du sucre, plongés dans une hyperglycémie sans retour, à demi fous et aveugles, le vitré des yeux ravagé par le noir et la rétinopathie, gavés d’alcools et bien décidés à défendre leur trésor cristallin.

Ils étaient des dizaines. Francis, seul sous la lueur quadrillée de la grille, n’avait pas lâché sa batte, et ne la lâcherait pas. Menton relevé, buste en avant, il contracta ses trapèzes, fit craquer son dos, et sans un mot, sans attendre, fracassa le crâne de l’assaillant le plus proche. On l’attaqua alors par derrière, quelqu’un ou quelque chose lui agrippant le bras. Francis se dégagea d’un violent coup de coude, tourna sur lui-même, défiant les autres en frappant du poing son poitrail.

« Venez, tas de salopes ! Venez là ! »

Et de nouveau le sol se déroba, l’entraîna avec une grappe de zombies toujours plus bas dans le noir, vers les profondeurs de la fosse. D’autres prédateurs des sucres se jetèrent à leur suite. On les perdit de vue, et du fin fond de ces oubliettes ne remontèrent plus que les bruits mats et creux des coups de batte. Dehors, le vent furieux balayait le site, écharpant dans ses salves les plus petites traces de ce vaillant combat.

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TRAPPE, subst. fém.
Porte à charnières horizontale donnant accès à une cave.

QUELQUE PART DANS LA SOMME,
LE VINGT-QUATRIÈME JOUR, 17H29.

Cédric était de retour devant la maison aux vitres opacifiées, et à son miraculeux garde-manger. Imaginer ces victuailles profitant à quelqu’un d’autre lui avait été insupportable. Et peut-être y ferait-il d’autres découvertes. Pour éviter d’être suivi, il avait fait le trajet en courant, à la tombée du jour, sous le vent rugissant, comme un joggeur fou, sans rien emporter d’autre que son sac à dos, et deux grands sacs de courses. Il n’avait vu personne, et personne n’avait découvert la trappe. Il la dégagea, inspecta les environs, l’ouvrit et descendit l’échelle. Il entreprit aussitôt de remplir ses sacs, de conserves, de rations, de bocaux de verre et de confiture, de sachets de céréales, de sacs de pâtes et de riz. Il en prit le maximum.

Soudain la trappe se referma, lourdement. Ce n’était que le vent. Il sortit un premier sac, s’assura que personne n’était en vue, bloqua la trappe avec la anse du sac, puis redescendit, continua son pillage. Des vêtements sous plastique, des piles électriques, une paire de ciseaux, une boussole. Il y avait même une hache, et un filtre à eau, qu’il s’empressa de fourrer dans son sac à dos, avec le réchaud à gaz, et deux recharges de butane. Hache à la main, il sortit son second sac, referma la trappe. Avec de telles provisions, il n’aurait plus à revenir. Il dissimula néanmoins de nouveau la trappe, et repartit, la hache coincée sous son sac à dos. Personne ne serait dehors avec un tel vent, et cet orage qui mûrissait dans le ciel noir. S’il était repéré, il laisserait tomber un plein sac de denrées, de quoi occuper d’éventuels poursuivants. Ce ne fut pas nécessaire, et le retour se déroula sans encombre.

Il ne vit rien dans la grand rue, hormis ce muret au graffiti sinistre, MALHEUR AUX ACCAPAREURS. Il ne se rendit pas compte que quatre paires d’yeux l’avaient observé. Et que ces quatre hommes, qui n’avaient pas trouvé de camion sur la départementale, avaient patiemment guetté son retour, pour le suivre de loin.

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ÉCLAIR, subst. masc.
Ce qui apparaît tout à coup, de façon soudaine et sans durer.

DANS UNE FORÊT DES YVELINES,
LE VINGT-QUATRIÈME JOUR, 18H07.

La soif. Du vent et de l’orage. Une douleur au ventre.
Le barrage routier. La grotte. Simplet. Sa vie.
Et de nouveau, il perdit connaissance.
Et de nouveau le ciel noir. L’orage. Cette odeur. Cette douleur, qui le tirait lentement de son coma vers cette réalité méconnaissable, et pourtant incompressible.
Les bois. La neige. Le froid. Bernard encore en vie. Encore là.

