Invasion et chute de la France – Le Camp des Saints [42-44]

Le temps des mille ans s’achève. Voilà que sortent les nations qui sont aux quatre coins de la terre et qui égalent en nombre le sable de la mer. Elles partiront en expédition sur la surface de la terre, elles investiront le camp des Saints et la Ville bien-aimée. [Apocalypse, XXe chant.]

Jean Raspail avait vu juste, voici le récit de l’invasion migratoire de la France jusqu’à la chute du pays.

CHAPITRE 42

Il y avait eu, naguère, le jour le plus long. Celui-là fut le plus court. En cinq minutes, tout fut réglé. Si le choc laissa sur la plage une vingtaine de morts, équitablement répartis, on ne peut cependant parler de bataille, ni de combat, ni même d’échauffourée. Ce fut sans nul doute la guerre totale la moins meurtrière de toute l’histoire du monde. Ce dont se souvenaient surtout les rares témoins occidentaux qui acceptèrent plus tard de répondre aux questions des historiens, c’est d’abord de l’odeur. Ils n’avaient qu’un mot pour la décrire : « Ça puait ! Ce n’était pas tenable tellement ça puait ! » Quand ce million d’hommes, de femmes et d’enfants qui marinaient depuis Calcutta dans la crasse et la merde, s’étaient dressés d’un coup sur le pont des navires, quand tous ceux qui avaient sué à l’intérieur des coques obscures, macérant dans l’urine et l’haleine des mal nourris, s’étaient rués sur les écoutilles qui vomissaient leur foule au soleil, la puanteur devint si épaisse qu’on aurait pu la croire visible. Comme un fort vent s’était levé du sud, un vent chaud annonciateur de tempête, on avait l’impression qu’un monstre pourri soufflait, bouche béante, de toute la force de ses poumons putrides. Parmi les raisons qui expliquent la débandade rapide des troupes de Panamá Ranger, celle-là n’est pas la moindre. Lorsque plus tard, on récrivit l’histoire officielle du jour J de la fraternité, il ne fut question que de mouvement d’avant-garde vers l’arrière-pays pour préparer les « structures d’accueil ». La bonne blague ! Les mignons se pinçaient le nez, partagés entre l’épouvante et la surprise, et puis foutaient le camp. Une bonne cause qui sent si mauvais, ils n’avaient rien prévu de ce genre. Manque de maturité. Ce sont les mauvaises causes qui embaument, tout le monde sait cela, le progrès, le confort, l’argent, le luxe, le superflu, la haute moralité et tout le tralala, ils auraient dû y penser. Ou peut-être comprirent-ils soudain l’erreur de leur choix ? Blessés moralement, ils ne dirent pas : « Maman ! » Mais la maman bien propre dans la petite cuisine blanche du 5e étage, escalier K, bâtiment C du HLM de banlieue fut une image bourgeoise qui surgit à l’esprit de beaucoup, comme celle d’un bonheur perdu.

— Quelle chambrée ! dit Dragasès. Ils nous pompent l’air, Mais ça pue ! Ce n’est pas croyable !

Il se fit un masque avec un mouchoir et, sous le casque, on ne voyait plus que ses yeux ironiques. Considérant le ministre et les vingt hussards qui achevaient de nouer leur mouchoir derrière la nuque, il ajouta :

— Si le déguisement fait le moine, nous voilà hors-la-loi !

— Cette fois, dit le ministre, la chose est claire. C’est au moins un résultat. Pourquoi se gêner, maintenant ? Au fait de quoi, mon cher colonel, je serais curieux de savoir comment vous allez vous tirer de là ? Regardez ! Ils sont tellement nombreux qu’on ne voit même plus l’eau entre les bateaux et la plage !

On ne voyait plus les bateaux non plus. Leurs flancs grouillaient comme une coupe dans une fourmilière. Par tous les filins qu’on avait pu trouver à bord, par des échelles de corde, des coupées vermoulues, des filets à palanquée tendus le long des coques, la foule glissait jusqu’à l’eau. Une cascade de corps dont le mouvement ininterrompu paraissait liquide. Les bateaux se vidaient de toute part comme une baignoire qui déborde. Le tiers monde dégoulinait et l’Occident lui servait d’égout. À califourchon sur les épaules d’adolescents magnifiques, les mendiants de Calcutta, tous les petits monstres de l’India Star touchèrent terre les premiers. Rampant sur le sable mouillé comme des chiens bassets, ou bien des phoques maladroits explorant un rivage inconnu, poussant de petits grognements joyeux, ils ressemblaient à des homoncules venus d’une autre planète. Derrière eux, la foule marquait le pas car là-haut, sur la passerelle, le nabot à casquette fixait la plage de son regard immobile, comme s’il attendait un rapport de ses affreux compagnons, quelque chose comme un message transmis par télépathie. Les petits monstres reniflaient, mangeaient du sable, frappaient le sol de leurs mains pour en éprouver la réalité et puis, satisfaits, faisaient des cabrioles sur leurs jambes torses. Le pays leur plaisait. Alors ils se dressèrent tous ensemble et le geste fut interprété comme un signe. Il y eut une immense clameur, sur toute la flotte. La cascade des corps sur le flanc des navires se remit en mouvement et, les uns pressant les autres, ce mouvement se porta jusqu’aux petits monstres qui, poussés par la foule, firent un pas en avant.

— Ils sont trop horribles, dit froidement le colonel. Trop malheureux. Trop pitoyables. Trop effrayants de misère. Il faut tuer la misère. Sous de pareils aspects, elle n’est pas supportable. Elle n’est pas admissible… Capitaine !

Il s’adressait à l’officier, sur le toit, accroupi près de sa mitrailleuse pointée.

— Vous n’allez pas tirer là-dessus ! dit le secrétaire d’État.

— Si ! justement ! là-dessus ! Je hais cette horreur qui marche en tête comme un drapeau. Alors j’abats au moins le drapeau !

— Mais cela ne servira à rien !

