Chroniques du Grand Effondrement [Livre 2 – 20]

CHAPITRE 20

Alex vit s’éloigner la béhème des salafistes. Une fois que le Crabe aurait conclu son affaire, ce serait à son tour de négocier avec Cheveux-Gominés. Cette came, c’était de la dynamite pour les familles régnantes des monarchies du Golfe. Il garderait les vidéos montrant la préparation des attentats pour assurer ses arrières. Celle montrant l’ambassadeur avec les tueurs du Musée d’Orsay aurait sûrement son petit succès.

Il exigerait un avion pour fuir en toute sécurité ce mouroir. Il pensa à son équipier qui traversait le pays sur des routes infestées de tueurs. Il aimait bien Lucas, mais c’était un gagne-petit. Il l’avait compris dès le premier jour. Il manquait de dureté, de cette hargne qui pousse à aller toujours plus haut.

Le Crabe n’aimait pas du tout ce qu’il voyait, pas plus qu’il n’aimait l’idée de s’enfoncer dans l’inconnu avec ces serpents à sonnettes. Le chauffeur ne lui avait pas adressé un seul regard. Quant à celui qui l’avait accompagné jusqu’à la BMW, il scrutait les immeubles semblant chercher si des snipers s’y étaient cachés.

Ils circulaient dans des rues parsemées d’épaves carbonisées. Le Crabe avait la sale impression d’être un type n’ayant d’autre choix que de poser la main sur une plaque brûlante pour en vérifier la température.

Les destructions diminuèrent progressivement. Des hommes en armes circulaient dans les rues, des cafés maures et quelques commerces étaient ouverts où l’on vendait des tapis de prière, des Corans, de recueils de hadiths, de fatwas, des bâtonnets de khôl,des dattes confites, mais aussi des petites reproductions de La Mecque en plastique qui clignotaient avec des piles.

Lentement, la vie reprenait ses droits. Des banderoles vertes couvraient les façades avec des photos de Shebabs, ces jeunes martyrs pleins de vie et déjà morts qui témoignaient de la rage sacrificielle des katibas.

Partout des baraques de chantiers, des bidonvilles enkystés comme des métastases dessinaient des casbahs de fortune faites de tôle ondulée et de planches écaillées. Des réfugiés fuyant les zones contrôlées par Rempart s’entassaient dans des campements de fortune. Beaucoup de familles nombreuses, jusqu’à six ou sept gosses par famille alors que depuis la période spéciale la moyenne française était passée à un enfant par famille.

La démographie était une marée puissante et silencieuse capable de modifier une nation en quelques décennies. La période la plus dangereuse était celle pendant laquelle l’amertume des anciens maîtres soudain conscients de leur fin prochaine faisait face à l’arrogante impatience du nouveau peuple.

Que faire face à une multitude qui méprisait la société qui les avait accueillis? L’histoire était tragique, elle se résumait à une lutte sans merci entre nations pour la domination du monde. Ceux qui l’avaient oublié allaient rejoindre d’autres peuples dans les poubelles de l’histoire.

Sur les murs, des affiches avec AK 47 entrecroisés rappelaient les noms des moudjahidines morts au combat, des prêches enflammés d’imams diffusés depuis des haut-parleurs encourageaient à poursuivre la lutte armée au nom des martyrs. Que ce soit le graphisme ou les couleurs criardes où dominait le vert, tout témoignait d’une radicalisation mentale, d’un rejet inaliénable du monde européen.

L’intégration avait été une sinistre farce. Limité à la perception de prestations sociales, le rêve d’intégration s’était évanoui quand la société de consommation s’était révélée incapable de remplir les caddies. Ces hommes s’étaient alors tournés vers le Dieu de leurs ancêtres, seul capable de leur rendre identité et dignité dans ce monde déboussolé.

La France avait cessé de faire nation. Rien ne soude autant que les épreuves, mais nous n’avions plus de combat commun. L’individualisme n’avait été qu’une phase transitoire entre la nation morte et la tribu resurgie du passé. L’Internationale ne sera pas le genre humain, l’histoire enseignait que la tribu gagnait toujours à la fin.

La Médina était dominée par la silhouette malfaisante de la tour Pleyel mutilée par un obus destiné à la Grande Mosquée ou à ses longs minarets fuselés comme des missiles intercontinentaux. Dix ans plus tôt, sa construction avait été l’occasion de débats enflammés entre partisans défendant une approche pragmatique et des opposants choqués par des minarets plus hauts que la flèche de la cathédrale de Rouen.

