Chroniques du Grand Effondrement [Livre 2 – 25-26]

CHAPITRE 25

Quand la rigidité d’une pensée unique paralysa le débat politique, la société, incapable de se réformer, fut condamnée à se briser face au vent de l’histoire.
Roger Iskandar, une médiocratie totalitaire.

Un craquement le sortit de ses pensées. Lucas avait tiré si fort sur son pied qu’il boula dans la terre humide. Carla grimaça de dégoût, refusant de croire ce qu’elle voyait: le pied de Lucas couvert de sang laissait apparaître l’os à vif. Curieusement, Lucas ne souffrait pas. En nettoyant la terre collée à sa jambe, Landry comprit que son pied s’était encastré dans une cage thoracique dont les côtes flottantes avaient formé une sorte de mâchoire osseuse.

L’os et le sang n’appartenaient pas à sa jambe, mais au cadavre enfoui. Ils étaient cernés de macchabées recouverts d’argile grasse. Des tumulus macabres dont les corbeaux s’employaient à dégager la mince croûte de terre pour faire bombance. En figeant les chairs, le froid glacial avait transformé les corps en statues de terre autour desquelles la tribu de charognards ailés organisait un mystérieux culte d’adoration, une bacchanale animale.

Lucas s’accroupit pour nettoyer à l’aide d’un chiffon le visage d’une morte: une rousse au maigre corps laiteux dont le visage trahissait une détermination étonnante. Ses beaux yeux couleur d’herbe claire tournés vers l’éternité témoignaient d’une force surprenante, d’un élan vital qu’une mort violente avait brisé net. La large plaie béante à la base du cou ne laissait aucun doute sur les causes du décès de l’adolescente.

— Quel gâchis! murmura Mona.

Lucas dénombra une trentaine tumulus entre les mottes de terre retournée. Tous pensèrent aux chasseurs croisés dans le clairobscur du matin, mais ils ne pouvaient être certains de rien.

— Ne restons pas ici, murmura Lucas, mettons-nous à couvert.

Les sales bêtes reprirent avec satisfaction possession de leur macabre domaine sans plus se soucier de ces intrus. Les volatiles avaient de quoi tenir jusqu’au retour du printemps.

Il pensa à de petites divinités animales. Le basculement vers la vie sauvage allait-il s’accompagner d’un retourà la sorcellerie, aux animaux totem et autres spectres de la nuit? Combien de temps les monothéismes survivraient-ils àla préhistoire? Probablement pas plus d’une ou deux générations. Avec la crasse primitive, l’animisme magdalénien réapparaîtrait sous le mince vernis du christianisme.

Le mal était une force constitutive du monde. Comme pour toute force objective, il existait des points de concentration maléfique, des lieux où se nouaient les batailles titanesques qui décidaient du destin des hommes dans ce gigantesque affrontement entre le Bien et le Mal qui, de tout temps, avait été le moteur du monde.

Les pensées tournaient dans la tête de Landry. Il avait toujours haï l’agitation des villes: ces robots aux yeux vides qui vous bousculaient sans vous voir. Son instinct animal l’avait depuis longtemps alerté. Tout cela ne pouvait que mal finir et le désastre annoncé s’était produit. Les unes après les autres, les villes s’effondraient. Des cités aux murailles de sable aspirées par leur propre néant.

À l’époque mérovingienne, Rome était redevenue une simple bourgade rurale oubliée de l’histoire. Une capitale impériale où les chèvres broutaient entre les ruines du Forum. Longtemps posée au bord du gouffre, Paris glissait sur la même pente funeste. D’autres capitales suivraient dans cette grande régression historique, Landry en était convaincu: la France était le malade le plus atteint de l’Occident, mais elle n’était que l’avant-garde d’un désastre plus global.

Beaucoup avaient pressenti le désastre sans pouvoir éviter l’inéluctable. Les signes abondaient: la violence quotidienne, la brutalité des rapports sociaux, l’adoration du veau d’or, le mépris desfaibles. Un monde impitoyable et désespérant. Quand tout s’était effondré, seule la façade était encore en place. Un village Potemkine où plus rien ne fonctionnait depuis longtemps. L’acte de décès d’un corps depuis longtemps atteint de mort cérébrale.

En fin de journée, Landry commença à tousser. Rien d’étonnant, chaque matin, ils se réveillaient un peu plus frigorifiés que la veille et si les sacs s’allégeaient c’était parce qu’ils n’avaient plus grandchose à manger. La fatigue et la faim affectaient leur lucidité, émoussant leur vigilance d’une manière insidieuse. Lucas s’arrêta au bord d’un ruisseau et posa son sac.

— On est dans un sale état, il faut aller en ville chercher de la nourriture.

— C’est trop dangereux, objecta Landry, une chance sur deux de tomber sur des bandes salafistes sans compter que la nourriture doit y être encore plus rare que par ici.

