Chroniques du Grand Effondrement [Livre 2 – 21]

CHAPITRE 21

Ce qui se passa ne peut être comparé à la dislocation de l’Union Soviétique ou de la Yougoslavie en entités nationales. Aucun des seigneurs de guerre qui contrôlèrent parfois de vastes territoires ne put bâtir un nouvel état national.
Précis d’histoire contemporaine, tome VII, Clio Éditeurs

Passée la brève panique des premières heures de captivité, j’ai été envahi par un étrange sentiment de sérénité et de soulagement triste. Ma course folle de bête traquée était finie, je pouvais enfin m’abandonner à une volonté extérieure.

Pour la première fois de ma vie, mon destin ne dépendait plus de moi, mais des silhouettes imprécises qui me cernaient dans la nuit. Est-ce que le cerf forcé par la meute au terme d’une fuite éperdue ressent la même libération? Je l’ignore, mais il y a un lâche soulagement à jeter l’éponge, à accepter que le combat absurde que représente une vie prenne fin. Le vieux fardeau de prétention et d’imposture qu’implique toute position sociale s’estompe alors. On redevient celui qu’au fond, on n’a jamais cessé d’être. Quand je me réveille dans le noir, seule ma conscience est présente, extraordinairement aiguë. Aucun son ne me parvient, le monde glisse vers le silence et la mort. Une douce et confortable absence de sensations, un paradis cotonneux pareil au grand sommeil.

Je mets toujours une seconde à réaliser où je me trouve. J’éprouve alors la tentation de fuir en courant, mais il n’existe aucune issue.

Ma cellule est close, si l’évolution de la ligne de front chassait mes geôliers, je mourrais oublié de tous dans cette pièce qui sembleà la fois se dilater et se refermer sur moi comme une grande mâchoire.

J’ignore où je suis, mais, si j’en juge par le trajet fait les yeux bandés depuis le lieu de ma capture, je suis quelque part au nord de Paris.

Anis, mon gardien, ne livre aucune information sur le lieu de ma détention affirmant avec fierté qu’il applique les consignes. Les premiers jours, les batteries d’artillerie aboyaient toute la nuit avec férocité, des halètements puissants de bêtes d’acier folles de rage. Un martèlement d’orage que l’air glacé transmettait en ondes tristes. L’enfer sur Terre avec ses démons cravachant la ville de leurs longs fouets d’acier, décapitant les immeubles, broyant la chair des hommes.

Je n’ai pas fermé l’œil. Anis était nerveux, c’est un homme simple, un bon mari et un bon croyant. En temps de paix, il aurait été technicien de surface dans un supermarché ou manœuvre sur un chantier. L’effondrement économique et la guerre civile en ont décidé autrement.

Anis m’a appris que les milices de Rempart avaient pilonné les zones limitrophes avant d’engager leurs troupes au sol.

— Ils disent que c’est pour limiter les pertes des guerres urbaines, mais ça ne sert à rien, les nôtres s’enterrent et ressortent ensuite. Et puis, les nôtres n’ont pas peur de la mort alors que vous les Céfrans vous aimez trop la vie et les femmes, a-t-il ajouté avec fierté.

Il m’a aussi parlé d’une tentative d’intervention internationale sous l’égide des Nations Unies. Plusieurs appareils de reconnaissance américains et chinois ont été abattus par des missiles portables solair. Il y a eu beaucoup de morts et de blessés, des prises d’otages aussi. Les Casques bleus ont battu en retraite par peur de l’enlisement. Les djihadistes parlent du Syndrome du faucon noir en référence à l’opération américaine ratée en Somalie en 1993. Et la France n’est pas la Somalie.

Depuis peu, les batteries d’artillerie se sont calmées. Elles jappent juste parfois pour rappeler leur présence, des chiens ombrageux marquant un territoire. J’ignore si c’est le manque de munitions ou une forme de statu quo tacite. À moins que les hommes manquent et ne soient plus assez nombreux pour se battre.Un jour sans doute, le regard glacé des étoiles n’aura plus rien à voir. Ce jour-là, l’humanité aura rejoint les grands sauriens et autres trilobites dans les couches sédimentaires.