La BMW se gara devant un bâtiment hideux. L’ancien hôtel de ville de Bobigny avait été construit par la municipalité communiste à l’époque de la ceinture rouge. Le Crabe espérait que le PCF avait au moins touché une juteuse commission pour cette horreur en béton armé.

Des pick-up équipés de RPG M72 Law tout neufs étaient positionnés sur le parvis à côté de casemates de sacs de sable. Dans les Shebabs, le Crabe reconnaissait la même jeunesse nihiliste que celle qui, dix ans plus tôt, se cachait derrière des Ray Ban façon activiste de Nation of Islam : des Malcolm X de pacotille qui se seraient convertis au raélisme si Raël avait prôné le Black Power et vomi l’Occident avec un peu plus de conviction. L’islam n’était pour eux qu’un prétexte, un puissant moyen pour s’emparer du pouvoir.

La simple idée que le pays ait abrité en son sein ces reptiles les nourrissant d’allocations le dégoûtait profondément. Derrière les colliers de barbe et les calots, il reconnaissait les mêmes dealers vendant du crack ou du crystal meth à ces gamines de quatorze ans qui — une fois ravagées par la dope — se retrouvaient sur le trottoir.

Petit gibier shooté au mox installé par les caïds, comme on mettrait des machines à sous dans une arrière-salle de bistrot; toutes avec ce regard de bête traquée commun à celles qui sont vendues dans la rue.Un garde leva vers lui un regard teinté de défi. Une manière rapide et précise d’analyser son potentiel de nuisance. L’homme était équipé de la dernière génération de M16 américain. Le Crabe était prêt à faire le pari que ces fusils automatiques sortaient tout droit des stocks des armées du golfe Persique.

Avec ses pièces de réception trop hautes et son ameublement vieillot, l’ancienne mairie faisait penser à un hôtel soviétique en saison creuse qu’on aurait rempli de portraits de martyrs le front ceint de bandeaux verts portant des sourates.

Depuis le No man’s land, le Crabe n’avait pas aperçu le moindre visage féminin. L’étrange impression d’avoir franchi une ligne ensorcelée pour pénétrer dans un royaume barbare où les femmes avaient mystérieusement disparu. Il comprit mieux pourquoi en lisant sur un mur, un grand panneau qui rappelait les nouvelles lois :

Toutes les drogues, l’alcool et les cigarettes sont haram. Les femmes doivent revêtir un niqab ne laissant entrevoir que leurs yeux. Elles n’ont l’autorisation de sortir qu’en cas d’extrême nécessité et y être autorisées par le père, le frère ou le mari qui l’accompagnera.

Outre les cinq prières quotidiennes, les peines pour les criminels sont les suivantes : apostasie (décapitation), adultère ou zina (lapidation), vol (amputation de la main), vol à main armée et pillage (amputation simultanée de la main droite et du pied gauche), homosexualité (projection depuis le point le plus haut de la ville), blasphème (cent coups de fouet), consommation d’alcool ou de tabac (cent coups de fouet).

Il était effaré. Pour chaque peine, les versets du Coran étaient cités. Ainsi la Sourate 5, verset 33 rappelait que les corps des apostats décapités au sabre devaient être crucifiés en public.

Dans le vaste bâtiment, des officiers en treillis se déplaçaient furtivement comme s’ils manigançaient quelque chose. Le Crabe fut introduit dans un grand salon au sol couvert de tapis persans et de coussins sur lesquels on l’invita à prendre place. Il n’y avait aucune chaise et il dut se résoudre à s’asseoir en tailleur. Un Noir en qamis lui apporta du thé à la menthe. Dans la fine odeur du thé, on aurait pu croire qu’un vieux vizir des Mille et uneNuits était revenu du passé. Les portes s’ouvrirent sur deux hommes : le plus grand avait le visage las et glacé de ceux qui ont déjà tué; le plus râblé vint le serrer dans ses bras, il empestait le tabac froid et l’after-shave.

— Vieux Crabe, mince alors ça fait une paie. Combien? Dix ans?

L’homme se donnait du mal pour dissimuler le froid tapi au fond de ses yeux.

— À mon avis même quinze, Ko.

— Ici on m’appelle Abderrahmane ou Hadji, rectifia-t-il avec une grimace, Ko c’est du passé, wallah, la vie d’avant j’ai tiré un trait. La plupart de mes hommes me donnent du colonel, mais toi tu peux m’appeler Abder. Ça ira…

— Je vais pas essayer, m’en veux pas Ko, j’te jure, je suis vieux et avec ces trucs de prénoms à la con, je suis un peu paumé.

Le Crabe l’observait, histoire de se faire une idée sur son état d’esprit. Un visage rusé de moujik barbu avec de petits yeux cruels, un peu asiatiques. Un regard mobile plein de curiosité et dont même la gaité recelait quelque chose d’inquiétant.

