Guerilla – Tome 2: 22-25

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SORTIR, verbe.
Passer du dedans au dehors.

PARIS 5e,
LE SIXIÈME JOUR, 11H29.

Trois jours. Trois jours à attendre, cloîtré dans son appartement, arme à la main. Attendre que ça se tasse, des secours, une attaque. Attendre il ne savait quoi. Il faisait froid, ils seraient bientôt à court d’eau potable. Mais c’est par défaut de patience plutôt que de vivres que le colonel s’était décidé, lassé de poireauter là, sur son sofa, avec le fusil à pompe de son petit-fils. Rien ne se passait, et la fillette, cette petite métisse qu’il avait sauvée et recueillie, s’impatientait tout autant que lui. Les incendies approchaient, il fallait se rendre à l’évidence : plus personne ne viendrait les secourir. Ils devaient quitter cette ville, avant qu’elle ne devienne leur piège mortel.

Il s’était rendu dans la chambre, avait sorti son vieux sac à dos de l’armoire. Il aurait eu besoin de sa femme pour le remplir, mais son corps gisait dans la baignoire, décapité à la chevrotine. Tout dans leur chambre évoquait la présence de cette grande absente. Peignoirs, pantoufles, jusqu’à sa silhouette imprimée dans le lit. Et cette théière ébréchée qui avait au moins cent ans.

Jocelyne. Jocelyne, et ses commentaires navrants, sa dépression éternelle, son adhésion maladive à tout ce qui portait trace d’enthousiasme, ses coupures de presse, amassées au temps où elle s’investissait dans la vie locale, quand ils vivaient encore à la campagne. Les lotos, les soupes populaires. Les bénévoles, les foyers, l’insertion. Les actions solidaires. Les mauvais articles saluant les « bien belles initiatives » et les photos jaunies en rangs d’oignon. Elle était là. Elle avait existé, c’était la preuve. Jocelyne, ombre agissante, femme négligée, bonne et serviable, jusqu’à l’absurde.

Suicidée au calibre 12. Le colonel songea que le corps de sa femme et leurs petits souvenirs n’en avaient plus pour longtemps. Ces preuves de vie, comme des centaines de milliers d’autres, allaient s’effacer à jamais de cette Terre. Il se regarda dans la glace. Il était toujours aussi vieux. Il lui sembla même qu’en quelques heures ses cheveux gris avaient étendu leurs positions. Il se rasa et se coiffa, puis fourra dans son sac deux grandes couvertures, quatre bouteilles d’eau, un briquet, deux bols, trois couteaux, une casserole, et la boîte de munitions, qui pesait dans les huit kilos. Puis la partie utile de l’armoire à pharmacie, noyée sous les crises homéopathiques de Jocelyne. Il y tassa enfin un maximum de vivres, biscottes, conserves, pâtes sèches.

Puis il se planta devant la baignoire, et ce qui restait de sa femme. Son peignoir favori. Le quart d’une tête. Son contenu desséché sur la faïence, jusqu’au plafond. Pourquoi ici, dans cette baignoire, sinon pour ne pas salir les tapis ? Le colonel lui effleura une dernière fois la main, et sortit.

Dans le salon la fillette était prête, ravie d’aller faire un tour sous la neige, chaudement vêtue des habits d’enfant de leur « petit Vincent », que Jocelyne conservait si pieusement. Pour lui, il avait ressorti ses vieilles chaussures fourrées d’hiver, et son grand manteau, boutonné jusqu’en haut sur son immuable complet de tweed. « On pourra faire un bonhomme ».avait dit la petite. Le retraité avait souri, et répondu qu’ils devraient d’abord marcher, marcher et marcher, et qu’une fois arrivés là où il le voulait ils seraient en sécurité, dans un château de princesse avec des soldats pour les protéger, et beaucoup de bonne neige à bonhomme, et qu’alors ils pourraient faire ensemble tous les bonhommes qu’elle voudrait.

Il regarda sa télévision, privée de courant, se demanda comment il avait pu rester si longtemps son captif. Le captif de ces murs, de ce cagibi, de ce flot ininterrompu et insensé de divertissement conditionné. Durant une décennie, ce salon était devenu sa cage, l’écluse de son aigreur. Tous ces barreaux venaient de tomber, et c’est maintenant son propre reflet qu’il voyait dans l’écran. Et aujourd’hui, ce grand séquestré volontaire, parvenu tout proche de la mort, se sentait plus vivant que jamais.

