Chroniques du Grand Effondrement [3-4]

CHAPITRE 3

Devant l’Algéco rouillé, deux bidasses battaient le pavé à l’endroit où la rue de Sèvres débouche sur le Boulevard des Invalides. Le binôme classique : un vétéran engoncé dans son uniforme et un gosse avec encore un goût de tétine dans la bouche. Ils contrôlaient les piétons et les rares véhicules qui pénétraient en zone sécurisée. Depuis les attentats, les consignes étaient renforcées.

— Bien sûr, cette grosse feignasse de Max est au chaud.

Alex poussa la porte de l’Algéco. Un chauve avec le grade de sergent était en train de siroter un café bouillant près d’un vieux poêle qui ronflait et sur lequel trônait une cafetière cabossée.

— Ça a l’air de baigner, dit Alex avec un sourire cruel.

— Ça pourrait aller mieux s’il caillait moins, répondit Max qui cachait sa joie à la vue des deux flics.

Alex n’arrivait pas à décider s’il faisait plus sombre dedans ou dehors.

— Remarque t’es pas le plus exposé, dit-il sarcastique en jetant un coup d’œil aux plantons qui se les gelaient en plein vent.

— Toujours aussi délicat, je suis en service depuis l’aube. J’ai droit à une pause.

Cause toujours sac à merde, pensa Alex, si t’es pas jouasse d’être à l’octroi, pourquoi tu démissionnes pas.

— Et puis, dit Max avec une grimace, t’es pas encore contrôleur des octrois que je sache. Café?

— C’est pas de refus.

Max prit deux verres à la propreté douteuse qu’il remplit d’un mélange plus épais que du goudron. En approchant le verre fumant de son nez, Alex fit une drôle de tête.

— Putain, j’y crois pas. On dirait que le père Jacques Vabre a chié dans le sac de grains.

Max lui lança un regard noir. Il avait chaud et ses paumes le démangeaient. Lucas renifla à son tour, perplexe.

— C’est vrai qu’il sent un truc ton kawa, mais je dirais pas la merde…

Il inspira encore, fermant les yeux pour mieux se concentrer.

— Je dirais plutôt la vase.

— Ici, c’est pas le Café de Flore, si ça vous débecte, vous le reversez dans la cafetière, s’énerva Max.

Ses narines palpitaient comme les naseaux d’un taureau furieux. Une envie de massacre lui traversa un instant l’esprit. Alex ne le quittait pas des yeux.

— Tu joues au mec cool, mais au final t’es vachement susceptible comme type… Mouais susceptible.

— Moi j’ai pas l’occasion de tirer dans les hôtels du véritable arabica pur Colombie trié grain par grain, je fais avec ce que je trouve. Bon, à part m’expliquer que mon kawa pue la merde, qu’estce qui vous amène?

— Pas des bonnes nouvelles, répondit Alex en tirant un paquet de Camel d’importation de sa poche.

Il le fit tourner, alluma une clope sans lui en proposer et tira une taffe. Il incarnait un Dieu brutal et courroucé, visage grimaçant, sourcils froncés, à la fois furieux et morose. Il fixa, extatique, le poêle comme s’il attendait une révélation. Le sous-officier s’énerva de ces simagrées.

— T’as la gueule des mauvais jours et en ce moment j’ai pas le goût des devinettes alors accouche.

— T’es au courant pour les attentats?

— Qu’est-ce que j’ai à voir avec ça? se défendit Max.

Alex venait de visser ses yeux à ceux de Max, fermement, à la manière d’un sergent instructeur mettant une recrue à l’épreuve.

— C’est un octroi ou une passoire que tu diriges?

— Le jour où t’en auras marre d’être con, préviens-moi, répliqua Max.

Il se tourna vers Lucas, l’air de dire : Je te plains vraiment mec de patrouiller avec ce sombre connard. Puis le sergent aspira bruyamment une gorgée brûlante pour faire retomber la colère quibouillait dans son ventre. Ces planqués étaient venus le faire chier. Il l’avait tout de suite deviné au regard vicieux d’Alex.