Lucas n’insista pas. Une fois leurs réserves complètement épuisées, ils n’auraient d’autre choix que d’entrer dans une agglomération, risquant le tout pour le tout. Le temps avait à nouveau tourné. Un ciel gonflé de nuages se formait sur l’horizon. Un vent âpre se leva et dix minutes plus tard se mit à leur cracher à la figure des grumeaux de pluie glacée.

— La température a beaucoup chuté, il va neiger, affirma Mona.

— Comme si on avait besoin de ça en plus, grommela Landry.

Ils s’épuisaient à grelotter, marchant sous un ciel immense, le ventre depuis trop longtemps vide, la tête pleine de rêves de viandes grasses. Le froid avait calciné les espoirs, mais ils continuaient à mettre un pas devant l’autre. Chacun avec l’impression que ses pensées fonctionnaient au ralenti, que sa cervelle était morte.

Des sensations confuses prenaient possession des corps: les battements sourds du cœur, la pulsation épaisse du sang derrière le voile des paupières. Au dessus de cette désolation, les couleurs du ciel semblaient se décomposer. Un monde hostile, inhabitable. Dès la mi-journée, ils ne sentirent plus leurs pieds au fond de leurs chaussures.

— Il fait un froid de gueux, nous ne tiendrons pas deux jours, dit Lucas.

Le terrain dévalait en pente douce vers une large vallée. Au fond, on apercevait un étang frangé de roseaux. Près du marais, Landry déterra des rhizomes de massettes qu’il mit à bouillir. Le feu mit longtemps à prendre. Les flammes chauffaient mal.

— C’est pas bon cette fumée, dit Lucas.

— De toute façon, il va neiger, dit Carla, ça effacera nos traces.

Ils partagèrent une soupe de racines trop dures. Le jus amer sentait la sève. Pas très nourrissant, mais c’était salé et le liquide brûlant les réchauffa.

— Pourvu que tu ne nous intoxiques pas, dit Lucas en plaisantant.

Tous pensaient aux provisions abandonnées dans la Citroën. Tous leurs malheurs venaient de là. Une décision qu’ils se prenaient à regretter. Ils ignoraient même si leurs assaillants étaient armés. Ils reprirent la route le ventre un peu apaisé. La lumière du ciel avait changé. Une clarté d’une blancheur écœurante qui n’était pas de ce monde. Puis les premiers flocons se mirent à tomber. Des myriades de cristaux blancs qui collaient aux vêtements, allant jusqu’à se nicher dans les narines.

Très vite, le tapis blanc étouffa leurs pas, la neige voilait les sommets dont les formes reculaient, s’enfonçaient en se rétractant sous sa poussée. Il semblait que les montagnes assistaient à la disparition des hommes avec une gigantesque indifférence.

Par moments, les cimes cristallines paraissaient incroyablement hautes et sinistres comme un suaire recouvrant les forêts d’un blanc épais. Face à l’infinie solitude des étendues glacées, ils ressentaient de manière encore plus vive leur fragilité devant l’immensité de la planète. Des pèlerins pris de vertige en comprenant que leur présence n’avait aucune signification dans ce monde indifférent aux hommes. Croire en une place particulière dans l’univers leur paraissait soudain terriblement naïf.

Il existait plusieurs niveaux de lecture du monde. Si la plupart leur échappaient, la fatigue permettait de franchir des seuils inconnus, de découvrir des perceptions insoupçonnées, des couleurs ignorées.

Landry avait l’impression de se dissoudre comme un comprimé dans l’eau. Son corps se liquéfiait autour du besoin unique de dormir. Il en aurait pleuré s’il en avait eu la force. Il réalisa alors quele pèlerinage n’avait jamais eu d’autre but: vider le corps de soimême pour l’amener vers l’extase religieuse. Marcher encore, pâles fantômes à l’esprit vide plus transparents que les flocons qui voletaient autour d’eux. Une haleine givrée qui pénétrait par la moindre ouverture.

Personne ne parlait. Il fallait juste avancer dans un silence absolu.

Mettre un pas devant l’autre sans penser à rien d’autre.

Devant eux, un blanc de plus en plus épais recouvrait toutes les choses déroulant un tapis devant leur pâle procession de pénitents courbés. Mona claquait des dents: ses lèvres gercées ne parvenaient plus à se plaindre. Landry avait le sentiment d’être au bout de lui-même, d’approcher ce point de non-retour où la mort rejoint la vie.

Il se disait:«Je n’en peux plus, ils n’en peuvent plus. Nous sommes au bout du rouleauet tout est de ma faute». Il jeta un regard en direction de Mona. Les flocons constellaient ses cheveux blonds. Il se rapprocha de Lucas.

— Les filles ne tiendront plus longtemps.

