Invasion et chute de la France – Le Camp des Saints [27-30]

Le temps des mille ans s’achève. Voilà que sortent les nations qui sont aux quatre coins de la terre et qui égalent en nombre le sable de la mer. Elles partiront en expédition sur la surface de la terre, elles investiront le camp des Saints et la Ville bien-aimée. [Apocalypse, XXe chant.]

Jean Raspail avait vu juste, voici le récit de l’invasion migratoire de la France jusqu’à la chute du pays.

CHAPITRE 27

À trois heures de l’après-midi, le vendredi saint, l’armada de la dernière chance franchit le détroit de Gibraltar et pénétra dans les eaux de la Méditerranée. Dès qu’apparurent les côtes d’Europe, nettement découpées sous le soleil, il se produisit sur tous les bateaux de la flotte un intense mouvement. Des milliers de bras s’agitèrent, comme forêt sous le vent, tandis que montait vers le ciel une mélopée lente et puissante, action de grâces ou incantation. Chants et balancements des bras ne devaient pas cesser avant le matin du lundi de Pâques. C’est également à trois heures précises, ce même vendredi, que l’enfant-monstre, hissé sur les épaules du coprophage, fut saisi d’un spasme qui lui tordit le tronc et les moignons de bras, spasme terrible qui le laissa sans vie et sa tête, soudée à son corps sans cou, s’inclina imperceptiblement. De façon incroyable, ce mouvement fut perçu de la flotte entière, si bien qu’au même instant se libéra sur tous les ponts la mélopée triomphale. Phénomène de catalepsie. À la première minute du dimanche de Pâques, dans le fracas de quatre-vingt-dix-neuf étraves s’enfonçant sur les plages et les rochers de la côte française, le nabot se réveillera et poussera un grand cri que le vieux M. Calguès, dans sa maison sur les collines, entendra parfaitement, se signant et murmurant : « Vade rétro, Satanas… »

CHAPITRE 28

L’annonce du franchissement de Gibraltar fut aussitôt connue dans toute l’Europe, mais l’Espagne en reçut brutalement le premier choc. Des célèbres processions qui parcouraient ce jour-là les rues de toutes les villes d’Espagne, ne survivait plus, et depuis longtemps, que le spectacle traditionnel, folklorique et toujours aussi coloré, pénitents en cagoule, musiques militaires, curés déguisés en curés d’an-tan, pour la plus grande gloire et le plus grand profit des syndicats d’initiative. On y conduisait les enfants, on prenait des photos, mais quelques vieilles femmes, seulement, priaient et s’agenouillaient au passage de la croix. Ce vendredi saint là, tandis que les transistors diffusaient la nouvelle à tous les bulletins d’information, les processions, curieusement, retrouvèrent une âme. La métamorphose fut de courte durée mais la foule, à genoux, chanta les vieux cantiques, et ceux qui avaient oublié les paroles latines n’eurent pas honte de fredonner. Dans les mains jointes des pénitents noirs, on vit des chapelets perdre leur immobilité d’accessoire et glisser, grain par grain, entre des doigts tremblants. Puis les rues se vidèrent, très vite, chacun rentrant chez soi, volets clos, familles groupées autour des transistors et des télévisions. On entendit des évêques appeler à la charité, les partis de la gauche au pouvoir tonner au nom de la solidarité humaine et de la fraternité universelle. Étrangement, le gouvernement espagnol parlait surtout de calme et de sérénité. Dans toutes les villes de la côte méditerranéenne, Málaga, Almería, Carthagène, Alicante, Valence, jusqu’à Barcelone, les autoroutes de sortie se peuplèrent d’automobiles surchargées de bagages et d’enfants. Deux fleuves parcouraient l’Espagne, à contresens l’un de l’autre. L’un roulant vers la mer et vers la flotte du Gange, mais ce n’était qu’un fleuve de mots. L’autre, charriant la vie, refluait vers le centre du pays. Au soir du vendredi, le second de ces fleuves se tarit, car la flotte était passée au large. Alors s’enfla démesurément le fleuve des mots, dans les proportions d’un déluge qui ne prit fin que le lundi de Pâques, lorsqu’il fut certain que la France allait être envahie…