— Ce que t’as à voir avec ça? Ce que tu as à voir avec ça?

Alex se tourna vers Lucas comme pour le prendre à témoin.

— On vient de poisser une caillera passée par ton octroi. Une immonde petite tapette sans papiers. T’as du coulage.

— Va te faire foutre, répliqua Max en postillonnant.

Son visage avait viré écarlate; les muscles du cou plus tendus que des câbles d’acier. Lucas avait beau trouver ce spectacle fascinant, il craignait que Max ne fasse un arrêt cardiaque tant le sergent était congestionné.

— Reste poli et baisse d’un ton, dit Alex, je la ramènerais moins à ta place. Avec les attentats, tes petites magouilles vont finir par se voir.

— De quoi tu parles? Ta voiture piégée et tes barbus, ils sont pas passés par ici. Pour le reste, mes gars ont deux mois de retard de salaires alors quand on leur glisse un billet pour regarder ailleurs, je vais pas leur jeter la pierre. Je dirais même qu’il y a moins de coulage chez moi que dans les autres octrois.

— Moins qu’ailleurs? T’as vraiment aucune honte ou alors tu te fous carrément de ma gueule. Explique-moi une chose, une seule :ça sert à quoi un octroi si des connards laissent passer tous les blaireaux? Les crasseuses, passe encore. Après tout, les touristes viennent pour ça, mais le reste? Explique-moi l’intérêt de laisser passer ces cafards.

Le nez dans son mug, le sergent renifla sans répondre, bien décidé à les ignorer. D’une chiquenaude, Alex envoya sa cigarette dans la rue avec le calme de ceux qui ont tout leur temps. Comme beaucoup de petits malins, Max avait compris ce qu’un uniforme pouvait rapporter.

— Demain, tu laisses passer qui Max? Ces pourris de salafistes avec leurs ceintures d’explosifs? Ceux qui ont tué deux cent cinquante personnes au Musée d’Orsay?

Max fit une drôle de grimace, il pensa si fort «FILS DE PUTE» que Lucas eut l’impression de l’entendre. Alex regarda sa montre.

— On se casse, t’as peut-être rien d’autre à foutre que siroter ton kawa, mais nous on a du taf pour rattraper les conneries de mecs dans ton genre. Un conseil Max, tiens tes gars. La prochaine fois que je poisse une caillera ou un de ces dingues de narvalos passés par ton octroi, je te colle un rapport salé. T’étonne pas ensuite si t’es muté dans une médina du 93 à te faire caillasser par des crépus à casquettes dont l’acte le plus civique consiste à allumer des feux de poubelle.

— Mouais, m’occuper de ces travelos et de leurs smalas, ce serait comme réaliser un vieux rêve en somme, dit Max, surtout qu’en prime je verrai plus ta sale gueule Alex.

— À ta place, je ferais moins le malin, dernier avertissement.

En remontant dans la Peugeot, Alex sortit une bouteille de vodka de la boîte à gants pour s’enfiler une généreuse lampée à même le goulot.

— Max,son problème numéro un c’est sa grande gueule. T’en veux?

— C’est encore tôt pour moi, répondit Lucas avec une grimace.

— P’tite nature, vas, dit Alex en haussant les épaules.

Il prit comme à regret une dernière gorgée de Stolichnaya. Sa peau s’empourpra un peu plus, Lucas vit la tête que son équipier aurait dans quelques années s’il ne levait pas le pied sur la boisson. Alex alluma l’autoradio où Barry Gibb patientait en plein milieu de Night fever… Ça faisait déjà trois mois qu’Alex écoutait en boucle le même album.

— Max a beau faire semblant de ne pas voir la poussière sous le tapis, il fera pas illusion très longtemps, décréta Alex en mettant le contact.

— T’as jamais pensé que les explosifs et les armes aient pu être introduits séparément dans la zone avant d’être chargés dans des véhicules? s’interrogea Lucas.

Alex le regarda puis haussa les épaules avant de démarrer si brutalement que les pneus gémirent. Max et le planton à qui il parlait suivaient la Peugeot du regard.