— Nous non plus, si tu veux mon avis. Il nous faut absolument un abri.

Chaque pas supplémentaire devenait une torture pour Mona.

— Il faut s’arrêter quelque part, supplia Carla, je ne peux plus continuer.

Sa mince silhouette, disparaissant dans un pantalon de velours côtelé et une parka militaire, renforçait encore l’impression de fatigue et de lassitude dégagée par la jeune femme. Pierre sentait qu’il était à l’évidence le moins fatigué de la petite troupe. Il se tourna vers ses compagnons:

— Restez ici et je vais chercher un endroit pour passer la nuit.

Ils déplièrent leur bâche pour édifier un abri rudimentaire. Le vent s’était levé; rendu furieux par une attente prolongée, il semblait avoir été délivré par des démons. La toile attachée aux troncs formait un auvent qui claquait furieusement comme une bannière au vent. En blanchissant la toile, la neige la faisait ressembler à la grande voile immaculée d’un radeau de naufragés pris par la banquise.

Pierre s’éloigna en prenant soin de se repérer aux arbres pour ne pas se perdre au retour. Ce n’était plus la faim qui le taraudait, maisun engourdissement progressif: quelque chose d’étrange, au-delà des perceptions habituelles. Des rafales le giflaient, l’obligeant à plisser les yeux. Pour la première fois, la responsabilité du groupe lui incombait.

Autour, une véritable tempête se déchaînait transperçant ses vêtements et ses chaussures. Sa silhouette pataude luttant contre la tempête en furie suivait un ruisseau gelé pour éviter de se perdre.

Au moment où, découragé, il allait rebrousser chemin, il déboucha dans une vaste clairière avec des bâtiments. L’absence d’aboiements lui parut de mauvais augure. Avec l’insécurité croissante, aucun fermier ne pouvait se passer de chiens de garde. À moins que ce vent ne les ait congelés dans leurs niches.

Il avança avec prudence, pensant au silence des trois étangs. Il vit alors dans la cour des monticules recouverts de neige. Les cadavres de deux bergers allemands avaient été à moitié dévorés par les loups.

Dans une étable, il trouva une charogne de bouc. La bête avait été torturée et démembrée avec une cruauté inimaginable. Mais ce n’était pas des loups, les bêtes ne laissaient jamais des signes mystérieux avec des morceaux de bois et des bouts d’étoffe de couleur disposés sur le sol.

Pierre frissonna. Les cultes sataniques gagnaient jusqu’aux solitudes les plus reculées. Dans leur désarroi, les hommes cherchaient auprès du Malin un remède à l’impuissance divine.

La carcasse du bouc avait commencé à pourrir lentement en raison du redoux avant de geler à nouveau quand le vent s’était remis à souffler de la combe. Il avait envie de vomir tant l’air empestait. Une puanteur telle qu’il eut l’impression que cette odeur écœurante émanait de son propre souffle, comme un mort-vivant trimbalant son cadavre avarié à travers les campagnes enneigées.

Curieusement, le bâtiment d’habitation — qu’il s’attendait à trouver pillé — était fermé à clefs: fenêtres et porte intactes. Cela n’avait aucun sens.

Dans une remise, il trouva un fil de fer. En le tortillant dans la serrure, il réussit à ouvrir la porte. Le verrou n’avait pas été tiré. À l’intérieur, de la poussière, mais tout était intact. Personne n’était venu depuis des semaines.La légère odeur qui flottait dans la maison n’évoquait aucune présence récente comme un parfum de cuisine ou une odeur corporelle. Son odorat devenait plus sensible depuis qu’il était confronté à un monde primitif rempli de parfums et de puanteurs: plantes, feu, crasse, charogne, sueur, sang. Un univers olfactif qui le métamorphosait en chasseur magdalénien. Si la grande régression historique se poursuivait, l’homme recouvrirait ce sens dont il avait perdu l’usage dans les grandes villes mécanisées.

La table était couverte d’une toile cirée ornée de portraits de rois de France. En fouillant les placards de la cuisine, il trouva des bocaux, des boîtes de pâtes.

Il renifla une odeur; quelque chose de végétal devait pourrir quelque part. Il ouvrit les fenêtres pour chasser l’odeur de terre humide. Il trouva un fond de Guignolet et des biscottes dans un bocal, probablement pour les protéger des rats. Dès qu’il en eut mangé une partie, il se sentit mieux, l’esprit plus clair. Il enveloppa le reste dans un torchon puis, avec du bois sec trouvé sous l’escalier, il alluma une flambée dans le poêle et réchauffa un moment sa carcasse gelée.

