Invasion et chute de la France – Le Camp des Saints [33-35]

Le temps des mille ans s’achève. Voilà que sortent les nations qui sont aux quatre coins de la terre et qui égalent en nombre le sable de la mer. Elles partiront en expédition sur la surface de la terre, elles investiront le camp des Saints et la Ville bien-aimée. [Apocalypse, XXe chant.]

Jean Raspail avait vu juste, voici le récit de l’invasion migratoire de la France jusqu’à la chute du pays.

CHAPITRE 33

Dans la nuit du samedi au dimanche de Pâques, à la première minute du jour de la Résurrection, il se fit un grand bruit sur la Côte, quelque part entre Nice et Saint-Tropez. Quatre-vingt-dix-neuf étraves de navires s’enfoncèrent sur les plages et dans les rochers tandis que l’enfant-monstre, s’éveillant, délivra son cri de victoire. Pendant toute la journée et toute la première partie de la nuit qui suivit, rien ne bougea à bord des bateaux, hormis des milliers de bras levés qui se balançaient comme une forêt de noirs serpents, les morts jetés à l’eau que les vagues menaient jusqu’à terre, et toutes ces bouches qui psalmodiaient presqu’en silence une mélopée sans fin que le vent portait au rivage…

Vers dix heures et demie du soir, la radio publia son énième bulletin spécial de la journée et l’on pouvait noter qu’au fil des informations le ton du journaliste s’altérait, comme s’il lisait ses propres bulletins de santé s’aggravant jusqu’à la nouvelle de sa propre mort :

— Le gouvernement, réuni autour du président de la République, a siégé toute la journée au palais de l’Élysée. En raison de la gravité des circonstances, étaient également présents à cette réunion les chefs d’état-major des trois armes, les responsables de la police et de la gendarmerie, les préfets du Var et des Alpes-Maritimes, et à titre exceptionnel et consultatif, le nonce apostolique et la plupart des ambassadeurs occidentaux en poste dans la capitale. À l’heure où nous vous parlons, le conseil n’est pas encore terminé, mais le ministre porte-parole du gouvernement vient d’annoncer que le président de la République adresserait lui-même, vers minuit, une déclaration solennelle au pays…

À la même heure, le Président levait justement le conseil en lui tenant à peu près ce propos :