— Certainement. Mais dans l’inéluctable, il faut quand même foutre un peu d’ordre. Nous ne sommes plus qu’un symbole et sur ces monstres symboliques je vais tirer une rafale symbolique. S’il en meurt, tant mieux ! Au moins, moi, Constantin Dragasès, je saurai pourquoi ! Allez ! Capitaine ! S’il vous reste encore une conscience, c’est le moment d’en profiter et de vous asseoir dessus. Tirez ! Nom de Dieu !

La mitrailleuse lâcha une longue rafale, comme à l’exercice, sur cible, et s’arrêta. Rien n’est plus horrible que l’agonie d’êtres difformes ou d’attardés mentaux. Ce sont des caricatures de corps qui souffrent. Des regards stupides qui cherchent à comprendre. Le sang s’écoule de blessures dans une chair anormale. Les plaintes des mourants ne sont pas humaines. Ils étaient dix à se tordre sur le sable.

— Jolis martyrs, constata le colonel. J’en fais cadeau au monde nouveau. Il se démerdera avec ça.

Le capitaine, sur le toit de la villa, tira le dernier coup de feu de cette bataille. En ouvrant la bouche, le canon de son revolver dans la gorge. Dix nabots sans défense, assassinés sur la plage et pfut… fini, le bel officier !

— Il n’avait pas le choix, dit le colonel sans manifester la moindre émotion. Et je le savais. Depuis le lever du soleil, il s’était mis subitement à penser. Ça se voyait comme le nez au milieu de la figure. Il se posait des questions. Mais pas sur lui. Sur les autres, et sur lui par rapport aux autres. Encore, s’il avait pensé comme un chef ! Mais non ! Je vous fiche mon billet qu’en pressant sur la gâchette, il s’est senti le frère de tous ces affreux ! Bousillé par le terrorisme verbal. Après une longue résistance, il faut le reconnaître. Bref, la vérole contemporaine galopante. On peut apprécier le résultat. Nous allons foutre le camp, il n’est que temps. Pas tellement le moment de bavarder…

— C’est vous qui l’avez tué, dit le secrétaire d’État. Pourquoi, puisque vous le saviez ?

— Avant d’arriver au Village, répondit le colonel – et la façon un peu solennelle dont il prononça ce mot impose une majuscule que nous emploierons désormais – puisque nous nous obstinerons à y nier l’évidence, autant se débarrasser des traîtres qui s’ignorent et auraient achevé de nous pourrir, même sans le savoir et de bonne foi, et ceux de la dernière heure demeurent les plus dangereux. Eh bien ! c’est fait. Regardez…

Tournant le dos à la mer, Jean Perret ne vit plus, s’enfuyant sous les arbres, que des talons de botte et des dos mouchetés. Les derniers hussards lâchaient pied. Franchissant le portail de la villa d’une longue foulée silencieuse, une foulée de professionnel, l’un d’eux cria : « Bonne chance quand même, mon colonel ! » et au son de sa voix, on sentait qu’il ne plaisantait pas. Un adieu triste. Une brièveté qui disait tout, on ne peut pas vous suivre, mon colonel, on ne peut agir autrement, on garde notre conscience, mais notre coeur reste avec vous…

— Rien à regretter, dit le colonel, mais je m’adresse quand même un reproche. J’aurais dû les faire tuer plus tôt avec leur officier, comme le commandant de Poudis, cette nuit. Dans quel monde, maintenant, vont-ils promener leur inutilité ? Monsieur le ministre, en route ! – Il avait retrouvé sa gaieté – On replie la légalité !

Un seul camion suffit. Ce qui restait de légalité pesait peu. Ils se comptèrent. Un maréchal des logis et trois hussards, le capitaine du commando de marine et cinq hommes, le colonel et Jean Perret. Douze.

— Joli nombre, apprécia le colonel.

Installé à côté du chauffeur, il lui avait dit aussi : « Grouille-toi ! En sortant tu tournes à droite, puis la deuxième à gauche jusqu’à la départementale. Si des types se mettent en travers, tu fonces… »

— Et les moines ? demanda soudain le secrétaire d’État.

Haussement d’épaules du colonel. Déjà, le camion roulait et prenait de la vitesse dans l’allée sablée du parc, première, seconde, troisième, virage sec au portail, moteur hurlant. Mitraillette en travers des jambes, Dragasès inspectait la rue, nez à la portière, prêt à tirer. La rue était vide.

— Les moines ? répondit-il enfin. Mon cher ministre, pour la justesse de notre cause, il faudrait au moins se résoudre à équilibrer les martyrs. Leurs nabots d’un côté, nos moines de l’autre. Si nous n’avions quelques martyrs, ce ne serait pas sain. Voulez-vous qu’on leur bricole un joli monument, au Village, sur la place de l’église ? Avec une belle inscription : Aux douze moines de Fontgembar, assassinés sauvagement le lundi de Pâques, victimes de la barbarie… Victimes de la barbarie quoi, au juste ?