— Ces enfoirés sont juste venus nous pourrir par plaisir.

En regardant la voiture s’éloigner vers Sèvres Babylone, Max eut un geste de colère et enfonça son poing rageur si fort dans la poche de sa vareuse que la doublure céda.

CHAPITRE 4

L’islam! Cette religion monstrueuse a pour toute raison son ignorance, pour toute persuasion sa violence et sa tyrannie, pour tout miracle ses armes, qui font trembler le monde et rétablissent par force l’empire de Satan dans tout l’univers. Bossuet

Engoncés dans leurs habits d‘hiver, les gens donnaient l’impression de vouloir se recroqueviller comme des escargots dans leur coquille. On parlait des attentats en lançant des regards méfiants vers les femmes voilées. Plusieurs vitres avaient dégringolé d’une façade. Dans cette friche industrielle, la lumière était tellement terne qu’on aurait dit que le vieux grigou qui vivait là-haut avait éteint le soleil par mesure d’économie.

Depuis le matin, la foule enflait comme une tumeur. Des matrones en boubous s’embrouillaient avec des resquilleurs qui revendaient leur place à des retardataires. Beaucoup de retraités, le regard baissé, tassés sur eux-mêmes pour ne pas donner prise au vent et éviter les mauvais regards des petits voyous.

Une rafale plus forte fit ployer Landry. La dame en manteau râpé qui le précédait avait les yeux larmoyants. Avec son corps ratatiné et son œil malicieux, elle faisait penser à une fée à la retraite ayant troqué sa baguette magique pour un cabas usé. Derrière lui, une plantureuse commère puant l’oignon frottait sa cuisse contre la sienne, fixant Landry pour nouer une forme de complicité. Bien qu’elle fût laide et imprégnée d’une forte odeur corporelle, cet attouchement répété lui rappela que cela faisait longtemps qu’il n’avait pas touché une femme. Pour montrer sa désapprobation et sa volonté de l’ignorer, il s’adressa à la vieille transie de froid qui le précédait. Sa carte derationnement bleue signifiait qu’elle vivait seule et avait une soixantaine d’années même si elle en paraissait dix de plus.

— Sept minutes de retard, dit-il en regardant sa montre.

Elle examina le corps dégingandé de cet inconnu qui faisait penser à un grand Christ flamand.

— Ils sont toujours à la bourre, tout se déglingue dans ce pays, dit-elle en soupirant bruyamment, vous avez vu les attentats?

Landry hocha la tête. La dame leva les yeux vers le ciel, craignant sans doute que la pluie ne reprenne avant que son tour n’arrive. Il émanait de son œil malin une bienveillance mêlée de roublardise. De rares voitures passaient avec un bruit mouillé. Un soleil cyanosé avare de chaleur essayait de percer les nuages. La porte s’entrebâilla enfin pour avaler une grappe transie. Si l’intérieur du hangar des Restos du cœur n’était pas chauffé, au moins il n’y avait pas de vent. Une forte odeur de désinfectant industriel imprégnait l’air. Au plafond, des néons fatigués grésillaient comme de gros insectes agonisants.

Deux hommes armés de fusils à pompe Mossberg fumaient près d’un minuscule poêle qui dégageait beaucoup de fumée. Landry n’arrivait pas à savoir si c’était à cause des attentats ou des braquages. Il tendit sa carte d’identité et ses carnets d’alimentation à la femme au teint cireux qui officiait derrière une vitre blindée. La fonctionnaire les scruta d’un air méfiant. D’un geste précis, elle fit jouer l’hologramme puis elle tamponna des cases, lui fit signer un registre avant de lui tendre des bons d’alimentation qu’il plia soigneusement dans son portefeuille. La marchandise était stockée dans un hangar mitoyen. Pour franchir le sas, il fallait présenter ses papiers à la caméra. Un système qui avait permis de diminuer le millardage : ces pillages flash où des jeunes, qui auraient pu être les petits-frères des vigiles, se regroupaient en nuages de criquets affamés avant de déferler par vagues, pillant tout sur leur passage, détruisant ce qu’ils ne pouvaient emporter et transformant les rues de banlieue en une interminable litanie de devantures abandonnées.

