Invasion et chute de la France – Le Camp des Saints [36-37]

Le temps des mille ans s’achève. Voilà que sortent les nations qui sont aux quatre coins de la terre et qui égalent en nombre le sable de la mer. Elles partiront en expédition sur la surface de la terre, elles investiront le camp des Saints et la Ville bien-aimée. [Apocalypse, XXe chant.]

Jean Raspail avait vu juste, voici le récit de l’invasion migratoire de la France jusqu’à la chute du pays.

CHAPITRE 36

Minuit. Le Président va parler. Il faudrait stopper le cours de la vie l’espace d’un instant, transformer le mouvement en images arrêtées pour embrasser le panorama du monde et saisir d’un coup tous les acteurs du drame de la minute de vérité. Tâche impossible. La terre entière est à l’écoute, tous relais et satellites bloqués sur les ondes françaises. Tout au plus peut-on, par quelques projecteurs perçant çà et là les nuages, les toits et la nuit, débusquer l’un ou l’autre de nos compagnons d’épopée. Nous avions cherché un autre mot que celui-là, sans le trouver. Existe-t-il des épopées à rebours, à l’envers, des épopées à qui-perd-gagne, des anti-épopées ? C’est le mot.

Albert Durfort, par exemple. Il a arrêté sa voiture sur le bas-côté, quelque part aux environs de Gex, car l’émotion qui l’étreint l’empêche de conduire, tout en écoutant, sur les virages verglacés du col de la Faucille. Il a choisi cet itinéraire difficile, jugeant que sur la route de l’or mieux valait emprunter les détours peu fréquentés. À la jeune Martiniquaise alanguie par le voyage qui lui demande pour la énième fois si c’est bientôt la Suisse, parce qu’elle a envie de prendre une douche et de se fourrer au lit gentiment en compagnie de son petit Albert, Durfort répond : « Fous-moi la paix, veux-tu ! » Cet arrêt le perdra. Durfort sera dévalisé par l’une de ces grandes compagnies qui ont pris possession de la nuit et ne font pas de quartier. Son corps poignardé sera jeté dans le fossé et la jolie négresse aux cheveux si soigneusement lissés rendue à la sauvagerie sexuelle des hommes enfin débarrassés de la société.

Comme le lecteur, sans doute, l’historien de ce drame a été frappé par le manichéisme sommaire dont fit preuve le destin pour distribuer la mort. Sommaire ? Pas tant que cela. Si l’on réfléchit en profondeur, on s’aperçoit que ce manichéisme s’exerce à double effet. Les Bons sont opposés aux Mauvais, lesquels deviennent « les Bons » à leur tour pour s’opposer aux Bons devenus « les Mauvais ». À l’appui de ce raisonnement, dirigeons le projecteur sur deux autres personnages : Élise, Française arabisée, et Pierre Senconac. Senconac se recueille dans les studios d’Est-Radio. Tout à l’heure, dès que le Président aura terminé de parler, il lui faudra improviser son commentaire. Il sait qu’il prêchera la violence, mais ignore encore les bases sur lesquelles il pourra s’appuyer et qu’il attend du Président. Dérisoire veillée d’armes, si l’on avance de vingt minutes l’horloge du temps. Car Élise, écoutant la voix sèche de Senconac dans la cuisine du cadi borgne, sait que le temps du mépris s’achève et qu’un sang purificateur doit en effacer les dernières traces. Elle prend aussitôt sa voiture et court aux studios d’Est-Radio pratiquement désertés, le rasoir du cadi le long de sa cuisse droite, à l’intérieur du bas. Senconac ne parlera plus, voix et gorge coupées au milieu d’une phrase, tandis que s’enfuient les rares techniciens du son qui étaient restés à leur poste. Manichéisme à double effet. Mais comme ces sortes de règlements de comptes ne concernèrent, au total, qu’un très petit nombre d’individus au regard de l’importance du conflit, il faut encore une fois en conclure qu’au-delà du manichéisme d’élite, dans quelque sens qu’on le prenne, l’histoire du monde blanc n’était plus qu’affaire de millions de moutons. C’est sans doute l’explication.