Avec la chaleur, l’odeur fade se faisait plus forte, plus précise. Ce n’était pas végétal comme il l’avait d’abord cru, mais quelque chose qui évoquait la mort. À cette pensée, son cœur se serra. Quelle horreur pouvait abriter la grande maison vide? Il était surpris tant tout paraissait intact malgré les bandes d’écorcheurs qui dévastaient tout sur leur passage. Si cette demeure était un tombeau, ce tombeau était inviolé. L’odeur venait de l’étage, il en était certain. L’épaisse couche de poussière de l’escalier était vierge d’empreintes: un sépulcre.

À l’étage, un couloir permettait d’accéder à plusieurs chambres. En ouvrant une porte, son cœur fit un bon. Deux squelettes étaient enlacés sur un grand lit. Le froid avait empêché leur putréfaction en desséchant les corps qui s’étaient racornis, presque momifiés. De longues toiles d’araignées partaient des corps comme de fins hamacs de soie rejoignant un bouquet de roses fanées.

Son pouls battait si fort qu’il crut tourner de l’œil. Il respirait par la bouche pour éviter de sentir ces effluves douceâtres. La peau parcheminée comme un vieux cuir avait conservé les cheveux,permettant de deviner leurs traits. L’homme avait une barbe de plusieurs jours, ses cheveux clairs formaient un doux linceul sur son front. Un roi barbare tout droit sorti du Seigneur des Anneaux, son roman préféré.

En s’enfonçant dans le chaos, la France ressemblait de plus en plus à un royaume tolkien. Il avait lu que les cheveux continuaient à pousser après la mort. Était-ce également le cas pour la barbe?

Sous le mince cuir des paupières de la femme, on devinait la forme sphérique des globes oculaires. Les visages ne présentaient pas le rictus crispé de ces morts submergés par la souffrance de l’agonie. Le couple souriait comme des âmes limpides: deux êtres apaisés de quitter cette vallée de larmes.

Il ne pouvait leur donner un âge précis tant le dessèchement avait vieilli leur cuir. Il estima qu’ils ne dépassaient pas les quarante ans. Ils portaient de beaux habits comme pour un mariage. Le chignon compliqué de la femme évoquait une impératrice mandchoue. Un semblant de sourire découvrait de longs crocs jaunes.

Il ouvrit la fenêtre, le vent glacé chassa en un instant les gaz putrides de la pièce. Les flocons voletant dans la chambre des morts rappelaient ces momies trouvées dans les solitudes glacées du Takla-Makan. En marquant les pommettes et en creusant les joues, la mort avait transformé ces visages en Asiatiques sarcastiques.

Pierre finit par mettre la main sur des boîtes de médicaments vides et un verre avec un dépôt blanchâtre au fond. Les amants avaient bu le venin au même calice. Ensemble jusque dans la mort: une communion ultime pour fuir l’âge sombre qui s’avançait, lourd de menaces.

Il réalisa que la lumière diminuait. Il se sentit soudain coupable d’avoir oublié ses compagnons. Il ne devait pas traîner, ils étaient à bout, surtout Mona qui toussait comme une poitrinaire.

Il remit du bois dans le poêle et sortit. Dans la cour, le vent lui parut soudain si insupportable qu’il en eut le souffle coupé. Il ignorait si la température avait encore baissé ou si c’était le contraste avec la maison qui commençait à tiédir.

Ses traces s’effaçaient déjà sous la poudreuse. La ligne de vie qui le reliait aux siens disparaissait sous un linceul blanc. Il ne parvenaitpas à retrouver le ruisseau gelé tant la neige masquait chaque irrégularité de terrain.

En obliquant par mégarde dans une combe, il se perdit; il était certain de ne pas être passé par là. Il faillit en pleurer de détresse avant de se résoudre à faire demi-tour. À chaque instant, l’impression de s’égarer brouillait ses repères visuels. Il descendit dans un creux pour dégager la poudreuse et finit par trouver le bleuté de la glace du ruisseau sous trente centimètres de neige. Il se mit alors à suivre le long creux du ruisseau. À un moment, il crut enfin reconnaître la bâche, mais ce n’était qu’une congère à la forme trompeuse.

Ce fut par hasard qu’il retrouva la toile presque invisible sous la neige. Ses compagnons transis fixaient ses yeux lavés d’épuisement comme on regarde effaré un revenant sortir d’une tempête polaire.

— J’ai trouvé une ferme, dit Pierre avec enthousiasme, regardez, de quoi manger. Il y a d’autres choses. Je n’ai pas encore tout fouillé, mais nous allons dormir au chaud ce soir.

Il déplia sur la neige le torchon avec les biscottes emportées et sortit la bouteille de Guignolet. Landry fit cinq parts égales du maigre butin, mais Pierre repoussa la sienne:

— J’en ai déjà mangé dans la maison.

— Petit voyou, dit Carla en riant.

