Chroniques du Grand Effondrement [22-23]

CHAPITRE 22

L’histoire n’est pas le terrain du bonheur; car les périodes de bonheur sont pour l’histoire des pages vides.
Friedrich Hegel

L’annonce de la fermeture «temporaire» des agences bancaires augmenta d’un cran la tension. Les détenteurs de contrats d’assurance-vie étaient ruinés. Quant à ceux ayant placé leur épargne sur des produits liquides, ils se retrouvaient dans l’impossibilité d’y accéder faute de liquidités suffisantes. Partout, on assistait aux mêmes scènes entre sidération et désespoir. Les attroupements devant les agences bancaires dégénérèrent en émeutes. Rue de Vouillé, la vitrine de la Caisse d’Épargne dégringola sur le trottoir en torrents de glaces coupantes. Rue d’Alésia, la foule incendia le Crédit Agricole sans que la police intervienne. Un peu partout, les pillages et les scènes de panique se succédaient. La bourse ayant perdu un tiers de sa capitalisation, l’Autorité des Marchés Financiers annonça la fermeture des marchés jusqu’à un retour à la normale.

Dès l’annonce présidentielle, des foules se rassemblèrent spontanément dans toute la France. La mairie de Marseille fut mise à sac sur le Vieux Port par des bandes de réfugiés comoriens en colère. Rue des Bons Enfants, des individus cagoulés incendièrent l’Opéra de Lille.

Faute de matons et de nourriture, l’administration pénitentiaire dut faire face à de graves émeutes qui aboutirent à l’ouverture des prisons centrales: Fleury-Mérogis, Fresnes, la Santé, les Baumettes, Luynes. Des milliers de détenus, criminels oudjihadistes, se retrouvèrent dans la nature et rejoignirent le plus souvent leurs gangs d’origine. Un imam takfiriste installé à Montmorillon près de Poitiers avait lancé un mois plus tôt:

— Montmorillon signifie Mont des Maures. C’est le point extrême de l’avancée musulmane en 732. Cette fois-ci nous sommes déjà dans le nord de l’Europe, nous ferons oublier jusqu’au nom maudit de Charles Martel. Nous vous vaincrons et nous prendrons vos villes et vos maisons. Nous deviendrons les maîtres de la France, et de toute l’Europe. Vos femmes et vos enfants seront nos esclaves.

Le prédicateur avait été abattu la semaine suivante à la sortie de sa mosquée par un commando identitaire qui n’avait jamais été identifié, mais il disait tout haut ce que pensaient tout bas de nombreux jeunes musulmans. L’imam de Montmorillon avait également annoncé un nouveau type d’actions nocturnes. Trois jours plus tard, un groupe armé d’une centaine de djihadiste fit sept cents morts dans le village de Gonfaron dans le massif des Maures et brûla l’église. Une attaque calquée sur les méthodes du GIA dans les maquis algériens des années 90.

Le massacre fut qualifié d’Oradour-sur-Glane provençal. Les enquêtes ultérieures montrèrent que la plupart des assaillants étaient des détenus juste libérés de la centrale des Baumettes.

À l’appel de nombreuses organisations politiques et syndicales, la foule battit le pavé parisien dès l’aube: une plèbe en colère avec de la rage dans les yeux. Les premiers heurts entre émeutiers et forces de l’ordre eurent lieu place de la République. Ces vrais gens qui, année après année, avaient vu leur situation se dégrader, passant de l’aisance à la précarité puis à la misère. Une plongée en apnée, sans masque ni oxygène. Un gouffre de déclassement. Des cohortes survivant avec des retraites plus minces qu’une feuille de papier à cigarettes, des immigrés sans travail depuis des lustres, d’anciens détenus qui, passée l’ivresse de la liberté, réalisaient qu’on mangeait mieux en prison. Une multitude regroupée depuis le matin autour de la ville comme des frelons autour d’une carcasse puante.

Tout ce que l’agglomération comptait de miséreux venait grossir la manifestation. Chacun proclamant n’avoir plus rien à perdre dans une atmosphère étrange tenant à la fois de la fête foraine et de la veillée d’armes. Autour des octrois la foule enflait. Longtemps, on avait comparé Rochebin à un oiseau de proie dont les yeux royaux observaient un gibier afin d’en connaître les habitudes, les faiblesses pour mieux fondre sur sa proie le moment venu.

Pour l’instant, malgré la colère perceptible, un calme précaire régnait, mais sous la surface, on devinait le souffle rauque de la fureur populaire. Officiellement, il n’était pas prévu de pénétrer dans le centre où toute manifestation était interdite, mais la foule savait que franchir les octrois était la seule transgression capable de rendre leur message audible. Les plus virulents, bien décidés à en découdre, s’étaient équipés pour la guérilla urbaine: barres de fer, bottes à bout carré, casques de motards.