L’huile était en rupture de stock, mais il restait de la margarine roumaine, du pain pas trop rassis, du lait pasteurisé, du pâtétchèque que son fils Pierre détestait et même des œufs enveloppés dans du papier journal.

La caissière arborait une étiquette avec marquée SABRINA : une beurette dynamique aux cheveux attachés en chignon avec un élastique rouge. Elle inscrivit son nom sur les tickets, donna un coup de tampon sur le talon du carnet de rationnement.

— Nouvelle? demanda-t-il avec un sourire.

— Je bosse ici depuis deux semaines, répondait-elle en le regardant droit dans les yeux.

— Je m’appelle Landry, je dépends de ce centre.

— C’est bizarre comme prénom. Revenez me voir, je serai là.

Miss Kebab lui souriait comme s’il venait de gagner à l’EuroMillion. Depuis que le gouvernement avait confié la distribution des bons d’alimentation aux Restos du cœur, les scènes d’émeutes en début de mois avaient disparu.

Près du sas de sortie la vieille femme attendait, ses achats bien rangés dans un sac opaque pour éviter les convoitises des jeunes qui zonaient sur le trottoir d’en face. Elle échangea avec lui un regard apeuré, comme pour le prendre à témoin. Landry connaissait leur technique : suivre leur proie jusqu’à une ruelle déserte avant de la dépouiller. Quand les choses tournaient mal, ces âmes les plus dures du pays s’acharnaient sur des victimes en état de choc.

Les journaux les surnommaient les hitistes – un terme argot qui signifiait teneurs de murs. L’ombre des capuches cachait leurs profils aux caméras : grands inquisiteurs attendant patiemment le condamné dont ils seraient à la fois les juges et les bourreaux. Une vieille femme constituait une proie facile, mais Landry ne voulait pas d’embrouilles.

Quand la dame vit qu’il hésitait, elle murmura les yeux luisants :

— Ça vous intéresse l’essence?

— Vous êtes sérieuse?

— Pourquoi? J’ai pas l’air?

Elle lâcha un drôle de petit rire qu’il trouva déplacé. Ça voulait dire quoi avoir l’air. Des tas de gens avaient l’air de ce qu’ils n’étaient pas.

— Combien? questionna-t-il sceptique.Elle le dévisagea avec des paupières rétrécies de méfiance.

— Le prix, on verra après, j’ai cinq litres à revendre : de l’officielle, pas de la trafiquée. J’ai encore la facture.

Elle le prenait par les sentiments. Mona plaçait toutes ses économies en essence, elle serait contente. Il aimait les sautes d’humeur de sa colocataire, son côté râleur, sa manière de tenir sa cigarette en se servant du paquet vide comme cendrier.

— Bien sûr, vous m’accompagnez, ajouta-t-elle d’un air gêné, je m’appelle Solange Patureau.

Il réfléchit un instant avant de hocher la tête en pensant à l’essence. Un petit groupe lugubre rôdait devant la sortie avec une dégaine de taulards en libération conditionnelle. Les rues maussades étaient bordées d’immeubles aux fenêtres obstruées. La dame se tourna vers lui pour l’encourager.

— Plus loin, c’est plus animé. Il reste quelques commerces.

Les pénuries étaient fréquentes : un produit en vente avait toutes les chances de ne plus être disponible quelques heures plus tard. Il pouvait ensuite se passer six mois avant que le produit ne réapparaisse aussi mystérieusement qu’il avait disparu. Personne ne sortait sans son filet à provisions à la main comme on promène un chien fantôme. De solides vitrines grillagées protégeaient les derniers commerces. Les plus prospères étaient ces prêteurs sur gages qui vous accordaient un crédit à des taux indécents contre un objet de valeur, le plus souvent un portable ou un bijou. Il y avait aussi de rares pharmacies protégées comme des bunkers de la convoitise des junkies.