Chacun s’habitue à la partition du pays. La France a vécu comme entité nationale. Parfois, il m’arrive encore d’entendre au loin les mortiers. D’autres leur répondent pour avoir le dernier mot, puis tout s’arrête, comme s’éloigne un lointain orage d’été. Le souffle de la guerre s’évanouit et un silence de mort se fait.

Parfois, les combats s’arrêtent complètement deux ou trois jours avant de reprendre sans que je sache la mystérieuse raison expliquant la rupture de cette trêve. Les duels d’artillerie évoquent une ligne de front stabilisée. Une bataille immobile dans une guerre de basse intensité où chaque belligérant ne s’ébroue que pour rappeler à l’autre sa capacité de nuisance.

Mon repas se compose invariablement de pommes de terre bouillies, de riz, de maquereau en boîte ou de sardines à l’huile. Jamais de légumes ou de viande, ni même de fruits. Des repas aussi insipides que ma vie.

J’ai droit à une promenade quotidienne dans la cour de cette ancienne université faite de préfabriqués. De vieux règlements jaunissent sur les murs des couloirs, des affiches de syndicats étudiants : l’UNEF, l’UNI. Tout cela paraît à la fois si proche et si lointain, un passé dérisoire.

Une nuit en entendant des cris terrifiants, j’ai réalisé qu’il y avait quelque part une chambre des morts où des hommes torturaient d’autres hommes des nuits entières. Je me demande si je serais capable de résister aux supplices. J’ai toujours craint la douleur, mon courage n’est pas physique, il est ailleurs, si cela a un sens dans ce monde barbare.

Mon existence se divise entre la vie et la mort. Avec une amère dérision, j’ai appris à envisager cette dernière comme une éventualité, un bras d’honneur à l’absurdité de ce monde. Au fond, je crois ne pas avoir tellement peur de quitter cette vie qui me semble parfois plus terrible que la mort. Vivre ou mourir : le point nodal de toute chose. Le reste n’a aucune importance et n’en a jamais eu.

Lâchés dans ce monde plus cruel qu’un jeu vidéo, nous en sommes tous là : hommes libres ou captifs. Libéré de journées harassantes,d’agendas interminables, plus libre que je ne l’ai jamais été, je connais une forme d’apaisement : un état limite, une frontière.

Quelque chose va advenir, ils attendent de moi quelque chose que j’ignore ou que j’ai peur de deviner. Je le sens à leur façon de me regarder : une consigne, une rançon, quelque chose. Je fais semblant de m’en moquer même s’il existe mille façons de vivre, et autant de mourir, et surtout de souffrir.

Voilà, le grand mot est lâché. Tout le problème est là, dans cet entre-deux central, ce passage terrifiant que les Grecs nommaient le Styx. Je ne sais rien de l’agonie, du tourment indicible qui précède la mort. Certains agonisent des semaines entières : l’enfer sur terre. Je redoute les supplices, les mutilations. Je sais qu’ils castrent certains captifs pour les diminuer dans leur fierté d’homme, pour les avilir et leur montrer qu’ils sont leurs nouveaux maîtres. Quel Dieu permet de tellesatrocités? Est-ce celui dont le nomest partout? Pas une phrase sans qu’un des quatre-vingt-dix-neuf noms d’Allah ne soit prononcé : Al-`Azîz, Le Tout Puissant… Al-Karîm, Le Tout Généreux… Al-Wâhid, L’Unique… Pour le croyant, le Miséricordieux est un grand frère qui le protège et lui tient la main à chaque instant de la vie.

