Chroniques du Grand Effondrement [Livre 2 – 27-28]

CHAPITRE 27

Le signal s’était réactivé hier soir et n’avait pas bougé depuis la veille. Un jour plus tôt, ils avaient abandonné sans regret leur vieille guimbarde sur le bas-côté pour continuer à pied. À quoi leur aurait serviune voiture sans essence?

Ils avaient marché sans discontinuer sous un ciel d’acier, coupant à travers forêts et marécages gelés jusqu’à cette vieille ferme distante de moins de trois cents mètres. L’Anguille ajusta la molette de ses jumelles, le regard fixe d’un reptile venant de repérer sa proie. L’immense fatigue des derniers jours se fit soudain plus légère. Il exultait… le but enfin là, si proche, à portée de main. Un cadeau de chair et d’os qu’il déballerait bientôt.

Le nom de Carla s’affichait sur l’écran rétro-éclairé du mobile. Il rêvait aux choses délicieuses et cruelles qu’il pourrait bientôt infliger à sa Chérie. Sa chair odieuse palpitant sous le coton. Il ferait durer le plaisir des retrouvailles pour qu’il soit à la hauteur des sacrifices consentis… cette longue traque, le froid terrible, la faim, les souffrances infligées par la route, jour après jour.

En apercevant Lucas sortir dans la cour, une lueur démoniaque s’alluma dans les yeux de l’Anguille qui lâcha un petit rire ignoble.

— J’y crois pas, tous ces fils de putes, juste là, à portée de fusil.

Il fuma un peu d’amphétamine pour se sentir mieux et oublier la sensation de faim, le froid, la fatigue. Il se sentait invincible, débordant à nouveau d’énergie et saturé de haine. Les trois hommes n’avaient presque pas dormi ou mangé depuis deux jours comme en témoignaient les ombres violettes qui dévoraient les yeux d’Ali et la maigreur de chat de gouttière de Mamadou qui semblait flotter dans ses vêtements trop grands.Ali échangea un regard inquiet avec Mamadou… la folie de l’Anguille s’aggravait au fil des jours, cette fille lui pourrissait la tête.

Ils observaient avec inquiétude le gonflement des petites veines bleues de ses paupières, ses yeux plus sombres que jamais, son sourire de vampire ténébreux.

La vue de la maison leur redonna des forces insoupçonnées. Ils n’allaient pas renoncer maintenant alors que ceux qui avaient buté Yanis et Rayan étaient là, à un jet de pierre. Sans se l’avouer, ils n’en avaient plus rien à foutre de ces deux connards, seuls comptaient la nourriture, le cul des filles et la perspective de dormir au chaud.

Une demi-heure plus tard, ils entamèrent un mouvement tournant en passant à couvert par le sous-bois, perdant de vue la ferme pendant quelques minutes.

Pierre sortit précisément à ce moment pour chercher du bois. En chemin, il s’arrêta dans une remise à la recherche d’outils et ne vit pas les trois narvalos se glisser dans la cour, ni quand ils pénétrèrent dans la maison. Assis près du poêle, ni Landry ni Lucas n’eurent le temps de saisir leurs armes.

— Surprise! hurla l’Anguille en sueur.

Son revolver était braqué sur Landry qui, sur le coup, ne les reconnut pas. Tous avaient terriblement maigri… des vampires à l’inquiétante légèreté spectrale.

— Où est la gouère de Nanterre? hurla l’Anguille en sueur.

En saisissant le coup d’œil anxieux de Mona vers l’escalier, il se précipita à l’étage. Un cri horrible griffa les murs de la maison. Quelques instants plus tard, l’Anguille réapparut traînant une Carla terrifiée par les cheveux, la tirant violemment vers lui, comme s’il voulait lui arracher la tête des épaules.

Il fit valdinguer Carla avec un brusque rire de crécelle qui résonna comme dans une salle de bal vide à minuit. À ce bruit de verre brisé, Landry se souvint de son cauchemar, le même rire de fou. Un grand frisson lui prit tout le corps. Une chair de poule qui hérissait toute la surface de sa peau, même son visage et le dessus de ses mains.

— Après l’effort, le réconfort, je te promets qu’on va s’amuser un peu, dit-il en fixant un regard de reptile drogué sur sa proie anesthésiée par la peur.

Quelque chose grandissait en lui, quelque chose de maléfique. Il parlait d’une voix sans timbre qui terrifiait Carla. Lucas pensa à un cobra face à un lapin. Affamés, Mamadou et Ali mettaient sens dessus dessous le cellier. Georges lança un regard à Mona qui avala sa salive avec une grimace.

— Pour l’instant, le ventre commande, mais tu ne perds rien pour attendre sale petite morue, mes potes se tirent sur l’élastique depuis Nanterre, ils sont remontés à bloc.

Lucas se demandait comment la bande les avait retrouvés et où était le chef. Il s’étonna qu’aucun des narvalos ne demande après Pierre avant de réaliser qu’ils ne l’avaient jamais vu à Nanterre où Pierre était resté dehors pour surveiller le Picasso. Mais celui-ci ne tarderait pas à revenir avec le bois.