L’activité économique se concentrait principalement dans la zone sécurisée qui, chaque matin, absorbait les innombrables globules humains pour les refouler le soir vers le grand corps banlieusard. Les octrois étaient les valves de ce gigantesque cœur battant près desquelles les rues grouillaient de mendiants aux mains frôleuses attendant la sortie des salariés de la zone sécurisée. En journée, des vieux tremblotants au faciès de souris hantaient les trottoirs défoncés le cabas à la main. Maigres ombres voûtées fouillant sans vergogne les poubelles, se querellant pour un yaourtpérimé ou une pomme gâtée. Mais dès la tombée de la nuit, les rues se vidaient. Avant la création de la zone sécurisée, l’insécurité avait affecté également la capitale. Les voleurs roumains agissaient au sein même des musées nationaux. Non sans dérision, la ligne 1 du métro parisien avait été surnommée Pickpocket Line. Mais un évènement changea la donne et emporta la décision de créer une zone sécurisée.

Personne n’avait oublié l’affaire Chen dont les médias s’étaient emparés avec une avidité morbide, montant en épingle l’agression à l’arme blanche de ce couple de touristes chinois en voyage de noces. Le mari laissé pour mort pendant que ses agresseurs violaient la belle Li Wei pendant deux heures Passage Saint-Roch à un jet de pierre du Louvre. L’homme avait succombé à ses blessures, mais sa jeune épouse avait pu être sauvée par le service de traumatologie de la Pitié-Salpêtrière. Li Wei se déplaçait depuis en fauteuil roulant. Un soir de grande écoute sur la chaîne nationale CCTV, son témoignage poignant avait ému aux larmes toute la Chine. Elle parlait avec un regard d’orpheline et une douceur flinguée un peu triste :

— Je pardonne à mes bourreaux parce que je refuse de vivre rongée par la haine. Je tiens aussi à remercier les Français pour leurs nombreux et magnifiques témoignages de sympathie, Paris reste a breathtaking city, une ville romantique.

Une bienveillance qui ne rendait que plus obscène son martyre. Son livre-témoignage racontait avec une bonté à vif comment cette terrible agression avait profondément changé sa vie : un récit resté dix mois en tête du classement des ventes du Quotidien du Peuple. Ce ramdam intervint juste avant une vague d’attentats qui visa des commissariats, des institutions publiques, des casernes ainsi que la ligne A du RER. Le bilan humain effroyable entraîna un effondrement du tourisme tel que le gouvernement fut contraint de réagir. La zone sécurisée créée par ordonnance englobait les arrondissements centraux de Paris. Ses contempteurs la surnommèrent Disneyland Paris en fustigeant dans le journal Libération le côté factice de cette ville hors-sol.Pour se démarquer, des tours-operators alternatifs proposaient une visite des quartiers populaires en bus sécurisé. Les circuits Paris off the road vantaient l’authenticité de rencontres loin du côté lisse et artificiel de la zone sécurisée. Les touristes faisaient des photos de gosses aux traits brouillés par la crasse et de ramasseuses de mégots enceintes à treize ans. Un petit Disneyland clochardisé avec sa troupe de figurants rémunérés par le tour-operator : des clochards traînant leurs ballots crasseux se laissaient filmer en rigolant; des étudiants expliquaient la radicalisation et la violence des gangs; des Chinoises à casquettes-visières distribuaient nouilles déshydratées et bonbons à la marmaille dépenaillée qui les assiégeait comme une nuée de poussins criards; on discutait l’air concerné avec des responsables d’ONG.

Ces touristes naïfs étaient la cible privilégiée de gamins effrontés que la misère avait rendus rusés. Quand, les yeux mouillés de bienveillance, les vieilles Chinoises flattaient leurs têtes crépues, ils leur retournaient des obscénités qui, si elles en avaient compris le quart, leur auraient soulevé le cœur. Landry ne comprenait pas ce voyeurisme de la misère. Qu’y avait-il d’intéressant dans cescabanes faites de planches pourries, de sacs plastiques et de tôles rouillées? Dans cet enchevêtrement de rues sales avec leurs murs tagués et leurs pauvres typesfouillant les poubelles? Ceux que son colocataire Lucas appelait les crevards ou les «mange-merdes», le même Lucas qui applaudissait quand des gamins maigres s’entretuaient à la mitraillette pour le contrôle d’un bloc d’immeubles décrépis.