En mâchant lentement les biscottes trempées d’alcool, ils se sentirent un peu mieux. La liqueur sucrée et le peu de nourriture dans leur ventre leur redonnaient de la chaleur, éclaircissaient leurs esprits portés par l’espoir d’être bientôt à l’abri.

Ils secouèrent la bâche, la plièrent avec soin avant de suivre Pierre en file indienne. Le chemin jusqu’à la ferme fut un véritable calvaire. Ils s’enfonçaient jusqu’aux genoux dans une poudreuse de plus en plus épaisse. Affamés, les pieds comme des blocs de glace, ils luttaient contre cette bourrasque qui refusait de lâcher ses proies.

Une tempête où l’on ne distinguait même plus les flocons de neige tant ils tombaient serrés. Mais l’espoir d’un abri au bout de l’effort leur donnait la force de puiser dans leurs dernières ressources. En entrant dans la pièce, leurs visages gelés sentirent la bouffée de bonne chaleur de la flambée qui ronflait avec un bruit de turbine.

Frigorifiés, ils se regroupèrent dans une odeur de chien mouillé prèsdu poêle pour se réchauffer. Ils restèrent à se sécher un long moment assis en silence, caressés par la chaleurdes flammes; chacun perdu dans ses pensées et sa fatigue. Juste habité d’une sensation de vide.

Cette fois on est passé près, pensait Landry. Dans un placard, il dénicha une casserole et sortit la remplir de neige. Quand l’eau se mit à bouillir, il jeta dedans deux sachets de thé et deux verres d’un sucre poudre trouvé dans la cuisine avant de disposer cinq bols sur la
table.

— Je crois n’avoir jamais autant apprécié un thé, dit Carla en soufflant sur son bol brûlant.

Leurs vêtements fumaient. Ils se sentaient mieux dans les vapeurs de la neige qui fondait autour du poêle. Tous avaient repris des couleurs grâce au thé sucré.

— J’ai aussi trouvé ça, un truc genre galettes bretonnes, dit Pierre en posant sur la table un bocal contenant des gâteaux secs.

Les biscuits dégageaient un parfum beurré. Landry fut surpris du plaisir qu’il prit à les manger. Un instant, ses pupilles lui firent presque mal tant il avait oublié ce que c’était de manger de la bonne nourriture.

Quand la faim se fut un peu apaisée, Pierre emmena son père et Lucas à l’étage, désireux d’épargner aux filles le spectacle des vieux amants. Les visages donnaient l’impression de s’être rétractés en se desséchant, un peu comme un film d’emballage sur une structure osseuse. Les yeux exorbités, reptiliens, fixés sur l’éternité.

— Ils font penser à de vieux pharaons, remarqua Landry.

Ils replièrent les draps en linceuls pour descendre les corps par l’escalier et les sortir par l’entrée de service. Profitant d’une accalmie du blizzard, ils déposèrent les corps dans un creux de terrain à une centaine de mètres de la maison. Un peu par respect des morts, mais surtout parce qu’ils craignaient qu’en chauffant la maison, les corps ne se mettent à pourrir. La terre était gelée. Ils ne creusèrent pas, attentifs à ne pas gaspiller leurs forces.

En rentrant, ils trouvèrent Mona devant le poêle enveloppée d’une couverture. Carla venait de mettre la main sur une clef cachée dans un pot de grès.

— Ma mère cachait toujours ses clefs dans ce genre d’endroit. Reste à savoir ce que ça ouvre, dit-elle avec un sourire victorieux.

La clef donnait accès au cellier contigu. Ils y trouvèrent un véritable trésor: des terrines, deux conserves de cassoulet, un grand bocal de fruits au sirop, trois pots de confiture, un grand bocal avec des lentilles, une bouteille pleine de Guignolet et même trois bouteilles de Bordeaux.

— Faut fêter ça,dit Landry, on se fait quoi? Pâté? Cassoulet?

Carla sortit des couverts pendant que Pierre surveillait les conserves mises à réchauffer au bain-marie sur le poêle. Ils firent également chauffer de l’eau dans une grande marmite pour faire un rudiment de toilette avant le dîner.

Lucas avait trouvé de l’alcool médical, une pommade antiseptique et une crème à l’arnica un peu sèche qu’il dilua avec de l’huile de tournesol. Chacun nettoya avec soin ses plaies et ampoules avant de les enduire d’antiseptique. Les hématomes furent traités à l’arnica. Pour la première fois depuis Mâcon, ils retrouvaient un peu de confort, de chaleur et de sécurité.

Carla sortit d’un placard des verres en cristal dont elle enleva les toiles d’araignée qui les emmaillotaient avant de les laver. Pierre dénicha un bocal de cornichons pour le pâté. La seule chose qui leur manquait c’était du pain, mais des biscottes y suppléèrent.

L’excellent vin diffusait une douce ivresse dans leurs regards jusqu’à faire dire à Landry que c’était un vin de belle naissance. L’expression désuète fit éclater de rire Lucas qui le taquina:

— C’est bien une phrase de maître de rang.