Le soir de ce même jour, des pêcheurs andalous du petit village de Gata, près d’Almeria, recueillirent sur le sable de la plage une vingtaine de cadavres nus. Tous portaient dans la chair de leur cou la cordelette nouée qui les avait étranglés. Peut-être les pêcheurs prirent-ils peur et s’enfuirent-ils, craignant une épidémie ? Ou bien la police, surveillant le rivage avec tous ses effectifs, ne jugea-t-elle pas possible d’intervenir tout de suite à Gata ? Toujours est-il que l’enquête fut longue. Il y eut des retards inexplicables. Avant de se prononcer, les autorités espagnoles convoquèrent à Gata de très nombreux médecins légistes, certains venants même de Madrid et tout cela prit du temps. Ce n’est qu’au matin du dimanche de Pâques que l’on connut la vérité. Les cadavres n’étaient pas des cadavres hindous. Selon les conclusions des médecins légistes, la plupart étaient de race blanche, mais l’on comptait aussi trois Chinois et un mulâtre afro-américain. L’un des Blancs fut identifié par une chaînette qu’il portait au poignet et que ses assassins avaient sans doute oublié de lui enlever. Il s’agissait d’un Français, un jeune homme, missionnaire laïc, conseiller agricole dans un village du Gange et qui avait embarqué sur la flotte en entraînant toute la population de son village. Le dernier Blanc à l’avoir vu vivant était le consul Himmans, dans les bureaux du consulat général de Belgique à Calcutta, quelques jours avant le départ de la flotte, mais cela, personne ne le sut. Comme pour le philosophe Ballan, assassiné par la foule sur les quais du Gange. Comme pour l’écrivain renégat, étranglé puis jeté à la mer au large de São Tomé. Aux portes de l’Occident, l’armada s’était débarrassée des traîtres et des manipulateurs qui l’avaient trop bien servie. Elle les avait utilisés, à la façon de ces armées occupantes qui emploient et dévoient des auxiliaires autochtones, puis jugés et condamnés. Procédé classique, où l’élémentaire justice humaine trouve toujours son compte. L’armada se présentait seule, pure de toute paille dans le diamant de la race, délivrée à l’avance de tous les compromis, cuirassée contre les illusions. Racisme.

Le mot fut prononcé, écrit, publié, car les adversaires de la bête avaient enfin haussé la voix jusqu’à se faire écouter. Au micro d’Est-Radio, le dimanche de Pâques à midi, au lieu d’Albert Durfort, ce fut Pierre Senconac qui parla. Le remplacement de l’un par l’autre s’était accompli sans heurts, sans intervention de personnages haut placés. Simplement, Albert Durfort, dès la veille au soir, ne s’était pas présenté au studio. Son téléphone ne répondait pas. Ses amis ignoraient ce qu’il était devenu. Notons, pour la petite histoire, la façon dont le Zorro du micro, naguère adoré du public, quitta la scène et les ondes : par la route de Suisse, tout bonnement, avec, dans ses bagages, plusieurs dizaines de milliers de francs en or et une jeune maîtresse antillaise à laquelle il tenait beaucoup et qui lui collait à la peau, enlevée au passage à l’ambassade de Martinique alors qu’elle venait de planter sur la carte le dernier petit drapeau de la victoire. Comme la Suisse mobilisait, discrètement à son habitude, Durfort fonçait sur l’autoroute du Sud, espérant arriver à Genève avant la fermeture probable des frontières helvétiques. Ajoutons qu’il n’était pas seul à se hâter ce jour-là, dans la même direction… Pierre Senconac parla. Une voix sèche, coupante, ironique, presque désagréable :