Des cuisines ambulantes vendaient merguez, hot-dogs, bière et vin chaud. De l’alcool de contrebande circulait, échauffant les esprits. Il y eut des rixes. À la grande jubilation de la foule, le service d’ordre étrilla sévèrement des vauriens venus dépouiller les manifestants isolés. Une dizaine de voyous efflanqués furent laissés pour morts sur le pavé de Bastille.

Paris ressemblait à une cocotte-minute où la pression montait sans trouver d’échappatoire. Personne ne sait si c’est spontanément que la foule fut aimantée vers les octrois ou si, tels d’habiles bergers, le service d’ordre assuré par Rempart orienta la colère populaire vers le centre-ville, mais une multitude hurlant des slogans antigouvernementaux se présenta simultanément aux différents accès des octrois.

Des forces de police bloquaient les rues avec des véhicules lourds et des barrières métalliques. C’était sans compter sur la préparation des manifestants qui avaient équipé de vieux camions militaires de lames de déneigement. Un détail qui fit dire aux correspondants étrangers, et plus tard aux historiens, que ces débordements n’eurent rien de spontané, que le mythe d’une colère populaire inorganisée fut une légende postérieure aux évènements.

Des chercheurs établirent que depuis longtemps les mouvements identitaires avaient compris qu’un conflit civil majeur était inéluctable et que chaque année renforçait le camp islamiste par ladémographie des populations immigrées et par l’afflux de réfugiés en Méditerranée. Selon toute probabilité, c’est Rempart qui décida de hâter l’affrontement.

Alex et Lucas regardaient les manifestants se regrouper. Il en sortait toujours plus des ruelles boueuses et des taudis. Une marée humaine qui s’infiltrait partout dans une cohue bruyante.

— Putain, ils sont nombreux, dit Lucas.

— Tu t’attendais à quoi? Les mecs apprennent qu’ils toucheront plus un rond. Tu pensais qu’ils allaient rester à la maison à crever en silence. Je te fais remarquer qu’on est dans la même galère.

— Pas la peine de me le rappeler.

— Moi, je les comprends de pas se la laisser mettre comme ça.

La consigne était de ne pas intervenir pour éviter l’escalade. Dans toute la ville, l’air s’alourdissait d’une odeur de deuil. La pierre avait l’éclat des cimetières.

Près des octrois, une formidable tension était palpable, quelque chose enflait, se préparait, quelque chose sur le point de modifier le cours de l’histoire. Que ce soit devant le Capitole de Toulouse, place Bellecour à Lyon, ou sur la Canebière, il régnait un peu partout dans le pays une atmosphère de drame définitif et sanglant.

Rochebin affirmait que les valeurs de tolérance de la France se retournaient contre elle, que chaque soir, l’armée devrait faire face à de véritables batailles d’Alger dans les territoires perdus de la République. Depuis des années, le lent dépérissement des choses avait créé une tension considérable dans le pays.

À chaque attentat, des prophètes annonçaient la guerre civile, sans préciser la forme qu’elle prendrait. Tout était en place pour que ceux qui n’avaient rien s’en prennent à ceux qui avaient peu. L’œuf du serpent allait éclore: venimeux. Les philosophes parlaient du kairos, de l’instant d’inflexion des destinées. Chacun sentait avec effroi monter la sanglante catharsis: fascinante, inéluctable et si proche, l’espérant et la craignant tout à la fois. Il se murmurait qu’une insurrection armée se préparait sans que les rumeurs ne s’accordent pour savoir si l’étincelle déclenchant le cataclysme serait le fait de Rempart ou des salafistes.

Rongé par la honte de sa propre force, l’Occident avait depuis longtemps renoncé à défendre ses intérêts, amorçant ainsi un déclinfatal. Pendant des siècles, ce petit cap asiatique avait été le centre du monde. Au point où même ceux luttant contre sa domination l’avaient fait au nom de valeurs nées en Europe, retournant contre leur maître l’arsenal de ses propres armes idéologiques. Une parenthèse se refermait. Après avoir balayé les sociétés extra-européennes, les réduisant à de vagues reliques conservées dans des musées poussiéreux, c’était au tour de l’Europe de subir le même sort pour devenir un astre mort.

Lucas avait lu quelque part que des règles simples pouvaient édifier des mondes complexes. À l’inverse, des altérations d’apparence anodine pouvaient ruiner une civilisation plus sûrement qu’une guerre. La France avait toujours préféré le discours au réel, confiant son destin à des apprentis sorciers bavards ignorants la réalité des choses pour lui préférer les chimères de l’idéologie. Un temps, la peur du désastre avait contenu la rage d’un peuple se découvrant une capacité insoupçonnée dans le renoncement et l’indignité, mais le jour de la révolte était venu.