Dans ce dehors claustral, en ce corps éteint. Il se souvenait. Depuis qu’il avait trouvé cette route, il était tombé, s’était relevé, plusieurs fois. Avait continué, était retombé. Il s’était réveillé le jour, il s’était réveillé la nuit. Plusieurs jours. Plusieurs nuits.

Le comptable émergea tout à fait. Ce mal de ventre. Cette odeur de rouille. C’était du sang. Le goût et l’odeur du sang. Il parvint à relever la tête. À contempler son ventre. Ses tripes à l’air. Ce sanglier qui le regardait. Sa hure dans son ventre. Son propre sang sur la hure. Visqueux, sirupeux. Fumant, dégoulinant. Ce dos noir et bosselé. Ces défenses comme des rasoirs. Ce regard indifférent. L’effroi de cette apparition sauvage.

Le comptable s’indigna plus qu’il n’eut mal. Outrage. On le dévorait comme une charogne. Scandalisé, il voulut chasser la bête, tenta de crier. Sa gorge émit un son lointain, si faible. Il parvint à peine à lever le bras, à l’agiter devant lui, comme un gamin timide salue un train en partance. La bête recula, sans conviction. Ce n’était pas de la peur, en aucun cas. Elle avait dans la gueule un fil luisant d’intestin, dévidé de son ventre. À trois mètres elle s’arrêta, se mit à mâcher. Le comptable eut mal dans son ventre. Il chercha dans les yeux de l’animal quelque chose d’humain. De la haine. Du mépris. Une morale. Il n’y avait rien de tout cela.

Sa force l’abandonnait. Il eut le temps de se dire que ce sanglier ressemblait à Simplet. Ça n’avait pas d’importance. Engourdi, il reposa la tête en arrière. Contempla la charge du ciel noir, qui avançait au ralenti. Ce monde aurait-il encore besoin de comptable ? La grande nuit était proche. Il sentait le vent couler dans son ventre.

Le froid revenait. Il allait mourir, il le savait. Il espérait voir un dernier éclair. Il allait fermer les yeux, et l’éclair tomba, net, face à lui, lézardant le monde, figeant la bête, illuminant les alentours.

Il pouvait mourir. Il avait vu dans cet éclair sa vie résumée : un absurde éclat de choses, entre deux éternités de vide.

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AUTONOME, adj.
Qui se gouverne totalement ou partiellement de façon autonome.

CHÂTEAU DE VINCENNES,
LE VINGT-QUATRIÈME JOUR, 20H56.

Le vent glacial cinglait le dehors, et Victor Escard avait un peu trop chaud. Les militaires faisaient de piètres gens de maison. Sa femme, qui l’avait rejoint par hélicoptère, plus que jamais grande dame et précieuse, ne cessait de s’en plaindre, quand elle ne pestait pas contre sa garde-robe réduite à une misérable armoire. Ça l’amusait. En ces temps pour le moins troublés, la futilité devait être un véritable luxe.

« Il vaut mieux périr par l’autre que vivre pour soi », lui lança-t-elle.

Escard leva les yeux de ses notes.

« C’est pour moi que tu dis ça ?

— Ce sont les mots du Pape, à propos de la France. »

Escard éclata de rire. À la différence de nombre de ses collègues, il n’était pas idéaliste, c’est-à-dire persuadé que la morale qui le faisait gagner était la bonne morale. Il savait, comme son ami Renaud Lorenzino, qu’une société socialiste et universaliste serait tôt ou tard fatale à l’économie, et qu’islam et immigration s’y traduiraient par toujours plus de tensions et de décohésion.

Mais tout ça favoriserait l’emprise de l’État, c’est-à-dire d’Escard et ses amis. Bientôt, cet État serait tout. Et ce tout ne serait plus que lui.

« Plus leur décohésion sera grande, plus les nations s’en remettront à un État fort, lui avait dit un jour Lorenzino. Et plus elles nous octroieront de pouvoir et de fonds. »

Escard se rappelait lui avoir objecté que le changement de population affaiblirait la productivité, l’économie et le niveau de vie.

