Invasion et chute de la France – Le Camp des Saints [24-26]

Le temps des mille ans s’achève. Voilà que sortent les nations qui sont aux quatre coins de la terre et qui égalent en nombre le sable de la mer. Elles partiront en expédition sur la surface de la terre, elles investiront le camp des Saints et la Ville bien-aimée. [Apocalypse, XXe chant.]

Jean Raspail avait vu juste, voici le récit de l’invasion migratoire de la France jusqu’à la chute du pays.

CHAPITRE 24

Deux jours durant, Mâchefer sortit de son mutisme. Le premier jour, deux pages d’un style volontairement dépouillé, mais bourrées de détails et de faits précis, sous le titre : « Français, on vous trompe ! La vérité sur São Tomé. Récit d’un témoin oculaire. Le duc d’Uras nous déclare… » Abonné depuis toujours à La Pensée nationale, le vieux duc s’était présenté chez Mâchefer vingt-quatre heures après son retour. Il tenait à la main un paquet de journaux, toute la presse du matin et celle de la veille au soir. Il semblait très agité. « C’est une infamie ! » dit-il en tremblant. « Où veut-on nous mener ? Je n’ai jamais lu de ma vie quelque chose d’aussi tendancieux ! Et d’aussi habile ! Cela a l’air vrai, mais tout est truqué. J’ai dû m’y reprendre à deux fois pour m’en rendre compte. Tenez ! J’étais sur le bateau de Malte. C’est même moi qui le commandais, capitaine de vaisseau en retraite d’Uras ! Et qu’est-ce que je lis ? Qu’à la suite d’une fausse manoeuvre de mon pilote, j’ai failli me faire aborder par le navire de tête, lequel m’aurait évité en modifiant sa route juste à temps ! Alors que c’est le contraire qui s’est produit ! Je ne rêvais pas, quand même ! l’India Star fonçait sur nous, avec ce foutu nabot sur la passerelle qui gesticulait et tous ces types, à bord, qui nous fixaient du regard comme s’ils voulaient déjà nous tuer ! Et les couteaux, les poings levés ? Qui parle des couteaux ? Apprivoiser la misère ? La bonne blague ! Je l’ai vue, cette misère-là. Je n’en croyais pas mes yeux ! Ils nous haïssent. Peur de l’empoisonnement ? De qui se moque-t-on ? Personne n’a réussi à engager le début du commencement d’un dialogue. Tous ceux d’entre nous qui mirent un pied chez eux se sont retrouvés à la mer, balancés comme des paquets avant même d’avoir pu s’expliquer. J’ai dit tout cela au camp de São Tomé, mais personne n’a voulu m’écouter. « Vous êtes fatigué, monsieur le duc, allez donc vous reposer », voilà ce qu’on m’a répondu ! Je connaissais l’un des dominicains de l’équipage pontifical. Quand j’étais attaché naval à Rome, c’était le confesseur de ma femme. Un moinillon malin comme un singe, avec un nom de mouton : Agnellu. Il a fait son chemin, depuis ! Savez-vous ce qu’il m’a dit ? « Dieu nous a envoyé cette épreuve pour fortifier notre charité. Les intentions divines sont claires ! Si nous ne donnons pas tout, nous n’aurons rien donné. Notre devoir de chrétien est tout tracé, mais d’autres comprendraient mal. Il faut taire certaines vérités parce qu’elles ne sont en réalité que des apparences voulues par Dieu pour que nous méritions notre salut… » N’était-ce pas bien entortillé ? J’en suis resté pantois. Il a fait une petite homélie là-dessus, le lendemain matin, avant de nous quitter et je crois bien que tout le monde l’a avalée comme du bon pain ! Les intentions divines ! On se demande qui les lui avait inspirées, sur terre ou dans l’au-delà ? Remarquez bien que j’ai compris tout cela peu à peu. Il me manquait une pièce au puzzle. À Roissy, hier matin, j’ai pris à part le petit Agnellu. Je lui ai dit : « Mon père ! Et le joli cadeau que vous avez failli recevoir sur la tête ? Ce cadavre tout blanc et tout nu avec sa grande barbe blonde ? » Ça lui a flanqué un choc. Je savais de quoi je parlais, j’ai gardé ma vue de midship et d’excellentes jumelles. Mais il s’est vite repris : « Vous avez des visions, monsieur le duc ! Il ne s’est rien produit de semblable, je puis vous l’assurer. » Tel quel ! Avec un visage bien franc, du genre à mériter le Bon Dieu sans confession. Je lui ai demandé : « Vous me le jurez ? » Je croyais le tenir. Eh bien, non ! ‘Je veux bien vous pardonner vos caprices, monsieur le duc, c’est le privilège de votre âge. Je vous le jure très volontiers. » Et voilà ! Le cadavre, monsieur Mâchefer, je l’ai revu une seconde fois. La nuit, au bout de la plage. Ils l’enterraient. Agnellu a marmonné quelque chose, il a béni la tombe et tous ont filé en courant. Je suis allé sur la tombe. Us l’avaient bien camouflée. Je ne suis pas un charognard, j’ai récité une petite prière et je suis parti moi aussi. Ce que je faisais par là à cette heure ? Je pissais tranquillement, tout simplement. Car je me relève souvent la nuit, à mon âge. Cela m’a valu la dernière pièce du puzzle : ce curé-là mentait sciemment, tout dominicain qu’il est ! Depuis, je n’arrête pas de faire des rapprochements étranges. Parmi tant de prêtres qui s’égarent et nous égarent, combien mentent volontairement ? Monsieur Mâchefer, j’ai peur… ! »