Landry pensa au couple qui avait préparé cette nourriture, à la peur de la mort qui parfois vous pousse dans ses bras. Puis ce fut le fabuleux cassoulet. Ils se servirent avec lenteur pour se convaincre par des gestes lents de prêtre officiant qu’ils ne rêvaient pas, que la nourriture chaude et grasse était bien là devant eux, éloignant le spectre de la mort par inanition: la pire de toute. Le vin coulait dans les verres, glissait sans s’appesantir. Les yeux commençaient à briller autour de la table. Même la teinte des peaux était plus saine.

Une fois en ramenant une bouteille de Bourgogne rouge du Bristol, Landry avait parlé d’un écrivain américain qui avait dit: l’acte physique élémentaire consistant à ouvrir une bouteille de vin a apporté davantage de bonheur à l’humanité que tous les gouvernements dans l’histoire de la planète.

La lumière tremblotante des bougies donnait au dîner une ambiance étrange. Des pèlerins du Moyen-âge en route vers Compostelle. Dans la chaleur du poêle, la conversation prenait quelque chose de confortable et de moelleux. Conscients d’avoir failli y rester, ils se sentaient soudain du bon côté de la vie, se souvenant avec émotion qu’elle valait la peine d’être vécue.

Assis près de Carla, Lucas essayait de la faire rire. Son expression maussade des premiers jours avait disparu. Carla rassembla à deux mains ses cheveux pour les emprisonner dans un chouchou prêté par Mona. La tête renversée en arrière, les yeux brillants, les lèvres entrouvertes, la langue se recourbant vers sa lèvre supérieure pour la parcourir d’une commissure à l’autre. Mais derrière la joie apparente, subsistait une ombre qu’elle s’employait à dissimuler, un noyau de noirceur qu’aucune chaleur humaine ne parvenait à faire fondre. La louve aux yeux trop clairs, aux dents blanches, très effilées effaçait alors l’enfant se léchant les babines. De son côté, malgré de réels efforts pour ne pas gâcher ce moment de joie, Mona, grelottante, toussait en permanence.

Après le dîner, ils organisèrent le couchage, excités à l’idée de dormir dans de vrais lits. Une première depuis Mâcon. Mais il leur fallait d’abord prendre des balais, chasser la poussière moisie et les toiles d’araignée, aérer les chambres puis trouver du linge propre dans les armoires. Il y avait assez de place à l’étage pour laisser inviolée la chambre des pharaons. Landry savait que Pierre serait plus rassuré de dormir avec lui.

Lucas s’installa un peu à l’écart alors que les filles choisirent de faire chambre commune. Ce qui rassura Landry tant Mona allait mal. On aurait dit que le repas avait réveillé l’ardeur de ses germes. Il pouvait l’entendre cracher en se raclant la gorge. Ses quintes de toux ne s’apaisaient que pour reprendre de plus belle une minute plus tard.

Il alla la voir, une bougie à la main. Elle était allongée, les yeux vitreux incapables de se fixer sur quoi que ce soit. Il posasa main sur son front; elle était brûlante, ruisselante de sueur, au point où son oreiller était déjà trempé.

— Ça va mieux?

— Pas vraiment. Depuis cette crève, je me décompose. L’urine puante et l’haleine qui empeste le pourri, répondit-elle, essayant de le faire rire, en plus j’ai les oreilles bouchées.

Mona était parcourue de frissons glacés. Sa peau se couvrait d’une sueur malsaine. Derrière ses yeux, le sang comprimait ses tempes dans un étau brûlant. À travers l’ouate de la fièvre, elle le regarda.

— T’as jamais eu de bol avec moi.

— Pourquoi tu dis ça?

— Le premier soir sur le trottoir, cette maudite toux, t’as oublié?

En repensant à leur rencontre, il sourit. Il était frappé par sa beauté. Le voyage avait émacié ses traits, leur donnant encore plus de finesse. Un visage d’une étonnante délicatesse, une poupée de porcelaine sensible et douce, presque une enfant. Mona était encore plus belle que cette nuit-là avec ses yeux de princesse en colère abandonnée par sa suite sur un trottoir luisant de pluie.

Le seul secours que Carla puisse lui apporter se résumait à une serviette humide avec laquelle elle épongeait régulièrement son front moite. Sa tête pâle et légère posée sur l’oreiller était celle d’une enfant avec d’immenses yeux tristes qui lui mangeaient le visage. Tous les médicaments étaient restés dans le Picasso. Landry décida de fouiller la maison. Un cambrioleur dans une maison vide cherchant un objet dont il n’a pas conscience.