Le regard qu’il échangea avec Landry l’informa que lui aussi pensait à son fils. Chaque minute augmentait le risque de voir le gosse débarquer et se prendre dans cette nasse mortelle. En pensant qu’à Nanterre, il avait empêché Lucas de débarrasser définitivement l’humanité de ces fumiers, Landry se sentit coupable de la même faiblesse que ces démocraties qui avaient montré trop de coupable complaisance et de mansuétude envers leurs ennemis mortels.

L’odeur de peur était montée d’un cran emplissant la pièce d’une lourdeur acide. L’Anguille était de toute évidence camé à mort. Il ne tenait pas en place, parlait en permanence. Le cerveau lancé à plein régime comme une locomotive rendue folle.

Avec un type dans cet état, tout pouvait arriver. Un cintré capable dans un accès de démence de vider son chargeur juste parce qu’il avait cru croiser un mauvais regard.

Accroupie, Carla respirait difficilement. Elle faisait une crise d’angoisse, se pressant contre Mona pour chercher auprès d’elle une illusoire protection. Bouche ouverte, elle s’était recroquevillée sur le côté, une boule de chair, le cœur battant comme celui d’un sprinter ; se rétractant comme pour faire oublier la panique dans ses yeux.

Mona était d’une pâleur terrifiante, le regard étincelant de haine. Un archange en colère, encore plus inhumaine que Georges. Ses yeux en amande avaient encore grandi… des lance-flammes remplisde guerre. Les ailes fines de son nez palpitaient, sa chevelure de Walkyrie roulait sur ses épaules magnifiques. Une reine barbare.

La tension était si palpable que Lucas en frissonna. Il savait que Mona n’avait pas oublié son père égorgé, les brûlures de cigarette. Ce corps aimé qui pourrissait au fond d’un obscur jardinet de Nanterre. Il la savait capable de sacrifier sa vie pour se venger.

Dans le poêle, le feu était en train de s’éteindre.

— On se les gèle dans cette taule, toi! Va chercher du bois, ordonna l’Anguille à Lucas, Mamadou tu accompagnes Mossieur.

Les deux hommes sortirent dans la cour pour se diriger vers le bûcher. En train de remplir une brouette, Pierre entendit des voix dans la cour. À travers la fente des planches, il vit un Black tenant son arme braquée sur la nuque de Lucas. Il saisit une serpe et se plaqua derrière la porte. Quand celle-ci s’ouvrit, Lucas entra le premier dans la cabane, l’autre marchait trois pas derrière. La serpe s’abattit sur la nuque avec un bruit mat de boucher.

L’homme eut un affreux frémissement dans tout le corps. Puis il tomba à genoux sur la terre battue avant de s’affaisser sur le côté comme une tente sans piquets. Lucas se retourna.

— Merde gamin, tu me scies, tu l’as pas loupé ce fils de pute.

Pierre se sentait mal devant ce corps sans vie. Tout s’était passé avec une lenteur curieuse, presque onirique ; mais tout avait été terminé en un instant. Il regarda le corps inerte sur le sol poussiéreux. La mort était une chose surprenante. Il tremblait comme une feuille, le ventre pris de nausée. C’était la première fois qu’il tuait. Lucas ramassa le pistolet de Mamadou…

— Un Tokarev russe, du bon matos, le chargeur est plein. Ne traînons pas ici, les autres risquent de s’inquiéter.

Ils se glissèrent dans la ferme par la porte de derrière. Dans la pièce principale, l’Anguille pérorait toujours à voix haute, injuriant les captifs de tous les noms, leur promettant les pires outrages.

— Mais qu’est-ce qu’ils foutent ces deux enfoirés? On se les gèle.

Ils avaient déjà trop tardés. Pierre sentit dans son estomac une grosse boule d’angoisse pousser vers le bas en comprimant ses intestins. Il mordit l’intérieur de sa joue jusqu’à sentir le goût du fer sur sa langue.Avec les doigts, Lucas fit 5, 4, 3… À zéro, il ouvrit le feu pendant que Pierre lançait la serpe vers la tête d’Ali. Avant qu’Ali n’ait eu le temps de se retourner, Lucas lui avait vidé la moitié de son chargeur en plein thorax. À chaque impact, son corps parut recevoir une décharge électrique. L’Anguille eut le temps d’appuyer sur la gâchette, mais Landry le fit chuter d’une balayette.

Mal ajusté, le tir de l’Anguille se contenta de balafrer la cloison. Lucas prit le temps de viser le Narvalo à terre, mais le Tokarev s’enraya. En un instant, Georges se releva, le bouscula et se précipita dehors. Quand Lucas sortit dans la cour, la silhouette de l’Anguille toujours sous l’influence des amphètes bondissait déjà comme un diable en lisière de forêt.

Lucas courut dans sa direction. Il l’aperçut à nouveau traversant le ruisseau gelé. La neige était profonde, les troncs des résineux se succédaient. Il ne pouvait aller très vite à cause des plaques de verglas, mais il se rapprochait et la parka de l’Anguille n’était plus qu’à quelques mètres de lui. Il allait l’empoigner. Quand un craquement trahit sa présence, le narvalo se retourna et leva son arme. D’un coup de pied, Lucas balança de la neige dans sa direction. L’Anguille recula contre un tronc puis braqua à nouveau son arme. Lucas entendit une détonation. Il leva le bras et vida son chargeur droit devant. Quelques secondes d’éternité suspendue. Quand il ouvrit les yeux, il était vivant et l’Anguille avait disparu. Il y avait juste du sang sur la neige. Il l’avait touché, cette fois-ci c’était certain. Il suivit les gouttelettes rouges pendant une dizaine de minutes avant de perdre leur trace. Il rengaina son arme, il titubait, épuisé. Puis, il s’en retourna, plein d’amertume.