« Voilà près de dix heures que je vous écoute. Vous ! messieurs les préfets, qui me saoulez de projets d’accueil, de locaux vides répertoriés par vos soins, de chantiers nationaux à ouvrir dès demain pour endiguer le raz de marée, alors que vous ne croyez pas un mot de tout cela, que personne ne vous a convoqués ici et que vous avez abandonné vos préfectures pour venir vous mettre à l’abri, vous-mêmes, vos familles et vos précieuses consciences car rien, n’est-ce pas, ne pourra vous être reproché ! Vous êtes relevés de vos fonctions et, disant cela, je crois que je ne fais qu’anticiper de vingt-quatre heures sur la grande relève par l’anarchie où sombreront peut-être tous les corps constitués de l’État… Vous ! messieurs les généraux ! qui osez me présenter sur la carte cette espèce de kriegspiel où vous jouez avec des divisions fantômes et des régiments évanouis ! Me prenez-vous pour un Hitler fou dans son bunker de Berlin ? Ignorez-vous que sur deux cent mille hommes envoyés depuis soixante heures en direction du Midi, vingt mille seulement sont arrivés jusqu’à leurs positions ? Et dans quel état moral ! Le reste ? Dissous dans une débâcle anonyme. Elle sortait du peuple, votre armée ? Eh bien ! elle y est retournée ! À Mâcon, on danse dans les casernes. À Montélimar, je ne sais quel régiment mutiné est passé avec armes et bagages dans les bidonvilles de la zone industrielle pour y établir, paraît-il, la première communauté prolétaire multiraciale. À Romans, c’est un soviet d’étudiants, d’ouvriers et de soldats qui occupe la sous-préfecture. Tout cela pacifiquement, vous entendez, pacifiquement ! Mais pour la plupart, le retour chez soi, la « quille » anticipée, le plus souvent solitairement, mollement. Alors, ne me parlez plus de régiments en marche comme si, au crépuscule de la nation, vous accordiez encore quelque créance à votre propre importance et, qui sait, à votre tableau d’avancement. Vous êtes relevés de vos fonctions. Sur la proposition de M. Jean Perret, j’ai nommé le colonel Dragasès commandant en chef des forces de l’ordre dans toute la région du Midi et chef d’état-major général de ce qu’il nous reste d’armée. Libres à vous d’aller le rejoindre, si vous en avez le courage, et de vous placer sous ses ordres, avec une mitraillette à la main, car c’est de cela que nous avons besoin, de soldats et rien d’autre… ! Vous ! messieurs les ministres ! qui me désapprouvez pour des raisons qui me sont devenues claires, et qui noyez votre ambition ou votre peur sous des flots de paroles stériles. Je sais que certains d’entre vous ont déjà préparé leurs valises, mettant leurs consciences en accord avec leurs comptes en banque suisses. Ceux-là font preuve d’une bien courte vue. Mais j’en connais parmi vous qui conspirent déjà, qui pactisent avec l’événement, qui ont pris de multiples contacts. Je sais que circule déjà la composition d’un gouvernement provisoire car vous estimez, et vous n’avez pas tort, qu’une fois l’inéluctable accompli, il faudra bien qu’un ordre quelconque s’établisse et là, pensez-vous, techniciens sauveurs, on vous accueillera les bras ouverts pour assurer la transition, à vous ensuite de vous maintenir en place. Peu importe le contenu du pouvoir, pourvu que vous en conserviez l’exercice. Peut-être réussirez-vous ? D’autres y sont parvenus avant vous et parfois même pour le profit de tous, sauvant ce qui pouvait être sauvé d’un incendie qu’ils avaient contribué à allumer. Mais là, nous nous séparons. Cette conception de la France survivante, mais défigurée n’est pas la mienne, car différant de vous, je n’ai plus d’ambition. Par le colonel Dragasès, par M. Jean Perret et les débris de notre armée, je conserve pour le moment la réalité du pouvoir légitime, puisque c’est dans le Midi que tout va se jouer. Vos démissions sont acceptées, tout au moins jusqu’à demain… Enfin vous ! messieurs les ambassadeurs des nations occidentales, je prends simplement note de votre tristesse inutile. Vos chefs de gouvernement respectifs auront de quoi méditer, cette nuit, si j’en juge par les nouvelles peu rassurantes en provenance de vos capitales. Je sais que tous ont les yeux fixés sur la France, espérant qu’un massacre perpétré par la nation qui a proclamé les droits de l’homme absoudra d’avance toutes les actions répressives qui s’imposent. Eh bien ! messieurs ! il vous faudra attendre demain matin, comme nous tous, pour résoudre enfin l’unique problème du monde contemporain : Est-ce que les droits de l’homme auxquels nous tenons tant peuvent être préservés au détriment des droits d’autres hommes ? Je vous laisse réfléchir là-dessus… Quant à vous, monsieur le nonce apostolique ! je constate que Staline avait tort, naguère, lorsqu’il s’enquérait avec un mépris ironique du nombre de divisions que le pape mettait en ligne. Les divisions de votre maître sont innombrables. Il est vrai que Sa Sainteté a engagé des supplétifs… »

À onze heures du soir, après l’audition de la Deuxième symphonie, le même journaliste reprit la parole sur l’antenne de la radio française :

— Rien ne semble encore bouger à bord de la flotte immigrante. Un communiqué de l’état-major de l’armée confirme que deux divisions sont déployées sur le rivage et que trois autres divisions font route en renfort vers le sud, en dépit de certaines difficultés d’acheminement. Il y a cinq minutes, le colonel Dragasès, chef d’état-major général, faisait connaître que l’armée vient d’allumer sur la côte une vingtaine de bûchers géants où elle brûle des milliers de cadavres jetés à l’eau depuis tous les navires. Enfin, le gouvernement a noté avec un certain étonnement l’exode généralisé des populations du Midi. Tout en déplorant ses conséquences, il ne se sent pas autorisé, devant une situation aussi nouvelle, à le déconseiller. Des ordres très stricts ont été donnés à la gendarmerie et à l’armée pour que cette migration s’effectue dans l’ordre et qu’elle ne gêne pas, en priorité, l’acheminement des convois militaires qui descendent du nord du pays. L’état d’urgence est décrété sous l’autorité de M. Jean Perret, secrétaire d’État, délégué personnel du président de la République, dans les quatre départements côtiers. L’armée assurera la sécurité des biens abandonnés, dans la mesure du possible et dans la limite de ses autres missions. Le gouvernement confirme que le président de la République adressera un appel solennel à la nation, ce soir, à minuit.