Pas plus que la légalité, ils n’avaient pesé lourd, en effet. Piégés par leur métier, si l’on peut dire. Quand les nabots s’étaient écroulés, barbotant dans leur sang à quelques mètres d’eux, les bons moines s’étaient précipités. Question de réflexe. Professionnellement inattaquable, tout au moins selon leur âge avancé qui imposait d’autres conceptions. Agenouillés près des petits corps étendus, à chaque vieillard son nabot expirant, ils remuaient les lèvres et bénissaient de la main. On imagine mal ce que cette étrange conduite signifiait, car c’est à peine croyable. Ils baptisaient ! Cérémonial réglementaire et expéditif pour enfants mourants, ou déjà morts : la miséricorde de Dieu l’admettait avant que les nouveaux curés s’en mêlent. « Je te baptise, Pierre, Paul, etc., au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit… » Pas plus difficile que cela. Dix secondes suffisent. Et c’est exactement ce qu’ils firent, pauvres vieillards gâteux soudain visités par la grâce, car comment expliquer autrement ce retour à l’essentiel, au commencement de tout alors que tout, justement, finissait. Dix nabots du Gange, abrutis, ignorants, réceptacles de misère, jamais sortis du néant, montèrent au ciel ce matin-là et sans doute s’y déchaîna-t-il un triomphant vacarme de trompettes tandis que des millions d’élus hurlaient suavement leur bienvenue à ces retardataires inespérés. S’il existe un portier du paradis, probablement sourit-il dans sa barbe tout en roulant des yeux faussement courroucés : « Qui est-ce qui m’a fichu des prénoms pareils ? Connais pas. Batitien ! Pédraton ! Hum ! Hum ! Passez quand même… » Dans leur mémoire fatiguée et l’affolement du moment, les vieux moines avaient péché ce qu’ils trouvaient. S’il reste aujourd’hui des catholiques romains en ce monde et des prêtres pour croire encore au triomphalisme du baptême, qu’ils n’hésitent pas ! Pédraton et Batitien ! La bonne adresse ! Protection assurée ! Les deux avortons, devenus beaux comme des dieux, intelligents comme l’Esprit saint, siègent à la gauche du Père éternel qui leur passe toutes leurs saintes lubies. Ora pro nobis… Les dix secondes sont achevées. La mort est passée, emportant moines et nabots. De leurs corps mêlés, confondus, il ne subsistait plus après le passage du troupeau qu’une main émergeant de la plage rougie, un pied nu, la pointe d’un menton ou d’un nez et plus rarement un visage, vaguement présent sous le sable comme une momie sous des bandelettes. Le choc des premiers rangs d’immigrants avait surpris les vieux moines agenouillés près des malheureux monstres, penchés au-dessus de leurs fronts, ce qui les avait tout naturellement couchés sur leurs catéchumènes moribonds, plaqués bouche contre bouche comme s’ils unissaient leur dernier souffle. Puis la foule aveugle les avait piétinés. Car il est certain que cette multitude ne se rendit compte de rien. Elle voyait déjà les maisons, buvait les arbres verts et les fleurs inclinés par le vent, elle palpait de ses mains innombrables les premières balustrades sur la plage, elle grimpait, traversait des salons, ressortait par d’autres portes et se répandait dans les rues, toujours aussi dense, tandis que sur les vingt corps martyrs la foule ne faisait que commencer de passer, car en arrière, au pied des bateaux, les anneaux du boa humain affamé n’en finissaient pas de se lover en attendant leur tour de se déployer et de frapper.

La conclusion la plus étrange que l’on puisse tirer des cinq minutes de ce jour le plus court, bien qu’elle coulât de source pour peu que l’on en ait apprécié les signes annonciateurs, c’est que jamais la multitude ne sembla prendre conscience que ce pays où elle débarquait pût appartenir à d’autres. Il est vrai qu’il s’était vidé de sa substance humaine et n’offrait aucune résistance. Mais, cependant, sur la plage, pour des motifs différents, s’étaient tenus les moines, les soldats de Dragasès et les idéalistes, relativement nombreux, qui n’avaient pas suivi la débandade des troupes de Panamá Ranger. À une exception près, un meurtre délibéré, inutile, que nous relaterons un peu plus loin, la foule, nous l’avons dit, ne fit que passer. Et si, dans sa marche, elle piétina quelques corps, ce fut, certainement, sans les identifier. Elle les broya tout bonnement parce qu’ils se trouvaient sous ses pas. Nabots du Gange ou moines occidentaux, elle ne fit ni ne perçut aucune différence. Elle était la race, elle n’en concevait plus d’autre. Les moines de Fontgembar ne périrent pas parce qu’ils étaient blancs, mais simplement parce qu’ils encombraient le passage. Rien à voir avec les morts de Gata, étrangers de race blanche que le peuple errant avait rejetés de son sein. Dès ce moment, la xénophobie de la flotte famélique s’était en quelque sorte sublimée au point de devenir inutile, comme la xénophobie des Africains massés sur le Limpopo, des Chinois sur le fleuve Amour, des foules basanées maîtresses des rues de Londres et de New York, ou des masses arabes et noires prêtes à jaillir de leurs caves, à Paris. Les morts de Gata, pour eux, c’était la race blanche détruite. Elle ne comptait déjà plus. Il aurait fallu qu’elle renaisse miraculeusement de ses cendres pour qu’ils y portassent à nouveau attention et sur la plage française, vraiment, rien de tel ne s’annonçait.