Quand la foule déboucha de Montparnasse, Max appela en vain ses supérieurs pour connaître les consignes. La plupart des hauts fonctionnaires avaient déserté les ministères. Malgré la pénurie de carburant et l’insécurité, des colonnes de réfugiés en nombre croissant se pressaient vers les frontières. Tout le monde sentait confusément que des évènements graves se préparaient. Les villes gardaient en mémoire les violents affrontements qui avaient enflammé le pays dix ans plus tôt: des scènes d’horreur et de guerre civile suivies d’un état de sidération tel que le Washington Post parla de Racial War.

Une foule monstre submergea Montparnasse comme une vague brownienne de molécules indépendantes entraînées dans un puissant mouvement de translation par une main invisible. Beaucoup de manifestants s’étaient armés de barres de fer, de battes de baseball: une armée barbare bruyante et disparate, mendiants et guerriers assiégeant une cité antique.

Il ne fallut que quelques minutes pour que les camions lancés à pleine vitesse bousculent les octrois. Dans un éclair de lucidité, Max demanda à la dizaine de supplétifs qu’il commandait avec unegrossièreté révoltante de dégager la rue de Sèvres en mettant la crosse en l’air.

La digue rompue, le poste militaire fut submergé par une foule qui s’écoulait par la brèche vers les ministères proches, Matignon, l’Assemblée nationale et le Sénat. Devant cette marée humaine, une panique convulsive gagna administrations et hôtels de luxe. Les derniers hauts fonctionnaires présents ressemblaient à ces sénateurs romains aux tempes blanchies fuyant les armées ostrogothes de Théodoric. La cité interdite n’était plus qu’une fille forcée par des ribauds: la citadelle du Kremlin s’effondrant sous les assauts de la Horde d’or. La crise avait atteint un paroxysme tel qu’aucune solution classique ne pouvait plus être trouvée. Qu’elles soient russes, chinoises ou arabes, plus aucune banque ne prêterait un seul kopeck à un gouvernement assiégé dans sa propre capitale. Ce qu’aucune guerre n’avait réalisé, le lent processus de décomposition interne l’avait réussi.

Une journaliste de l’agence Novosti disait revivre l’effondrement de l’Union soviétique disparue sous ses propres infirmités et sans intervention extérieure: en assistant à la fin de la France, nous sommes nombreux à avoir l’impression de l’avoir su depuis le début. Pas cette dislocation précisément, mais quelque chose de similaire, d’avoir su que ça devait arriver, que c’était en quelque sorte inéluctable. Comme quand on regarde une de ces images qui ne veulent rien dire de près, mais se révèlent dès qu’on prend un peu de recul.

Le préfet de police avait concentré les dernières forces loyalistes près de l’Élysée. Des unités censées être sûres et bien équipées. Des journalistes prétendirent que les hommes avaient exigé d’être payés d’avance et que la Présidence de la République s’était résolue à utiliser ses derniers fonds secrets.

Alex s’était garé avenue Gabriel. Un brun en blouson de cuir battait la semelle près d’une Mercedes noire aux vitres fumées. Il reconnut la même plaque que celle du Stade de France. L’homme monta dans l’allemande et démarra lentement en direction des Champs-Élysées avant de tourner vers l’avenue Matignon. À bord de la Peugeot, Alex prit la direction du Théâtre Marigny.

— Si le joueur déplace ses pièces, cela signifie que l’attaque principale aura lieu ailleurs, là où personne ne l’attend, dit-il en se tournant vers Lucas.

La rumeur des manifestants massés entre Grand et Petit Palais montait en une clameur puissante qui aimantait les forces de l’ordre vers le carrefour avec les Champs-Élysées, dégarnissant les compagnies stationnées du côté de la place Beauvau. Alex eut une soudaine intuition:

— On décroche, la vraie baston va remonter vers nous, mais pas par où on pense, je suis sûr qu’ils vont essayer de passer par le nord.

Il plaqua le gyrophare magnétique sur le toit. La voiture glissa dans les flaques des camions à eau. Puis, la Peugeot remonta en trombe l’avenue de Marigny, le long d’un étroit couloir formé par les cars gris des gardes mobiles. Sans leur jeter un regard, des hommes casqués couraient en sens inverse vers l’avenue des Champs-Élysées pour aller au devant des clameurs qui se rapprochaient.