— T’as fait du chemin depuis Fleury, dit-il admiratif en levant les mains pour montrer l’ameublement de la pièce.

— C’est surtout dans la tête que j’ai changé, dit Kowalski, à l’époque, j’aurais vendu ma mère. La seule femme qui m’ait aimé, je l’ai mise sur le trottoir. Je me débecte en y repensant. Allah a tout changé. Paris devenait peut-être une Babylone, mais moi je devenais un type bien Hamdullah…

Il parlait fort comme un acteur qui répète un rôle et teste sa voix pour être certain que le dernier rang du théâtre l’entendra. Le porteflingue à tête de gouape n’avait rien dit. Il conservait une attitude suspicieuse. Le Crabe sentait qu’entre eux quelque chose clochait, quelque chose de très mauvais. Il avait entendu parler de la propension des services secrets du Golfe à espionner les émirs des katibas même si, officiellement, le rôle des commissaires religieux se limitait à veiller au respect des préceptes religieux wahhabites. Les dirigeants de Rempart s’en amusaient en parlant de l’œil de Riyad.

En remarquant la grande fresque murale représentant Lénine haranguant les ouvriers de Cronstadt, le Crabe se dit que les salafistes avaient eu une idée géniale en occupant ce bâtiment tant leurs méthodes singeaient celles des bolcheviks : une minorité agissante profitant du vide institutionnel pour faire basculer un empire en s’appuyant sur la primauté de la pensée qu’elle soit idéologique ou religieuse.

Pendant que son interlocuteur allumait un cigare, le Crabe sortit une enveloppe et la posa entre les petits verres à thé.

— Un échantillon de ce dont je t’ai parlé.

Kowalski s’empara de l’enveloppe avec avidité et parcourut les feuillets en mâchonnant son cigare d’un air pensif.

— Intéressant, très intéressant, marmonna-t-il dans sa barbe.

Ses yeux allaient et venaient sur les pages comme ceux d’un chacal affamé sentant la curée proche. Il lisait, puis revenait en arrière.

— Du lourd, du très lourd rhouya, où t’as trouvé ça?

— C’est compliqué, dit le Crabe avec un air mystérieux, mais j’ai tout de suite pensé à toi, j’étais sûr que ça pourrait t’intéresser.

— Bien sûr que ça nous intéresse moi et mes frères. Où est le reste? Je veux dire les originaux, bien sûr.

— Je peux te les avoir, dit le Crabe avec une lueur dans le regard, mais ça risque de coûter un max.Tu vois ce que je veux dire?

Kowalski esquissa un sourire. Il supputait chez son prochain les mêmes turpitudes que chez lui. Les découvrir corrompus lui donnait le sentiment réconfortant d’évoluer en terrain connu, d’être capable d’anticiper les réactions d’interlocuteurs utilisant le même logiciel que le sien. C’est avec les bigots qu’il avait du mal. Il aimait répéter :

— C’est faute de tentations qu’ils sont intègres.

Les religieux étaient imprévisibles, capables, lors d’un pogrom, d’égorger des captifs de valeur pour la beauté du geste ou la gloire du Miséricordieux.

Ko avait les pieds sur terre, il cherchait toujours une solution alternative : la rançon plutôt que le meurtre. Moins par charité que par intérêt. Il se tourna vers son aide de camp.

— Laisse-nous un moment Kader, tu veux. On a à parler.Le porte-flingue à tête d’assassin obtempéra avec une fureur rentrée. Le Crabe trouvait qu’il puait des aisselles. Ko suivit Kader du regard jusqu’à ce qu’il ait disparu.

— T’as pas un peu la dalle?

— Si tu connais un seul mec dans cette ville qu’a pas la dalle, présente-le-moi, dit le Crabe en gloussant.

— Et des crasseuses? Je veux dire après lerepas, t’es partant? C’est mieux que les maigres consolations de la religion.

— Essaie pas de m’acheter Ko. D’abord le fric même je suis pas contre un petit cul effervescent si c’est offert par la maison, mais crois surtout pas que ça change quoi que ce soit pour le fric.Hein! Crois pas ça, OK?

— Charmouta, décontracte-toi du gland. J’ai fait dix ans en centrale alors même si dix mille vierges m’attendent là-haut en frémissant du croupion, je suis pas contre un petit acompte en attendant. Qu’est-ce que tu dis de ça le Crabe?

— J’en dis que t’as foutrement raison Ko.