Pendant l’assaut, Carla était restée prostrée, les joues maculées de larmes. Quand tout fut terminé, elle se précipita en larmes dans les bras de Lucas. Une terreur infinie brillait dans ses yeux comme un diamant maléfique. Il faudrait du temps pour que l’épouvante se retire comme une vague à marée basse.

— Ce salopard s’est tiré, mais il est blessé, dit Lucas.

— Et le troisième? demanda Landry.

— Ton fils ne lui a laissé aucune chance.

Landry fixa Pierre avec un mélange de fierté paternelle et d’inquiétude rétrospective. Pour la première fois, il ne le considéraitplus comme un adolescent rêveur, mais comme un homme. Il pensa à ces tribus où, pour devenir adulte, il fallait tuer son premier ennemi.

La nuit suivante, un bougeoir à la main, Carla se leva pour rejoindre Lucas. Elle avait attaché ses cheveux pour mettre en valeur sa nuque. Un moment, il admira la perfection de ses traits dans les reflets vacillants de la flamme. Elle avait connu l’horreur pourtant, malgré cette abjection, son visage gardait une parfaite sérénité, une douce bienveillance. À ce moment précis, Carla semblait inaccessible à la peur et aux souffrances. Une fée blonde, étincelante de beauté, étrangère aux tourments de ce monde hostile qui cernait leur fragile refuge. Elle s’était assise sur le lit. Les mains posées bien à plat sur le drap, les doigts écartés. Elle portait un pull noir trouvé dans une armoire. Un ensemble assez décolleté pour exposer ses clavicules que les épreuves de la route avaient rendues saillantes.

Lucas était troublé. Même après toutes ces épreuves, Carla était la plus belle femme qu’il n’ait jamais rencontrée. Il en arrivait presque à comprendre l’obsession de l’Anguille. Elle ne disait rien. Lui hésitait entre le désir de la serrer dans ses bras et celui de la contempler des heures durant. Un ange bouleversant, tombé du cosmos dans cet enfer terrestre où sa beauté la condamnait à n’être qu’un éternel objet de convoitise.

Dans ce monde d’épouvante, la perfection était une malédiction, un terrifiant fardeau. C’était cette grâce qui avait attiré la foudre sur Carla et son mari, qui l’attirerait encore jusqu’à ce que les années offrent enfin à ses traits le répit de la laideur. Une malédiction dont elle avait été consciente dès l’enfance en lisant le désir dans les yeux de ces hommes qui auraient pu être son père et la crainte dans ceux des épouses. Elle représentait tout ce qu’ils convoitaient et tout ce qu’elles redoutaient. Sa beauté ressemblait à un funeste sortilège capable d’anéantir ceux qu’elle aimait… un cadeau du Malin attirant le malheur sur ses proches comme le fer attire la foudre en montagne.

Lucas la saisit par la nuque, un geste doux, lent. Carla s’était un peu raidie, comme effrayée. Puis il prit sa bouche d’épices et de miel chaud. Il était prêt à la protéger, à porter avec elle le fardeau de sasplendeur tragique comme on porte une croix. Carla est la meilleure chose qui ne me soit jamais arrivée, pensa-t-il. Il se sentait un peu idiot. En pensant à sa vie jusqu’à présent, il ne trouvait rien d’important à mentionner. Si sa vie était vide, cela signifiait-il qu’il était déjà mort? Pourtant il se sentait soudain rempli de quelque chose de dense… une femme pouvait-elle suffire à combler toute une existence?

Elle se déshabilla, s’arrêtant parfois pour l’embrasser avec douceur. Tout leur tombait dessus en même temps. Une sensation épaisse, suffocante s’emparait d’eux. Elle se laissa ouvrir, découvrir, toucher, explorer. Chacun s’agrippant au corps de l’autre avec la violence désespérée de naufragés en pleine tempête.

Il la pénétra doucement et lui fit l’amour comme si c’était les dernières heures de sa vie, de leurs vies. Qu’ils meurent ou survivent, désormais ce serait ensemble. Un soupir plaintif s’échappait de sa poitrine… un souffle comme le hoquet d’un petit enfant. Des vagues d’extase traversaient ses yeux trop clairs. Des rêves et des cauchemars.

En contemplant son corps dévasté au milieu du grand lit, il pensa à l’enfant qu’elle lui donnerait quand cet enfer prendrait fin. Cet enfant, il l’aimait déjà, comme il aimait Carla. Une larme apparut sur sa joue, une larme qu’elle prit pour de l’amour. Pour la première fois depuis longtemps, il était heureux, enfoui dans son corps de femme, capitonné contre sa peau, entre ses chairs ouvertes, fragiles. Le ventre de Carla effaçait la douleur, la faim et le froid. Comment avait-il pu oublier que cette béance humide était seule capable de consoler de la douleur d’exister? Ce ventre profané dont il avait cru qu’il ne pourrait plus produire que des larmes, cette chair souillée, elle les lui offrait.