Il braqua à droite devant le Ministère de l’Intérieur pour s’engouffrer rue des Saussaies. Les premiers manifestants venaient d’arriver là où l’avenue de Marigny débouche sur les Champs. D’autres groupes très mobiles s’éparpillaient dans les rues adjacentes. Alex sentit une odeur de gaz lacrymogènes portée par le vent, mais celui-ci soufflait du nord, ce qui signifiait qu’elle venait du côté de la place des Saussaies. Soudain, un brouillard blanchâtre enveloppa la rue. La compagnie de gardes mobiles qui gardait la place était aux prises avec des manifestants bottés et équipés de casques de motos qui débouchaient simultanément des rues Cambacérès et de la Villel’Évêque. Une synchronisation aussi précise ne pouvait être le fait du hasard. Le choc fut d’une extrême violence. Si les forces de l’ordre avaient été au complet, elles auraient sans doute pu repousser les manifestants au lieu de simplement résister grâce à l’étroitesse des rues qui empêchait le flot humain de se déployer pour bénéficier de toute sa masse, mais nombre de policiers et de militaires manquaient à l’appel.La véritable bataille explosa place des Saussaies, le reste n’avait été qu’une habile diversion. Des hommes en noir étaient parvenus à l’angle avec la rue Montalivet par où ils pouvaient espérer atteindre le Faubourg Saint-Honoré.

La Peugeot traversa le nuage de gaz lacrymogène, elle dut tourner à droite pour éviter des gardes mobiles qui fuyaient à toutes jambes. Des CRS trébuchaient, le visage en larmes. Certains cherchaient une faille du côté de la rue d’Astorg, d’autres refluaient vers le Faubourg Saint-Honoré. Des corps entremêlés se tabassaient. Matraques contre barres de fer. Des hommes blessés au visage, du sang, des bannières Sang & Or, des uniformes sombres à terre, certains rampaient, sortes de limaces ensanglantées, tandis que d’autres CRS hurlaient dans leurs talkieswalkies pour réclamer des renforts. Ceux encore debout hésitaient à utiliser leurs fusils antiémeutes à cause de leurs collègues blessés.

Alex affichait un large sourire.

— Je crois que c’est râpé pour Mister Président, allez on décroche.

La voiture fit un demi-tour pour foncer place Beauvau et tourner vers Miromesnil. La préfecture évoqua plus tard la grève des transports qui avait empêché certains hommes de rejoindre leurs unités mobiles. En réalité, beaucoup de fonctionnaires du Ministère de l’Intérieur avaient déjà jeté l’éponge. D’inquiétantes rumeurs bruissaient: la banlieue brûlait; le gouvernement en fuite avait demandé l’intervention de l’armée. La vérité c’était que la plupart des casernes étaient vides. Privés de solde, des officiers désertaient pour se louer à des hommes d’affaires voulant protéger leurs entrepôts des pillages qui se multipliaient un peu partout.

Un collectif d’officiers proches de Renaissance et Partage sortait l’artillerie lourde des casernes. Des hommes de troupe musulmans désertaient de leur côté avec armes et bagages pour rejoindre les katibas qui se formaient sur tout le territoire. Seule certitude: l’armée et la police restaient invisibles. Le spectre d’une intervention militaire espérée par certains, craint par d’autres, s’éloignait progressivement.Au régime sec depuis des décennies, l’armée française n’était plus qu’un tigre de papier miné par le communautarisme et incapable de conduire une simple opération de police et encore moins un coup d’État.

La presse découvrit que les stocks de carburant censés servir en cas de conflit étaient vides depuis trois ans. Les camions Renault rouillaient depuis si longtemps dans les cours des casernes que plus personne ne pouvait les démarrer. Même si quelques brigades acceptaient d’obéir à un gouvernement décrédibilisé, elles disposaient de peu de véhicules en état de marche.

Une fois le palais de l’Élysée bloqué par la foule, la marée humaine se dirigea vers les grands hôtels avec des slogans extrêmement violents à l’égard de pétromonarchies traitées de terroristes, de vampires assoiffés du sang, les comparant à des banquiers new-yorkais avides.

Des manifestants brûlèrent des drapeaux qataris et saoudiens au pied de la statue de Jeanne d’Arc devant l’hôtel Régina, ainsi que des mannequins obèses symbolisant les profiteurs du pétrole et de la finance internationale.

Rue de Rivoli, se succédait une litanie de devantures enfoncées par des voitures-béliers, de trottoirs couverts de miettes de verre pilé qui faisaient penser à des grêlons après une giboulée. Les rares commerces intacts étaient des courtiers d’assurances ou des agences immobilières.

Profitant de l’aubaine, des bandes de zonards forcèrent des halls d’immeubles pour gagner les étages, des occupants armés ripostèrent. Des rumeurs parlaient de ratonnades dans les villes européennes, d’autres de pogroms anti-blancs, d’égorgements dans les médinas périphériques, d’autres encore, d’un complot du Califat, de cellules dormantes visant à établir une domination mondiale.

Les bruits les plus fous et les plus invérifiables enflaient parlant de maquis islamistes dans les massifs montagneux du sud. Des blocs d’autodéfense se constituaient un peu partout pour s’assurer qu’aucun gang en maraude ne prenne le contrôle des quartiers et ne s’empare des biens et des femmes.