Sur le rivage, face à l’armada échouée, le colonel Dragasès a cessé d’enfourner des cadavres noirs dans le ventre des bûchers. Le temps est venu de s’opposer aux vivants. Assis dans le parc d’une villa abandonnée, sur la balustrade à colonnes qui domine la mer de quelques mètres, il contemple les navires échoués dans la nuit, silhouettes découpées d’un théâtre d’ombres. « Vous allez entendre une allocution de M. le président de la République… » Depuis que la nuit est tombée, le colonel, heure par heure, compte ses troupes le long de ce front étrange qui s’étend sur une vingtaine de kilomètres. De temps en temps, au central radio de la villa, ses officiers appellent en vain l’un ou l’autre bataillon dont le poste ne répond plus. Vivant au crépuscule, après une journée de confrontation en plein soleil avec ce million de malheureux chantant leur douce mélopée, le bataillon est mort sous les étoiles, fantômes déjà condamnés pour un crime non commis, fuyant à travers les jardins et les pins comme s’ils craignaient d’être surpris par le jour sur le théâtre de leurs forfaits manqués. Peu de temps avant minuit, le secrétaire d’État Perret, abandonnant préfecture et déchet de préfet, a rejoint le colonel. Le capitaine de frégate de Poudis est là, lui aussi. Il leur reste environ dix mille hommes. Derrière les lignes rôde la bande de Panamá Ranger, grossie d’éléments disparates ramassés sur la route. Des combats obscurs et silencieux s’engagent en différents points de l’impalpable champ de bataille, aux lisières du pays abandonné, combats de mots étouffés, appels à voix basse qui manquent rarement leur but, appels à la désertion. Dans les villas pillées de l’intérieur, Panamá Ranger accueille les déserteurs. On entend de la musique et de juvéniles cris de joie. Les sirènes ont une voix d’électrophone et l’haleine parfumée au meilleur scotch des bourgeois. Contre cela, le colonel ne peut rien. Panamá Ranger déplore cependant cinq morts, abattus sans sommation dès qu’ils eurent ouvert la bouche, car certaines unités refusent sombrement tout dialogue. En particulier un commando de marine très tard arrivé et qui s’est forcé un passage à travers les troupes de Panama Ranger. Son capitaine considère que toute régénération doit commencer par une bonne guerre civile et que même si l’affaire est manquée d’avance, raison de plus pour ne pas se gêner. Dans une guerre civile, on sait au moins qui on tue et pourquoi. Cela satisfait pleinement le capitaine de commando.