Et ce fut tout. On se souvient que le vieux M. Calguès, assis en solitaire sur la terrasse de sa maison, sentinelle de son vieux village perché à flanc de colline au-dessus de la mer, s’était demandé si d’aventure les bavards mouraient en silence, car dans une société habituellement en proie au délire verbal, ce laconisme impressionnait. Puis il avait ouvert un livre, allumé sa pipe et s’était généreusement versé un autre verre de vin rosé pour attendre minuit…

CHAPITRE 34

Trois autres gouvernements occidentaux, sans compter ceux des États-Unis et de l’Union soviétique, siégèrent aussi cette nuit-là, à Canberra, Londres et Pretoria. Quels que fussent leur désarroi, comme à Londres, leur détermination, à Pretoria, leur sentiment de tragique isolement, à Canberra, tous en étaient arrivés, après des heures de consultations fébriles, à cette conclusion identique : Depuis le départ de l’armada du Gange, l’Occident avait pris la forme dangereusement éphémère d’un château de cartes perdu au milieu des remous du tiers monde et si la carte « France », à la base de l’édifice menacé, venait soudainement à manquer, toutes les autres cartes s’abattraient en chapelet. À onze heures et demie, ce même soir du dimanche de Pâques, des télégrammes pathétiques, implorant la fermeté même au prix du sang innocent, furent adressés par ces trois capitales au président de la République française. Pour la petite histoire, notons que ces télégrammes figurent tous trois aujourd’hui à la place d’honneur du musée de l’Antiracisme, dans les nouveaux bâtiments de l’ONU, à Hanoi, comme les derniers témoignages d’une haine désormais punie. Dans le monde entier, les enfants des écoles en connaissent le texte par coeur et doivent être capables de le réciter et de le commenter à tout moment, dans n’importe quelle classe et à n importe quel âge, de peur que leur vigilance ne s’endorme et que naissent à nouveau des sentiments aussi odieux et contraires à la nature de l’homme…

À Londres, durant ces trois derniers jours, la situation avait pris ce qu’on appelle, en langage spécialisé, un caractère insaisissable. Rien de tragique, pas d’émeutes, aucune bagarre, pas le moindre incident racial, aucune menace physique ou verbale d’aucun genre, simplement la ruée sur Londres, silencieuse et ordonnée, de centaines de milliers de travailleurs du tiers monde, accourus de tous les coins de l’Angleterre à l’appel du « Non European Commonwealth Committee ». On citera, en exemple de l’étrange torpeur où s’enfonçait l’Angleterre, l’incident de la gare de Manches ter. Peut-on appeler cela un incident, puisque témoins et acteurs ne se départirent jamais du calme le plus serein ? Tout au moins ne put-on lire sur les visages aucune colère, entendre aucun mot malsonnant, distinguer aucun geste hostile de part et d’autre. Le soir de Pâques, désirant se joindre à la manifestation prévue pour lundi matin, à Londres, par le « Non European Commonwealth Committee », environ trente milles Pakistanais, Bengalis, Indiens, renforcés de Jamaïcains, Guyanais, Nigériens, etc., envahirent la gare de Manchester. Cette marée noire submergea les trottoirs, le hall et les guichets de files d’attente interminables car personne, détail étrange, n’entendait voyager sans billet. Ce détail, et quelques autres du même genre qui n’étaient pas dus au hasard, scellèrent le sort de l’Angleterre car qui peut s’opposer, au pays de l’habeas corpus et des bobbies désarmés, au déplacement de voyageurs qui payent sagement leurs tickets. On vit les Blancs quitter la gare l’un après l’autre, sans mot dire, désespérant sans doute de pouvoir trouver place dans les trains. Ceux qui s’obstinèrent dans les files d’attente, canards blancs d’une couvée noire, furent l’objet de la plus grande courtoisie. On respectait leur rang dans la file, personne ne songeait à profiter du nombre pour les écarter des guichets, mais la plupart ressentirent très vite une impression d’étouffement, bien qu’ils reconnussent volontiers la parfaite correction de leurs sombres voisins entassés. Peut-être l’odeur un peu âcre et nouvelle en incommoda-t-elle certains, mais on doit simplement penser que transformés soudain en minorité raciale, ils préférèrent céder le pas de bonne grâce pour éviter les complications. Manque d’expérience… L’occupation des trains procéda du même repli volontaire. Se retrouvant à douze par compartiment, deux Blancs et dix Noirs, les premiers renoncèrent vite à voyager ce jour-là. Beaucoup descendirent à contre-voie, s’excusant le plus souvent de leur départ comme s’ils craignaient de vexer, ou de passer pour racistes ne supportant pas la compagnie des Noirs. Un gentleman, arrivé en avance, conserva paisiblement la place qu’il occupait tandis que sur les sept autres sièges de son compartiment, quatorze Noirs s’entassaient sur les genoux les uns des autres, prenant garde de ne pas le déranger dans sa lecture du Times. Deux minutes avant le départ du train, le gentleman se leva, salua, bredouilla quelque chose et disparut sur le quai. Mais personne ne l’avait chassé, il s’en était allé tout seul… À Liverpool, Birmingham, Cardiff, Sheffield, gares et trains furent submergés de la même façon si bien qu’à minuit, le soir de ce dimanche de Pâques, alors qu’on attendait le discours du président de la République française, deux millions d’étrangers campaient déjà dans les rues de Londres, leur masse ne produisant pas plus de bruit qu’un parti de chasseurs ban tous dans la brousse. Au plus fort de la marée, le gouvernement britannique avait tenté quelques contre-feux discrets : coupures de courant sur les lignes électrifiées, retrait des conducteurs de machine par appels personnels. Peine perdue. Les « Paks » formaient plus de cinquante pour cent de la main-d’oeuvre technique des chemins de fer britanniques, et parmi les syndicats anglais alertés, beaucoup, justement, entendirent travailler ce jour-là. On ne sut jamais réellement pourquoi.