— Si la police avait carte blanche, le monde redeviendrait vivable. Des tas de gens sont en vie juste parce qu’il est illégal de les buter. Heureusement, la racaille nous aide à faire le ménage.

Beaucoup de flics avaient critiqué la fermeture des asiles d’aliénés pour raisons budgétaires. Pour Landry, les gens sombraient dans la folie par incapacité d’affronter la réalité. Une époque si troublée que la folie décapait les âmes, les rendant transparentes, jusqu’à voir dans le cœur des hommes des vices inconnus en temps normal.

Madame Patureau longea un canal. Dans l’eau noire flottaient un rat crevé et de vagues épluchures. Son sac était léger, sa carte verte ne donnait droit qu’à des rations pauvres en protéines animales. Landry pensa à son père encore vaillant loin du monde dans sa montagne. Il avait toujours été surpris par sa capacité à saisir le bon côté de la vie. Quand un voisin se plaignait un peu trop, son père regardait les cimes :

— Qu’il s’émerveille un peu plus de la beauté de ce monde avant d’en réclamer un autre.

Elle obliqua à droite dans une ruelle mal pavée. Débraillées, les jambes marbrées de froid, des gamines crépues jouaient à la marelle dans un terrain vague constellé d’étrons et de flaques d’urine.

— Aubervilliers a tellement changé, soupira la dame.

Une adolescente noire lança à Landry un regard sans équivoque. Ses cheveux feutrés teints au henné lui donnaient un côté poupée de style ethnique. Il savait qu’il suffisait d’un regard pour que la gamine l’entraîne dans une cave pour une étreinte rapide et rémunérée. Juste s’accoupler, tenir un jeune corps tiède contre le sien, un peu de chaleur humaine. Depuis un banc, une vieille femme surveillait une marmaille. Ses cheveux grisâtres et ses yeux jaunes lui donnaient vaguement l’air d’une sorcière de conte haïtien. Un grand fit tomber une fillette qui avait à la main une Barbie toute nue, la gosse hurlait. La femme se leva pour mettre une violente claque au morveux qui encaissa sans pleurer, sans même baisser les yeux, la tête dans les épaules. Le «même pas mal» de tous les gosses :

— Pleure, petit salopard, mais pleure enfin, hurlait la vieille.

Le sauvageon ne broncha pas, trouvant une forme de volupté à la défier du regard, la mâchoire saillante, les muscles tendus sur son maigre squelette.

— Un jour, ce petit vicieux lui fera la peau, prédit la mère Patureau, de toute façon le quartier est foutu.

Des barres construites dans un mauvais béton se succédaient séparées de pelouses pelées où des gamines jouaient malgré le froid. L’hiver avait été d’une brutalité inhabituelle. Une grisaille glacée recouvrait la ville d’une pénombre permanente. Le ciel polairese reflétait dans les flaques gelées, les murs cloqués partaient en lambeaux, comme trempés d’obscurité.

La vieille trottina vers une esplanade. Des engins de démolition avaient abattu un bâtiment. Une vingtaine d’ouvriers noirs sautaient avec agilité entre les poutrelles pour récupérer tout ce qui pouvait l’être : cuivre, ferrailles, briques qu’ils nettoyaient d’un habile coup de marteau avant de les empiler en tas.

— Un ancien squat, dit-elle en montrant les gravats sur lesquels les manœuvres bondissaient comme des chamois, le maire l’a fait détruire, mais les junkies ont juste rejoint le bidonville voisin.

Elle désigna un terrain vague sur lequel des cahutes de planches et de bidons avaient poussé comme des verrues. Des baraques serrées comme prises d’inquiétude qui délimitaient d’étroites venelles, des passages et des cours intérieures. Avec les vagues de réfugiés, chaque ville avait sa Casbah mouillée faite de taupinières de cagettes et de tôles branlantes entre lesquelles des silhouettes en jilbab se dissipaient, ombres fugitives voilées de noir, rasant les murs avant de s’évanouir dans un sombre labyrinthe enveloppé de vapeurs de thé à la menthe et de latrines à la turque.

