Chroniques du Grand Effondrement [5-6]

CHAPITRE 5

Madame Patureau serrait dans sa main une grosse clef qu’elle tenait comme un revolver. Ils longèrent un dédale de rues décrépies avant d’atteindre un canal sur lequel une péniche progressait lentement au rythme lent du diesel qui battait comme un gros cœur. Sur le pont, des bleus de travail et des sous-vêtements séchaient : une vie qu’on emportait. Landry pensa que c’était une belle façon de voyager ainsi avec son travail, sa femme et sa maison.

— Par là, dit-elle en prenant une allée jonchée d’ordures.

Des bêtes invisibles et vigoureuses faisaient tressaillir des cageots éventrés. Pourquoi les gens sont si dégueulasses? se demandait Landry. La propension de l’humanité à souiller son environnement l’avait toujours fasciné. De chaque côté, des box aux portes rouillées s’alignaient.

— Ici, dit-elle à voix basse en jetant un regard de côté, plus méfiante qu’une loutre.

Elle referma rapidement derrière elle comme si elle craignait qu’un fantôme ne se glisse avec eux dans le box. Une ouverture dans le toit jetait une lumière presque jaune dans l’espace. Au centre, un monospace Picasso trônait sur cales comme une sorte d’idole de l’ère industrielle. Le véhicule semblait avoir été acheté la veille chez un concessionnaire Citroën alors que cela faisait au moins dix ans que ce modèle n’était plus fabriqué. Landry ne se souvenait plus de l’année exacte où PSA avait fait faillite sous la pression conjointe des constructeurs chinois et de la hausse du baril.

— Alors? demanda-t-elle, la voix tremblante de fierté.

— Superbe, dit Landry admiratif, bleu ça a de la gueule.— Bleu Tivoli, précisa-t-elle avec coquetterie, cette voiture, c’est tout ce qui me reste de mon mari. J’en prends soin comme d’un gosse. C’est grâce à sa carte grise que j’ai droit aux bons d’essence. La revente met du beurre dans mes épinards, ajouta-t-elle avec gravité.

Il ouvrit la portière, l’odeur de plastique et de désodorisant le fit presque reculer. Un petit sapin vert arbre magique accroché au rétroviseur intérieur diffusait un parfum du passé.

— Je peux? demanda-t-il en désignant le siège conducteur.

— Je vous en prie, dit-elle, vous pouvez même la démarrer. Le moteur doit tourner de temps en temps pour recharger la batterie et éviter la rouille.

Elle avait dit cela en caressant le cuir des sièges. Landry respira l’odeur de neuf de ce plastique vieux de vingt ans.

— Mon mari disait que l’odeur des voitures neuves, c’était la meilleure qu’il connaisse… à part la mienne, ajouta-t-elle en rougissant.

— Inutile de me faire l’article, dit Landry, j’ai pas les moyens de vous l’acheter et encore moins de la faire rouler. Ça fait quand même un drôle d’effet de tenir un volant entre les mains.

— Cette voiture c’est toute ma vie d’avant. Les week-ends en Normandie, Honfleur, la liberté quoi…

— Elle a très peu roulé, ça se voit au premier coup d’œil.

— On l’a achetée juste avant la période spéciale et le rationnement de l’essence. Une dernière folie avant que le pays ne parte en live. C’est pour cela que mon mari l’a entretenue avec autant de soin. Cette voiture, c’était son espoir secret qu’un jour la vie d’avant revienne.

Son ton témoignait du mépris avec lequel elle considérait une époque obligeant à conserver les autos sur cales sans pouvoir emprunter de petites routes de campagne.

— Vers la fin, il ne sortait plus. C’est moi qui en prenais soin.

Elle avait posé la main avec tendresse sur le capot. Son regard prenait de la vivacité quand elle souriait. Le compteur indiquait 12457 kilomètres.

— Regardez, j’ai encore la documentation.Elle lui tendait un prospectus en papier glacé avec de belles photos : des familles où tout le monde était beau et en bonne santé. Le Citroën C4 Picasso vous propose de changer d’époque! L’expressivité de sa face avant, ses signatures lumineuses spectaculaires à LED à l’avant comme à l’arrière avec son effet 3D inédit, sa poupe dynamisée par un volet coiffant et ses lignes tendues sont autant de promesses de voyages dans une autre dimension!