L’Afrique, pendant ce même temps, s’était jetée sur les pistes de brousse et les routes de forêt, obéissant à un unique mot d’ordre : Rendez-vous sur le Limpopo ! Au sud du fleuve Limpopo, la République sud-africaine tant haïe, poignard dans le dos de l’Afrique, blessure béante dans son coeur fier, eczéma blanc sur sa douce peau noire. Un vieux compte à régler que politiciens, gangs capitalistes et marchands de canons avaient toujours su étouffer. Pleure pour la dernière fois, ô mon pays bien-aimé ! Voici tes frères et tes soeurs et les enfants de tes frères, surgis des profondeurs de la vieille et noble Afrique et qui t’apportent ta liberté, de leurs mains nues et désarmées ! On évaluait à plus de quatre millions les populations massées par tribus et nations sur la rive nord du Limpopo, au Zimbabwe, ex-Rhodésie, avant-dernier tombeau de la race blanche en Afrique. Certaines délégations, venues de régions plus lointaines, n’offraient guère qu’un renfort symbolique, mais tous étaient là, Algériens, Libyens, Éthiopiens, Soudanais, Congolais, Tanzaniens, Namibiens, Ghanéens, Somaliens, attendant que la nuit de Pâques efface un monde révolu et qu’enfin le soleil se lève, sur une Afrique délivrée de sa honte. Aux tam-tams du Limpopo répondaient par-dessus le fleuve, par-dessus les vignes, les champs, les mines et les gratte-ciel des Blancs, d’autres tam-tams captifs dans les villes-prisons où, cette nuit-là, personne ne dormit, tous sagement assis sur leurs talons à la frontière imposée des ghettos, face à l’armée blanche qui, pour la première fois, commençait à baisser les yeux…

L’armée australienne ne faisait face à personne, qu’à la mer désertique protégeant de toutes parts cette île-continent. Mais chacun connaissait déjà la menace : une flotte pacifique formée à Djakarta et qui attendait l’aube pour lever l’ancre vers le paradis blanc.

Marcel et Josiane ne furent pas seuls, ce soir-là, à découvrir la vérité aux grands yeux chargés d’envie, éclairés d’espérance, guettant sur le palier, à l’affût de ces portes qui vont enfin s’ouvrir sur un appartement beaucoup trop grand pour deux, tandis que s’écrouleront, au son de la justice, les murailles vermoulues de Jéricho.