Remontant l’autoroute du Sud, le mascaret s’est arrêté pour souffler au centre douillet de la France. De Valence à Mâcon, tous les hôtels sont pleins et avec eux les écoles, hangars de ferme, gymnases, salles de restaurant, cinémas, mairies et maisons de la culture. Débordé par l’exode, chaque préfet a lancé un appel à la solidarité de ses administrés. Accueillir en paroles les immigrants du Gange, c’était très bien, mais accueillir en fait ceux qui les fuient, voilà qui n’était pas prévu ! La population autochtone se multiplie. C’est-à-dire qu’elle multiplie les prix. Tout ce qui se mange décuple de valeur. Un bain se paye deux cents francs, un biberon pour bébé sevré cent francs. Le litre d’essence rejoint le litre de beaujolais-village, lequel ne s’obtient plus dans les bistrots qu’après les supplications du nouvel usage, auprès desquelles la reptation du drogué en état de manque n’est plus qu’une plaisanterie de mauvais goût. Les cloportes du marché noir, qui dormaient sur leurs fumiers perdus, se sont aussitôt remis à grouiller et s’enflent à la vitesse d’une grenouille vorace. C’est enfin l’exploitation de l’homme par l’homme, la vraie, la pure, entre égaux, tous de race blanche et l’on se rend compte qu’en ce domaine, tout ce qui avait précédé n’était que faibles mots, dans ce beau pays d’Occident où l’on clamait si souvent sur tous les tons ce qu’exploitation veut dire. Cette fois, on a compris. L’exploité ne dit rien. Il paye. Le préfet réquisitionne les boulangeries. C’est égal, voici le bon temps revenu ! Rien par-devant, mais tout ce que vous voulez en passant discrètement par-derrière. La France s’est retrouvée. Elle a même retrouvé sa police. Plus exactement le besoin urgent de sa police. Sainte colique, dans la jolie tradition des trouilles les plus abjectes ! Sur la route, beaucoup se sont fait rançonner. On a perdu sa fille, enlevée monsieur le brigadier dont je lèche les bottes, sa jeune femme qu’on n’avait même pas fini de payer, soulevée monsieur le brigadier-chef dont je lèche le cul, soulevée comme dans un film sado-porno en vente libre dans les sex-shops, par des bandes de mâles terrifiants et beaux comme les anges noirs de l’écran, et son portefeuille avec tous ses papiers, volé à main armée, monsieur l’adjudant dont je baise les deux mains poilues, repentant ! On se rue vers les casernes de mobiles, les gendarmeries et les commissariats. Le pays n’est pas sûr, monsieur l’agent dont je salue bien bas l’intelligence, la force et le dévouement, on implore le droit d’asile et si vous voulez un cigare, j’en ai là d’excellents ! Les ci-devant clapiers à flics apparaissent aux pauvres hommes tondus comme les monastères inviolables du lointain Moyen Âge. L’anti-épopée, Messieurs-dames ! Jadis, on cherchait refuge dans les églises tandis que les hommes d’armes du vilain seigneur battaient les hauts murs comme une marée à bout de course.

Aujourd’hui, ce sont les hommes d’armes qui veillent aux créneaux des asiles tandis qu’à l’extérieur les curés et tous les saints christiques du dernier jour hurlent à la mort comme une bande de loups. Mais les hommes d’armes ont bien changé. Le ressort est cassé. Même en ces heures troublées, on ne reconstruit pas une police d’un coup de baguette magique à partir de marionnettes brisées. Guignol a gagné. Les petits enfants applaudissent très fort, mais s’ils se font chiper leurs sucettes après la représentation, ma foi ils ne l’auront pas volé ! On ne peut applaudir et se plaindre tour à tour. On ne peut implorer après avoir méprisé. Les hommes d’armes se vengent bassement : « On ne peut vous empêcher d’entrer », disent-ils aux portes de leurs lugubres églises désaffectées, « mais faut pas trop compter sur nous. L’aurait fallu y penser avant ! » La vengeance se mange froide et la police déguste, un vil contentement agitant ses babines. Certains crachent aux pieds des pauvres persécutés. Joli dialogue ! « Je vous lèche les bottes, monsieur le brigadier-chef – Et moi je vous crache à la gueule ! » Pouah ! À minuit, la pause. Flics et moutons, tondeurs et tondus, tout le monde écoute.