« Il est temps de faire l’appel des morts », disait-il. « J’en veux saluer un, mort pour nous tous il y a deux mois : le consul Himmans, consul général de Belgique à Calcutta. Il était fou, paraît-il ? L’a-t-on assez crié sur les toits ! Rafraîchissez vos mémoires. Sur les quais de Calcutta, le consul Himmans avait tenté, seul, de s’opposer à l’embarquement de la foule et la foule l’a tué. Fou ! le consul Himmans ? Voici le moment venu de nous conduire aussi comme des fous. Mais il y a d’autres morts, ceux de Gata, en Espagne. Tout à l’heure, sur d’autres ondes, par la voix de Boris Vilsberg, j’ai entendu parler de « martyrs de la fraternité » ! Voilà qui donne la mesure de notre aveuglement, Les collaborateurs de l’ennemi se sont emparés de vos cervelles d’oiseau. Ne les écoutez plus. Apprenez à les reconnaître et à les chasser de vous-mêmes, si vous en possédez encore la force. Le monstre est là, échoué sur nos côtes, mais bien vivant. On vous adjure, et tout à l’heure encore le pape d’une chrétienté malade, d’ouvrir largement vos portes. Moi, je vous dis, je vous supplie, fermez-les, fermez-les vite, s’il en est encore temps ! Soyez durs, insensibles, faites taire votre coeur mou et souvenez-vous du consul Himmans et de Luc Notaras… »

Le dimanche de Pâques à midi ! Après tant de mots et de phrases accumulés depuis tant d’années… Autant vouloir saisir un fleuve à son estuaire pour le faire reculer à sa source. Trop tard ! Trop tard ! C’est également une explication. Et qui comprit Senconac ? Admirons le bon peuple dans son effort. Il soulève un poids écrasant, comme un mort soudain réveillé, mais que la pierre tombale, un instant écartée sur un trait de lumière, repousse à jamais dans la nuit. Josiane dit à Marcel : « Tu as vu la famille arabe du cinquième ? Ceux qui vivent à huit dans deux pièces, même que je me demandais comment les gosses pouvaient sortir de là aussi propres. Eh bien ! Je t’assure que depuis ce matin, ils rôdent sur le palier. Dès que j’ouvre la porte, il y en a un qui est là, à regarder de tous ses yeux, nous qu’on est deux dans trois pièces. Tu crois que c’est cela qu’il a voulu dire, Senconac, en criant de fermer les portes ? Marcel ! Si on n’arrive pas à fermer la porte, on ne sera plus jamais seuls chez nous. À moins d’aller habiter au cinquième, dans les deux pièces des Arabes. Mais où on mettrait tous nos meubles ? Ça ne tiendrait jamais, là-dedans… ! » Le trait de lumière quand s’écarte la pierre tombale avant de retomber de tout son poids. Trop lourd, Marcel ! Beaucoup trop lourd !

CHAPITRE 29

Sur les navires de la flotte immigrante, on mourait beaucoup, mais pas tellement plus, si l’on y songe, que dans les villages du Gange décimés par les guerres, les épidémies, les famines et les inondations. L’armada de la dernière chance avait emporté avec elle, de façon toute naturelle, le taux de mortalité du sous-continent indien. Comme le combustible avait très tôt manqué pour incinérer les corps, on se souvient que la flotte, Petit Poucet tragique, semait des cadavres sur sa route depuis le détroit de Ceylan. À la pointe de Gata, vingt corps seulement, tous étrangers, car passé Gibraltar la flotte conserva ses morts. Et cependant, ils furent très nombreux. Durant les trois derniers jours de l’invraisemblable épopée, on mourut énormément à bord des navires, surtout les plus grands, les plus peuplés, comme l’India Star ou le Calcutta Star. La malnutrition, l’épuisement physique et moral au terme d’une si longue traversée… On peut estimer que tous les malades qui ne s’étaient maintenus en vie que soutenus par l’espérance rendirent l’âme durant ces trois jours parce qu’ils avaient enfin vu les côtes d’Europe et que leur espoir s’en trouva comblé. D’autres moururent tout simplement de faim et de soif, les plus faibles, des vieillards surtout, des infirmes, des enfants anormaux, monstres et nains exceptés en raison de la protection spéciale dont ils jouissaient à bord. On peut supposer, en effet, qu’à la fin du voyage, le riz et l’eau douce manquèrent de telle façon qu’il y eut un choix délibéré dans leur répartition. Soit que certains aient été volontaires pour mourir, soit qu’on les eût condamnés dans l’intérêt général. Pour cruel qu’il était, ce fut un bon calcul. On dit que les races les plus vivaces sont celles où fauche toujours librement, comme jadis, la sélection naturelle. Le moment venu, tout proche, débarqueront sur le sol de France des individus à la fois maigres, affamés et bien-portants, toutes forces intactes pour bondir. Les autres, les morts des derniers jours, jetés par milliers sur la côte française après que la flotte se fut échouée, des vagues les conduiront doucement jusqu’à la terre, jusqu’au paradis. Aux yeux de leurs compagnons vivants ceux-là n’auront rien perdu d’essentiel. Puisque l’idée fait vivre l’homme, peu importe de mourir dès lors que tout est accompli.