Dans sa rue, éventrée par les travaux et inondée par la bouche à incendie, il ne vit personne. L’ambulance sur le toit et la neige poudroyant dans le vent et le froid. Et par-delà les fumées d’incendies un spectre de soleil.

Emmitouflé sous son épais manteau d’hiver, il avança dans cette rue, fusil à la main, le pas crissant dans la neige, et le vent de grésil scintillant au soleil, comme une poussière d’étoiles. Une ambiance de fin du monde, et entre les mains cette arme, en forme de destin. Et à ses côtés cette fillette, qui s’était elle-même rebaptisée Guérilla, qui était sa seule et unique raison de se battre.

Il avait repris vie, et la morsure du froid rendait du sang à son visage. Il regarda une dernière fois sa rue. Puis il fit un sourire à la petite, qui relevait la tête pour le regarder sous son bonnet trop grand, et ils entamèrent leur exode.

Objectif Vincennes. Le repli prévu pour le gouvernement, selon les plans de l’état-major, en cas de catastrophe. Ce que le colonel pensait être leur seule issue. Mais il fallait traverser cette ville. Survivre à ses fantômes…

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FANTÔME, subst. masc.
Personne décédée se manifestant de façon surnaturelle sous une apparence désincarnée.

LA COURNEUVE,
LE SIXIÈME JOUR, 12H48.

Kaspar était l’un d’entre eux. Il observait la rue du haut de son immeuble, dans l’ombre de son repaire, entre les rideaux du sixième étage. Il voyait ces hommes aller et venir, et se disait qu’ils ne survivraient pas à la nuit. Flexidentitaire, il portait les stigmates de son passage à tabac par les CRS, d’une violence si totale et absurde qu’elle l’avait laissé comme dépossédé de lui-même. Il n’était plus question qu’il quitte cet endroit, le seul qui lui paraissait sûr. Il devait y mourir la nuit suivante, et disparaître carbonisé, corps et souvenirs, dans les flammes du gigantesque incendie ravageant la Seine-Saint-Denis.

Pour fuir son avancée, le Califat avait dû déménager son « palais », à Pantin, puis Belleville, dans un vulgaire immeuble de rapport, où se bousculaient les servantes, les pièces éclairées de candélabres pillés dans une église. On envisageait de déménager de nouveau, pour le centre de Paris, mais la zone n’était pas encore sûre, trop proche des incendies. Le calife n’aimait pas le froid, et se terrait dans un grand salon, encombré d’hommes armés, dangereusement chauffé par des foyers rudimentaires. On faisait brûler n’importe quoi dans les vieilles cheminées hors d’âge, ce feu ne chauffait pas, enfumait les couloirs et piquait les yeux.

Aux côtés du calife se tenaient quelques vierges, ses favorites du jour. Il avait fait séparer les femmes en quatre groupes. Les bonnes musulmanes « non-initiées »,destinées à devenir les épouses de ses généraux. Les bonnes musulmanes « mariées et honorées », qui devaient être respectées. Les mauvaises, destinées à être rééduquées, à faire pénitence et servir. Et les mécréantes, les choses, les esclaves sexuelles. Sadia tombait dans la troisième catégorie, la dernière avant l’enfer, où avait échoué Elina, sa voisine de malheur lors de la nuit des précipitations. Et les deux brunes se croisaient parfois, dans l’ombre des couloirs, les yeux lourds de songes. Sadia, cheveux bouclés voilés de force, les yeux noirs et brûlants, aussi durs que ses traits. Et Elina, cheveux raides laissés libres et infamants, les yeux verts en amande, et le visage aussi froid et lisse que sa personne.

Dans le salon califal, une file ininterrompue de sujets venaient adorer Sa grandeur, les bras chargés d’offrandes. Un père proposa ses filles. Un autre de l’alcool. Il fut chassé et bâtonné. Le calife était ailleurs, inquiet. Alors que ses hommes semblaient en mesure de conquérir Paris, ce qui signifiait le pays, première étape avant la chute de l’Occident mécréant, on lui avait rapporté cette résistance militaire inattendue. Au sud de Paris, des soldats avaient tiré sur une foule d’otages. Ça ne leur ressemblait pas. Le calife doutait qu’il puisse s’agir de militaires réguliers. Il avait ordonné des repérages.