Avec des voisins, des pères de famille élevaient des barricades et ressortaient de vieilles pétoires. Tout ce qui venait de l’extérieurdevenait suspect, dangereux. Honnis par la foule, une dizaine de journalistes échappèrent de peu au lynchage. Des rumeurs folles et abjectes circulaient. Les derniers touristes ne quittaient plus leurs hôtels. Venus pour le Paris romantique, ils se retrouvaient coincés dans une ville en état de siège essayant en vain de contacter leurs ambassades.

Sur les sites de tourisme, la France venait de passer en liste noire. Ainsi le Canada décrivait la situation de la manière suivante:

Les déplacements en France sont formellement déconseillés.

Confrontée à une instabilité croissante depuis des années, la France a vu sa situation brutalement se dégrader au cours des derniers jours. Les salaires des fonctionnaires, et notamment des forces de sécurité, ne sont plus versés et des manifestations monstres ont lieu dans les métropoles. Elles sont accompagnées de scènes de pillage et de lynchage d’une rare violence. Des pogroms ciblent dans certains quartiers les minorités. Même le centre de Paris, jusque là relativement épargné, est touché.

En périphérie, des milices salafistes assurent un semblant de sécurité dans les zones à majorité musulmane pendant que des militaires proches de Renaissance et Partage contrôlent les quartiers européens.

Dans les zones limitrophes, le risque d’attentat à la voiture piégée et d’affrontements entre clans rivaux est élevé. Les forces en présence ne peuvent garantir la sécurité.

Si on ajoute à cette situation, la pénurie croissante de biens depuis le carburant jusqu’à l’alimentation, vous comprendrez que nous déconseillons formellement aux ressortissants canadiens de se rendre dans ce pays tant que la situation n’est pas stabilisée.

Par ailleurs, on nous signale également la constitution de maquis djihadistes dans une zone sud du pays couvrant la Provence et le Languedoc. Le risque d’enlèvement, notamment d’humanitaires et de journalistes, reste extrêmement élevé dans l’ensemble du pays.

CHAPITRE 23

Avant de monter sur le coup, le Pointu essayait de calmer l’excitation de sa troupe. Le type pouvait être armé, mais le gang ne l’écoutait pas, leurs yeux luisaient. Une meute sentant la curée.

— Et Rayan? demanda le Pointu à Ali.

— Quoi Rayan?

Le Pointu avait prévu deux gars supplémentaires. Mais, comme toujours, Rayan et Yanis débarquèrent à la bourre. Le Pointu éclata dans une colère blanche.

— Une plombe de retard et fringués comme des mecs qui sortent de taule.

— C’est sa faute, dit Rayan, j’étais prêt, mais il était avec une pute.

— Lâche-moi, on a dit autour de huit heures, se défendit Yanis.

— Parce que neuf heures dix c’est autour de huit pour toi? dit le Pointu, alors explique-moi ce que t’entends par autour de neuf.

— Lâchez-moi, on braque pas Fort Knox que je sache.

— Qu’est-ce que vous avez tous à tirer votre coup l’après-midi, dit le Pointu, plus personne baise la nuit ou quoi? C’est ça tontruc?

Ils se présentèrent devant le pavillon sur le coup de dix heures. Georges était radieux, une joie malsaine qu’il s’efforçait de maîtriser. Mais le portail était solide. Avec un pied-de-biche, ils risquaient de faire du raffut et le couple aurait le temps d’appeler des secours ou de chercher un calibre. Il fallait frapper par surprise pour étouffer toute velléité de réagir.

C’est l’Anguille qui pensa au pavillon voisin. Ils n’eurent aucun mal à faire sauter le vieux portail puis la porte d’entrée. Terrorisé, le retraité n’opposa aucune résistance. Ils fouillèrent la maison, pas grandchose à récupérer. Ces nids de vieux taupins étaient déprimants.

— Toi, dit le Pointu en se tournant vers l’homme terrorisé, si tu ne réussis pas à te faire ouvrir c’est ta gueule qui va morfler grave.

Cachés derrière le mur, ils observaient le vieux en robe de chambre avec ses cheveux ébouriffés et ses poches sous les yeux. Ali avait eu l’idée amusante de lui nouer une ficelle autour du cou. Quand l’homme hésita à sonner chez ses voisins, il tira d’un coup sec sur le nœud coulant. Le lien se resserra sur sa gorge et le retraité s’exécuta aussitôt. Ali était plié de rire en voyant le vieux débris mort de trouille, le souffle court.