À bord de la flotte, il ne restait plus qu’un Blanc, un seul, probablement épargné en raison de sa folie et aussi de son passé, toute une vie de charité au service d’une population qui avait appris à lui faire confiance, sinon à l’aimer. Sur le pont du Calcutta Star, où il passait le plus clair de son temps étendu à l’ombre d’une cheminée, tout le monde le connaissait. Folie et déchéance, parce qu’elles furent progressives, n’avaient pu effacer son identité aux yeux de ceux qui embarquèrent avec lui. Mais qui d’autre eût pu reconnaître dans cette espèce de sadhou égaré, à demi nu sous des haillons maculés, celui qui était encore, deux mois plus tôt, monseigneur l’évêque catholique, préfet apostolique du Gange. Lui-même avait peine à s’en souvenir, mais à de rares moments il se dressait de son grabat et bénissait la foule autour de lui. La foule riait. Quelques-uns de ses anciens fidèles riaient aussi, mais répondaient par un signe de croix, pour lui faire plaisir. Alors il se recouchait, poursuivant parmi les lambeaux de sa raison ces syllabes latines étranges qu’il avait cru lire sur le quai du Gange, dans une flaque de sang. Il ne manquait de rien. On lui portait à manger et à boire. Des enfants aimables assistaient à son repas, l’encourageaient à se nourrir de peur qu’il se laissât glisser dans la mort, ou bien lui offraient quelques restes lorsqu’on l’avait oublié. Au fil des jours, fou tranquille, il devint heureux, comme si un accord mystérieux s’établissait en lui et l’apaisait. Parfois, le matin, il bredouillait longuement. Bribes de bréviaire ou versets des Veda, car c’était un saint homme tolérant qui avait toujours professé que la Vérité ne peut pas être une dans ses révélations. Et la nuit, alors que tout dormait sur le pont écrasé d’une chaleur moite, des vieilles femmes rampaient jusqu’à lui. Par un pli ouvert du haillon, une main s’emparait doucement de son sexe et le caressait lentement, gonflé jusqu’à l’éjaculation entre les doigts d’une ombre, bonheur donné, bonheur reçu, l’Inde est prodigue de ces bonheurs-là et les vieilles femmes jugeaient sans doute qu’il était bien naturel que le pauvre homme en eût enfin sa part. Une vieille s’en allait. Une autre venait plus tard, dans le silence et l’obscurité. Si bien qu’au fil des crépuscules, dès que la nuit tombait, l’évêque fou entrait en érection comme d’autres en religion. Le lingam de l’évêque devint à bord sujet de conversation, puis de curiosité, à la fin presque d’adoration. On s’approchait en cortège pour l’examiner de près, sous les étoiles, comme dans ces temples secrets où les lingams de pierre s’offrent depuis des siècles à la vénération des foules. Lorsque la flotte franchit le détroit de Gibraltar, l’évêque du Gange était devenu saint homme. Deux fois au cours d’une seule vie. Que la volonté de Dieu s’accomplisse… !