CHAPITRE 35

Clément Dio regarda sa montre pour la centième fois. Elle marquait minuit moins dix. Voilà cinq heures déjà que s’étaient tus les derniers chants d’ivrognes, souvent accompagnés du choc sourd d’un corps fauché par le sommeil et l’alcool. L’une de ces brutes semblait avoir tenu le coup plus longtemps que les autres, car vers dix heures du soir, Iris Nan-Chan avait encore gémi faiblement. Tout d’abord, elle avait crié, très vite, alors qu’on venait à peine d’enfermer Dio dans ces toilettes du troisième étage où il gisait depuis quarante heures, réduit à un état de prostration voisin de l’hébétude. Puis elle avait hurlé, souvent, mais ses hurlements ne parvenaient pas à couvrir les rires de ceux qui l’entouraient, en bas, dans le bar de l’hôtel. Ensuite elle avait supplié, et des bribes de ses implorations montaient jusqu’à Clément Dio quand s’interrompait un instant l’épouvantable choeur des voix ivres. Enfin, elle avait ri, car on avait dû la faire boire, et son rire méconnaissable avait frappé Dio en plein coeur, le clouant presque inanimé sur le sol froid des toilettes, les yeux secs d’avoir trop pleuré. Durant les dernières heures du cauchemar, le rire d’Iris Nan-Chan s’était éteint peu à peu pour faire place à ces gémissements que Dio percevait nettement, car le vacarme s’était apaisé, à la façon d’une tempête comblée par l’excès de ses ravages. Ce silence de tombeau n’avait plus été troublé que par le passage sur la route, vers onze heures, d’une colonne de camions descendant à toute allure vers la mer, sans doute le commando de marine du col de la Faye qui rejoignait ses positions. Minuit moins dix. Dio entendit des pas dans l’escalier, puis dans le corridor qui conduisait à sa prison…

Tout avait bien commencé, cependant, en dépit des avertissements sarcastiques du capitaine des commandos de marine. Devant l’hôtel Préjoly, à Saint-Vallier, on avait arrêté sa voiture, sans doute parce qu’elle était rouge, étincelante, chromée, hérissée de phares, d’antennes, et tapissée de cuir, objet de luxe que les malheureux prisonniers pouvaient enfin palper de leurs doigts trop longtemps privés de tout contact raffiné. Dio s’était présenté. Certains le connaissaient. Ses campagnes, menées avec succès en faveur de l’humanisation radicale des prisons, l’avaient rendu célèbre dans l’univers carcéral. On se souvenait de l’éditorial qui avait fait basculer le régime pénitentiaire : « Les détenus de droit commun sont à nos yeux des politiques, victimes d’un système social qui, après les avoir produits, se refuse à les rééduquer et se contente de les avilir et de les rejeter. Nul d’entre nous n’est sûr d’échapper à la prison. Aujourd’hui moins que jamais car sur notre vie de tous les jours, le quadrillage policier se resserre. On nous dit que les prisons sont surpeuplées. Mais si c’était la population qui était emprisonnée ? » On l’avait acclamé, puis emmené boire un verre à la santé de la liberté. Lui et sa femme s’étaient laissé faire de bonne grâce, l’expérience les amusait. Certains avaient déjà trop bu, les Arabes et les Noirs en particulier, le bar était maculé, jonché de bouteilles et de verres brisés, mais tout cela dans une ambiance bon enfant, un peu comme un 14 Juillet célébrant une vraie prise de la Bastille. « Et justement », avait demandé Dio, verre de rhum en main, « comment l’avez-vous prise de l’intérieur, votre Bastille ? » On lui avait raconté. Motif et moteur : la flotte du Gange. Les détenus en parlaient beaucoup entre eux, au foyer de la prison, ne manquaient pas une information, ne sautaient pas une ligne de journal. Sur une carte du monde, ils plantaient chaque soir un nouveau petit drapeau. L’aumônier se joignait souvent à eux, élevant le débat ainsi que son rôle l’exigeait. Il y voyait une sorte de symbole, un seul messie à un million de têtes. C’était une image simple, propre à émouvoir des reclus hypersensibles qui l’avaient aussitôt adoptée. L’ambiance devenait presque religieuse, d’une façon tellement inhabituelle que les matons, saisis d’une sorte de crainte superstitieuse, se terraient, assurant comme des ombres le service minimum quotidien de la prison. Tout s’était passé très simplement. À l’issue de la veillée du vendredi saint, alors que les gardiens dormaient dans leurs quartiers pour respecter la dignité du sommeil des détenus, l’aumônier avait ouvert lui-même les portes de la prison, disant que le Christ était mort pour tous et d’abord pour les larrons… « Il avait promis qu’il le ferait, mais quand même, on n’en revenait pas ! Dieu sait où il est, maintenant ? Je vais vous dire, si le Gange débarque et qu’on le laisse entrer, il n’y aura pas une porte de prison qui restera fermée ce jour-là… » Puis on avait causé. De tout. De la société qui est dégueulasse, des bourgeois qui sont pourris de fric, des ouvriers abrutis derrière leurs machines. L’alcool aidant, le ton montait, mais chez des hommes rendus à la vie, cette excitation semblait bien pardonnable. « Moi », expliquait un jeune gars, « j’avais mis mon avenir en équation : quarante ans à trimer comme un con sur une machine, ou trois minutes à risquer sur un gros coup pour emporter le paquet. J’ai risqué, j’ai perdu et on m’a fourré en cabane : elle est pas dégueulasse, la société ? » Et ce même gars, une heure plus tard, ivre, le visage mauvais : « Bon ! C’est pas tout ça ! On s’emmerde, ici. Le blablabla, c’est terminé ! Si on se marrait un peu ? Si on se marrait vraiment, les copains ? D’abord, on va danser. Hein ! ma jolie ! » Il n’était plus temps de faire retraite. Les détenus se battaient pour danser, s’arrachant Iris Nan-Chan des bras l’un de l’autre, si brutalement que sa robe tombait en lambeaux. Dio tenta de se frayer un chemin jusqu’à sa femme à travers la meute en folie. « Toi, d’abord », dit quelqu’un, « tu n’es qu’un bourgeois pourri de fric. Vous avez vu sa voiture, à cette ordure ! Vous croyez qu’il nous défendait ? Pas du tout. Il faisait monter son tirage et gagnait des montagnes de fric sur notre dos. Aujourd’hui, on se rembourse. Allez ! madame ! on passe à la suite »… Quelques détenus s’interposèrent. Il s’ensuivit une courte bataille où les « récupérables » eurent rapidement le dessous. Sans doute étaient-ils trop peu nombreux ? Et l’on conduisit à coups de pied Clément Dio aux toilettes du troisième étage…