Le couple terminait de dîner. En les observant, on aurait presque pu croire que le monde était resté identique à celui du passé. BFM TV montrait les images d’affrontements du VII ème arrondissement dans les rues proches des ministères. Le couvre-feu et l’état de siège avaient été décrétés par décision de la présidence, mais il n’y avait plus personne pour les faire respecter. Des quartiers de la périphérie des grandes villes étaient ravagés par de graves émeutes urbaines.

Les routes menant à l’aéroport Charles de Gaulle étaient coupées, de violents combats s’y déroulaient entre milices, tous les vols avaient été annulés et les derniers expatriés qui fuyaient la capitale essayaient de gagner la frontière belge par la voie terrestre. En Provence, plusieurs attaques de villages attribuées à des maquis djihadistes étaient signalées. Personne n’avait de nouvelles de l’Élysée ou de Matignon. Des groupes paramilitaires proches de Rempart avaient pris position aux points névralgiques de la capitale.

Devant ces nouvelles déprimantes, l’homme décida de zapper. Télé Nostalgie rediffusait une émission de variétés de 1977 réalisée par Maritie et Gilbert Carpentier, la chaîne rencontrait un franc succès auprès de jeunes, nostalgiques d’un monde qu’ils n’avaient pas connu. Des programmes vintage qui évoquaient une époque prospère et insouciante.

La cloche du portail interrompit brutalement la quiétude de la soirée. L’homme échangea un regard inquiet avec sa compagne.

— Tu attendais quelqu’un? demanda-t-il en appuyant sur le bouton mute de la télécommande.

— Tu as vu l’heure? répondit la jeune femme à voix basse comme pour éviter de trahir leur présence.

La cloche sonna à nouveau. Un tocsin sinistre. Ils n’avaient jamais de visite après la tombée du jour. Aucune personne saine de corps et d’esprit ne se risquait dans les rues après le crépuscule. L’homme marcha jusqu’au visiophone. À l’écran, il reconnut la silhouette du voisin et appuya sur talk:

— Bonsoir, qu’est-ce que je peux pour vous?

La forme, d’abord silencieuse, dit d’une voix nasillarde:

— Je me sens mal au point de m’évanouir. Pouvez-vous m’ouvrir?

Le jeune homme hésitait, taraudé par une sourde inquiétude. Sur l’écran, la silhouette inoffensive patientait immobile, luttant contre le vent qui balayait la rue étroite. Aucun doute possible, c’était bien le voisin. Il se sentait un peu coupable de ne pas être plus charitable. Il lui était arrivé par le passé de lui demander de veiller sur Carla lorsqu’il s’absentait. Pourtant, il n’appuyait toujours pas sur Open. Quelque chose le gênait sans qu’il ne parvienne à en identifier la cause.

L’interphone sonna pour la troisième fois. Le voisin toussait dans le vent glacé. Presque à regret, il se décida à presser le bouton libérant le portail d’entrée. La forme fut bousculée par une meute humaine qui se rua dans la cour, il comprit aussitôt son erreur. Ses jambes se dérobèrent alors sous lui et un filet d’urine tiède mouilla sa cuisse.

Le vieux avait mis le temps avant de se faire ouvrir, pensa le Pointu en pénétrant dans le jardinet. Mamadou n’avait peut-être pas la lumière à tous les étages, mais il était costaud. D’un coup de pied de biche, il fit sauter le chambranle de la porte du pavillon. À l’intérieur, un homme livide les regardait comme si des démons jaillis de l’Enfer venaient de pénétrer dans sa maison.

— Où tu caches ton fric? Vite!

L’homme baissa la tête. L’Anguille appliqua le canon de son fusil sur la pointe du menton et lui redressa le visage. La peur le faisait mouiller. Les autres admiraient le boulot. Les yeux du gars lui sortaient des orbites. Il s’était pissé dessus, bafouillant qu’ils pouvaient prendre ce qu’ils voulaient.

— T’es sûr connard qu’on peut prendre ce qu’on veut? se marra l’Anguille, tu croyais quoi? Qu’on est venu prendre le thé?

Chacune de ses moqueries prenait une férocité affreuse, ses yeux démoniaques luisaient comme les lames. Il fixait la gorge offerte du sa proie comme un prédateur qui va attaquer. Ali ne quittait pas des yeux la fille terrorisée. Un renard devant une poule. C’était son genre: regard clair, poitrine généreuse, ventre plat et longues cuisses. Le Pointu s’était souvent dit que le regard d’Ali possédait une folie, un délire grave qui faisait peur. Il n’aurait pas aimé être une femme impuissante entre ses griffes.

— Toi t’es trop marrant l’Anguille, une vraie escarpe, avait dit Ali.

Du coup, le Pointu éclata de rire. Mamadou fouillait déjà le frigo pendant que Rayan et Yanis cherchaient du fric et des bijoux à l’étage. L’Anguille se tourna vers le Pointu.