CHAPITRE 30

Le Vendredi saint, en fin d’après-midi, M. Jean Perret, secrétaire d’État aux Affaires étrangères et conseiller privé du président de la République, se présenta au palais de l’Élysée et fut immédiatement introduit auprès du Président. Le Président était seul dans son bureau. Apparemment, il ne faisait rien, que fumer le cigare en buvant un whisky léger à petites gorgées gourmandes. Près de lui, sur une table basse, s’entassaient les dépêches qu’un aide de camp lui apportait de quart d’heure en quart d’heure, certains passages soulignés de traits rouges. Posé sur la même table, un transistor diffusait en sourdine le Requiem de Mozart.

— Asseyez-vous, monsieur Perret, dit le Président. On pourrait imaginer que le temps presse et que les minutes nous sont comptées pour prendre des milliers de décisions. Si j’écoutais les affolés de mon cabinet et tous ces grands nerveux qui composent mon gouvernement, c’est exactement à cela que j’occuperais mon temps, sans même m’apercevoir qu’il s’enfuit irrémédiablement. Or, il n’en est rien. Une seule décision suffira et de nombreuses heures nous en séparent encore. Je suppose que dans l’histoire du monde, nombreux furent les chefs d’État qui vécurent des expériences semblables et ne se sentirent jamais aussi calmes et peu surmenés qu’avant de prononcer le mot fatidique de « guerre ». Cela englobe tant de choses et engage tant de destins que la portée en est au bout du compte plus philosophique que morale et matérielle. Il n’y a pas plus dépouillé que ce mot-là, si l’on a bien saisi l’essentiel. Vous voyez que nous avons le temps. Je vous propose d’écouter les informations ensemble. Elles ne nous apprendront rien, évidemment, à vous comme à moi. (D’une main négligente, il montrait le paquet de dépêches, près de lui.) Mais je voudrais me mettre dans la peau d’un compatriote moyen qui se rend compte brusquement, après six semaines de délire humanitaire, que son week-end de Pâques est complètement saboté, et qui commence même à soupçonner que ses autres week-ends sont menacés et que la vie ne ressemblera plus jamais à ce qu’elle était auparavant. Je veux recevoir le choc, moi aussi, comme le plus obscur de mes électeurs. Et comme il va devenir nécessaire que je m’adresse au peuple, probablement dimanche, au moins, après cela, peut-être trouverai-je le ton juste ? Vous remarquerez qu’on nage en plein Mozart, depuis ce matin.

Cela signifie que Jean Orelle vient de comprendre. Une magnifique propriété dans le Midi, au bord de la mer, en plein dans la zone menacée, ce sont des choses qui donnent à réfléchir. Ne soyons pas injustes. Je l’ai reçu tout à l’heure. C’est un homme bouleversé.

— Je l’ai croisé dans le salon gris, monsieur le président. Nous avons parlé quelque temps. Je ne le reconnaissais plus. Des idées folles ! saugrenues ! La mobilisation générale sans armes, avec femmes et enfants ! Des bataillons pacifiques à diriger vers le Midi ! La guerre non violente ! Il délirait.

— Pauvre guérillero distingué ! dit le Président. Mettez-vous à sa place, combattant et esthète à la fois ! Dès qu’éclatait quelque part une guerre de libération, il s’y précipitait. Pendant cinquante ans, il s’est battu, souvent courageusement, bien qu’on lui évitât de plus en plus les postes trop exposés. Un Prix Nobel est plus utile à la liberté vivant que mort. Et puis il nous revenait, toujours plus célèbre. Il écrivait des livres magnifiques et se remettait à courir les salons, collectionner les oeuvres d’art et recevoir les privilégiés dans les châteaux de ses amies. Un équilibre rêvé où il s’épanouissait ! Mais voilà qu’il s’aperçoit que le monde a changé et que le jeu n’est plus possible. Le guérillero ne veut pas tordre le cou à l’esthète. À la fin de sa vie, il a jugé ce qui était essentiel. Contrairement à la plupart des gens, je crois que c’est dans la vieillesse, finalement, que l’homme s’accomplit, lorsqu’il découvre enfin, et tristement, la vérité. Pour Jean Orelle, c’est ce qui vient de se produire. J’ai quitté tout à l’heure un homme profondément triste et sincère, qui avait fait le tour de tout. D’où ce Requiem, sans doute. Maintenant qu’il s’est retrouvé pur Occidental après avoir empoisonné les ondes, on peut lui faire confiance : il soignera l’image de marque. Berlin s’était écroulé aux accents de Wagner. Avec Orelle, ce sera plus distingué…