Ce fut encore plus évident lorsque la foule, à son deuxième bond, passé la bouillie de sable et de sang qui recouvrait moines et nabots, trouva sur son chemin deux hommes qui semblaient calmement les attendre. Si nous précisons que l’un d’eux, un vieillard, élevait de ses bras tendus, face à la multitude, un ostensoir d’or et que l’autre, mains jointes, priait intensément, c’est simplement pour rappeler qu’il s’agissait bien de Dom Melchior de Groix et de l’abbé Pierre Chassai. Car la foule ne manifesta aucune curiosité, pas la moindre seconde d’arrêt qui pût indiquer de sa part une quelconque surprise. Elle ne vit rien. Ni l’ostensoir rayonnant au soleil, ni l’accoutrement différent de ces hommes, ni la blancheur de leur peau. Agenouillés, ils eussent été broyés, comme les moines. Mais parce qu’ils étaient debout et ne chancelèrent pas au contact des premiers rangs de loqueteux, ils furent tout naturellement entourés, enveloppés, happés par la masse des corps, soulevés et portés par elle, confondus, en quelque sorte digérés. Ils furent emportés debout, ni plus ni moins écrasés que chacun dans cette foule, quasiment devenus immigrants du Gange à leur tour sans que leurs voisins les plus proches, au sein de cette presse, les eussent reconnus pour ce qu’ils étaient. L’un comme l’autre, ils n’eurent que peu le temps de penser. De la primauté de l’attitude sur la foi ou de la foi sur l’attitude, la conclusion leur échappa, car l’attitude comme la foi furent balayées en même temps, révélant le néant. S’ils purent imaginer quoi que ce soit dans le désordre de leur esprit, entraînés comme ils étaient au fil d’un torrent humain, c’est bien la vanité de leurs illusions. Ils s’étaient vus debout, brandissant l’hostie face à la multitude qui s’immobilisait soudain, ne fût-ce qu’une seconde, une seule seconde avant le martyre, mais qui les aurait payés de tout. La seconde espérée ne dura pas un milliardième de seconde, pas même un milliardième de milliardième de seconde et, de cela seulement, ils furent conscients. Pressé de toute part, privé de la maîtrise de ses mouvements, Dom Melchior laissa échapper l’ostensoir qui fila sous les pieds de la foule comme un ballon dans une mêlée de rugby, et c’est tout juste s’il en fut averti par un vide entre ses mains crispées. Puis, dans le mouvement du torrent qui se divisait à une croisée de chemins, tous deux furent séparés. Ils ne se revirent jamais et nul ne sait ce qu’ils sont devenus. On peut supposer que le vieil abbé mitré mourut très vite, non loin de la plage, de fatigue ou d’émotion, et que Pierre Chassai erra longtemps sans but, comme une âme vide et déracinée. Aujourd’hui, dans le morne, stupide, incapable et paupériste nivellement, errent encore, en petit nombre, ces épaves du passé qui échappent à l’ordre nouveau. Comme dans les prisons politiques après toute révolution, on trouve dans leurs rangs une majorité de notables, industriels, généraux, préfets, écrivains, mais également une minorité de gens du peuple, de ces humbles que l’aristocratie, puis la bourgeoisie, ont toujours traînés dans leur sillage, jusqu’à la catastrophe, parce qu’il leur fallait un cortège et qu’il existait aussi, chez de rares minables, la soif d’être différents. Mais l’ordre nouveau n’a plus besoin de prisons politiques. Les cervelles y sont lavées pour cent ans, pour mille ans. Le pouvoir tolère ces isolés comme des espèces de clochards. Ils ne sont pas dangereux. Ils ne témoignent rien. Tout au plus évoquent-ils pour certains l’idée confuse d’un refus. Ils ne se reproduisent pas, ne vivent pas en bandes. Dès qu’ils se comptent plus de quatre ou cinq sur le parvis d’une église ou à l’ombre d’un platane d’un square, ils se quittent sans mot dire, d’un commun accord silencieux, fuyant toute tentation de vie communautaire. Comme ils sont sales et plus misérables que le reste de la population et qu’on ne rencontre, par surcroît, que des Blancs parmi eux, ils servent de repoussoir au métissage universel et à la sainte solidarité qu’ils refusent. Chacun peut, les considérant, apprécier le résultat…

Il faut juger différemment l’évanouissement dans la masse immigrante des purs de Panamá Ranger. Revenons quelques secondes en arrière. La foule vient d’enjamber les premières balustrades des villas, sur la plage. Dragasès et son camion roulent déjà sur la départementale sinueuse qui monte vers la montagne et le Village. Alors, surmontée la première surprise devant un événement trop rêvé et qui ne se produit pas du coup comme prévu, sortent des maisons et des jardins tous ceux qui ont décidé d’aller au bout de leur voyage. S’ils sont descendus jusqu’à la côte, face à l’armada du Gange, c’est pour accueillir les immigrants, guider leurs premiers pas. Ce geste, ils vont, ils doivent l’accomplir. Ce faisant, ils s’accompliront enfin. La vie est belle et fraternelle. On ne parle pas la même langue, mais les regards se comprendront tout seuls. Les mains vont se joindre, les bras se nouer derrière les nuques, les corps s’étreindre. Peut-être se donnera-t-on de grandes claques dans le dos ? Panamá Ranger jette ses armes. Il gesticule en signe de bienvenue. Ayant repéré à quelques centaines de mètres un supermarché abandonné en parfait état de marche, tous ses rayons approvisionnés, il a balisé l’itinéraire. Sur le trottoir, à chaque coin de rue, ses compagnons attendent. Déjà, ils font joyeusement des signaux avec leurs bras, comme des agents de la circulation subitement épris de leur métier. Dans les maisons, des filles achèvent de ranger. On reçoit enfin l’hôte tant souhaité. Certaines chauffent du café dans d’immenses bassines. Lydie a tendu des draps blancs aux fenêtres, blanc, couleur de la paix. L’air empeste de plus en plus, mais ceux qui sont restés ont fini par l’oublier. Cette fois, ils se sont dépassés. On a repris les guitares. Beaucoup chantent : « Je vous donnerai mon royaume, car le temps des mille ans s’achève et s’achève le temps des mille ans… » Il est achevé. Dans la foule qui s’avance, bientôt jusqu’à le toucher, Panamá Ranger cherche un visage pour lui offrir un sourire, un regard pour saisir l’amitié que le sien cherche à exprimer. Mais il ne croise aucun regard, car personne ne semble l’avoir vu. Désemparé, il tend la main vers ce mur de chair, comme si une autre main allait en sortir, saisir la sienne et la serrer, un geste qui signifierait quelque chose comme « merci » et lui suffirait, quoi qu’il arrive ensuite. Mais rien de tel ne se produit. Quelques secondes plus tard, le voilà emporté à son tour par la foule. Il se débat pour respirer. Autour de lui dans la moiteur des corps entassés, on joue des coudes, on se démène furieusement pour avancer plus vite, chacun pour soi, la ruée vers le miel et le lait, les fleuves poissonneux, les champs gorgés de récoltes spontanées. Pressé de toute part, il se sent glisser vers le sol, au niveau d’un fouillis grouillant de jambes noires. Il n’y est pas seul. Un autre noyé lutte encore, une vieille femme indienne qui donne sporadiquement des coups de coude et des coups de pied. Une sorte de furie s’empare de Panamá Ranger. Ses poings travaillent vite, si bien qu’au-dessus de lui, un trou se creuse dans la masse des corps, une cheminée par laquelle il émerge, à bout de souffle, tirant à lui la vieille femme comme s’il la hissait hors de l’eau. Il l’a sauvée machinalement, après quoi il comprend que c’était sa dernière chance de trouver un ami dans cette multitude démente. Il tient solidement la vieille femme sous les bras. Ce maigre paquet d’os et de chair décharnée, c’est tout ce qui le rattache encore à la vie et à l’idée généreuse qu’il s’en faisait. Car il a saisi l’essentiel : « Je n’ai rien donné, se dit-il. Je ne peux rien donner. Ils n’ont pas besoin de moi. Ils prennent. » Le torrent humain s’est divisé. Il s’engouffre dans plusieurs rues à la fois et se divise encore à chaque nouveau croisement si bien qu’autour de Panamá Ranger, la pression finit par se relâcher. Il peut marcher sur ses jambes et diriger ses pas, toujours dans le même sens que la foule, mais à peu près librement. Alors il repose sa vieille amie sur ses pieds, gentiment, doucement et lui dit : « Ça va comme ça ? Tu vois, on est arrivé. » Il recueille une espèce de sourire et, dès lors, ne la quittera plus. Plus tard, quand la foule envahira les maisons, se battra dans les boutiques saccagées, mettra à sac le supermarché par ignorance de toutes ces richesses étalées, il fera comme les autres. Tant que rien ne s’organisera, il pillera pour son compte. Il amassera des trésors inconnus et, le soir, au hasard des gîtes, grange ou salon, il ouvrira son balluchon devant sa vieille amie, aussi ébloui qu’elle, et comptera sa fortune : paquets de biscuits, boîtes de jambon, couteau nickelé à six lames, chaussures du soir, cigarettes, plaques de chocolat, montres, trousse de chasse, lampe électrique, n’importe quoi. La vieille tripote tout entre ses doigts, elle identifie au toucher, renifle et quand elle a compris l’usage de la chose, elle rit. Il rit. Ensemble, ils découvrent le paradis. « La révolution », disait-il quelques jours plus tôt, lorsqu’il était maître du péage de l’autoroute A 7, « pour une fois qu’on la tient, c’est d’abord du bon temps ! » Mais il ne mesure pas le chemin parcouru, la vertigineuse dégringolade. Ses petits trésors alignés ? Des miettes de prospérité ! On a cassé la belle machine et voilà tout ce qu’il reste. Elle ne sera jamais réparée. Il s’en rend compte peut-être, vaguement, mais qu’importe : la vieille, accroupie, rit de bon coeur et prend au moins du bon temps…