Kowalski passa des ordres en arabe puis l’emmena dans un salon dont le mobilier disparate venait manifestement des pillages. Un homme posa des mezzés sur une table basse puis un tajine d’agneau accompagné d’une bouteille de vin. Le Crabe fit danser ses sourcils de haut en bas.

— Ça a l’air sacrément bon. Vous avez même du pinard.

— Ça vient d’Enghien. Ces salauds de bourges s’emmerdaient pas, goûte-moi ça. Hichnah, Château Cheval blanc 2015, une des meilleures années. De toute façon, là où ces mécréants sont, ils auront plus trop l’occasion de picoler.

Ko éclata de rire et servit deux grands verres à ras bord.

— Je croyais l’alcool haram, colonel Abderrahmane.

— La loi s’applique jamais au boss, c’est pas à toi que je vais l’apprendre.

Un plateau de gâteaux orientaux fut déposé sur la table puis on apporta du café turc que Ko dilua avec du Jack Daniel’s.

— Maintenant parlons business, je suis pas du genre à tourner des plombes autour du pot. Combien tu veux pour tes documents?

— Pas mes documents, dis pas ça Ko, ça me gêne, pas mes documents. J’suis comme qui dirait juste une sorte d’intermédiaire dans cette affaire.

— Me prends pas pour un jambon, il a bien une petite idée l’intermédiaire.

— Je pensais à vingt millions de riyals.

La bouche du colonel se crispa, son visage s’était figé de stupeur.

— Bordel de merde c’est un sacré paquet que tu demandes.

— Tu sais comme moi que si ces trucs tombent dans de mauvaises mains, ça sentira le cramé pour tes potes.

— Vu le montant, t’imagines bien que la décision m’appartient pas. Je peux juste faire le go-between. Mais si je t’obtiens ce fric, je gagne quoi dans l’affaire?

— Comment ça? Je comprends pas. Je suis pas l’abbé Pierre. J’y tiens à ce fric, j’en ai vraiment besoin Ko. Je plaisante pas.

— Et moi je suis pas Jésus Christ non plus, alors je vais le dire en français pour que t’imprimes bien : c’est quoi ma part? Je me tape tout le taf et c’est toi qui palpes? C’est bien ceque t’es en train de m’expliquer?

— Attends, de quoi tu parles Ko? Debakchich? C’est d’un putain de bakchich que tu parles?

— Fais pas semblant de pas imprimer le Crabe, j’aime pas répéter et j’aime encore moins me faire niquer.

— J’imprime, j’imprime même trop bien, je suis surpris, c’est tout.

— Je veux un tiers pour moi, pas moins, décréta Kowalski.

— Bordel, j’ai des intermédiaires à graisser. Les gars risquent gros dans l’affaire si Rempart l’apprend. Un tiers c’est beaucoup trop Ko, t’es devenu sacrément gourmand depuis que tu crois en Dieu.

— Pas pour ça, pour ça un tiers c’est le tarif. Ça va chercher dans les combien tes mecsà graisser?

— Je sais pas encore, mais mes frais ça va chercher dans les sept plaques.

— Tu déconnes? C’est plus du graissage de patte à ce niveau, c’est une usine de margarine.

— T’oublies que Rempart est sur le coup. Si tu prends sept briques, alors on monte à vingt-cinq. Sept pour mes frais, reste onze à ceux qui ont les documents, c’est jouable. De toute façon, tes émirs y verront que du feu.

— Les prends pas pour plus cons qu’ils sont. Ils peuvent très bien affirmer que ce sont des putains de faux forgés pour les compromettre.

— Affirmer mon cul. Et comment ils expliquent qu’on trouve des noms de responsables de services secrets que personne ne connaît. Je les ai lus en long et en large ces docs Ko, crois-moi, en cas d’enquête internationale, tes cousins sont archi-carbo.

Kowalski se caressait la barbe.

— Bon, je vais réfléchir. En attendant, je fais venir les filles.

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2 Commentaires

  1. J’ai vu très vite la situation se dégrader depuis 1981en Seine Saint Denis où je suis resté quelques années s pour le travail, ces gens là nous haïssent et veulent tout sans payer, mais si le krach survient , ce sera très vite le chaos avec pillages , tortures, massacres . Ca peut venir demain comme dans quelques années. Je doute très fortement des forces de l ordre et leur capacités à nous défendre, l’armée est gangrenée et devra s’epurer à tous grades . Les Francais ont l avantage du nombre et du terrain, mais c’est insuffisant , faute d’armes et de formation, même si ça revient vite . Il faudra être comme l’ennemi : “Que Dieu ait pitié de nos ennemis car nous n’en aurons aucune” (devise des chevaliers Teutoniques) .j’ai mon passé pour moi, nous verrons bien .