Celui qui se faisait appeler “L’homme le plus sanguinaire” avait fait massacrer tous les caïds susceptibles de le contester. En quelques jours, son territoire s’était étendu de la Seine-Saint-Denis à toute la rive droite, de la gare de Lyon jusqu’au Louvre. Il avait pu faire incendier le Musée d’art et d’histoire du judaïsme, et le mémorial de la Shoah. Puis les synagogues, les cathédrales et les églises. Le calife en personne s’était amusé à canarder Notre-Dame, au mortier, depuis la rive droite, jusqu’à abattre sa flèche œcuménique, récemment reconstruite par un architecte haïtien, en forme de poing arc-en-ciel, à la gloire du très-bien-vivre-ensemble.

Les conseillers du calife s’employaient à tempérer sa folie meurtrière, en le pressant de limiter les exécutions aux Juifs, aux déviants, homosexuels ou « visiblement assimilés », ce qui, du point de vue du Califat, faisait du monde. Sans oublier les croisés qui lui résistaient. Il ne laisserait personne entraver son ascension. Il voulait asservir ce pays, le purifier totalement, y imposer la loi d’or de l’islam, qui passerait par sa domination. Il serait le plus grand serviteur d’Allah et l’histoire ferait de lui son prophète. Et au nom de la grande mansuétude d’un homme mort voici mille-quatre-cents ans, il s’était décidé à épargner les jeunes kouffars pour mener à bien des missions de pillage, et de reconnaissance.

Ça payait. Le sixième jour, on lui avait rapporté que les militaires de Bercy n’étaient qu’une poignée, retranchés dans l’ancien Palais omnisports. Probablement une initiative individuelle. Le calife avait souri, puis il avait ri, et il s’était tu. Et son silence était plus terrible que son rire. Son Califat naissant était fort de mille-deux-cents hommes lourdement armés, de dizaines de milliers de sujets. Ces chiffres allaient tripler dans les semaines à venir. Son jeune frère ambitieux ne demandait qu’à prouver sa valeur. Avec l’accord de ses conseillers, le calife lui avait confié la charge d’écraser cette poche de résistance, de conquérir le Palais omnisports, puis l’intégralité de la rive gauche.

Apaisé, il avait regagné ses appartements, encadré par sa pompeuse escorte, via les escaliers grinçants du vieil immeuble. Il pourrait continuer à superviser les opérations de conquête du Grand Paris, et se divertir de bon cœur avec ce chroniqueur juif, vaguement connu dans l’ancien monde, que lui avait capturé son second. On lui avait parlé d’une méthode de torture mexicaine, au chalumeau, axée sur la plante des pieds. Il adorait le chalumeau. Il ferait ensuite convoquer ses femmes. Ses gardes en auraient presque pitié. Ils connaissaient le calife. Ils savaient, à la lueur malsaine de ses yeux brumeux, combien il serait violent et sale.

– 24 –

ALCOOL, subst. masc.
Liquide inflammable obtenu par distillation.

PARIS 17e,
LE SEPTIÈME JOUR, 20H34.

Les jours passaient mais pas la douleur. Les yeux plissés, Donatien épiait les Biscornus. L’Enguirlandé. Le vieux sorcier. Le pervers mélomane, aux écouteurs sans son, qu’il avait baptisé Beethoven. Et Jean-Claude Dusse, l’homme armé d’un bâton de ski. Pas trace de celui qui l’avait mis en garde, la première nuit. Il y avait aussi cet homme plus mince, au tee-shirt blanc, constamment muni d’une machette. Et il y en avait encore deux autres, toujours en marge de la bande, vêtus de parkas sombres, sans signes distinctifs, que Donatien confondait entre eux. Ils paraissaient au service de la troupe, comme des esclaves.

En regardant le type aux écouteurs mimer il ne savait quelle histoire, le journaliste repensa à sa tentative de viol. « Il n’avait pas les codes », aurait dit sa femme. Donatien plissait les yeux pour mieux voir et sa migraine ophtalmique lui vrillait le fond du crâne. Il avait épuisé son stock de Doliprane.