Toute la nuit, les courbes de Carla palpitèrent pour lui. Une douce tiédeur logée dans ses creux. Ils perdaient la notion du temps et de l’espace. Ses doigts cherchant son cou de cygne. Un monde chimérique où seule cette chambre existait, fragile bulle protectrice au centre des ténèbres intersidérales, si loin des hommes et de leur désir brutal.

Au petit matin, elle se blottit une dernière fois contre sa peau tiède. Ses cheveux sentant la nuit. Il avait compris qu’il s’agissaitvraiment d’amour quand il s’était réveillé avec cette lumière au fond du cœur. Elle s’était levée sans un mot, le laissant dans sa paix reconquise, regagnant son lit sans bruit, pour ne pas réveiller les autres.

Mona dormait avec un visage d’une extraordinaire jeunesse. Son corps guéri rattrapait la dette de fatigue de la maladie. Manger et dormir, elle ne faisait plus que cela. Carla s’endormit sur-le-champ avec, pour la première fois depuis longtemps, un sourire apaisé. Dans la cuisine, Landry avait préparé du café brûlant. Une fois le liquide passé, il s’assit, le sucra et porta le verre à ses lèvres. Une brume légère l’avait envahi. Il réfléchissait en silence, ne quittant pas la cour des yeux.

Le danger qui rôdait à la surface du monde s’était rapproché, la mort pouvait survenir à tout instant. Si les narvalos les avaient découverts, alors d’autres viendraient. Sans compter celui qui s’en était sorti et qu’ils appelaient l’Anguille. Ils n’étaient plus en sécurité ici. Rester c’était s’exposer à d’autres bandes d’assassins. Derrière la vitre, le temps exécrable donnait envie de rester couché, une pluie glacée tombait, effaçant le profil des montagnes et tambourinant sur le toit. Vers dix heures, une neige lourde se mêla à la pluie, de gros flocons mouillés qui formaient une boue glacée au sol.

Le temps se débattait comme une bête prisonnière cherchant à fuir ce trop long hiver. Personne ne parla de reprendre la route. Il alla chercher le coutelas qu’il avait trouvé et une pierre à affûter. Pour tromper l’ennui, il passa le reste de la matinée à aiguiser avec soin la lame de son couteau jusqu’à obtenir une finesse extrême. Après une brève discussion, ils décidèrent de rester une nuit de plus pour offrir un dernier répit à leurs corps épuisés. Et puis, reprendre la route avec ce temps pourri, c’était la certitude d’attraper la mort.

Ils ramenèrent du bois sec pour nourrir le grand feu et chasser l’humidité qui revenait dès que le poêle ronflait un peu moins fort. Après leur long périple, une sorte d’apathie s’était abattue sur eux.

Lucas pensa à ces petits mammifères qui se terraient pour passer la saison morte dans un demi-sommeil. Des bêtes qui leur ressemblaient avec la survie pour unique obsession.Une excitation les saisit quand Pierre trouva un vieux radiocassette JVC dans un placard. Les piles étaient encore bonnes. Ils purent capter la Radio Suisse Romande sur les grandes ondes. Avides de nouvelles, ils s’étaient tous regroupés près du poêle.

— Radiodiffusion suisse, chers auditeurs, bienvenue dans le programme romand. Toujours à la une de l’actualité, les violents affrontements qui font rage en France et la crise des réfugiés. Nous sommes en duplex de Paris avec notre envoyé spécial en France Julien Denériaz… Julien, comment évolue la situation depuis notre dernier point info?

— Bonjour Genève, ici la situation demeure extrêmement confuse. De violents combats opposent toujours les groupes armés ayant fait allégeance au califat et les milices se revendiquant de Rempart. Il semblerait, je dis bien semblerait, que la plupart des villes du sud de la France soient tombées aux mains des islamistes.

Marseille servirait de tête de pont pour les renforts islamistes partis depuis les ports du sud de la Méditerranée. À Lyon la situation demeure très incertaine. Des unités blindées de l’armée de terre soutenues par des miliciens avaient lancé avec succès une contre-offensive dans les zones djihadistes faisaient des centaines de victimes — notamment civiles. En région parisienne, toute la capitale intra-muros et les banlieues sud et ouest sont aux mains de Rempart. Le nord et l’est de l’Ile-de-France sont tenus par les troupes du Califat. Le front les séparant, nommé ligne verte, semble stabilisé. Il existe également des quartiers tenus par des chefs de guerre locaux. En Bretagne, l’écrasement des islamistes par des unités d’infanterie de marine alliées à Rempart a considérablement affaibli le Califat. Les atrocités commises par les islamistes sur plusieurs centaines de prisonniers à Rennes et Nantes ont révulsé jusqu’à leurs plus fermes soutiens. Au Pays basque et en Corse on signale des exactions qui rappellent la purification ethnique lors de la guerre de Bosnie. Les nationalistes locaux affirment vouloir créer des états désislamisés. Ailleurs, de violents combats font rage autour des grandes villes. Les campagnes livrées à elles-mêmes semblent s’être vidées en raison d’une insécurité croissante due à bandes criminelles qui dévastent fermes et villages. La crise alimentaire est de plus en plus aiguë…une pénurie de nourriture et de médicaments qui n’épargne plus aucune région. Un marché noir de contrebande semble d’ailleurs s’être développé dans les zones frontalières.