« Pas les nôtres, avait souri Lorenzino. Au contraire, plus les peuples occidentaux seront affaiblis, c’est-à-dire mélangés et résignés, moins ils seront dangereux pour nous. Ce monde est notre concession, et seuls les peuples peuvent encore nous la contester. Il faut les tuer avant qu’ils ne nous tuent. »

Au petit jeu du cynisme politique, Lorenzino battait Escard de quelques longueurs. Mais comme beaucoup d’autres, il avait disparu dans le brouillard des événements…

Escard savait que la météo s’améliorait, que le froid allait se retirer, que son heure venait. À l’étranger, la situation semblait se stabiliser. L’arrêt des exportations françaises créait un énorme marché de compensation, véritable coup de fouet pour les économies voisines, qui rachetait largement la perte du client France.

Escard avait fait rétablir la distribution d’électricité vers l’étranger. « Il faut que le monde entier soit devant sa télé pour le grand spectacle », avait-il dit. Le spectacle s’annonçait grandiose, en effet. Les États-Unis et la Chine avaient enfin trouvé un accord – salué par les marchés, de nouveau très optimistes : l’opération Sables, la reconquête militaire du pays, serait exclusivement commandée par la France. L’appui de Londres et Washington resterait strictement technique. Escard ne pouvait rêver mieux.

Dans une soixantaine d’heures, il passerait à l’acte, rétablirait l’ordre et régnerait sur ce pays. Il serait facile de balayer les gangs et les groupes armés. Le plus gros du travail serait logistique et médical. Ses rapports lui confirmaient que la situation sanitaire et humaine était sur l’ensemble du territoire « extrêmement dégradée ».

À peine avait-il senti la morsure de ce froid, en traversant la cour du château sous sa veste fourrée, qu’il s’était hâté de rentrer. La nuit tombait et le vent s’était levé. Le patron de la Force-K lui avait parlé de dragonnades de troupes armées, d’hécatombe chez les cheptels domestiques, de pillages et de massacres, de pollution et d’incendies, de famine et d’épidémies, de morts par centaines de milliers, peut-être par millions, d’hôpitaux devenus mouroirs depuis la fin de l’électricité, de processions d’errants affamés qui tournaient au carnage.

Escard l’interrompit dans sa litanie. Il était bien conscient que ce petit jeu avait assez duré, qu’il était temps d’agir. Mais il pensait déjà au futur, et à ce titre il lui restait un ultime détail à régler.

« Les groupes autonomistes, insistait-il. Aucun d’entre eux ne doit fonctionner. »

Son interlocuteur avait déroulé une carte sur son bureau, et détaillait les repérages de ses hommes. Le Califat de Seine-Saint-Denis. Le camp de Terra Nostra, l’organisation solidariste d’extrême droite, implanté dans le Cher, en plein centre de la France. Il existait avant la crise, et avait pris ces derniers mois une ampleur considérable, jusqu’à compter plusieurs milliers de membres. Il y avait aussi des communautés organisées en Savoie, dans le Massif central et les Pyrénées, ainsi que dans l’arrière-pays de nombreux réseaux inter-villages.

« Contre le Califat vous ne faites rien, avait dit Escard en regardant son sablier. Vous l’oubliez. Pour tous les autres, il faut agir. Maintenant.

— C’est prévu, Monsieur. »

Au dehors et contre les volets battaient les spasmes du ciel. L’orage approchait.

« Il ne doit pas en subsister un seul. Vous me comprenez ? Pas un seul.

— C’est prévu. Comptez sur moi. »

Le commandant était sorti, et Escard s’était replongé dans ses plans de reconquête, avait étudié une fois encore les lieux stratégiques de distribution des biens de première nécessité, de remise en service des réseaux d’électricité, d’abord dans les zones les moins touchées, puis dans les grandes villes, Paris en priorité. L’heure des actes approchait. Il allait reprendre en main ce pays, et rien ni personne ne pourrait l’en empêcher. Dehors un premier éclair fracassa la nuit, et le donjon brilla de tout son long comme un sabre.

– 75 –

SHRAPNEL, subst. masc.
Obus chargé de balles.

QUELQUE PART EN ESSONNE,
LE VINGT-QUATRIÈME JOUR, 22H00.