Le portable de Roméo n’avait plus de batterie. Il allait dans la pénombre le jour, et les ténèbres la nuit. Il regrettait comme jamais son éclairage à filtre bleu tamisé, censé soulager ses problèmes de vision. Le troisième jour, pour apaiser le feu des démangeaisons autour de son nez et de ses sourcils, il avait tenté de se faire un gommage au savon, en y incorporant un peu de sel, puis il s’était badigeonné de crème. Après quelques heures de répit, la brûlure était revenue, du milieu du front jusqu’à sa greffe de barbe, plus vive que jamais. Des lambeaux de peau se décollaientdes arêtes de son nez. Il n’osait plus y toucher. Après soixante-douze heures d’hésitation, il s’était lavé à l’eau froide, pour contrer la sudation fétide, liée au stress, de ses glandes apocrines. L’eau avait une odeur suspecte, et des plaques rouges étaient apparues sur sa peau. Était-ce une allergie ?

Toujours aux aguets, il dormait mal. Au rez-de-chaussée, Roméo se décomposait, et l’odeur fade et aigre de la mort remontait jusqu’à lui. Il disposait encore de réserves de nourriture et d’eau minérale, mais sans parler des démangeaisons, sa migraine était à peine soutenable, et il allait manquer de papier-toilette.

Aurait-il le courage de faire une sortie ?

Il y avait du mouvement dans la rue. Un homme marchait en direction des Biscornus, regroupés autour de leur brasero. Il titubait sous l’averse de neige, manifestement ivre – selon l’OMS, il fallait dire « en état d’exaltation éthylique ». L’homme paraissait malgré son état de constitution robuste, et sûr de lui. Donatien eut un frisson. Il lui sembla qu’il invectivait les Biscornus. Le journaliste ne donnait pas cher de sa peau.

Seul, titubant, Marcel ne cherchait que de l’alcool.

« Hé, les nègres ! Z’avez à boire ? »

Stupéfaits, les autres se regardèrent. Le vieux sorcier fit un sourire.

« Tu as de quoi payer ? »

Marcel se frotta le ventre et rota.

« Pourquoi, tu veux une banane ? »

Donatien était stupéfait. Il entendit Marcel éclater d’un rire gras et sonore, un rire d’ogre, qui paraissait n’avoir pas de fin. Le journaliste crut qu’il allait s’en étrangler. Tout content de son effet, Marcel en pleurait presque. Il se mit à tousser, se racla la gorge, et comme un mineur de fond cracha dans la neige un épais amas de glaires. Les Biscornus échangèrent un nouveau regard. Après un instant d’hébétude, les yeux emplis d’un souverain vide, Marcel se détourna.

« Vous les bamboulas, vous servez vraiment à rien. »

Auréolé de sa cuite permanente, de son culot monstrueux et de sa chance légendaire, muré dans son inaltérable refus du monde et des hommes, l’ivrogne s’en fut dans la neige et la nuit, pour aller chercher plus loin son oxygène liquide, tout en maugréant des injures, chacune passible de dixannées de prison. Les jambes de Donatien tremblaient sous lui, comme à chaque fois qu’il assistait à une telle confrontation.

Les Biscornus n’avaient pas bougé. Comment était-ce possible ? Le journaliste se sentait plus fébrile que jamais. Il n’aurait jamais le courage de sortir de son refuge.

– 25 –

CITADELLE, subst. fém.
Lieu ou centre organisé pour défendre avec acharnement certains intérêts, certaines idées.

PARIS 12e,
LE HUITIÈME JOUR, 10H12.

« Donnez-moi, mon Dieu, ce qui vous reste,
Donnez-moi ce que l’on vous refuse.
Je veux l’insécurité et l’inquiétude,
Je veux la tourmente et la bagarre,
Et que vous me les donniez, mon Dieu,
Définitivement. »

Du toit du POPB, le sergent murmurait la prière du para, en scrutant les environs, captifs de leur profond silence. Paris éteint sous son linceul de neige et de cendre. Au loin les incendies. Pas âme qui vive. Après quelques tirs de semonce, pillards et rôdeurs ne se risquaient plus dans le périmètre. Il faisait de plus en plus froid. Et bientôt la neige, haute de cinquante bons centimètres, interdirait toute sortie. L’enceinte gigantesque, revue en fonction des normes anti-déséquilibrés, semblait bien sécurisée. Une constellation de plots de béton, formant des tertres de neige, empêchait toute approche par véhicule. Les entrées de service et des loges avaient été condamnées par les militaires, tout comme l’entrée principale, barricadée par un amoncellement de charpentes métalliques et de soudures. Deux soldats surveillaient l’entrée arrière, la seule laissée intacte, pour permettre le passage de matériel. Trois sentinelles, équipées de la mitrailleuse lourde et du fusil de précision, étaient postées en permanence sur le toit, qui offrait une vue panoramique dégagéedes environs. Les militaires effectuaient des tours de garde réguliers. D’autres encadraient les sorties ravitaillement, en direction de la Pitié, de l’armurerie, des centres commerciaux au sud, ou encore de la gare de Lyon, réduite à son immensité vide et désolée, ses bâtiments secondaires et rames, à quai sous les verrières, offrant d’innombrables repaires aux toxicos et réfugiés.