Anis affirme qu’il faut accepter son destin, son mektoub, que le Miséricordieux décide de toute chose. Un jour, il m’a apporté un Coran avec l’air embarrassé d’un témoin de Jéhovah essayant de fourguer sa Sainte Parole. Leurs imans ne valent guère mieux que nos curés branlant leurs chapelets en marmonnant des prières.

Athée je suis, athée je reste.

Si j’ai pris leur livre saint c’est parce que je n’ai rien d’autre à lire et que les mots sont tout pour moi. Lire me permet de me cramponner à quelque chose, de surnager pour ne pas couler et être emporté dans les sombres courants de la folie.

Qui sait, ma bonne volonté m’attirera peut-être leur bienveillance et ces menus privilèges qui adoucissent l’inconfort de toute captivité. Dans une guerre civile, on réserve sa compassion à ceux qui nous ressemblent même s’il y a toujours un peu de soi dans les autres. En tous cas, c’est ce que j’espère. Que l’autre moi, l’alter ego n’ait pas complètement disparu.J’ai essayé d’en comprendre les mystères. Si un Dieu tout puissant existe, ce dont je doute, je suis certain qu’il ne peut être la propriété d’une seule religion. Le Coran fonde une dualité du monde divisé entre Croyants et infidèles, hommes et femmes, et surtout le Dâr-el-islam, le pays de l’islam et le Dâr-el-harb le pays de la guerre. La France appartient clairement à la seconde catégorie.

Chaque matin, l’appel à la prière me réveille à l’aube. Dieu est le centre de toute chose, il rythme chaque instant de leur vie : une horloge immuable et rassurante, un cœur lent qui bat, une condensation du temps. Nous avions perdu cela en Europe. Depuis que les cloches des églises se sont tues, leur silence a permis aux démons de rompre leurs fers et de quitter les profondeurs de leurs antres millénaires. Le paganisme est de retour avec ses cultes sataniques et autres vieilleries gothiques.

Si le chant du muezzin me sort de mon mauvais sommeil, personne ne m’oblige à prier. La foi ne peut venir que de l’intérieur, m’a expliqué Anis. Pour le reste, je suis soumis à leur entière volonté. Je ne dirais pas leurs caprices, ils n’en ont pas. Pas avec moi en tout cas, pas encore. La seule torture c’est le froid : la pièce où je suis emmuré vivant est glaciale et ma couverture trop mince. Quand la température devient négative, mon sang charrie des glaçons. Quand j’ai réclamé une seconde couverture, Anis a éclaté de rire.

J’ai parfois des hallucinations, le moindre bruit me fait sursauter, je pense alors qu’ils viennent me chercher. Même quand je parviens à trouver le sommeil, je me réveille grelottant de peur avec des sueurs froides et cette terreur qui me paralyse. Je sens alors que la folie tente de s’introduire en moi. Terrifiante, froide, humide, elle essaie de prendre possession de mon corps, d’établir des têtes de pont dans mon esprit. Le combat ne s’achève qu’à l’aube avec alFajr, le premier chant du muezzin. Je sais alors que la folie a perdu une nouvelle bataille, qu’elle devra attendre une nuit de plus pour croiser le fer.

Hier, quand je suis sorti pour la promenade, la cour était blanche de neige. Cet hiver ne finira donc jamais.

Si mes geôliers prient en arabe, ils parlent en français. Parfois, j’entends des voix autoritaires dans une autre langue : un sonmouillé, loin de l’arabe guttural. Peut-être du russe ou une langue slave, sans doute des Caucasiens ou des Bosniaques venus faire le Djihad, des brigades internationales ou des mercenaires.

J’ignore ce qu’ils attendent de moi. Un ancien président doit posséder encore une certaine valeur sur le marché des otages. Je compte les jours avec des entailles dans la cloison. Le temps paraît infini quand on croupit dans une pièce sans fenêtre. Les couleurs du dehors me manquent. J’entends parfois des chiens aboyer, des gens qu’on bouscule, qu’on embarque dans des camions en partance pour je ne sais où. D’autres victimes les remplacent. Certains gémissent, d’autres pleurent. J’étouffe la pitié en moi, ma souffrance me suffit, il n’y a plus assez de place dans mon cœur pour celle des autres.