Une nouvelle fois, la réunion en urgence du Conseil de sécurité n’a débouché sur aucune décision concrète quant à une intervention internationale. Les risques d’embrasement des diasporas musulmanes refroidissent les ardeurs des pays voisins… les seuls à pouvoir lancer à grande intervention terrestre.

À Berne, le Conseil Fédéral réuni en urgence a rappelé sa ligne directrice… fermeture des frontières, neutralité de la Confédération, mise en alerte des forces armées terrestres et aériennes, protection et aide humanitaire aux civils notamment dans les camps de réfugiés installés à Saint-Julien-en-Genevois et Pontarlier.

Landry ne toussait plus et se sentait mieux ; son cœur battait normalement, aucune transpiration ne perlait sur son front et ses mains étaient normalement chaudes. Il dilua du lait concentré dans de l’eau chaude, rajouta du cacao sucré. En fouillant les placards, il trouva un fond de miel dans un pot et un bocal de biscuits… des broyés du Poitou. Il trouvait le nom joli. Il s’attabla comme un roi devant un festin rejoint par Pierre, les traits froissés, qui se frottait les yeux. Landry lui montra le pot de miel.

— Tu te souviens?

— Les ruches de grand-père? répondit Pierre les yeux soudain brillants, elles étaient au pied des alpages et j’avais peur de me faire piquer.

— La dernière fois que nous sommes rentrés commence à dater, dit Landry avec une pointe de regret dans la voix, il va être surpris de voir ce que tu es devenu.

Pierre savait que c’était la façon pudique que son père avait de faire des compliments. Lui aussi sentait que ce voyage éprouvant avait bouleversé la structure de sa personnalité. Il avait quitté le cocon trompeur de l’enfance, un monde chaud et sucré, pour celui, âpre et hostile, des adultes. Il avait tué un homme de ses mains et sentait vaguement que ce meurtre ne serait pas le dernier. Le lendemain, ils repartirent dès l’aube.

CHAPITRE 28

L’histoire nous enseigne que lorsqu’une race barbare affronte une culture endormie, les barbares l’emportent toujours.
Arnold Toynbee

Depuis la veille, ils suivaient le remblai de la voie ferrée, marchant sur des traverses pourries entre les rails rouillés sur lesquels ne passait plus aucun train depuis longtemps. Pierre avançait le pas léger ; des gouttelettes de rosée perlaient sur sa parka. Le privilège de la jeunesse, pensa Landry, en le voyant avaler les kilomètres sans se plaindre. Depuis le départ, ses épaules s’étaient élargies, son visage avait perdu son côté poupin. Ses traits juvéniles s’effaçaient avec les épreuves. Pierre imposait la cadence de son pas et trouvait toujours des ressources pour appuyer le groupe.

L’épais brouillard échappé du marais faisant du remblai une jetée de pierre lancée en plein océan. Des lambeaux venaient ramper en lentes vagues de coton gris sur les rails. Ils étaient alors plongés jusqu’au torse dans une brume que le soleil d’hiver était impuissant à disperser. Un voile fantomatique qui ondulait lentement pour mieux les noyer dans une haleine de rouille et de bois mouillé.

Quand le suaire montait de l’eau morte, une odeur bourbeuse de plantes pourries dominait sur toutes les autres. Une mer de brume dans laquelle ils murmuraient à voix basse comme des pénitents dans un cimetière. Un froid si humide qu’il leur semblait avoir de l’eau à mi-mollet. Parfois, des mouvements d’animaux les alertaient et ils se prenaient à penser à l’Anguille.

Vers l’Est, les montagnes disparaissaient dans la pénombre du ciel. Pierre pensa aux fins clochers à bulbes, aux lacs bleus posés sur les cimes, aux matins délicieux de l’enfance lorsque le soleiléclaboussait de rose les pics pendant que la brume s’attardait dans les vallées. Avec le lever du soleil, les étoiles pâliraient, l’air s’éclaircirait en déposant son brouillard de rosée, ils pourraient alors apercevoir l’entrée formidable de la vallée gardée par la silhouette peu avenante d’une forteresse médiévale… une sombre architecture militaire avec une large assise rocheuse et des murailles biseautées en massue saxonne. Un lieu que les légendes locales nommaient la « Maison du Diable ».

Avant de monter vers l’alpage, il leur faudrait d’abord franchir la rivière qui devait être haute avec la pluie des derniers mois, puis longer la rive. Landry redoutait ce qu’il allait trouver là-haut tant le pays semblait avoir été vidé de ses habitants.

Au crépuscule, ils sentirent d’abord l’odeur fraîche du gravier mouillé avant de voir la berge plantéede peupliers pointus ; des touffes de saules tristes poussaient sur les bancs de sable. L’ensemble donnait une impression oppressante d’abandon.

— Impossible de traverser à gué, dit Landry, le courant est trop fort.

Le ciel n’annonçait rien de bon avec ses meutes de nuages… sombres vaisseaux chargés de pluie assiégeant les sommets. Malgré le jour déclinant, ils distinguaient nettement le pont ferroviaire. Jusqu’à présent, suivre la voie ferrée s’était révélé un choix judicieux. Les brigands s’intéressaient à l’essence et auxvoitures ; ils délaissaient ces voies oubliées. Puisqu’aucun train ne circulait plus, tenir une voie ferrée ne présentait aucun intérêt. Mais était-ce également le cas pour les ponts? Rien n’était moins sûr.