Ses compagnons disparurent, digérés de même façon, mais avec plus ou moins de bonheur. Bien peu furent vraiment adoptés, et, pourtant, beaucoup s’efforcèrent de rendre service. Ceux-là se découragèrent vite. Car on les écoutait souvent, certes, et de plus en plus au fur et à mesure qu’un certain ordre s’établissait, mais une fois leurs bons conseils entendus ils se sentaient rejetés. Les plus intelligents comprirent vite qu’en se rendant utiles, sinon indispensables, ils se faisaient haïr. Alors ils se fondirent dans la masse où la blancheur de leur peau, peu à peu, passa inaperçue. C’est tout ce qu’ils pouvaient souhaiter. Logiques envers eux-mêmes jusqu’au bout, ils se résignèrent. Aujourd’hui, dans cette province de France à forte majorité indienne, ils forment une nouvelle caste de parias, totalement assimilés et isolés tout à la fois. Ils n’ont plus aucune influence. Leur poids politique est nul. Dans les deux ethnies, des leaders nouveaux se sont levés, qui parlent avec beaucoup d’aise d’intégration raciale et de fraternité et assurent ainsi leur pouvoir. Mais les donneurs de leçon du passé d’opulence, personne ne veut s’en souvenir. Ils encombrent.

Lydie mourut misérablement, putain pour Hindous à Nice, dégoûtée de tout et d’elle-même. Chaque quartier d’immigrants possédait alors son cheptel de femmes blanches, dont chacun pouvait user. Violée dès le lundi de Pâques au milieu des draps blancs qu’elle avait étendus en signe de bienvenue, Lydie avait suivi, à moitié consentante dans l’errance du début, une troupe d’Hindous vigoureux qui se l’étaient adjugée en copropriété, car elle était très belle et sa peau très blanche. Plus tard, l’ordre revenu, quand les bandes s’étaient fixées, on l’avait enfermée dans une villa, à Nice, en compagnie d’autres filles qui avaient subi le même sort. Un gardien les nourrissait et ouvrait la porte à qui voulait. Ainsi les femmes blanches perdirent vite l’orgueil de leur peau. C’est aussi une explication…