À RTZ, en revanche, dans le grand studio, c’est la fête. Boris Vilsberg attend devant son micro, très entouré. Trop entouré, même, du moins semble-t-il le penser, à en juger par sa mine vaguement inquiète. Rosemonde Réal l’a lâché. À son arrivée un quart d’heure plus tôt, découvrant la sordide pagaille qui règne au studio (« Pourriez-vous me laisser passer ? » demande-t-elle à trois hirsutes affalés sur des chaises en travers du couloir. « Enjambe ! Enjambe ! » disent les charmants qui ajoutent sans bouger : « Alors quoi ! T’as peur d’attraper des morpions ? » Parler progressiste à li bon peuple est une chose, mais en supporter d’aussi près les conséquences, voilà autre chose à laquelle elle n’avait jamais pensé…) « À l’ambassade des États-Unis », jette-t-elle à son chauffeur. L’ambassadeur est de ses amis et là, au moins, les gardes ne laissent pas entrer n’importe qui. Chez tout salonnard dévoyé, il existe toujours un seuil à partir duquel l’esprit de caste reprend le dessus, n’est-ce pas, M. de La Fayette ? D’autres plus courageux se sont frayé un chemin, sente malodorante, à travers la foule du studio. Le père Agnellu, en particulier, encore tout frétillant d’avoir bu les paroles du pape et brûlant d’envie de les commenter. Très élégant, comme à son habitude, d’une maigreur aristocratique, cheveux argentés légèrement bouclés sur les tempes, costume d’alpaga noir pour première à l’Olympia et chemise à jabot. Lui sait se faufiler. Il passe comme une anguille, s’épongeant discrètement le front avec une pochette de dentelle. Car il fait une chaleur d’enfer. Le grand studio, prévu pour deux cents personnes, en comprend pour le moins cinq cents, mais comme beaucoup sont couchés par terre en attendant minuit, on voit plus de corps que de visages. Du buffet dressé dans le fond de la salle, tradition des grandes nuits de RTZ, il ne reste plus rien. Tout bu tout mangé. Un grand Noir fort bien habillé secoue le malheureux serveur comme s’il espérait en faire tomber des bouteilles cachées. « Qu’en pensez-vous ? » demande le père Agnellu, enfin parvenu jusqu’à Boris Vilsberg. « Pas grand-chose de bon », répond l’autre à voix basse. « Après le discours du Président, ils s’empareront du micro et ne nous laisseront plus placer un mot. Le directeur a prévu de couper l’antenne, mais je l’ai supplié de n’en rien faire, sans quoi nous ne sortirons pas entiers d’ici ! » Dans l’empire des mass media, le rôle de Kerenski ne nourrit plus son homme. Quelques répliques et pfuit… c’est déjà fini !

Chez les travailleurs africains de Paris, au fond des caves immondes où les hommes de la lumière les ont parqués par milliers, le même dialogue s’engage pour la dixième fois, psalmodié, presque chanté, refrain machinal ou programme, nul ne le sait encore :

— Et s’ils débarquent sans casse, demande « le Doyen », est-ce que vous sortirez de vos trous à rats ?

— Est-ce que le peuple des rats est nombreux ? chante un autre.

— Le peuple des rats, dit le prêtre-éboueur, se comptera à la lumière du ciel, comme une immense forêt poussée d’un seul coup dans la nuit. Zimbawe !

— Zimbawe ! chantent mille voix aveugles…

Rideau de fer baissé, lumières occultées, au téléphone d’un bistrot arabe de la Goutte-d’Or le cadi borgne répète inlassablement ses ordres : « Contentez-vous du nécessaire. Sachez partager avec ceux qui vous ont tout refusé. Soyez fraternels et souvenez-vous : le temps des armes est révolu. Par Allah ! vous n’en aurez pas besoin, si le discours du Président ne réveille pas ce pays mort. Encore un peu de patience, mes frères… »

Le président de la République française préside cent gouvernements à la fois, réunis à toutes les heures des vingt-quatre fuseaux autour d’un poste de radio. À Rome, le pape est tombé à genoux devant un christ brésilien négroïde, tandis qu’à Paris, se tortille l’archevêque des pauvres sur son tabouret de bois. « Comme tu as les yeux verts, ma chérie ! » murmure Norman Haller à travers les brumes de l’alcool. Un vieux revolver qu’il tripote fascine le ministre Jean Orelle, un modèle 1937, fabrication soviétique artisanale, Dieu sait qu’il s’était enrayé souvent au temps des maquis merveilleux de sa jeunesse ! Josiane hoche la tête et répète en comptant ses meubles : « Mais ça ne tiendra jamais dans les deux pièces des Arabes du cinquième… » Aux lisières maritimes du massif de l’Esterel, Luc Notaras, fugitif, erre à la recherche de l’armée française. Mais de tous les coups de projecteur perçant la nuit historique du dimanche de Pâques au lundi, le plus étrange demeure sans conteste ce pinceau lumineux éclairant M. Hamadura, juste au moment où il charge sa voiture avant de prendre la route du Midi. De l’acier brille sous la lune car dans le coffre capitonné de couvertures, M. Hamadura dépose précautionneusement quatre merveilles de fusils à lunette, témoins du temps où il chassait le tigre et l’éléphant indiens. Du discours tant attendu, M. Hamadura se fiche bien. Il ne l’écoutera pas. Plus blanches encore dans son visage noir, ses dents s’écartent sur un sourire. On dirait M. Hamadura heureux. Il part pour sa dernière chasse…