Vous n’imaginez pas comme on peut réfléchir en prison. C’est la seule chose que l’on peut faire. La passivité rend fou. J’ai demandé de la lecture. Anis m’a dit que j’avais déjà le Coran : le seul ouvrage qui mérite à ses yeux le nom de livre. Je n’ai plus envie de le lire ce Coran d’où sont sortis tant de souffrances pour l’humanité née du mauvais côté du cimeterre. Je reste un mécréant, un kaffir qui regrette sa vie d’avant, cet étrange empilement d’habitudes et de doux rituels : le croissant chaud trempé dans l’expresso du matin, un verre de rosé glacé au coucher du soleil, un Noël à la montagne.

Mais je réalise aussi combien mon existence était vide, superficielle. Je m’efforce de rassembler mes pensées qui s’enfuient et deviennent paresseuses, cherchant un peu de force et de joie dans la trame de mes souvenirs. Mais mon âme est souvent vide comme un palais déserté par ses serviteurs.

Je ressemble à ce roi inquiet parcourant les interminables corridors de son passé, les salles de bal vides, le jardin à la française désert, les chambres silencieuses dont le monarque a égaré les clefs. Un étrange Barbe bleue errant sans but dans son palais, incapable de recenser tous les crimes de son passé.

Dans mon existence, la politique avait pris trop de place. Un politicien ne se préoccupe pas de l’avis des autres. Il écoute peu, questionne encore moins. Moins soucieux de comprendre l’état du monde que de convaincre ses interlocuteurs de la justesse de sa pensée.Il n’y a pas moins curieux et plus rempli de certitudes qu’un homme politique. Il ne permet d’aborder que les sujets qui le préoccupent, ne développe le plus souvent aucune réflexion originale sur le monde. Une simple antenne réagissant à la rumeur du monde, un miroir renvoyant à l’opinion le message qu’elle souhaite entendre.

J’étais prisonnier d’un filet d’obligations sociales : les ministres qu’il faut rassurer, les députés qu’il faut calmer, les lobbys aux intérêts aussi multiples que divergents, les banquiers inquiets. Une pieuvre de nuisances dilatées à l’infini dévorait mes journées dans un festin aussi vain que stérile.

Maintenant que les heures s’égrènent au rythme du chapelet de mes geôliers, je perçois combien ma vie était guidée par la dictature du court terme. Rechercher le séduisant plutôt que le vrai dans un pathétique théâtre d’ombres où l’effet de manche et la petite phrase comptent plus que l’efficacité. Il n’existe plus d’homme d’État, juste des pantins grotesques servant de cibles aux traits des humoristes. Les échéances électorales se succèdent à un rythme effréné. Chacune permettant d’oublier les promesses de la précédente. J’ai toujours su que ce système courait à sa perte, mais j’avais remisé cette vérité dérangeante dans un tiroir fermé à double tour, un tiroir que je viens d’ouvrir maintenant qu’il est trop tard. Comment en sommes-nous arrivéslà? Mon destin personnel importe peu, mais il se confond avec celui de ce pays que j’ai prétendu incarner et que j’espère avoir aimé même si je l’ai si mal servi.

L’effondrement en cours se dessinait depuis des décennies. Personne n’a voulu le voir, comme personne ne conçoit sa propre fin. Quoi qu’en penseront les historiens, s’il en existe encore dans le monde d’après, il s’agissait moins de malhonnêteté que d’incompétence. Je devrais même dire d’aveuglement. Mes choix furent dictés par l’air du temps, par ces enseignants qui marquèrent d’une profonde empreinte marxiste des générations de lycéens. Je m’étonne aujourd’hui que la notion de laïcité se soit alors arrêtée à la religion. Au moment même où l’Église perdait son emprise sur les esprits, nous étions tellement obnubilés par l’anticléricalisme que nous avions oublié cette religion sans Dieunommée marxisme : des générations de pseudo-intellectuels préférant avoir tort avec Sartre plutôt que raison avec Aron. Ces vieux militants qui crurent Julius et Ethel Rosenberg innocents, effondrés d’apprendre après 1989 que ces martyrs canonisés par la gauche étaient de véritables espions soviétiques. Mac Carty réhabilité : quoi de plus terrible pour un homme de gauche?