Il finit par dénicher dans un tiroir un grand coutelas au manche en corne, un tube de Doliprane et une boîte d’antibiotiques périmés depuis deux ans. Les dates de péremption n’étaient qu’indicatives. Les principes moléculaires demeuraient actifs plus longtemps que ne le mentionnaient les laboratoires. Résolu à frapper fort d’entrée, il fit avaler à Mona le paracétamol et trois gélules de Clamoxyl. De son côté, Lucas était sorti chercher de quoi barricader la porte.

Tout était silencieux dans la cour. Il tendit l’oreille essayant de déceler une menace venant de la forêt. Il imaginait dans les combes des loups pistant un pauvre gibier au milieu d’arbres décharnés. Il guettait les craquements sinistres de la grande maison, de sa soupente. Son père disait toujours que la neige était l’amie des fous.Dans la grange, il trouva deux barres d’acier qu’il ajusta à la porte d’entrée et à celle de derrière pour bloquer les accès à la maison.

Une fois barricadé à l’intérieur, il alluma une cigarette et regarda par la fenêtre la campagne endormie.

La neige étouffait les sons. Il espérait qu’avec ce temps, la peur qui rôde ne sortirait pas. Le Glock armé posé près de lui, il ressemblait à un veilleur posté sur la muraille glacée d’une forteresse viking. Une sentinelle en arme veillant sur des âmes endormies, attentive à la moindre vibration venue de ce Nord sur lequel règnent les monstres du dernier cercle de l’Enfer.

Alignées devant le poêle, les chaussures dégageaient une légère vapeur. Pierre les avait nettoyées avec un soin maniaque les enduisant de graisse imperméabilisante: avoir des chaussures en bon état était essentiel; une question de vie ou de mort.

Dans la salle de bains, le miroir lui renvoya l’image effrayante d’un corps meurtri par le froid. On aurait dit le survivant d’un terrible naufrage. Il toucha ses joues, surpris de leur rugosité. Il trouva un rasoir et des lames neuves. Il s’enduisit le visage de mousse et se rasa avec soin, dégageant progressivement toute cette broussaille.

Son visage lui fit presque peur tant il était amaigri. Il avait pris dix ans: des yeux caves, la peau marbrée par le froid, un visage tavelé, noir de fatigue, des cernes, des marques, des rides. Il se passa la main sur les joues pour en éprouver la douceur retrouvée. Puis il verrouilla les volets métalliques. En inspectant une dernière fois les ouvertures avant de se coucher, il eut l’impression d’être un survivant se terrant la nuit venue pour échapper à des monstres avides de sang. Des images de films lui venaient par flash, tous relataient les chroniques d’une guerre de cent ans entre les hommes et les zombies.

CHAPITRE 26

Au matin, il trouva les filles endormies. En posant sa main sur le front de Mona, Landry sentit que sa fièvre était tombée. Ses bronches dégagées, elle respirait plus librement.

Il sortit sans bruit pour les laisser dormir. Lucas était déjà en bas, alimentant le poêle en bois sec. Ils partagèrent un thé fort.

— Tu sens pas la rose, dit Lucas en tordant le nez.

Landry éclata de rire, il se sentait reposé et de bonne humeur.

— Toi non plus sans vouloir te vexer, un truc entre les pieds sales, le bouc et une haleine d’huile rance.

— Il y a une baignoire en haut, tu sais ce qu’il nous reste à faire.

Ils firent chauffer plusieurs marmites d’eau pour remplir la baignoire. Dans la glace de la salle de bains, Landry avait cette maigreur fébrile des fakirs indiens.

Avec un reste de savon trouvé sur le lavabo, il frotta chaque centimètre carré de sa peau, se décapant jusqu’au fond des oreilles, frottant jusqu’au sang ses pieds décharnés de grand Christ espagnol: une lente résurrection. La chaleur détendait ses muscles moulus de fatigue.

Il sortit quand l’eau du bain fut tiède. Il se sentait plus léger, lavé jusqu’à l’âme, mais la vue de ses vêtements crasseux le déprima. La simple idée d’enfiler ces hardes le répugnait. Il se serait senti encore plus sale qu’avant de se laver.

Il les jeta dans l’eau tiède pour les frotter vigoureusement avec le savon; il renouvela l’opération trois fois puis les rinça soigneusement à l’eau claire. Il enfila un peignoir qui traînait et descendit étendre sa lessive près du poêle.

Lucas, puis Pierre prirent le relais. Les casseroles chauffaient. Tout le monde avait besoin de se décrasser, de se laver le corps etl’âme. En attendant que leurs vêtements soient secs, ils étaient tous les trois vêtus de vieux habits trouvés dans les placards, un accoutrement qui leur donnait un côté désuet de vieux acteurs préparant une pièce du siècle dernier.

En début d’après-midi, les filles émergèrent, les yeux collés de sommeil. Mona avala avec une grimace ses antibiotiques et le paracétamol, mais refusa de manger quoi que ce soit d’autre.