Landry observa la berge opposée avec le sentiment que c’était seulement maintenant que tout commençait vraiment. Ils firent un feu dans une combe abritée et mangèrent en silence, sans plaisir. Pourtant, Mona, plus généreuse que d’habitude, avait sacrifié le reste des haricots secs pour épaissir la soupe. Landry fit remarquer…

— Sur ce sol gelé, nous ne laisserons aucune trace.

— Pour une fois que les éléments jouent en notre faveur, soupira Mona.

En partie masquée par les nuages, la Lune donnait une lumière sinistre à la blancheur d’os. Lucas frissonna, il avait le sentimentqu’une présence hostile les observait dans la nuit. Il crut entendre un rire, mais il garda pour lui cette sensation déplaisante. Ils bouclèrent les sacs. Pour s’approcher du pont, ils durent contourner des marécages dans une odeur humide et vaguement monstrueuse. Un vent mouillé venait vers eux. Leurs pupilles s’accoutumaient à l’obscurité. Une bestiole invisible bruissa dans un buisson.

— On est près du pont, dit Lucas.

Soudain, ils entendirent des aboiements.

— Mauvaise nouvelle, grimaça Lucas, il y a un autre pont?

— À vingt kilomètres en aval, répondit Landry, ça rallonge le trajet du double. Deux jours de marche sans même être certain de pouvoir passer. Vu notre état d’épuisement, il faut passer ici, coûte que coûte. Malgré les chiens et malgré leurs maîtres.

Lucas vissa soigneusement le silencieux sur le filetage du Glock puis ils reprirent leur approche. Les aboiements étaient plus sonores portés par l’air glacé. Leurs lampes éclairaient le sol pour repérer d’éventuels pièges à loups. Ces mâchoires d’acier que les paysans affûtaient à la meule pour se garder de la peur qui rôde.

— Certains fils de putes les enduisent de merde, dit Lucas, une simple écorchure et t’es bon pour la septicémie galopante.

En se réarrangeant dans le ciel, la masse nuageuse découvrit la lune. Ils virent alors à l’entrée du pont une cabane faite de bric et de broc. Des inconnus s’étaient arrogé un droit sur ce passage comme le faisaient jadis seigneurs et brigands.

Lucas fit signe d’attendre. À l’intérieur de la cahute, ils ne devaient pas être plus de deux vu sa taille, mais les guetteurs pouvaient appeler des renforts en cas de besoin. Il aperçut une vieille sirène à manivelle et deux grands chiens enchaînés qui se reniflaient… une race rude, étroite, très différente des bâtards aux yeux jaunes qui envahissaient les villes.

Grâce à l’approche sous le vent, les bêtes n’avaient pas détecté leur présence. Le court canon du Glock 21 était précis jusqu’à vingt mètres. Guère plus. Lucas rampa jusqu’à la limite du couvert. C’est alors qu’il sentit le bruissement du vent qui commençait à tourner. Les chiens allaient le flairer. Il n’avait plus le temps.Appuyé contre un tronc, il cala son avant-bras en prenant soin de le bloquer. Il évaluait ses chances à deux sur trois, pas plus. La bête n’émit qu’un faible gémissement en s’affaissant.

Maintenant, il fallait faire vite avant que le second animal ne hurle à la mort. Il avait dans la ligne de visée le chien qui reniflait le cadavre en poussant des gémissements. La balle le toucha à la tête. Le champ était libre.

— Vite, avant qu’ils réalisent que leurs chiens sont silencieux.

Ils avançaient le plus prudemment possible. Une épuisante attention de chaque instant. Si ceux de la cabane découvraient les chiens crevés, ils donneraient l’alerte et la battue commencerait.

Ils passèrent à deux mètres à peine de la cabane et atteignirent enfin le remblai du pont. S’aidant des lampes de poche, ils marchaient sans bruit sur les traverses, essayant de garder un bon rythme.

Lucas sentit à nouveau une présence hostile dans la nuit. Cette fois, elle était derrière lui. Il en était certain. Comme un rire dans sa tête. En arrivant près de la rive opposée, il tendit l’oreille, mais ne perçut que le silence.

Puis il sentit avec soulagement la terre sous ses pieds. Maintenant, ils devaient s’enfoncer le plus vite possible sous le couvert protecteur de la forêt. Soudain des coups de feu retentirent, puis la stridulation d’une sirène déchira le silence.

— Ils ont trouvé les chiens, murmura Mona, maintenant on court…

Des voix montèrent dans la nuit. Ils ignoraient le nombre des poursuivants, ils couraient en suivant la lampe de Lucas qui éclairait le sol, ils entendaient des clameurs. Ils obliquèrent à gauche. Le bruit derrière eux baissa un peu, les chasseurs se sont séparés en deux groupes, pensa Lucas.

— Il faut ralentir pour faire moins de raffut.

Un vieux muret de soutènement jetait une ombre lunaire. L’index sur les lèvres, Lucas leur fit signe de s’y abriter. En se retournant pour chercher Landry du regard, il s’aperçut que celui-ci avait disparu. Impossible de l’appeler sans rameuter les autres. Il le maudit intérieurement puis se glissa dans l’espace délimité par le mur.Landry attendait en embuscade. Le moindre souffle d’air l’alertait. Sa main droite serrait son grand coutelas. Le temps parut interminable. Il était dans une sorte de nulle part, flottant dans un espace si onirique que son cœur manqua défaillir quand quelque chose de lourd craqua près de lui.