La politique devenait un discours autonome refusant de se confronter au réel. Nous étions mus par le prisme déformant d’une idéologie rejetant un monde rétif aux transformations que nous prétendions lui imposer. La recherche de la vérité se nourrit d’un doute fondateur, d’un sain scepticisme qui nous manquait tant nous étions tous épris et pétris de certitudes.

Comment tout cela a-t-il été possible? Je dois remonter plus loin dans le passé pour essayer de comprendre la nature secrète des choses.

Adolescent, j’étais réfractaire à la tyrannie des idées reçues, persuadé qu’on ne parvenait à la vérité que par des chemins de traverse, loin d’un enseignement officiel capable de transformer les trésors les plus vivants en cadavres.

Je voulais briser les conventions, le prêt-à-penser poussiéreux, les vérités assenées par d’augustes vieillards qui assassinaient la beauté d’une voix chevrotante, empoisonnant jusqu’aux esprits les plus libres. Mon jeune désir épousait une révolte sans voir qu’en enfilant l’uniforme du rebelle, j’adoptais un conformisme aussi toxique que celui que je croyais rejeter : une bigoterie rouge vendue par de tristes sacristains du totalitarisme.

Était-ce par conviction ou par suivisme? Je l’ignore. La générosité apparente du socialisme m’en masquait les aspects les plus sombres. Les pires erreurs s’habillent souvent des plus séduisants atours. Je n’ai pas voulu voir les monceaux de cadavres planqués derrière la façade.

Bien sûr, il y avait eu Arthur Koestler, Victor Serge, Alexandre Soljenitsyne, mais le socialisme français était d’une autre nature que celui engendré par la barbarie scythe née dans ces terres glacées de l’Est. En arrachant la plante vénéneuse du stalinisme, nous espérions sauver le socialisme, cette vieille serpillière idéologique réduite en lambeaux à force d’avoir trop servi. Nous préférionsépouser une falsification idéologique du monde plutôt que se résoudre à en accepter l’absurdité. C’est peut-être l’unique fonction des idéologies : dissimuler le chaos primitif du monde, ce désordre aussi terrifiant et absurde que peut l’être l’immensité vide du cosmos.

Chaudement vêtu des oripeaux du socialisme, je tissais ma toile. Le parti devint ma seconde famille, puis la première, m’emprisonnant dans ses filets, mais m’offrant une merveilleuse machine de conquête du pouvoir. Être de gauche tenait pour moi autant du lien tribal que de laréelle conviction. On aurait pu dire les rouges et les bleus; cela n’aurait rien changé.

La paupérisation du pays devenait impossible à cacher. J’affirme que la droite y contribua autant que la gauche. Il suffirait de se pencher sur la réalité des chiffres pour rétablir cette vérité. C’est le premier mandat de François Mitterrand qui continue à associer dans les esprits Gauche et Gabegie.

En mai 1981, ce Nosferatu au visage livide rôdait dans la pénombre du Panthéon sous l’œil vigilant des caméras de Serge Moati : un vampire halluciné errant dans sa vaste nécropole dans une scénographie néostalinienne comme un nouveau locataire ferait l’état des lieux de son futur mausolée.