Dans le silence qui suivit, on entendit une voix faible :

« Dix-neuf heures, cinquante-neuf minutes, trente secondes… » Le Président se pencha et tourna l’un des boutons du transistor :

— Vingt heures, zéro minute. Voici nos informations. D’après les renseignements assez confus qui nous parviennent de différents pays du tiers monde, il semble que l’on assiste à la formation d’autres flottes d’émigrants. Les gouvernements de ces pays se déclarent impuissants à contrôler des mouvements d’apparence spontanée. À Djakarta, notamment, capitale de l’Indonésie, une foule immense a pris possession du port et de nombreux navires étrangers ont été occupés pacifiquement. Le gouvernement de l’Australie, nation occidentale la plus proche d’Indonésie, a publié une déclaration où la situation, je cite, est jugée dans son contexte comme excessivement grave. À Manille, aux Philippines, la police n’a pu empêcher l’envahissement par la foule de trois paquebots de croisière, dont le paquebot géant français Normandie, dont les passagers ont été recueillis dans les hôtels de la ville. À Alger, à Tunis et à Casablanca, des foules immenses se dirigent vers le port. À Conakry, en Afrique, Karachi, au Pakistan, et de nouveau à Calcutta, les quais sont monopolisés par des groupes de population évalués à plusieurs dizaines de milliers de personnes qui campent sur place sans but apparent. À Londres enfin, où les travailleurs en provenance du Commonwealth sont au nombre de huit cent mille, on apprenait à dix-huit heures qu’un comité dit « Non European Commonwealth Committee » appelle à manifester pacifiquement lundi matin pour réclamer, je cite, la citoyenneté britannique, le droit de vote et le droit à l’estime, l’égalité des salaires, de l’emploi, du logement, des loisirs et des avantages sociaux. Le gouvernement britannique n’a encore publié, à cette heure, aucun commentaire…

— J’espère qu’on trouve aussi des Papous, à Londres, dit le Président, mezza voce. J’aimerais bien voir ça, un Papou citoyen britannique !

— … Ainsi que nous l’avions annoncé dans notre flash de quinze heures, l’armada de la dernière chance a franchi le détroit de Gibraltar et fait route vers le nord-est. Des avions de reconnaissance anglais, espagnols et français ont aussitôt survolé la flotte. Le temps était beau, parfaitement calme et clair, et voici ce que nous a téléphoné, dès son retour à Gibraltar, notre envoyé spécial à bord de l’un de ces avions :

— Ici Gibraltar. Je vous téléphone depuis l’aéroport militaire où un avion Vautour de la Royal Navy m’a déposé il y a dix minutes. Ce que je viens de voir en survolant l’armada dépasse l’imagination. Près de cent bateaux couvrent la mer. Alors que le vent est nul et la houle inexistante en ce moment, les ponts des navires émergent à peine de l’eau. Je n’ai pas vu un seul navire intact. Toutes les coques sont mangées par la rouille, certaines même percées au-dessus de la flottaison. Tout cela tient du miracle et a tenu par miracle. Nous avons effectué plusieurs passages à basse altitude, au milieu d’une puanteur difficilement supportable. Les ponts des navires sont littéralement couverts de formes noires et blanches. Noires sont les peaux de ces milliers de pauvres gens, blanches sont les tuniques qui les habillent. L’encombrement des ponts est inimaginable. On croirait survoler une sorte de charnier dont les cadavres seraient encore vivants, car je vois des milliers de bras s’agiter. Selon les estimations, il semblerait que huit cent mille survivants se trouvent à bord des navires. La flotte se dirige droit au nord-est, c’est-à-dire dans l’exacte direction de la Côte d’Azur, Il est vraisemblable que les bateaux s’y échoueront, car aucun ne possède une ancre. Les écubiers sont vides. De toute façon, à en juger par ce que j’ai vu, cette flotte serait tout à fait incapable de retourner à son point de départ, ni même de tenir la mer une semaine de plus. Je me suis livré à un rapide calcul. D’après la vitesse actuelle de la flotte et si le beau temps se maintient, cet échouage devrait se situer dans la nuit du samedi au dimanche de Pâques, c’est-à-dire demain soir. Sur toute la côte espagnole, c’est un sentiment de soulagement qui domine et l’on reparle de pitié et de solidarité. Ici Gibraltar, Radio France.