La présence qu’il ne pouvait distinguer ne venait pas de la direction d’où lui parvenait le fracas de la meute. Une ombre qui avançait lentement dans le noir, faisant craquer des brindilles de bois mort. C’était plus pesant qu’une bête s’il en jugeait par le bruit froissé des feuilles sèches. Il retint son souffle, terrorisé par cette présence si proche, si puissante.

Il aurait voulu bondir sur l’ombre, mais tout son corps était tétanisé de peur ; ses jambes dures ne lui obéissaient plus. C’était comme si tous ses neurones venaient de disjoncter.

L’ombre s’immobilisa, tendue comme une arbalète. Landry devinait la masse ligneuse du dos, le souffle rauque d’un homme hors d’haleine. Il ne pouvait pas tirer. Sans silencieux, il ne ferait qu’attirer sur lui la meute des tueurs. Il serra les dents et lança toute la masse de son corps vers l’avant, enfonçant son couteau de toutes ses forces dans les reins qu’il devinait.

L’homme se raidit, ses muscles se contractèrent violemment. Landry plongea la lame profondément puis remonta la pointe vers le haut. Un flot de liquide chaud s’échappa des reins de l’inconnu, une source puissante, saccadée, poussée par le cœur qui s’affolait, inondant ses mains.

Le corps tituba à peine, alors Landry frappa à nouveau. L’acier pénétra dans la chair comme dans du beurre. Il sentit un organe s’ouvrir et un nouvel afflux de chaleur couler sur ses mains. La silhouette chavira. Il imagina l’effroi de l’homme, ses yeux dilatés par la terreur. Il le sentait mourir… une mort silencieuse dans un bois ténébreux.

Il ne s’arrêta de frapper que quand le corps s’affaissa. Le cœur rompu dans un dernier spasme. Un moment, il crut s’évanouir… les jambes coupées au point de devoir s’asseoir sur un tronc mort, les yeux vitreux, le sang battant ses tempes. Sa respiration sifflait, suffocante. Il ferma les yeux et se sentit soudain très mal.Il venait de tuer un homme à l’arme blanche comme on saigne un cochon à l’entrée de l’hiver. La sensation du corps de l’autre, la tiédeur de son souffle, ce liquide gras et chaud. Sang et sueur mêlés. Grand saigneur.

Ses membres tremblaient comme les pattes d’un chien qui monte sa chienne. Les yeux noyés de sueur, il aurait voulu s’allonger, s’enfouir sous les feuilles mortes, dans l’humus tiède, attendre que la mort vienne le prendre. Juste se coucher pour l’éternité et mettre un terme à cette sinistre mascarade.

De sa manche, il essuya son visage en sueur. Il s’accroupit et avança la main. La forme tiède ne respirait plus, il n’arrivait pas à distinguer son visage. Il avait juste envie de pleurer sans savoir si c’était parce qu’il avait tué un inconnu ou parce qu’il n’avait jamais eu aussi peur de sa vie.

En fouillant l’homme, il trouva un revolver et un portefeuille qu’il glissa dans sa poche. Il perçut soudain des clameurs proches, des blocs de présence hostile se déployaient dans sa direction. Il se sentit gagné par le découragement. Cette expédition lui apparaissait comme un voyage au bout de la nuit. Même s’il échappait à ses poursuivants, d’autres viendraient. Il lui faudrait lutter encore, fuir jusqu’à être un jour à son tour couché dans la forêt.

Il pensa aux chasseurs de la préhistoire, qu’auraient-ils fait dans sa situation? Face à un clan hostile voulant les anéantir? Ses ancêtres devaient posséder la solution puisqu’ils avaient survécu aux batailles préhistoriques. En tout cas, assez longtemps pour transmettre leurs gènes. Mais Sapiens vivait désormais en ville… une bête d’élevage inapte à la vie sauvage.

Les Cro-Magnon se seraient amusés de son embarras pour allumer un feu. Lutter pour la survie exigeait non seulement audace et sagesse, mais surtout un courage terrifiant, une détermination sans faille. Ses aïeux seraient déjà en train de débiter le cadavre tiède pour prendre sa chair et sa cervelle, avides de s’approprier la force et l’âme du guerrier vaincu.

Il entendit quelque chose dans le noir. Un murmure. En reconnaissant la voix inquiète de Mona, il comprit que c’était une fausse alerte. Il lui en voulait de prendre autant de risques. Si c’étaitl’autre qui avait survécu, Mona serait tombée entre ses griffes et son sacrifice aurait été vain.

— Je suis là Mona, j’arrive.

Il se leva dans un effort surhumain. Il devait fuir. Les autres approchaient, il les entendait. Il rejoignit ses compagnons et ils se remirent en marche en espérant que la nuit se referme sur eux, protectrice et inquiétante. Chaque pas arraché à l’épuisement les éloignait un peu plus du funeste pont. Malgré le froid, l’effort était si violent que la sueur leur brûlait les yeux.