Les pas s’arrêtèrent devant la porte. Dio entendit que l’on tournait la clef. L’homme semblait encore ivre, mais avait repris ses esprits. « Vous pouvez sortir de là », dit-il d’un ton morne et hésitant, « la fête est finie. » Il réfléchit et ajouta : « Je crois qu’on s’excuse… On n’aurait pas dû vous enfermer, nous, des ex-prisonniers. Mais faut comprendre : quand la roue tourne, faut qu’elle tourne… Heu… Votre femme est en bas. Je crois qu’on a été un peu fort au début. Mais rassurez-vous, elle n’est pas abîmée. Elle dort. On lui a fait boire un bon coup et après cela, tout a été beaucoup mieux. Heu… Moi, je ne l’ai pas touchée… Salut ! »

L’hôtel empestait le vin, le tabac et les vomissures froides. La plupart des vitres étaient cassées, on avait dû lancer des bouteilles au travers. Dans les chambres aux portes ouvertes, des détenus ronflaient, affalés sur les lits non défaits. Dio enjamba des dormeurs foudroyés sur le palier des étages. On entendait une radio qui jouait un concerto et que le dernier ivrogne valide n’avait pas songé à éteindre avant de s’écrouler. Dio retrouva sa femme là où il l’avait laissée, au bar. Elle dormait nue sur une banquette. Quelqu’un avait vomi sur sa poitrine, mais un autre avait recouvert le bas de son corps d’une nappe blanche de la salle à manger. Elle dormait profondément, comme si elle avait avalé le contenu d’un tube de barbituriques. C’est exactement ce qu’elle avait fait. Le tube gisait à ses pieds, vide. Le concerto cessa d’un coup. On n’en était plus, dans les studios, aux transitions soignées. Une voix dit :

— Vous allez entendre une allocution de M. le président de la République…

Minuit. C’est ainsi qu’au soir de Pâques, Clément Dio entendit le discours que le monde entier attendait.

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