— Mes enfants ! dit Mâchefer à sa jeune équipe, prenez par écrit le récit de M. d’Uras. Questionnez-le à votre guise, puisqu’il est venu pour cela. Je veux un texte net et sans fioritures. Nous tirerons à cent mille exemplaires…

— Cent mille ! s’exclama, un peu plus tard, le chef d’imprimerie de La Grenouille. Vous avez de quoi payer ? J’ai reçu des ordres stricts.

— D’avance ! dit Mâchefer.

Et il sortit une liasse de sa poche. Par crieurs, comme au temps jadis, les cent mille exemplaires furent vendus. C’était peu de chose, mais quand même un début. Mâchefer reprit confiance. Le lendemain parut le second volet du récit, avec un titre-choc, cette fois : « Blanc étranglé, jeté à l’eau par le Calcutta Star ! Mobile ? Haine raciale. »

Les rotatives de La Grenouille stoppèrent après un quart d’heure. Prévenu, Mâchefer descendit :

— Et alors ? Que se passe-t-il ? Vous ne travaillez plus ?

— Grève surprise, monsieur Mâchefer, je regrette, dit le chef d’atelier.

— Grève ? Vraiment ? dit Mâchefer.

Il allait d’un ouvrier à l’autre, plantant son regard dans chaque regard. Silencieux, immobiles, pas un ne répondit.

— Mais vous travaillez contre vous, bougres d’abrutis ! Vous n’avez pas lu mon article ? Vous ne comprenez donc rien !

— C’est la grève, dit encore le chef d’atelier. Excusez-nous. Vous connaissez le droit syndical.

— Où est-il, votre syndicat ? Au deuxième étage ? Dans les bureaux de la direction ?

— C’est la grève, un point c’est tout, répéta le chef d’atelier. Ne vous plaignez pas, vous avez vos dix mille exemplaires, comme chaque jour ! Qu’est-ce que vous voulez de plus ?

— Et demain ?

— Demain, même chose. Le syndicat du livre, section de l’imprimerie de La Grenouille, a décidé de se mettre en grève après chaque dix mille et unième exemplaire de votre journal.

— Vous n’avez pas le droit ! C’est une grève politique !

— Politique ? Pas du tout. Votre canard tirait à dix mille, c’était très bien pour tout le monde, ici. Nous refusons de faire des heures supplémentaires, voilà tout. L’heure supplémentaire, c’est le prolétaire en esclavage.

— Je me demande, dit Mâchefer, si vous êtes des cons, ou des salauds ?

Il haussa les épaules, puis ajouta en sortant :

— Je crois que vous êtes malheureusement des cons !

— Et voilà, mes enfants ! dit Mâchefer à son équipe quelques instants plus tard. C’était trop beau. On s’est fait piéger en rase campagne, comme des enfants de choeur ! Il fallait attendre le dernier moment, c’est ce que je dis depuis le début. Je n’aurais jamais dû me laisser aller. Nous voilà presque muets, maintenant. Il faudra chercher une autre imprimerie, si on en trouve une qui ne soit pas syndiquée. En attendant Gibraltar, régime habituel. Titre pour demain : Plus que 4000 kilomètres avant la vérité !

Peut-être est-ce une explication…

Cette fois-ci, la bête rugit. Elle sortit de sa tanière sans se gêner et tout le pays retentit de ses hurlements : « Témoignage d’un vieillard sénile… Les bouffons de Malte… L’aristocratie au secours des privilèges de race… Un entretien exclusif avec le père Agnellu… L’archevêque de Paris désavoue le duc d’Uras… Manifestation silencieuse devant la légation de l’Ordre de Malte, etc. » Commença ce même jour la longue liste de pétitions « pour l’accueil à la flotte du Gange », des milliers de signatures collectées par des centaines de comités, depuis « les Mères chrétiennes » et le « Front de libération des homosexuels » jusqu’aux « Anciens Réfractaires », en passant par toutes les chapelles intellectuelles, politiques et religieuses avec, en tête des listes, les noms familiers de tous ceux qui, depuis des années, sapaient les consciences du monde occidental à coups de pétition. La belle affaire ! pensait-on, cela ne servait à rien ! Voire ? Goutte après goutte, le poison agit sans douleur, mais au bout du compte, il tue.