La voix du journaliste parisien enchaîna :

— Voilà ce que nous téléphonait, à seize heures, notre envoyé spécial. Depuis ce moment-là, nous avons reçu de multiples confirmations de la route suivie par la flotte immigrante et c’est bien vers la France, vers la Côte d’Azur, que cette route la conduit. Par ailleurs, les radios arabes du Maghreb multiplient les appels en langue indie, exhortant leurs frères de la flotte immigrante à gagner le nord de la Méditerranée, car c’est là seulement, je cite, que le lait coule à flots et que commence l’Occident, fin de citation. Dans toutes les villes du Midi, en dépit des appels au calme et à la solidarité diffusés durant ces derniers jours par la presse et les autorités locales, il semble que s’amorçait le début d’un exode vers le nord. Les trains et les avions partent complets depuis ce matin et sur l’autoroute A 7 le point de saturation était atteint dès seize heures. On remarque aussi de nombreux magasins et villas fermés. Les entreprises de déménagement font savoir d’ores et déjà qu’elles n’ont plus de camions disponibles. À dix-sept heures, M. Jean Orelle, ministre de l’Information et porte-parole du gouvernement, a lu à la presse le communiqué suivant, que nous vous faisons entendre pour la seconde fois :

— Devant la nouvelle dûment confirmée que c’est bien vers le midi de la France que se dirige la flotte du Gange (la voix du vieux ministre semblait ferme, mais sourde, comme s’il dominait avec peine une grande fatigue), le gouvernement a arrêté un certain nombre de mesures propres à organiser l’accueil provisoire des immigrants. Les quatre départements côtiers sont placés sous l’autorité de M. Jean Perret, secrétaire d’État aux Affaires étrangères, nommé délégué personnel du président de la République pour toute la région du Midi. Si les circonstances l’imposent, le gouvernement n’hésitera pas à proclamer l’état d’urgence. Des éléments de l’armée et de la gendarmerie ont reçu l’ordre d’établir un cordon sanitaire le long du rivage et de s’opposer à tout débarquement incontrôlé qui pourrait nuire à l’équilibre de l’une de nos provinces les plus prospères. Le gouvernement assure de la façon la plus solennelle qu’à ce problème tout à fait nouveau seront assorties des solutions humaines, imposées s’il le faut. Le président de la République a tenu à réaffirmer l’estime qu’il porte à tous ceux, très nombreux dans l’opinion, qui ont exprimé leur solidarité envers les immigrants, mais il les met en garde contre certains excès peu conformes au maintien de l’ordre sans lequel rien n’est possible. Les initiatives privées ne seront pas tolérées. En outre, il est demandé aux populations du Midi de conserver le plus grand calme, de poursuivre le cours de leurs occupations quotidiennes et de faire confiance au gouvernement…

— Quand il m’a quitté tout à l’heure, remarqua le Président, il n’y croyait déjà plus. Nous avions mis ce communiqué au point, ensemble, vers seize heures. Il est vrai que tout va si vite ! Tout se passe exactement comme dans l’écroulement de cette maison qu’avait imaginé jadis un écrivain italien, Buzzati, je crois. Quelqu’un arrachait un volet, sans y prendre garde, et toute la maison s’effondrait pan par pan, écrasant ses habitants. On dirait que les faméliques ont déjà arraché le volet. Buzzati, quant à lui, ne donnait aucune explication. Il se bornait à constater. Je crains que nous ne puissions faire mieux…