Presque neuve, se dit Landry en tournant la clef. Le moteur partit à la première impulsion du démarreur. La radio se mit en marche, Nostalgie passait Paris calling, une reprise inspirée des Clash. “Now war is declared—and battle come down” (aintenant la guerre est déclarée et que la bataille approche) “Paris calling to the underworld” (L’appel de Paris à ceux du sous-sol)

Le bruit du moteur était régulier et doux à l’oreille. Madame Patureau souriait avec fierté, l’air de dire :«Vous voyez, je ne vous ai pas menti».

Quand il coupa le contact, elle prit un jerrican dans un angle du box.

— Normalement, je demande deux cent cinquante le litre. Mais comme vous avez l’air d’un bon gars, mettons dix billets pour les cinq litres.Landry accepta sans barguigner. La dame émit un gloussement de satisfaction, manifestement pas au courant des derniers prix. Lucas affirmait que le tarif était monté à trois cents dans certains quartiers reculés.

En refermant la porte du box, la dame avait le visage satisfait de celle qui vient de conclure une bonne affaire. En lui serrant la main, il réalisa que celle-ci était froide. C’était souvent le cas avec les vieux, comme si la mort commençait par s’attaquer aux extrémités du corps. En marchant seul vers la gare de RER avec son sac, il s’aperçut que l’adolescente noire l’avait suivi. Elle posa sur lui ses yeux vitreux, les mêmes que ceux de ces gitanes qui se défoncent à la colle à rustine. La ruelle était déserte.

— Psssiiitt!fit-elle, tu viens?

Quand il se tourna vers elle, elle promena ses mains sur son corps, par dessus le coton de sa robe, essayant de créer par le regard une intimité entre eux. Tout le tissu semblait vivre, bourdonner sous les doigts qui l’animaient. Ses mains glissèrent vers son ventre, le prenant, le caressant avec les yeux toujours posés sur lui pour le prendre à témoin. Une main à travers le tissu essayait de s’introduire entre ses jambes disparaissant à l’intérieur de la cuisse. Une main fine, faite de longs doigts noirs. Ses jambes s’ouvrirent. Elle délivra la main du tissu et releva sa jupe pour lui présenter son sexe sombre dans un geste d’une émouvante simplicité. L’étoffe relevée haut sur les cuisses ouvertes.

Tétanisé, Landry chancela. Une petite femelle venue d’un monde fait de sauvagerie, d’instincts primaires et de besoins à assouvir. Un univers incompréhensible, reptilien si loin de son monde mécanisé. Elle n’avait ni gêne ni pudeur : une fleur du bitume. Blême, il ne pouvait lâcher les yeux de la fente sombre, profonde, apparue entre ses cuisses, un gouffre qui lui faisait penser aux accouplements rapides des hommes préhistoriques.

Elle ôta son sweat libérant une jolie paire de seins. Cette vision balaya ses dernières hésitations. Une femme, pas une enfant. Une femme noire nue. Les mains à même sa peau, enivrante tiédeur tropicale d’un Congo-sur-Seine.Quand elle le prit par la main pour l’entraîner dans le terrain vague proche, jonché de capotes usagées et de vieux tubes de colle à rustine, Landry comprit qu’il était déjà trop tard.

CHAPITRE 6

À y regarder de l’extérieur, l’amplitude des convulsions de la société occidentale approche du point au-delà duquel cette société devient «métastable» et doit se décomposer. Alexandre Soljénitsyne

Mona leva la tête de l’oreiller. Même nue, elle avait chaud. La sueur mouillait l’espace entre ses cuisses blondes. Elle se tourna vers la masse qui ronflait dans une odeur de tabac froid et de respiration nocturne. Trois cadavres de Moët millésimé 2016 flottaient dans le seau à Champagne, le cendrier débordait de mégots. Autour du cou du dormeur, une chaîne en or s’entortillait dans les poils gris d’une poitrine distendue qui retombait en plis épais. L’homme sentait le sperme et la sueur : les obèses transpiraient beaucoup.