— On a vraiment des super-brêles. Qu’est-ce qu’ils ont à fouiller la baraque alors qu’il suffit de demander gentiment?

Bien qu’elle soit terrorisée, une grande sensualité émanait du visage tétanisé de la fille qui semblait vaciller au bord d’un gouffre vertigineux.

— Où t’as planqué la maille tête de nœud? hurla l’Anguille à l’homme, je vais te travailler à la lame et après, ce sera au tour de ta copine. Mon pote Banania, il adore les blondes à la peau de pêche.

— Moi aussi, gueula Ali pour pas qu’on l’oublie.

— Si tu savais comment il est monté Banania, tu parlerais vite, ajouta Georges avec un rire malsain.

Ses yeux avaient une couleur de métal froid. Un regard qui glaçait le sang. S’ils étaient tous fous, Georges était le plus atteint de la bande. Son trip c’était le repérage. Tourner autour de sa proie comme un rapace, la soupesant du regard pour jauger de sa valeur, se promettant bien du plaisir alors que la future victime ignorait sa condamnation.

L’Anguille se prenait alors pour Dieu. Il ne tenait qu’à lui d’accorder un sursis, une grâce ou de frapper dans la soirée. Une fois, il avait décidé de laisser tomber, pas par pitié, juste pour sentir que cette décision lui appartenait, un pouvoir total à lui, rien qu’à lui. Le Maître absolu, décidant seul de la vie et de la mort. Il accordait sa grâce en souverain las à l’avance de la curée à venir. Ce qui l’amusait le plus, c’était de les voir imploser de douleur, assister à toutes ces souffrances en se disant qu’elles étaient pourles autres, pas pour lui. Plus pour lui.

— Qu’est-ce qu’on fait du vieux? demanda Ali, on le relâche?

— T’es complètement cintré, cria l’Anguille, pour que ce sac à merde appelle à l’aide et revienne avec des keufs?

— Arrête! Les keufs viendront plus, dit Ali, t’as vu les nouvelles.

— Les coyotes sans doute pas. Mais un connard de voisin avec un gun. Non, on relâche personne. Viens, on va aller le border papy.

Ils traînèrent le vieux terrorisé dans son pavillon. Le Pointu les vit revenir dix minutes plus tard sans avoir entendu de détonations. Il devina qu’ils l’avaient égorgé: le péché mignon d’Ali. Il les obligeait à se dévêtir avant pour les humilier une dernière fois. Ali avait un sixième sens pour tout ce qu’il y avait de plus vil, répétant que ça le faisait kiffer grave. Le Pointu le charriait souvent en disant qu’il avait le vice:

— Ça te rappelle l’Aïd ce liquide chaud qui te coule sur les doigts?

La vue du sang épais avait mis Georges en transe. Il attrapa le mari par le col et le traîna dans la cuisine. Au milieu du visage dévoré par la peur, les yeux de l’homme appelaient au secours. Le type urina sous lui. Un insecte affolé tentant d’échapper à un gosse cruel. L’Anguille l’agonissait d’injures:

— Espèce de dégueulasse, je te ferai nettoyer le carrelage avec la langue après.

La fille pleurait doucement: une plainte de chien trop battu. Ali n’arrêtait pas de lui tourner autour.

— Quand est-ce qu’on se fait la crasseuse Pointu?

— Attends un peu Cousin. Tu vois pas que l’Anguille essaie de leur faire dire où est le fric. Gâche pas tout en te jetant sur la belette comme la misère sur le monde. La fille, tu pourras jouer avec après.

— Comme je veux?

— Comme tu veux…

L’Anguille faisait chauffer la lame de son coupe-chou sur la gazinière. Quand Mamadou entendit les premiers hurlements, il leva la tête de la boîte de cassoulet qu’il s’enfilait à la cuillère à soupe.

— On dirait que ça chauffe pour les fesses de face de craie.

Les yeux acérés d’Ali étaient rivés sur la fille prostrée comme ceux d’un chat qui fixe une souris prise au piège. Yanis et Rayanredescendirent très énervés, un sac-poubelle à la main.

— Bordel, c’est quoi ce plan de blaireaux, ces bâtards sont raides, on tirera pas deux cents boules de ces merdes. Si j’avais su que t’étais sur ce genre de plans à la con, j’serais resté piner ma nana.

Le Pointu jeta un coup d’œil à l’intérieur du sac, ce qu’il vit finit de l’achever: des fringues datant de l’époque de Pompidou et des saloperies de bibelots made in China. Bref, que des merdes invendables. Yanis avait raison, il suffisait de voir le mobilier des deux nazes pour comprendre que Georges leur avait raconté des crasses ou avait eu des visions; ça lui arrivait souvent quand il ondulait de la toiture. Ça l’énervait d’être venu pour rien. En sentant une odeur de cochon grillé, il fonça dans la cuisine. Le mari était accroupi dans une position obscène, avec l’Anguille courbé dessus comme le Grand Inquisiteur sur une chair hérétique soumise à la Question. Enveloppée dans un torchon, sa main tenait fermement son rasoir fumant contre la joue du type qui hurlait comme un possédé.