Ils s’arrêtaient à intervalles réguliers pour écouter. Parfois, le silence était coupé d’une rapide agitation de gibier surpris dans un taillis et des peurs paniques d’enfant les saisissaient. Cela dura longtemps, jusqu’à être incapables de faire un seul pas de plus, ils se laissèrent tomber sous un couvert de frênes. Cette fois, c’était sûr, ils étaient au bout du rouleau. Gluant de sang, Landry puait la mort. Ils restèrent longtemps ainsi, tentant de reprendre des forces. Ils crevaient tellement de froid qu’ils n’eurent pas assez de lucidité pour réaliser qu’allumer un feu était la dernière chose à faire. Mais le bois trempé de pluie refusa de prendre et ils se contentèrent d’aliments froids. Lucas comprit plus tard que ce bois mouillé leur avait probablement sauvé la vie.

Soudain, un son aigre suivi d’un étrange sanglot fit sursauter Pierre. Landry éclata de rire.

— Un renard, Pierre, juste un renard qui glapit.

Pierre pensa à cette bête condamnée à errer dans les bois, il se demandait si le renard souffrait de cette vie passée à guetter les bruits furtifs des petits mammifères lui servant de nourriture. Ils renoncèrent à camper là où faire du feu était impossible. Il leur fallait trouver un endroit plus sec.

Une vague lueur apparut enfin vers l’Est. Ce fut Pierre qui, le premier, vit la grotte. Au pied d’une paroi, un éboulement calcaire formait une rampe d’accès naturelle à une cavité creusée dans la roche à une dizaine de mètres du sol.

— Tu crois pouvoir monter? lui demanda Mona.

— Je peux toujours essayer, répondit Pierre.

Il peina à escalader les débris rocheux, trébuchant à chaque pas sur le pierrier, manquant de perdre l’équilibre en déclenchant une avalanche de rocailles. Il finit par disparaître de leur champ de vision avant de resurgir une minute plus tard.

— C’est parfait comme endroit, essayez de monter.

Ils le rejoignirent avec difficulté tant la pente était raide. La fracture s’évasait pour former une cavité profonde au sol plat et argileux. Au centre se trouvaient un reste de foyer, une brassée de bois mort, des mégots et de vieilles canettes de 1664. Des jeunes devaient s’y réunir pour fumer et boire entre amis. Les feuilles sèches s’enflammèrent vite, le bois prenait bien. La paroi renvoyait la chaleur vers l’intérieur. Rapidement une douce tiédeur emplit la cavité comme elle l’aurait fait d’un ventre. En tassant des feuilles, ils aménagèrent des couches sommaires et, ivres de fatigue, s’endormirent serré les uns contre les autres. Lorsque Landry s’éveilla, il esquissa le geste machinal de ramener sur lui sa couverture. Il sentit sur sa joue le froid d’un linge mouillé avant de réaliser que son visage frottait contre la pierre.

Seul le craquement du feu était perceptible. Il alla jusqu’à l’entrée de la grotte. La nappe de brouillard qui enveloppait la vallée comme un linceul lui fit penser au Saint Suaire conservé près d’ici avant d’être transféré à l’est de ces Alpes éraillées de pluie. Il remit du petit bois sur les brandons et tisonna pour ranimer le feu. Quand les flammes léchèrent les brindilles, il ajouta sur la flambée des branches plus conséquentes.

C’est alors qu’il vit les dessins polychromes sur la paroi. On était loin de l’élégance de l’art rupestre de Lascaux ou de la grotte Chauvet. Le trait grossier expliquait probablement que ce lieu n’ait pas été jugé digne d’être classé.

Il ignorait de quand dataient ces dessins primitifs. La préhistoire s’étendait sur une période si longue qu’elle donnait le tournis. Des silhouettes ocre semblaient en fuir d’autres de couleur brune portaient arcs et javelots… des corps massifs plus grands, une race plus charpentée.

Par quel étrange bégaiement de l’histoire ce lieu avait-il accueilli d’autres fuyards des dizaines de milliers d’années plus tôt? Landrypensa aux guerres attestées entre Sapiens et Neandertal, fasciné par ces formes immémoriales venues de la nuit des temps.

Mona mit de l’eau à chauffer et il put faire un peu de toilette. En retirant ses vêtements pour nettoyer le sang qui le souillait, Landry sortit le revolver et le portefeuille de l’homme qu’il avait tué à l’arme blanche et les posa près du feu. Mona préparait une épaisse soupe de lentilles au lard fumé.

— Tu crois qu’ils ont perdu notre trace? demanda Carla.

— Je l’ignore, dit Landry, pour nous pister, il faut des chiens. Pas sûr qu’ils en possèdent d’autres, sans compter qu’ils savent que nous sommes armés. Franchement, à leur place, je laisserais tomber.

Pierre mangeait sa soupe par petites cuillerées pour faire durer le plaisir. Puis il sortit de son sac de grosses poignées de marrons ramassés dans les bois et les jeta dans le feu. Les coques lisses noircirent avant de se fendre sur la braise. Ils dévorèrent avec un bonheur enfantin la chair farineuse et brûlante des châtaignes

Dehors, le temps changeait, un vent venu d’Italie chassait le derniers lambeaux de brume pour réchauffer la vallée. L’air sentait le soleil ; de toutes les directions leur parvenaient des chants d’oiseaux, des odeurs de vie foisonnante.

— On l’a attendu longtemps ce printemps, mais je crois qu’il est enfinlà, dit Lucas, c’est quoi ça?

Il avait ouvert le portefeuille tout fripé. À l’intérieur, il y avait juste un peu d’argent et une carte d’identité avec un visage familier.

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