Une messe laïque dont le ridicule n’a pas pris une ride, comme ces pèlerinages solutréens avec casquette, canne et courtisans confits de dévotion pour celui qu’on surnommait Dieu avec une dérision mêlée de crainte. Solutré, 493 mètres, Moïse au mont Sinaï. La France avait les Everest et les prophètes qu’elle pouvait. Comment ai-je pu adhérer à la sinistre mascarade de ce vieux pétainiste sournois? Toute cette politique politicienne paraît si vaine, si fausse avec le recul. Même après l’exhumation des crimes du communisme, la France resta fascinée par la lumière fossile de l’astre soviétique.

Un pays de nécrophiles amoureux d’un cadavre. Puis la globalisation lamina notre appareil industriel. Les lendemains qui déchantent étaient venus. Le grand soir avait juste mené à la grande nuit. J’avais vingt ans. Nous voulions plus de justice sociale sans réaliser que les emplois étaient aspirés dans les pays les moins chers, que la France produisait toujours moins decette richesse que nous rêvions de partager : une générosité à crédit qui nous poussa à l’endettement tout en poursuivant une politique migratoire suicidaire aggravée par le désastreux printemps arabe.

Pour un internationaliste, l’immigré était l’exploité ultime, le colonisé paré de toutes les vertus devant lequel nous devions nous agenouiller en rémission des péchés coloniaux. Le socialisme n’était qu’un christianisme privé de ce Dieu dont Nietzsche avait publié l’avis de décès.

Mais nous ne respections l’immigré que conforme à notre vision prométhéenne et prolétarienne. Celle qui nie la culture de l’Autre, sa religion, pour le considérer comme une page blanche plus apte à devenir un Homme nouveau que des Français pétris d’éducation petite-bourgeoise. L’amour n’est souvent que la négation de l’Autre modelé sur le moule de nos désirs.

Derrière le travailleur exploité, nous refusions de voir le père abusif, le mari jaloux, l’oppresseur médiéval. Notre naïve compassion baignait dans une culpabilité postcoloniale sotte et malsaine qui nous égarait. Entre ces murs, j’ai compris beaucoup de choses sur ce que je suis obligé d’appeler un intégrisme grimé en modernisme.

Contrairement à ce que je croyais, les Khmers rouges ne furent pas des déviants comme on aime généralement le prétendre, mais au contraire l’aboutissement d’une idéologie. Les seuls à pousser sa logique à son paroxysme, à avoir le courage d’aller au bout de l’idéal communiste en anéantissant un peuple dans un délire purificateur.

Construire un Homme nouveau sur les cendres encore chaudes de la vieille humanité.

Le socialisme ne fut au fond qu’une tentative d’abolition du réel.

N’est-ce pas au fond ce que propose Rempart avec sa nostalgie violente de la Nation, de temps anciens idéalisés? Rochebin rêvant de la France de Trenet comme Pol Pot rêvait d’un Cambodge rural ou Pétain d’un retour à cette terre qui ne ment pas. Comme le marxisme, Rempart s’est travesti en messianisme pour mieux séduire les masses. L’aliénation a changé de costume, mais sa nature profonde demeure inchangée. Si l’envoûtement totalitaire n’avait fasciné que des sots et des scélérats, il aurait été plus facile de se débarrasser de ces impostures maquillées en vertus. Vouloirfaire le bien n’a jamais préservé du mal, tout comme la sincérité des convictions ne protège pas de l’erreur. Bien au contraire, elle l’inscrit dans la durée. Elle l’approfondit.

Le seul remède contre le fanatisme est d’accepter le chaos du monde, son absurdité fondatrice, l’absence de vérité révélée. Mes anciens discours faits d’une indigeste langue de bois attestent du conformisme de ma pensée, d’une abdication de toute autonomie intellectuelle.

Je me demande comment j’ai pu être aussi instruit et aussi aveugle. Mais Sartre lui-même prouve que l’intelligence ne fait rien à l’affaire. Le conformisme n’épargne pas des intellectuels facilement séduits par les vieilles lunes idéologiques. L’homme du peuple est plus méfiant face à ces cosmétiques de l’esprit dont l’unique fonction est de nous aider à grimer le chaos du monde pour mieux le supporter.