Clément Dio mourut aussi le matin du débarquement, mais seul. Après le discours du président de la République, entendu à l’hôtel Préjoly, de Saint-Vallier, il était descendu dans la nuit, comme un somnambule. Ses pas le conduisaient machinalement à la Côte, mais ses yeux conservaient dans leur rétine l’image de sa femme Iris Nan-Chan, qu’il avait en vain tenté de réveiller et qui s’était amollie subitement dans ses bras, morte. Assis à l’écart sur la plage, non loin de la villa de Dragasès, il avait assisté, presque inconscient, à toute une succession de scènes, qui, la veille encore, l’auraient transporté de joie, car c’était un homme qui aimait avoir raison et, qui plus est, avait passé sa vie à venger le petit Ben Souad, dit Clément Dio. Aujourd’hui que sa vengeance triomphait, il ne ressentait plus rien. Même la débandade de l’armée française, qu’il avait tant haïe, combattue, salie, le laissa complètement inerte. Il suivit d’un oeil morne l’embarquement des douze et la fuite du camion sans même se souvenir que c’était, pour beaucoup, son oeuvre. Devant la ruée des immigrants du Gange, il hésita, comme s’il se demandait ce qu’il faisait là et pourquoi. Puis il se leva. Quelque chose lui revint, de très important, lambeaux de phrase qu’il avait prononcée : « Monsieur le ministre… S’ils ont une chance… C’est l’armada de la dernière chance. » Il eut un petit sourire. « C’était quand même une sacrée phrase ! » se dit-il, « et les voilà ! par la puissance des mots ! » cette constatation le fouetta. « C’est moi, Dio ! » cria-t-il. « Venez ! Venez ! Effacez-moi tout cela ! » Il faisait de grands gestes, appelait la foule qui débarquait. Mais comme il était de petite taille, la peau bistrée, le cheveu également crépu au-dessus d’un regard trop malin dans des yeux pochés et que sa veste de voyage se parait de couleurs trop voyantes, il ressemblait, très exactement, à un portier louche racolant à la porte d’une boîte de nuit. La mort se présenta sous la forme d’un géant noir, portant un enfant-monstre sur le dos, suivi d’une foule énorme qui chantait. Devant Dio, il s’arrêta, puis l’empoigna, le souleva de terre jusqu’aux yeux du nabot à casquette, qui émit alors son troisième cri. Dio, dit Ben Souad, sut qu’il était condamné, mais le temps lui manqua pour comprendre les motifs du verdict. Les doigts du coprophage se refermèrent sur son cou et son corps, jeté comme un pantin de son sur la plage, prit très vite, entre les pieds de la foule, l’aspect sanguinolent d’une chèvre de boustachi… Si verdict il y eut, on peut, en effet, en chercher les attendus. Voici deux hommes, qui, chacun de leur bord, ont été les instruments du destin. L’un traverse les océans, rejoint l’autre et le tue, subitement inspiré, comme s’il le reconnaissait, si bien que ce fut le seul meurtre délibéré, volontaire, dont la multitude se rendit coupable. Cela n’a pas de sens. Mais si l’on veut nager à hauteur des symboles, quelque chose d’exemplaire se dessine : la volonté du tiers monde de ne rien devoir à personne, de ne pas affaiblir la signification radicale de sa victoire en la partageant avec des transfuges. Les remercier, ou même les admettre, c’était encore perpétuer une forme de sujétion. À cet égard, le coprophage a réglé la question. Cela vaut ce que ça vaut. Pour notre part, voici une explication beaucoup plus naturelle et qui a le mérite de la simplicité : la tête de Clément Dio ne revenait pas au nabot. Mais pas du tout !

CHAPITRE 43

Puis, la tempête éclata. Le vent forcissant depuis le matin l’avait annoncée. Quoique n’excédant pas les caprices de la météorologie méditerranéenne, sa violence fut à la fois extrême et limitée dans le temps et l’espace. Elle dura une petite heure et ne souleva la mer que sur un périmètre restreint, à la façon d’un cyclone. Le dernier immigrant, dans l’eau jusqu’à la taille, quittait le dernier navire et parvenait jusqu’à la plage quand une pluie diluvienne s’abattit sur la flotte, et aussi sur la côte proche, jusqu’à environ un kilomètre de profondeur. La foule, dans les rues, n’avait pas eu le temps de marcher beaucoup plus loin. Ces trombes d’eau jouèrent leur rôle. Jusqu’à cette minute, la foule du Gange ne représentait qu’une impulsion, une masse informe sans objectifs précis. La curiosité restait encore son seul moteur. Entre le pays fabuleux qui s’ouvrait devant elle, avec ses rues ombragées et propres bordant des rangées de villas et d’immeubles inconcevables pour elle, et sa propre misère, il existait un tel écart qu’on peut presque dire qu’elle en était intimidée, ou peut-être même saisie de respect. Durant la longue traversée, les faméliques n’avaient cessé de rêver, imaginant un pays à la mesure du mythe qui les emportait. Et maintenant qu’ils pouvaient le toucher, beaucoup ne parvenaient pas à y croire. Ils palpaient les arbres, les trottoirs cimentés, les portes des immeubles et les murs des jardins, mais précautionneusement, comme si tout allait s’évanouir en mirage. La pluie mit fin au doute et matérialisa le mirage. Ce fut la ruée vers les maisons, les églises, les entrepôts, les immeubles résidentiels, tout ce qui pouvait offrir un abri. Pas une porte ne résista à la poussée de la foule. Dans ces actions de caractère disparate, on peut cependant noter un début d’organisation, et aussi de hiérarchisation. Tels qui eurent l’idée de se servir de barres de fer trouvées dans un chantier, ou de madriers utilisés comme béliers, devinrent aussitôt chefs de bande. Devant les portes fracassées, on leur fit ovation. En moins d’une heure, chacun fut abrité. Entassé, mais abrité. Ce fut un acte décisif, une prise de possession immédiate. Sans la pluie, le processus aurait traîné. Lorsqu’elle cessa et que le vent faiblit, chassant les derniers nuages noirs, tous sortirent sur le pas des portes, aux balcons, aux fenêtres, sur les parvis, les terrasses. Jusqu’aux plus hauts étages, les façades des immeubles aux longues baies vitrées se couvrirent de noirs essaims. On s’interpellait par-dessus les rues et les arbres, d’une loggia-barbecue à l’autre. On se donnait spectacle, sur un seul thème joyeux : « Cette fois, ça y est ! On est arrivés ! »