Mona s’était habituée à force. C’était normal de s’habituer, si elle faisait la liste de ce à quoi elle avait dû s’habituer depuis la Période spéciale, une nuit entière n’aurait pas suffi. Elle réfléchit : les bons d’alimentation, le coût du transport, les octrois qui cernaient la capitale, l’explosion de la criminalité, la montée de la lèpre islamiste, les attentats-suicides, les épiceries protégées comme des banques, les délestages tournants, l’essence hors de prix, le marché noir.

Les vieux films que regardait son père lui semblaient parler d’une autre planète où des passants insouciants flânaient sur les trottoirs de la capitale. Plus jeune, elle avait bien aimé “L’étudiante” un film avec Sophie Marceau ; et puis “Tout feu tout flamme” avec Isabelle Adjani.Elle se leva, plus silencieuse qu’un chat, pour allumer une cigarette dans le salon. Elle serait bien rentrée, mais il ne l’avait pas encore payée. De toute façon, avant de lui rendre sa carte d’identité, la réception du Meurice appellerait son client pour vérifier d’un “EverythingOK sir”? qu’elle ne partait pas avec son portefeuille. L’époque où le client payait d’avance appartenait au passé. Elle enfila un peignoir, piqua une Marlboro Light dans le paquet qui traînait sur la table et se pelotonna dans un fauteuil club comme un chat mélancolique. Elle préférait les Virginia Slim, mais généralement les clients étaient plutôt Camel ou Marlboro. Pensive, elle tira une longue bouffée en vérifiant ses textos. Avant de quitter la zone sécurisée, elle devait encore faire des courses. Elle pensa à Landry et Lucas : trois mois déjà qu’ils partageaient l’appartement. Depuis qu’elle n’avait plus besoin de rentrer à Nanterre, elle mettait plus d’argent de côté, le changeant en essence dès qu’elle pouvait. Elle n’avait aucune confiance dans les billets que les autorités imprimaient en masse.

— La même monnaie de singe que celle qu’on imprimait en Guinée du temps de mon père, disait Prisca, sa meilleure copine.

Avec les derniers attentats en zone sécurisée, le tourisme allait encore baisser. Les rumeurs de banqueroute enflaient et les banques plafonnaient le montant des retraits. Depuis qu’elle vivait sur Paris, tout était pourtant plus simple : pas de taxis hors de prix pour rentrer au milieu de la nuit; plus d’insultes dans le RER, ces religieux qui la traitaient de chienne, de kalbah parce qu’elle était habillée trop court. Ils avaient changé les hommes. Dans le temps, une jolie femme marchant dans les rues de Paris s’attirait les compliments des hommes, pas leurs insultes. Le seul problème c’était qu’elle se sentait coupable de moins voir son père resté à Nanterre. Elle se sourit dans la glace en mettant de la langueur dans le regard. L’an dernier, Gilles, un Belge, lui avait dit en se rhabillant :

— Tu sais à qui tu me fais penser Mona ?

— Non, à qui?

— À Vanessa Paradis, cette actrice morte récemment.

Elle avait haussé les épaules. C’était douloureux de penser au monde d’avant : celui de ces films pleins d’insouciance et delégèreté. Mais l’idée de ressembler à une actrice, même morte, lui avait plu. Gilles parti, elle était restée devant le miroir avec un air grave pour s’admirer, nue et fière de son corps. Ensuite, elle avait cherché la photo de cette actrice sur internet et l’avait chargée en fond d’écran. Elle entendit un bruit de liquide sur la faïence, la cascade de la chasse d’eau puis une voix en anglais avec cet accent brutal qu’elle détestait. Elle regarda sa montre, écrasa sa cigarette dans le cendrier et se leva avec un long soupir. Elle avait juste envie de quitter cette chambre pour rejoindre la douceur de draps tièdes et surtout sans odeurs d’homme.

Mona traversa la Seine au pont du Carousel, elle adorait flâner. Intra-muros, les promenades conservaient le goût délicieux de ce passé qu’elle n’avait pas connu. Elle entra dans une berïozka : ces magasins privés n’acceptaient que les devises, mais ils proposaient des produits introuvables ailleurs. Situé à l’angle de la rue du Four et de celle du Vieux Colombier, un vendeur bien en chair aux manières dégagées proposait aux touristes des grands Bordeaux, du foie gras Labeyrie et des fromages de Savoie. Une fois, elle lui avait demandé :

— Comment vous faites pour en vendre autant?