— Tu vas cracher le morceau? Où t’as planqué ce putain de pognon?

Le supplicié n’arrêtait pas de répéter.

— On n’a rien ici. Je vous jure… Laissez-nous!

Le Pointu sentit monter le coup de sang. Il chopa le mec par le col et l’entraîna dans le salon en hurlant:

— Bordel de merde, tu vas voir ce qu’on va lui faire à ta copine, sale punaise. Elle va pleurer sa race. On sait que vous avez de la maille.

— On n’a rien ici. Laissez-la, c’est une fille bien, elle ne vous a rien fait.

Le Pointu fit un signe à Ali qui trépignait. Il était violent, mais peu courageux. Il gifla la belette, ça ne servait strictement à rien. Elle ne se défendait même pas, se contentant de pleurer doucement. Le Pointu tenait toujours la tête du mari par les cheveux afin qu’il ne perde rien de la scène. Mais le mari ne faisait plus que gémir. Quand Ali voulut la frapper à nouveau, l’Anguille se précipita, son rasoir brûlant à la main.

— Frappe encore ma chérie et c’est moi qui te perce. Je l’ai repérée le premier. Vous prenez ma part de butin, vous la baisez si vous voulez, mais pour le reste, vous me la laissez. Sa souffrance est à moi.Capito?

— De quoitu parles? De quel butin tu parles? demanda Ali, hors de lui, t’avais parlé d’un couple friqué, mais dans cette taule de merde, le seul butin c’est la fille.

Le Pointu tenait toujours le mari par la tignasse.

— Je suis sûr qu’ils ont une planque, je sais comment le faire parler, affirma le Pointu en saisissant une longue fourchette.

— Laisse-le-moi ce connard, Pointu. Fais pas le délicat. Tu… tu sais bien que j’en crève d’envie.

— Comme tu veux, moi je renonce, dit le Pointu en lâchant les cheveux du type si brutalement que son crâne heurta le sol.

À part le cassoulet, Mamadou n’avait pas trouvé grand-chose à grailler. On sentait une grande frustration dans son regard. Tous devinaient que l’Anguille les avait roulés dans la farine, qu’ils étaient venus pour rien.

— Faites ce que vous voulez avec ces deux-là, dit le Pointu, moi je vais m’en griller une dans le jardin. Ces boloss m’ont foutu les boules.

Ali avait chargé une vidéo porno sur son portable et il réclama la même chose à Carla. Georges tira la fille par les cheveux en hurlant.

— Tu sais que t’es une sacrée salope, toi?

La fille était tétanisée.

— Dis-le, dis «Je suis une chienne et j’en serai toujours une».

— Je suis une chienne et j’en serai toujours une, murmura la fille.

— Il est où ton mec, salope?

Elle regarda avec tristesse vers son mari qui gémissait, prostré.

— C’est là que ça déconne, salope, ton mec n’est plus ce manche-à-couilles incapable de te protéger, c’est moi ton maître désormais. Et il est où ton chez-toi salope?

Elle ne disait plus rien, se contentant de se mordre la lèvre.

— Réponds!

— C’est ici mon chez-moi.

— T’es une vraie salope, le chez-elle d’une pute c’est là où y a son Maître et les couilles de son Maître. T’auras plus jamais d’autre chez-toi. Répète après moi, sac à foutre. Dis-le merde.

— Je suis une salope, mon chez-moi c’est là où il y a mon Maître et les couilles de mon Maître.

Ali et Mamadou se marraient comme des baleines.

— Maintenant ça suffit, pourquoi elle est encore habillée, la pute? Et t’as intérêt à mouiller grave, sinon je t’arrache la tête.

Carla commença à se déshabiller devant les hommes hilares, elle tremblait comme une feuille. Puis tout s’obscurcit dans sa tête. Une pluie de cendres. La douleur, l’humiliation, les ténèbres de la honte. Les hommes se succédaient dans sa chair blonde. Ali refusa de passer après Rayan sous prétexte que lui était un membre permanent de la Dream team. Le ton monta entre eux avant que Rayan ne cède.

— C’est pas la première fois que tu cherches à me niquer, affirma Ali en colère.

Puis les coups reprirent, les insultes glissaient sur Carla comme une anguille dans l’eau sale où elle se noyait. Seul le Pointu passa son tour. Il fumait dans le jardin en regardant la nuit. Au moment où la détonation retentit dans le pavillon, il écrasa sa cigarette avec son talon sur le béton de l’allée cimentée, l’air vaguement écœuré.

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