— Jamais un flic ne met les pieds ici. La police religieuse, la muttawa fait sa loi, hier ils ont battu une fille habillée trop court.

Le seul bâtiment en dur de la Médina de plastique recyclé était une petite mosquée salafiste créée par des migrants syriens de confession sunnite douze ans plus tôt. Ils se dirigèrent vers un HLM mangé d’humidité. Sur le trottoir, un chiffonnier coiffé d’une casquette à oreilles fourrées avait installé sa voiture à bras pour trier sa maigre récolte avec des yeux fiévreux.

— Excusez la saleté, mais personne ne paie plus les charges depuis des années, dit-elle en désignant les boîtes aux lettres éventrées.

— Faites attention à ceux-là, dit-elle à voix basse en désignant une bande de jeunes accompagnés d’un chien qui fumaient dans le hall.

Ça sentait la sueur aigre et la colle à rustine. Leurs coiffures à la Jackson Five les faisaient encore plus maigres que leur clébard.

— La vieille gouère s’est trouvé un fiancé sur AdopteUneVioque.com, ricana un jeune narquois.

Une épaisse puanteur de haine émanait des corps : un mélange explosif attendant son étincelle. Baisser le regard et la fermer. Un mot, un seul, et la situation pouvait dégénérer. Ces boules de haine attendaient juste un prétexte pour lui éclater le crâne sur la cage d’escalier. Le chien s’avança avec dans la gueule une crevaille mutilée et puante qu’il posa à terre avant de lui renifler les couilles. Landry l’écarta d’une tape ferme et amicale. Un grand noir le fixa avec hostilité, mais à ce moment, la dame le prit par le bras et l’entraîna dans l’escalier.

— Avec les coupures, mieux vaut éviter l’ascenseur.

La minuterie ne marchait plus. L’escalier était sombre et plus humide qu’une cave. Il alluma son téléphone et un fragile tunnel de lumière repoussa un peu l’obscurité. Elle se tourna vers lui.

— Quand une femme monte, ces enfants de salauds se touchent dans le noir en lui disant des obscénités. La nuit, des clodos se soulagent dans l’escalier, ajoutant avec un soupir à fendre le cœur, y a plus de gens bien dans ce pays.

Landry se tenait au fer granuleux de la rambarde. Les marches gluantes dégageaient une puanteur rance d’épluchures. Une fois sur le palier du troisième, elle déverrouilla sa porte blindée. Dans l’entrée, une agréable odeur de cire, de fleurs séchées et de tisane :ces odeurs suaves de vieux; sages parfums venus du passé. Une litanie de produits dont les jeunes ignoraient l’existence, et jusqu’au nom : anis, camomille, bergamote. Elle rangea ses courses : des pâtes premier prix, quatre pommes, deux briques de lait, six œufs. Le réfrigérateur ne marchait plus, mais l’appartement donnait sur le nord et il y faisait assez froid pour conserver quelques jours le peu d’aliments obtenus. Des photos punaisées au mur parlaient d’une époque disparue :une femme en robe légère au volant d’une décapotable rouge; dans la lumière fruitée du couchant, deux amoureux sur une plage bordée de palmiers, un rivage poudré, quelque part en Asie; une naïade sortant de l’eau, maillot de bain deux-pièces bleu marine à pois blancs, cheveux trempés lissés en arrière, front et tempesdégagées, le bout des seins pointant sous le mouillé du soutiengorge comme sur ces affiches de films érotiques de série B. Il pouvait presque imaginer le goût du sel sur ce corps mordant à pleines dents dans la vie.