— Je ne sais pas comment tu comptes t’en sortir si tu ne manges rien, la réprimanda Carla.

En la menaçant, elle réussit à lui faire boire un peu du bouillon préparé avec les os du cassoulet, un cube Maggi et des carottes retrouvées sous la neige du potager. L’état de Mona s’améliora un peu, la maladie qui l’assiégeait depuis trois jours refluait, la laissant désemparée devant cette énergie qui revenait dans ses membres. Dans l’après-midi, elle retrouva assez d’appétit pour réclamer une nourriture plus consistante.

— C’est bon signe, dit Landry.

Puis, ce fut au tour des filles d’occuper la salle de bain. Les chaudrons chauffaient en permanence sur le poêle qui ronflait. Pierre dut aller chercher en bois dans le bûcher. Lucas décida d’effectuer une ronde avant la nuit. Il était inquiet à cause de cette histoire de bouc tourmenté. Des maraudeurs devaient traîner dans le coin. En prenant un chemin, il tomba à environ un kilomètre sur des traces de pas. Plusieurs hommes étaient passés par là, sans qu’il soit capable de dire précisément quand ni combien.

Au retour, il aperçut les filles devant la grange. Quelque chose faisait rire Carla. En l’apercevant, elle tourna la tête dans sa direction et s’arrêta de parler. Elle paraissait si frêle dans son anorak. Carla releva ses cheveux pour dégager sa nuque dans ce geste de séduction qu’affectionnent les femmes. Il voulait lui parler depuis un moment sans en avoir le courage. Que signifiait l’amour pour un gibier traqué?

Mona, qui lui tournait le dos, ne l’avait pas vu. Elle continuait de plaisanter, mais Carla avait sur le visage une expression étrange. Elle venait de rire aux éclats, pourtant elle paraissait soudain triste. Sous son anorak, elle portait un pull bleu trouvé dans la maison, unbleu presque aussi clair que celui de ses yeux. Un regard de louve si pénétrant qu’il le mettait parfois mal à l’aise. En fouillant les chambres, Lucas avait dégoté des Gauloises blondes. Il tira de sa poche le paquet en piteux état.

— Mes dernières, vous en voulez?

Mona se retourna, surprise.

— Tu étais là toi? Silencieux comme un Sioux avec cette neige. Bon, je vous laisse, je commence juste à m’en sortir de cette crève, s’excusa-t-elle avant de retourner vers la maison.

Carla fixa le paquet avec un mélange d’avidité et de dégoût avant de se résoudre finalement à en prendre une, comme à regret.

— J’avais laissé tomber la clope, mais j’en ai besoin en ce moment.

— De toute façon, ça comme le reste, ça sera bientôt fini, autant en profiter tant qu’il y en a.

Il craqua une allumette. Elle pencha l’or de ses cheveux, un soleil sur la neige de cimes éclatantes. Dans la lueur vacillante de la flamme, son visage aminci était encore plus beau. Ses yeux plus bleus que le ciel brillaient d’un éclat qu’il n’y avait encore jamais vu. Tête relevée, Carla tira une longue bouffée. Avec une sorte d’ivresse dans le cœur, Lucas respirait son odeur mêlée à celle du tabac blond. Il se sentait bien, bercé d’ondulations intérieures qu’il n’avait jamais ressenties. Une griserie différente du désir brut qu’il avait connu dans les bras de ces filles vite prises sous un porche, ou en cellule de dégrisement au commissariat.

— Je peux bien m’offrir un petit plaisir, dit-elle, c’est mon anniversaire.

— Combien? demanda Lucas.

— Devine, répondit-elle avec un sourire mystérieux. Les yeux pointés sur lui comme des couteaux.

Ce qu’il sentait s’épanouir en lui ne ressemblait à aucune émotion connue. Depuis quand ne s’était-il pas senti aussi bien? L’enfance?

— Je sais pas, je dirais vingt ans.

— Flatteur, vingt et un… Tu ne m’embrasses pas?

En la prenant dans les bras, il sentit ses doigts se resserrer sur sa peau.

— Pas comme ça, imbécile.

Elle laissa tomber sa cigarette qu’elle avait déjà fumée jusqu’au ras du filtre. Elle l’écrasa du pied dans le mélange de neige et de boue. La main sur son épaule, elle déposa un baiser chaud sur la commissure de ses lèvres avant de faire glisser sa langue contre la sienne. Elle lui avait pris la main, enroulant ses doigts dans les siens, passant son pouce sur ses phalanges dans une caresse timide. Ses traits avaient quelque chose d’un peu triste. Elle frissonna et le serra encore plus fort et, lorsqu’il mit sa main contre son sein gauche, il s’émerveilla de sentir son cœur battre aussi rapidement.

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