Le vieux M. Calguès contempla son verre vide, puis, à la réflexion, le remplit à nouveau, posément. Le concerto de Mozart avait cessé d’un coup. Il y eut un court silence, l’instant de grâce où la perfection brille comme une étoile filante : la terrasse sous le vent frais et doux qui commençait à se lever, l’admirable campagne qu’on devinait sous la lune, le jardin chargé d’effluves de pins, le clocher qu’on apercevait de la terrasse, scellant très haut avec le ciel une sorte d’accord éternel et enfin Dieu, tout proche, une main protectrice affectueusement posée sur l’épaule du vieux monsieur. L’étoile filante s’éteignit tandis qu’une voix disait :

— Vous allez entendre une allocution de M. le président de la République.

CHAPITRE 37

— Français, Françaises, mes chers compatriotes… La voix était calme, bien timbrée, grave et énergique à la fois. On sentait que le Président n’improvisait pas, qu’après de longues et douloureuses réflexions il avait pesé ses mots avant de les écrire, n’ayant laissé à personne le soin de la rédaction. Parmi les vieillards qui l’écoutaient, beaucoup pensèrent aux lointaines années sombres de 1939 à 1945, quand les chefs d’État s’adressant à leurs peuples avaient vraiment quelque chose à dire et les peuples de quoi méditer. Les autres, moins âgés, n’avaient jamais rien entendu de semblable, si bien que beaucoup découvrirent le vide qui les habitait et qu’ils croyaient être le mouvement de la vie sous l’habillage du sens de l’histoire. Inutile contrition parfaite ! Mais si Dieu dispensateur de la résurrection des morts et de la vie éternelle ressuscite aussi les Blancs à leur place, le jour du jugement dernier, tout n’aura peut-être pas été perdu…