Jean-Michel avait mauvaise mine, et le chien était nerveux. Le temps du grand départ approchait. Vincent Gite était prêt. Il avait patiemment pulvérisé une tonne de fioul dans la benne, et l’engrais effrité l’avait peu à peu absorbé. Il était temps que ça se termine. Les vapeurs de gazole lui montaient à la tête, le nitrate attaquait ses mains, lui brûlait les voies respiratoires. Les douleurs au dos, aux bras et à l’abdomen étaient devenues permanentes.

Gite bêcha l’engrais contre les montants de la benne, de manière à y creuser une sorte de rigole, pour la remplir avec tout ce qui pouvait faire office de shrapnel, des clous, des vis, des barbelés, des boulons, des écrous, des cailloux, des éclats de verre et des crampons de clôtures. Il tassa le tout sous une couche d’engrais, puis confina soigneusement son mélange sous une pile de tôles ondulées, récupérées dans le hangar. Il ne laissa à cette carapace qu’une petite ouverture, comme une sorte de trappe, vers l’avant de la benne, donnant sur un cône creusé à même la poudre d’engrais.

Craignant la pluie, il bâcha le tout, sous l’œil inquiet du berger australien, qui passait son temps à le regarder de loin. Grâce au poste à souder, il prépara ensuite le tracteur, fixa sur les portes et le bas du pare-brise les épaisses plaques d’acier empruntées à la bétaillère. Il ne put faire mieux : le poste à souder n’avait plus de batterie.

Il attela la remorque au John Deere, et récupéra ensuite la poudre de ses munitions de 5,56, devenues inutiles, en ouvrant chacune des cartouches à l’étau et à la pince coupante. Cent-quatre-vingt balles, soit trois-cent-vingtquatre grammes de charge. Le but était d’augmenter la puissance de sa grenade, déjà améliorée au Semtex, en compactant la poudre dans un fond de canette coupée en deux, qu’il scotcherait au corps de l’explosif.

Il n’avait été dérangé qu’une seule fois, un jour de brouillard, alors qu’il était occupé à souder ses plaques d’acier, dans la cour de la ferme. Il avait senti cette présence, et le chien grognait. Il avait posé la baguette, relevé son casque, laissant le cordon refroidir. L’intrus s’était figé sur le chemin, à une trentaine de mètres, l’observant, sans rien dire, sans un mouvement. Comme un autre lui-même.

Gite avait palpé le Glock à travers sa veste, le chien avait aboyé et l’autre s’était retourné, avait disparu dans cet épais brouillard, rendant Gite à son isolement splendide, même pas troublé par cette entité évanescente.

Le dernier jour, une fois son œuvre entièrement accomplie, il s’était allongé sur le lit, et bien que totalement épuisé avait gardé les yeux ouverts, ne s’était pas endormi. La nuit convulsait, le vent cognait aux portes comme une machine de siège. L’orage arrivait. Et les éclairs, immenses, illuminaient la chambre et ses yeux de pierre. Gite s’était souvenu des temps anciens. De ces heures passées à méditer le carnage, dans l’obscurité de son réduit, le regard perdu au loin derrière le voile du songe. Ailleurs, inerte, immobile. Dans ses yeux comme dans ceux du fauve on lisait l’absence, la puissance et l’ennui.

Il attendait l’événement et aurait pu l’attendre éternellement, avec cette patience résignée qu’ont les tigres en cage. Mais l’événement avait jailli devant lui, comme une proie sur la piste. L’incident. L’occasion. En un instant l’attente se fit prédation. La tension totale de l’être, polarisée dans ce regard, cette focale assassine. La proie incarcérée dans cet objectif. La précision photographique de cette fixité.

Et Vincent Gite, seul, dans sa pénombre épileptique. Il était ce prédateur. Il ne chassait pour l’heure qu’en esprit, sur sa piste imaginaire, décomposée par son instinct de tueur jusqu’à son plus petit grain de poussière. Distance. Atmosphère. Dérive du vent. Odeur de sang…

La bête, l’État, sa proie, était blessée. Il l’avait frappée trois fois déjà, mais ça ne suffirait pas. Il était temps. L’hiver partait, elle allait revenir. Au sortir de sa tanière, il faudrait la prendre à la gorge, et lui arracher la tête. Il n’aurait plus qu’une seule occasion de le faire.

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