Il n’entre pas dans notre propos de décrire l’installation des peuples du Gange en France, ni de ceux qui les suivirent. Contée de façon édifiante, comme un modèle d’initiative et d’organisation collectives, cette histoire traîne dans tous les manuels au premier chapitre du monde nouveau. Mais sur la tempête et la pluie, sur leur rôle décisif, pas un mot. Il faut encore ajouter quelque chose. Quand la joie se fut apaisée, il devint évident à tous que même pour des misérables accoutumés à l’entassement, le littoral occupé était loin de suffire. Mais ceux qui avaient grimpé jusqu’au sommet des immeubles découvrirent autour d’eux l’étendue de leur conquête. A perte de vue s’offrait un pays qui leur parut le plus beau, le plus riche, le plus accueillant du monde. La densité des habitations ne nuisait pas à la nature, elle en était même enveloppée et la multiplicité des toits donnait confiance : autre chose qu’un désert ! Plus loin, au pied des collines boisées, les guetteurs émerveillés découvraient d’immenses champs plantés d’arbres fleuris, d’autres qui verdissaient sous d’épaisses moissons. Ils le firent savoir, chantant la bonne nouvelle comme des muezzins ou des crieurs publics. De bouche en bouche, elle parcourut la foule. Dans les rues, les jardins, sur les places publiques, s’établirent des conciliabules, des assemblées populaires. Il faut insister une dernière fois sur la notion d’appropriation triomphante qui découla de la pluie et de la ruée qui s’ensuivit. Cette foule épuisée avait retrouvé tout bonnement le moral. Un moral de fer. De conquérant. Si bien que plus des trois quarts, les plus valides, les plus entreprenants, décidèrent de poursuivre leur route. Plus tard, les historiens firent de cette migration spontanée une épopée qu’ils baptisèrent : « La conquête du nord. » Et là, nous leur donnons raison, mais seulement par comparaison. On n’a pas oublié le premier volet du diptyque : la fuite vers le nord, l’exode lamentable des vrais propriétaires du pays, leur déchéance avouée, leur répugnant renoncement, l’anti-épopée ! À mettre les deux foules en balance, tout devient clair…

CHAPITRE 44

La tempête ne leva sur la plage qu’un petit nombre de vagues, mais d’une puissance exceptionnelle. Le premier choc fut décisif. Les autres ne firent qu’achever la destruction de la flotte. Attaqué par l’arrière, brusquement déséchoué dans un grand frémissement de toute sa coque, l’immense Calcutta Star se remit à flotter. Ce mouvement brutal réveilla un homme seul, en haillons blancs, qui somnolait au pied d’une cheminée, dans la torpeur de son inoffensive folie. Monseigneur l’évêque catholique, préfet apostolique du Gange, ouvrit les yeux. Sur le pont fouetté par la pluie des plaques rouillées lui apparurent, qu’il n’avait jamais vues tant la foule auparavant y était dense, couchée là pendant tout le voyage. Le bateau résonnait comme un tombeau vide. Par les cheminées tronquées, l’ouragan s’engouffrait en soufflant dans ces tuyaux d’orgue une cacophonie d’enfer, entrecoupée de craquements formidables. Sur tout le navire, les portes battaient furieusement. Les trappes d’écoutille se soudaient à la verticale, puis se rabattaient avec fracas, comme si le vent jouait avec le clavier d’un monstrueux basson. La variété des bruits et des chocs était infinie. Tous les espars, les cordes, échelles, filets, coupés par où la foule s’en était allée, saisis par une sorte de danse démente, martelaient en cadence les flancs du navire. Cela ressemblait un peu à une troupe de cavaliers galopant sur un pont métallique, ou à de la grêle sur un toit de tôle, mais cent fois amplifié. Mains à plat sur les tempes, les serrant jusqu’à la douleur, l’évêque se boucha les oreilles. En même temps, il appelait : « Mes petits ! Mes petits ! » Sans doute pensait-il aux enfants qui lui portaient à manger et à boire, à l’ombre de sa cheminée, et qu’il remerciait d’une amicale tape sur la joue, ou d’une croix dessinée du pouce sur le front, selon sa lucidité du moment. Mais le navire était désert, et déserts, aussi, tout autour, tous les autres navires de la flotte. La pluie ruisselait sur son visage étonné et, dans les rafales, le frappait si sauvagement qu’il en suffoquait. Haletant, il appela : « Mes petites ! Mes petites ! » Cette fois, il pensait aux vieilles femmes qui rampaient la nuit jusqu’à lui et dont les mains lui apportaient le paradis sur terre. Alors l’évêque comprit qu’il était seul et qu’on l’avait oublié. Pleurant comme un enfant, il laissa tomber ses bras le long du corps, dégagea ses oreilles et le vacarme, aussitôt, le foudroya comme par un double crochet de boxeur.

Son évanouissement dura peu, quelques secondes. Lorsqu’il en émergea, à quatre pattes sur le pont qui s’était brusquement incliné, sans doute avait-il retrouvé sous le choc une part de sa raison. Cela ne lui servit pas à grand-chose. Disloqué par la tempête, le Calcutta Star s’était couché sur le flanc. Les troncs de cheminée se rompirent et roulèrent jusqu’à l’eau. L’orgue géant devint muet. Sur la coque, le galop des espars cessa d’un coup et l’on n’entendit plus que le ruissellement de la mer qui avait envahi le navire et balayait le pont comme une cataracte. Il s’entendit murmurer : « Nous serons deux mourants pas d’accord, monsieur le consul, voilà tout. » Puis le consul lui répondit : « Au nom de Dieu, monseigneur, je vous emmerde ! » Ou tout au moins crut-il l’entendre, car emporté par le flot qui dévastait le pont en arrachant ce qui restait des superstructures, il ne vit plus dans un brouillard liquide que des ombres de chiens léchant une flaque de sang sur une ombre de quai, à Calcutta. Tandis qu’il se débattait dans le torrent, heurtant violemment au passage un treuil de fer qui résistait encore, une main passa devant ses yeux, rouge de sang. Il comprit alors qu’il mourait et que ce sang, cette fois, était bien le sien. Nulle phrase latine ne s’y inscrivait. L’évêque du Gange n’était plus fou. Il dit seulement : « Seigneur, que ta volonté soit faite. » Puis sa tête s’écrasa sur le bastingage du navire tandis que son corps hésitait un instant, pour basculer finalement par-dessus bord, dans la mer, qui, déjà, s apaisait. « Qui êtes-vous ? » fit une bonne voix bourrue. « Je suis l’évêque du Gange. » « Hum ! Hum ! reprit la voix, pas fameux ! Aviez-vous au moins la contrition parfaite, en mourant ? » « Je le crois. » « Eh bien, entrez, mon ami, entrez donc ! Tout est oublié. Par là ! Par là ! Suivez Batitien et Pédraton, ils vous montreront le chemin… »