— … Dans cinq heures, à l’aube de ce lundi de Pâques, notre pays aura perdu ou conservé son intégrité préservée depuis plus de mille ans. En cette circonstance, nous avons le redoutable honneur de servir de test, d’exemple et de symbole, car d’autres nations occidentales, menacées au même moment par des phénomènes de même nature, hésitent, tout comme nous, à s’y opposer. Dans cinq heures, un million d’immigrants de race, de langue, de religion, de culture et de traditions différentes des nôtres, mettront le pied pacifiquement sur le sol de notre pays. Ce sont principalement des femmes, des enfants, des paysans sans travail et sans ressources, chassés par la famine, la misère et le malheur, surplus dramatique et toujours croissant de cette surpopulation qui est le fléau de notre fin de siècle. Leur destin est tragique, mais, par voie de conséquence, le nôtre ne l’est pas moins. Si la nature de l’homme avait été différente, si elle avait pu être modifiée par le jeu des idées nouvelles auquel nous nous soumettions depuis si longtemps en paroles, peut-être aurions-nous pu, en effet, accueillir le tiers monde chez nous en recevant généreusement son avant-garde, et fonder tous ensemble cette société originale adaptée à l’avenir d’un monde surpeuplé. Or, il nous faut reconnaître franchement que c’est avec répulsion qu’au dernier moment notre pays a réagi, délivrant cette sorte de terreur qui est toujours née, dans le passé, de l’affrontement des races. Hormis quelques groupes d’idéalistes et d’asociaux irresponsables ou fanatiques, le sud de notre pays s’est vidé de ses habitants. L’une de nos plus riches provinces est devenue un désert par la volonté de ceux qui l’habitaient et qui ont préféré tout abandonner plutôt que de partager, plutôt que de cohabiter. Ce n’est pas nouveau et nous avons connu d’autres exemples, dans le passé, que nos consciences, peut-être à leur honneur, n’avaient pas voulu retenir. Mais là est l’essentiel et moi, votre président, élu de la nation, je dois en tenir compte. Je sais aussi que la plupart d’entre vous ont jugé humainement impossible de s’opposer par la force à des affamés désarmés et épuisés. Je les comprends et cependant, je le déclare tout net : la lâcheté devant les faibles est une des formes les plus actives, les plus subtiles et les plus mortelles de la lâcheté. Chacun s’est alors réfugié dans l’espoir que l’armée n’aurait pas de ces scrupules, sans trop y croire, d’ailleurs, puisque tout le monde a fui. J’ai, en effet, dès les premières manifestations de l’exode, donné l’ordre à l’armée de prendre position sur le rivage, si bien que nous sommes en état, dans la mesure où nous le voulons, de repousser l’envahissement et d’anéantir l’envahisseur. À la seule condition, évidemment, de tuer avec ou sans remords un million de malheureux. Les guerres précédentes ont été prodigues de ce genre de crime, mais les consciences, à l’époque, n’avaient point encore appris à hésiter. La survie absolvait le massacre. Au demeurant, c’étaient des guerres entre riches. Aujourd’hui, alors que nous sommes attaqués par des pauvres qui emploient l’arme absolue du pauvre, si nous devons commettre le même crime, sachez que personne ne nous absoudra et que, dans notre intégrité préservée, nous en resterons marqués à jamais. Les forces occultes qui s’acharnent à détruire notre société occidentale le savent bien, prêtes à s’engouffrer dans le sillage de l’envahisseur, sous le bouclier commode que leur offrent nos consciences troublées. Français, Françaises, mes chers compatriotes, j’ai donné l’ordre à notre armée nationale de s’opposer par les armes au débarquement de la flotte immigrante à qui je refuse solennellement la dernière chance, justement pour vous conserver les vôtres. Il s’agit là d’une mission…

Brusquement, la voix se brisa. Pendant plus de trente secondes, la phrase interrompue demeura suspendue sur les ondes, tandis que l’on n’entendait plus à travers cette éternité de silence que la respiration oppressée du Président. Lorsqu’il reprit la parole, ce fut d’une voix beaucoup plus faible et lente, comme s’il avait peine à parler, bouleversée, hésitante, terrassée par l’émotion. Il fut tout de suite évident que le Président, cette fois, improvisait. Plus tard, des historiens retrouvèrent le texte dactylographié du discours dans les archives de la radio. Le comparant avec les paroles qui furent effectivement prononcées, tous s’accordent à penser qu’au dernier moment la volonté du Président craqua d’un coup, comme une falaise minée qui s’effondre. Épouvanté par les mots qu’il avait écrits, épuisé de chagrin à la seule évocation des conséquences immédiates possibles, le Président y avait renoncé après trente secondes d’ultime réflexion pour laisser parler son coeur et sa conscience. Et pendant trente secondes, le monde, lui aussi, ne s’était plus entendu que respirer. Après quoi, chaque mot compta, poignées de terre tombant au fond de la fosse, sur un cercueil, comme un adieu :

— … Il s’agit là d’une mission atroce qu’en mon âme et conscience je demande à chaque soldat, chaque policier, chaque officier, de mesurer très exactement, chacun demeurant libre ensuite d’accepter ou de refuser. Tuer est difficile. Savoir pourquoi l’est plus encore. Moi, je le sais, mais je n’ai pas le doigt sur la gâchette et la chair d’un malheureux à quelques mètres de mon arme. Mes chers compatriotes, quoi qu’il arrive, Dieu nous garde… ou nous pardonne.

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