La curiosité intellectuelle se fait rare. Même les plus brillants de mes collaborateurs ne possèdent au fond qu’un mince bagage culturel, se contentant le plus souvent de prêt-à-penser articulé sous la forme d’éléments de langage. Leur culture se limite à de vagues résumés piochés sur internet. La culture de masse, la démocratisation de l’enseignement sont des mythes. Nous vivons une époque de lente asphyxie de la pensée.

Aujourd’hui, je suis hanté par l’idée de la mort : pas la mienne, mais celle de notre civilisation dont la vie se retire lentement. J’ignore ce qui sortira de ce tourbillon, de ce destin qu’ils nomment mektoub. Je ne suis pas certain de vouloir assister à ce naufrage. Pourtant, je ne crois pas l’histoire écrite d’avance, portée par un déterminisme si puissant que nous ne serions que les passagers du navire que nous prétendons barrer. J’ai fait ce que j’ai pu. Je voudrais que les Français se souviennent juste de ces mots : ce que j’ai pu, en barrant par gros temps un navire lourd des erreurs du passé et de cette gigantesque dette dont même l’économiste le moins compétent sait qu’elle ne sera jamais remboursée.

Il aurait fallu tout revoir de fond en comble. Mais la France était un enchevêtrement de forces si imbriquées que chaque réforme fragilisait un peu plus cet ensemble vermoulu. Un conseiller me confia un jour : j’ai parfois l’impression de travailler avec un vieux stock de nitroglycérine. Cette instabilité moléculaire du pays explique que l’immobilisme soit si souvent devenu une manière de gouverner.

Certains l’assumèrent, comme Chirac ou Hollande, d’autres l’habillèrent d’une communication mimant un activisme forcené comme Sarkozy, tout en se gardant de toucher aux fondations de l’édifice national, au stock de nitroglycérine.

Le verbe communiquer s’est substitué au verbe faire pour masquer l’impuissance du pouvoir; la forme a remplacé le fond. Pourquoi s’échiner à changer une réalité rétive quand on peut simplement en modifierla perception qu’en ont les électeurs?Tout n’est-il pas cosmétique et artifice?

Si les hommes se laissent si facilement berner par les charlatans, c’est parce que la vaste culture de nos maîtres a fait place à un vernis aussi triste que superficiel. Mes contemporains ignorent l’histoire, ils lisent des textos, des mails. Sans doute possèdent-ils d’autres qualités, mais ils me semblent acculturés, déracinés. Par une étrange ironie de l’histoire, au moment où les préoccupations économiques dominaient la politique, l’économie s’effondrait alors même que le progrès technique aurait dû libérer l’Homme. Il aurait fallu faire sauter notre cuirasse mentale comme la braise fend la coque d’un marron, inventer un monde nouveau, mais nous n’en avions plus la force.

Une monstrueuse poussée de sauvagerie ancestrale est en train d’emporter l’Ancien Monde. Il y a trente ans, un ingénieur nommé Richard Duncan avançait la théorie Olduvaï affirmant qu’une fois ses ressources fossiles épuisées, l’humanité retournerait progressivement à l’âge de pierre. J’ignore si l’avenir lui donnera raison, mais il est indéniable qu’un cycle historique s’achève. Nous assistons à une régression historique sans autre précédent que la chute de l’Empire romain sous la poussée barbare. L’Ancien Monde ne reviendra pas. Restera longtemps encore l’odeur de son cadavre, la décomposition prendra du temps. Nous vivions dans des villes, mais les hommes gagnent déjà les campagnes, les forêts. Bientôt, ils considéreront que la frontière de l’humanité s’arrête à celle de la tribu.

Hier, le silence de ma captivité a été brisé par des bruits qui m’ont sorti de mes sombres pensées. Des hommes ont amené une prisonnière dans la cellule voisine. Elle a pleuré toute la nuit, puis les pleurs se sont tus.

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