Les soutes du Palais omnisports étaient maintenant garnies de matériel, de médicaments, de vivres et de réserves. Les légionnaires disposaient même d’un groupe électrogène, et d’un stock de fioul emprunté à la gare. De quoi tenir plusieurs semaines. L’enceinte était devenue leur camp, où l’on accueillait les civils, à condition qu’ils se lèvent tôt et obéissent aux ordres.

Les hommes jugés fiables participaient aux sorties, et à des missions de surveillance. Les plus prometteurs étaient même entraînés, formés au combat. Mais on ne faisait pas des légionnaires en quarante-huit heures… « Peut-être des moutons un peu moins inutiles », avait dit le sergent.

Dehors à son tour, Danjou regardait sans le voir le ciel impénétrable, qui continuait à semer sur ce monde son blanc cocon de silence. Le capitaine pensait aux islamistes. Eux non plus n’étaient pas des légionnaires. Mais ils auraient le nombre. Le fanatisme. Il était certain, après l’escarmouche place d’Italie, qu’ils allaient y revenir. Mais quand ? Les incendies étaient toujours importants rive gauche. Il suffirait d’un vent tournant pour les ramener vers Bercy. Et le nombre de civils hébergés augmentait de façon préoccupante. On en était à cent soixante huit personnes – le vidéaste militant de la Pitié avait même tenté sa chance, avant d’être refoulé d’un geste. Plus cette foule allait croître, plus il deviendrait difficile de la gérer.

Pour la dixième fois, le sergent avait passé en revue l’équipement de ses hommes. Les pistolets Beretta 9 mm – le capitaine conservait son antique MAC50 –, les fusils d’assaut H&K 416F, avec dix chargeurs de trente coups par soldat. Deux fusils étaient équipés de lance-grenades GLM. De quoi faire le ménage. Chaque homme emportait dans son barda une caisse de mille munitions de 5,56, en plus de celles des chargeurs. Le fusil de précision, un vieil FR F2, tirait du 7,62. La mitrailleuse M2 Browning, et sa quarantaine de kilos de munitions, mobilisait en permanence deux à trois légionnaires. Un soldat était par ailleurs équipé d’une mitrailleuse légère FN Minimi.

Chaque paquetage, adapté sur les ordres de Danjou, comprenait un équipement NRBC – risque nucléaire, radiologique, biologique et chimique –, du matériel de survie et de filtrage des eaux. L’armurier voisin avait pourvu le camp d’une trentaine d’armes de poing, de trois AR-15, d’une douzaine de fusils de chasse et de précision, et de quelques dizaines de milliers de munitions tout calibre. Danjou avait fait enfermer ce précieux matériel au sous-sol, sous la garde permanente d’un soldat.

Le sergent avait dressé au télémètre une carte précise des environs, et tous l’avaient mémorisée. Les légionnaires impressionnaient par leur discipline. Ils étaient des armes à part entière, préparés à tout type de menace et d’ennemi. Mais il n’était pas écrit que cela suffirait. Ils n’étaient que douze, et les fanatiques peut-être des centaines. Danjou se souvenait du sourire de cette gamine, ce matin-là, dans le Djibouti, près du port de Tadjourah. Elle avait quoi, dix ans peut-être, à peine. Elle s’était présentée à ses hommes à un checkpoint. Et lui l’observait depuis la cabane. Il avait senti quelque chose, en elle, dans son sourire. Il n’avait pas eu le temps de le leur dire. Six morts. Il ne restait de la gamine que cette tête, comme un masque laissé là par le diable.

Songeur, Danjou quitta le toit, redescendit dans les entrailles de l’enceinte. Il donna des ordres pour faire condamner presque intégralement les portiques intérieurs, de façon à ne plus y laisser de passage excédant la largeur d’un homme seul.

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