L’homme avait ri en montrant son tablier à carreaux.

— Les carreaux, ça leur donne l’illusion de la province.

Il y avait de la viande fraîche, du thon Petit Navire, du Beaufort, des chocolats de la marque russe Alenka. Un petit rayon de viande était tenu par une femme âgée aux yeux d’alcoolique.

— Je voudrais trois petits steaks, dit Mona.

La femme aiguisa le couteau sur le fusil, prit à pleine main un beau morceau de viande, le posa sur le billot usé et tailla de la main droite dans la masse froide tenant la gauche à plat sur la pièce de viande qui se détachait du bloc. Elle posa la tranche avec respect sur le bois dans un bruit mat. Une folie au prix du marché libre. Mona ajouta deux boîtes de thon à l’huile, des biscuits au chocolat avec dessus une croix suisse et une adresse à Lausanne et du pain frais.En sortant, elle remonta la rue de Rennes en direction de Montparnasse. Ce qu’elle préférait, c’était l’odeur chaude, beurrée des boulangeries. Elle enviait les amoureux sveltes et bronzés, attablés, main dans la main, chipotant devant des tables débordant de viennoiseries. Elle jalousait ces vieilles tortues emperlousées, de vieilles Texanes, cou flétri et lunettes papillon, couinant en se remplissant de café du Brésil et de chocolat italien ou s’esclaffant dans un américain nasal bruyant.

En passant l’octroi de Montparnasse, elle pensa à la tête de ses colocataires quand ils verraient la viande. Le souvenir de sa curieuse rencontre avec Landry lui revint en mémoire. Cette nuit-là, la pluie qui tombait à verse avait vidé les rues. L’eau sur les trottoirs recouvrait la ville d’un tissu sonore qui rendait la nuit encore plus noire. En face du Bristol, des ombres traînaient, deux filles se disputaient. Une voix enrouée de métisse poncée par le tabac essayait de convaincre un ivrogne de la prendre. Un type avec des dents de lapin qui peinait à aligner trois mots d’anglais avec un accent à couper au couteau.

Mona n’avait accroché personne. Un temps à ne pas mettre un client dehors. Les touristes préféraient rester au chaud à mater du porno gonzo sur internet. Elle commençait à attraper la mort, comme disait son père. Quand elle se décida enfin à rentrer, il n’y avait plus aucun taxi. Un employé du Bristol fumait devant l’entrée de l’hôtel. Il avait posé sur elle un regard chaleureux. À l’époque, Mona se peignait les ongles et les lèvres en noir. Ses yeux charbonnés au khôl tranchaient avec sa pâle blondeur : une princesse gothique. Malgré la toux, elle gardait un air belliqueux, le regard fier.

— Tu cherches un taxi?Tu habites loin? demanda l’homme.

— Nanterre, avait-elle répondu, pourquoi? C’est quoi le problème?

Il l’avait presque entendue dire : qu’est-ce que tu me veux, toi, le vieux ? Landry se souvenait de Nanterre : une de ces banlieues sans charme construites dans les années 70. Ce que le siècle dernier avait produit de pire en matière d’urbanisme : des avenues inutilement larges et venteuses imposaient une rigidité inhumaine à des quartiers peuplés de passants inquiets et mal habillés. Même avant la période spéciale, personne n’allait à Nanterre sans une bonne raison, généralement administrative. L’urbanisme d’après-guerre avait été annonciateur d’un déclin irrévocable. Un pays osant édifier Nanterre, La Défense ou ces hangars métalliques baptisés centres commerciaux ne pouvait qu’être profondément malade.

— Avec ce temps, tu ne trouveras même pas de taxis clandestins, s’était-elle entendue dire, mais, si ça te dit, je te prête le canapé du salon.

Son beau visage mouillé par la pluie fut surpris par cette proposition aussi inattendue que suspecte. Croyant que le type avait une idée derrière la tête, elle avait répondu avec son arrogance habituelle :

— Je suis assez grande pour me débrouiller seule.