— C’était à dix-sept heures, donc, la déclaration du ministre de l’Information, reprit la voix du journaliste. Mais, depuis, l’exode s est accentué. Il prend les proportions d’une migration en masse. On note cependant un léger mouvement inverse, vers le sud, de caractère hétéroclite. Des bandes organisées de la banlieue parisienne, des groupes de jeunes travailleurs de la métallurgie, des sections d’étudiants de diverses obédiences, ainsi que de nombreux ecclésiastiques et militants chrétiens ont pris la route du Sud. On signalait à dix-neuf heures un affrontement brutal au poste de péage n° 3 de l’autoroute A 6 entre l’un de ces groupes et la police qui s’opposait à son passage. M. Clément Dio, rédacteur en chef du journal La Pensée nouvelle, a fait savoir qu’il élevait une protestation solennelle contre cette entrave à la liberté de déplacement et qu’il partait lui aussi pour le Midi, en donnant à son geste une valeur exemplaire. Voici ce qu’il a déclaré à notre reporter, devant les bureaux de La Pensée nouvelle, avant de monter dans sa voiture :

(On entendit la voix de Dio, au milieu d’une ambiance de rue mêlée de nombreuses acclamations.)

— Le Sud de notre pays se vide de sa population et, au fond, cela ne m’étonne pas. L’opinion occidentale a des remords. Elle ne peut supporter le spectacle de la misère qui s’avance, alors elle préfère s’enfuir en silence plutôt que de faire face généreusement, en ouvrant ses bras. Qu’importe ! Puisque nos départements du Midi se transforment subitement en déserts, nous n’y serons que plus au large pour accueillir et installer ces malheureux et leur offrir leur dernière chance. Je le dis tout net : c’est dans cet unique but que je quitte la capitale et que je pars pour le Midi. J’invite tous ceux qui pensent, comme moi, que l’idéal humain se place au-dessus des nations, des systèmes économiques, des religions et des races, à me rejoindre là-bas. Je nous voudrais nombreux, car que signifient ces mouvements de troupes ? Ce gauleiter Perret qui vient d’être nommé ? J’ai entendu, comme tout le monde, le ministre de l’Information parler d’accueil… provisoire, de solution… imposée, de cordon… sanitaire ! Ce cordon sanitaire n’est qu’un front militaire. Va-t-on donner à nos soldats l’ordre de tirer sur des affamés ? Va-t-on ouvrir des camps de concentration ? Va-t-on…

— Il me fatigue, dit le Président, en baissant la puissance du son. Mais, au moins, ajouta-t-il, pensif, celui-là sait ce qu’il veut !

— Qui a eu l’idée de ce cordon baptisé « sanitaire » ? demanda le secrétaire d’État.

— Moi, soupira le Président. J’ai beaucoup hésité, mais quand j’ai vu le mouvement d’exode s’amplifier, je me suis dit qu’on ne l’arrêterait plus. C’est une vieille habitude nationale qui s’est toujours fortifiée dans le bien-être et la richesse. Autant l’accélérer et en profiter comme on pouvait. J’ai pensé qu’en la débarrassant des lâchetés morales de l’arrière, il restait une chance à l’armée de faire son métier. Le reste, l’appel au calme et la poursuite des occupations quotidiennes, c’est pour la galerie.

— Mais les épidémies du Moyen Âge n’existent plus, monsieur le président. Tout le monde le sait.

— Eh bien ! dit le Président, ceux qui se cherchent une excuse à détaler au lieu de défendre leurs biens n’auront qu’à supposer qu’elles existent. Je devais bien ça à mes électeurs, non ?

Et il se pencha vers le cadran du transistor.

— Après ces déclarations, reprit la voix du journaliste, M. Clément Dio a quitté aussitôt la capitale en compagnie de sa femme, l’écrivain Iris Nan-Chan et de quelques amis, donnant rendez-vous sur la Côte à tous ceux qui l’acclamaient…

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