Il ne resta rien de la flotte, que des carcasses informes dispersées le long de la plage. Seul, un petit torpilleur présente encore une forme vaguement reconnaissable. Chaque lundi de Pâques, tendu d’oriflammes blanches, le pouvoir l’offre à la vénération populaire. La foule se presse en pèlerinage et défile silencieusement sur la grève, toute la journée. Là aussi, il y a falsification de l’histoire. On a même évoqué Cortés, un Cortés qui aurait fracassé ses vaisseaux, avant de débarquer, au lieu de les brûler. Ainsi matérialisé, le mythe prend l’allure d’une volonté politique, d’un plan mûrement conçu où chaque acteur se serait engagé en toute connaissance de cause. Ce n’est pas une multitude pitoyable qui avait débarqué là, mais une armée conquérante. Les enfants des écoles, admirant le torpilleur, en salivent de fierté. Mais moi, je sais qu’il s’en fallait de quelques misérables minutes pour que la tempête ne détruise à la fois la flotte et ses noirs passagers. Je sais aussi que ces minutes de grâce, Dieu ne nous les a pas données.

Ce léger écart eut une dernière conséquence. La tempête était sur le point de s’apaiser lorsque deux avions se présentèrent pour atterrir à vue sur l’aéroport de Côte d’Azur. À vue, car leurs pilotes s’étaient vite rendu compte de l’abandon total du terrain. Tour de contrôle muette, parking désert, balisage éteint, radiophare évanoui. Ils s’obstinèrent, malgré le mauvais temps. Chargés de vivres et de médicaments, bourrés d’ecclésiastiques de choc inconfortablement coincés entre des montagnes de caisses, les deux avions dessinèrent bravement dans le ciel noir leur virage d’approche. Le premier de ces avions était blanc. L’autre, gris. Nous avons reconnu les mousquetaires de la charité combattante tous azimuts tiers monde, héros de São Tomé. L’avion blanc du Vatican, et d’un ! L’avion gris du Conseil oecuménique des Églises protestantes, et de deux ! Aucun de ces curés volants n’avait pu résister à l’appel tortueux de la justice. Les cargaisons qu’ils apportaient ne servaient, comme toujours, que de prétexte. L’essentiel était d’être là, les premiers, et, par leur présence symbolique, d’offrir les clefs de l’Occident, allègrement sacrifié pour que naisse le monde nouveau. Mais les queues de cyclone sont souvent redoutables. La tempête, en mourant, frappa un dernier coup. Un épais nuage noir, traversé d’éclairs, enveloppa la petite escadrille. Les lumières des carlingues s’éteignirent, tandis que toutes les aiguilles des instruments de bord tombaient en même temps à zéro. En pareil cas, on remet toute la gomme et l’on s’enfuit vers le ciel. Dans la nuit noire qui les isolait, c’est ce que firent aussitôt les pilotes. Mais l’oeil du cyclone veillait, gigantesque trou d’air en forme de cheminée. À basse altitude, cela ne pardonne pas, bien que ce soit un phénomène d’une exceptionnelle rareté. Presque sagement, l’un derrière l’autre, respectant leur classement habituel d’arrivée, les deux avions s’écrasèrent sur la piste. L’avion blanc, et d’un ! L’avion gris, et de deux ! Explosion. Incendie. Il n’y eut aucun témoin, que le souriant M. Calguès, grâce à sa puissante longue-vue, et aucun survivant. Pour quelques misérables minutes refusées à son peuple, Dieu, malgré tout, s’était quand même remboursé.

Certains historiens, peu nombreux il est vrai, ont émis une étrange hypothèse, selon laquelle le pape Benoît XVI se trouvait à bord de l’avion blanc et périt dans la catastrophe. Comme on ne récupéra plus tard que des os calcinés parmi les débris de l’appareil, et aucun objet ni vêtement permettant d’identifier qui que ce soit, rien n’étaye cette affirmation. Sinon qu’on n’entendit plus jamais parler de Benoît XVI, comme s’il s’était volatilisé dans les combles labyrinthiques du Vatican. Depuis son message du vendredi saint, tout empreint d’universelle charité, il n’avait plus donné signe de vie. On le disait en prières, reclus volontaire dans son appartement, sous les toits, d’où il ne réapparut jamais. Mais c’était bien dans sa manière, ces brusques voyages impulsifs. Trois fois, déjà, pour retrouver le crédit perdu par son prédécesseur timoré, il avait commandé son avion blanc et débarqué sur un champ de bataille. En Namibie, notamment, son arrivée spectaculaire avait précipité la chute de Windhoek, la capitale, où s’était illustré également Jean Orelle. S’avançant seul dans le no man’s land, aux abords de la ville, il avait tourné délibérément le dos aux assiégés blancs minoritaires et béni l’immense foule noire des assiégeants. Il est juste de rappeler que sa présence évita un dépeçage complet des vaincus. La dernière fois qu’il s’était déplacé, en Afrique du Sud, lors de la grève générale insurrectionnelle des Bantous, il avait encore failli emporter l’affaire. Animistes bantous et étudiants boers progressistes l’avaient entouré d’un cortège enthousiaste, car ils l’adoraient. Un caporal de police, probablement bête comme ses pieds, avait mis fin à l’équipée, mais il s’en était fallu d’un cheveu. Saisissant le pape aux épaules et s’en faisant un bouclier, il l’avait reconduit brutalement à sa voiture et la voiture à l’aéroport, criant à la foule des manifestants : « Si vous m’empêchez de passer, je le descends ! » Le monde entier en avait frémi d’indignation. Alors, ce même pape s’envolant vers l’armada du Gange et cramant dans son avion, voilà une hypothèse qui ne me surprend pas tellement. Pour tout dire, et à bien des égards, je la trouve extrêmement réjouissante.

Laisser un commentaire

Votre commentaire sera publié apres contrôle.



Soyez le premier à commenter