Elle contempla les photos avec une nostalgie douloureuse au fond des yeux. Elle était pas mal foutue à l’époque, se dit Landry, des yeux couleur de miel frais avec un iris brûlé à l’or fin. Il chercha sur son visage inquiet les vestiges de la séductrice souriante qui bronzait sur les murs humides. Il ne restait qu’un dos voûté, des yeux boueux soulignés de sourcils dessinés au crayon, des cheveux mous et une peau rougie par le manque de soins. Tout chez elle sentait les fins de mois difficiles. Avec les jolies femmes, le temps était impitoyable. Au moins, les laiderons tombaient de moins haut. Landry avait longtemps cru que les yeux étaient l’unique partie du corps à ne pas vieillir. Encore une légende urbaine : le regard était le miroir de l’âme, quand celle-ci devenait craintive, le regard devenait terne, désespéré.

— Un cancer a pris mon mari. Quand les premiers symptômes se sont manifestés, il a fait ce qu’il a toujours fait quand il avait des ennuis: il les a gardés pour lui et je m’en suis aperçu trop tard.

Elle contemplait ses reliques avec tendresse. À l’évocation de sa jeunesse, elle éprouvait une étrange impression d’irréalité : un rêve éveillé, interrompu le jour où son mari l’avait quittée.

— Vous voulez un thé? demanda-t-elle.

— C’est pas de refus avec ce temps. Pas d’enfants?

— Je ne pouvais pas, mais finalement c’estpas plus mal. Et vous?

— Un fils de seize ans qui passe son temps à écouter des chansons où le mot fuck est aussi souvent prononcé que bitch.

— Divorcé?

— Veuf, ma femme est morte de la grippe, il y a cinq ans. Dans les premiers mois, je souffrais comme une bête de ne plus sentir sa chaleur près de moi. C’était comme un désert installé dans mon cœur. Sans elle, la présence de notre fils n’avait plus aucun sens, elle était presque déplacée, alors j’ai mis Pierre en pension.

— C’est difficile de vivre seul, dit-elle en posant sa main sur la sienne comme le font les adultes bienveillants avec les enfants. Il prit une grande bouffée d’air et bloqua son diaphragme pour éviter toute effusion.

— Une école catho, ils sont bien suivis même si ça me coûte un bras.

Elle servit le thé.

— Sans indiscrétion, vous faites quoi dans la vie?

— Chef de rang à l’hôtel Bristol.

— L’hôtellerie c’est votre métier? demanda-t-elle en lui tendant le sucre.

— Avant j’étais chez Airbus, après la faillite, on m’a proposé des jobs de caissier, de chauffeur-livreur. Le genre de boîtes où, si vous avez le malheur de parler augmentation, on vous vire pour un autre désespéré. Au Bristol, je touche le SMIC comme partout, mais c’est intra-muros et il y a les pourboires.

— Sacrée reconversion, dit-elle, admirative.

— Certains se sentent humiliés de faire le larbin. Mais les meilleures choses ont une fin. Un jour, on regarde autour de soi et c’est terminé. On fait ses cartons, on remballe sa vie sans rien avoir vu venir. Je suis déjà chanceux d’avoir retrouvé un boulot à mon âge. Mon seul regret c’est le théâtre. Avant c’était ma passion. Remarquez dans un sens, me déguiser chaque soir comme une grande volaille en livrée, ça me rappelle presque le théâtre.

Elle rit de bon cœur et resservit du thé.

— Le théâtre, on y allait souvent avec mon mari avant qu’ils ne ferment tous.

Elle pouvait l’imaginer trente ans plus tôt avec le visage affamé de ceux qui piétinent devant la célébrité. Landry dégageait encore quelque chose : un charisme, une présence profondément humaine. En y repensant, c’est ce quelque chose qu’elle avait remarqué dans la queue. Maintenant, il jouait le chef de rang pour la clientèle du Bristol. La vie ne repasse jamais les plats.

Elle rangea les tasses et alla ouvrir un placard qui sentait la sciure. Elle revint avec une bouteille de limonade dont l’étiquette était illisible. Une vieille odeur se répandit, celle de ces vins cuits que l’on donnait avant aux enfants avec un boudoir.

— Du Pineau pour la rincette. Mon frère possède une vigne en Charente, près de Jarnac. Après on ira chercher l’essence.

[A suivre]

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