Il y avait en elle quelque chose de franc et de direct. Beaucoup d’hommes fantasmaient sur la pute au grand cœur, flattés d’obtenir gratuitement ce que d’autres payaient cher. Mona ne couchait jamais pour le plaisir. Avec insolence, elle disait aux touristes qui insistaient lourdement… No free lunch… Je n’aime pas assez le sexe et trop l’argent pour ça. Coucher avec un client provoquait en elle une sorte de dissociation, elle cadenassait ses sens comme un épicier tire son rideau métallique pour éviter d’être cambriolé pendant la nuit. Les curseurs sensoriels à zéro, la cage, un corps devenu un simple endroit de passage qu’elle n’avait pas vraiment la sensation d’habiter. Penser à autre chose, aux billets que cet agencement de surfaces chaudes lui tendrait au matin. Le fric au moins n’avait pas d’odeur. En tout cas pas celle des aisselles mal lavées, ni cette haleine de poney des lendemains de cuite. Quand un homme en sueur ahanait sur elle, elle pensait à ce qu’elle allait pouvoir s’offrir. Elle se laissait faire en faisant sa liste de courses. Devant le Bristol, l’homme n’avait pas bougé, dévisageant cette fille humide et reniflante avec une bienveillance amusée.

— Tu t’appelles comment?— Mona! C’est un prénom de morue, vous ne trouvezpas?

Toujours ce besoin d’être insolente, de provoquer. Il hésita à la laisser sous la pluie avant de se raviser. C’était encore une gamine.

— Je ne sais pas, dit-il prudemment, moi c’est Landry.

Dans la nuit mouillée, il distinguait mal ses traits, mais au ton de sa voix, il avait deviné la provocation que les filles trop jeunes affichent pour paraître plus aguerries qu’elles ne sont en réalité. Lui aussi avait traversé cet âge cruel plein d’idées fausses et d’orgueils déplacés. Vingt ans : l’âge des pires souffrances, celles que l’on se nie à soi-même. La fille affichait cette dureté qui n’était pas de son âge, mais que son métier imposait. Un cynisme trop surjoué pour être naturel, mais qui, si elle n’y prenait pas garde, s’enracinerait à la longue pour devenir sa véritable personnalité. Le théâtre amateur lui avait appris que peu de gens étaient capables de faire la part des choses entre leur véritable nature et le rôle qu’ils endossaient dans la vie. Quand il lui tourna le dos pour rentrer, il entendit le petit rat crevé trempé de pluie prononcer d’une voix mal assurée :

— Je viens, mais tu me touches pas, OK?

Il habitait hors zone sécurisée, un immeuble décrépi au bas de la rue de Dantzig. Il avait déplié un drap propre sur le canapé du salon. Un de ces trucs made in China qu’on fourgue dans les solderies par décision de justice. Un appartement modeste, mais en ordre : la vaisselle rangée et une bonne odeur de citron. Il alla chercher une couverture chaude et un gros oreiller qui sentait bon le propre avant de disparaître dans sa chambre en bâillant. Sur le coup, le narcissisme anxieux de Mona s’était senti presque insulté par une indifférence dont elle n’avait pas l’habitude.

Jamais, par la suite, Landry ne s’était permis la moindre invite ou familiarité, se gardant même, au début, de lui faire la bise pour éviter toute confusion. Mona en avait conçu une légère déception, simulant le désir avec cette insolence troublante qu’elle savait si bien jouer, tout ça pour le pousser dans ses retranchements, mais Landry était resté de marbre. Elle en avait alors conclu que la nature de l’affection de Landry était strictement d’ordre paternel. Elle dormait souvent rue deDantzig quand elle revenait à vide, comme disait sa copine Prisca. C’était plus pratique que de rentrer à Nanterre à une heure tardive. Après plusieurs nuits, elle avait naturellement proposé de participer au loyer. Landry avait d’abord refusé en bougonnant, mais elle avait tenu bon pour ne pas dépendre uniquement de son bon vouloir.

— Payer c’est rester libre, lui avait expliqué un client.

Quand elle avait menacé de ne plus venir, il avait fini par céder en râlant avant de fixer deux règles claires : ni client ni dope à la maison.

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