Au matin, du samedi de Pâques, alors que la flotte du Gange approchait des côtes de France où elle allait s’échouer dans la nuit, la presse publiait encore de ces listes. Le plus drôle, si l’on y songe, c’est que la plupart de ces signataires de la dernière heure, enfermés chez eux à double tour ou fuyant déjà dans leurs autos, sur les routes de l’exode, s’ils habitaient le Midi, découvraient avec terreur, tous à l’écoute de la radio, cette simple petite phrase qui sonnait dans leurs cervelles, comme un glas : « Ah ! Si j’avais su ! »

Signataires posthumes, en quelque sorte. Moribonds achevés par leurs testaments.

CHAPITRE 25

La tentative de secours de São Tomé ne fut jamais renouvelée. Instruits par les rapports des agents secrets, plus véri-diques que les reportages de presse et dépouillés de toute sentimentalité, les Messieurs de la Commission de Rome y renoncèrent. Le temps était passé, qu’ils avaient volontairement perdu, approuvés par leurs gouvernements respectifs, espérant… espérant quoi, au juste ? Les plus lucides d’entre eux se seraient fait hacher plutôt que de l’avouer. Dans les organismes internationaux chargés de problèmes du tiers monde, on ne construit pas une carrière en s’appuyant sur la vérité.

Le samedi des Rameaux, ils se réunirent à huis clos. Aperçue au large du Sénégal, la flotte faisait route au nord, glissant sur une mer d’huile, par un vent nul. Une seule alternative possible : les côtes du Portugal, d’Espagne et de France par l’Atlantique et le golfe de Gascogne, puis l’Angleterre, peut-être, par la Manche ; ou, plus probablement, le virage à angle droit par le détroit de Gibraltar vers la Méditerranée. Dans les deux cas, l’Europe occidentale. A moins que… Le délégué britannique se leva de son siège. Il commença par toussoter discrètement et quand un Anglais tousse de cette façon, personne ne peut douter du sérieux de ses propos :

— Messieurs, dit-il, je sais que notre Commission porte le titre très explicite de « Commission de coopération internationale pour l’aide et l’accueil aux réfugiés du Gange ». Nous en sommes tous conscients. De l’aide, heu… je ne dirai trop rien. De l’accueil, eh bien !… (petite toux, bégaiement) il me semble que… Peut-être avant d’accueillir cette grande famille chez nous, dans un appartement beaucoup trop petit, conviendrait-il de lui faire comprendre que le temps des vacances au pair n’est pas encore tout à fait venu et qu’il lui faut regagner son pays, pour nous permettre de nous organiser afin de mieux la recevoir, d’une façon conforme à ce que l’opinion attend de nos populations prospères. Une réception d’une telle ampleur se prépare. Nous n’en avons pas eu le temps, d’autant plus que… heu… nous n’avons invité personne. Je propose que nous formulions une invitation solennelle, dans un délai convenable à fixer d’un commun accord pour tous les gouvernements intéressés, ceux d’ici et ceux de là-bas. (Ayant siégé pour la Grande-Bretagne à la conférence permanente du désarmement atomique, l’Anglais savait ce que délai veut dire.) Mais qu’en attendant ces circonstances nouvelles que nous appelons de tous nos voeux, la flotte du Gange soit priée de regagner sa base. Par Suez et la route des Indes, le chemin n’est pas très long. Bien entendu, nous l’aiderions de toutes nos forces. Ravitaillement, escorte, assistance sanitaire et technique, remplacement des navires hors d’usage par des transports à nous, simple question d’efficacité…

On approuva. Certains gouvernements, les plus menacés, comme ceux d’Espagne ou de France, s’affolaient en secret. Jusqu’au Sénégal, on pouvait encore espérer un naufrage, un verdict du hasard que l’opinion n’aurait rien pu faire d’autre qu’admettre en pleurant, cérémonies solennelles à la mémoire de, pont aérien pour rapatrier les survivants, promesse d’aide accrue, remords, remords toujours et la vie continue… Mais cette mer incroyablement calme jour après jour, ces conditions météorologiques uniques dans les annales maritimes : inutile de s’illusionner plus longtemps ! La flotte du Gange et le fleuve des mots allaient bientôt se rejoindre. Une rencontre qu’il faudrait payer d’un prix exorbitant, à moins que…

— Le tout, continua le délégué anglais, est de convaincre nos invités. Permettez-moi une comparaison. Chez nous, dans les collèges anglais de la bonne société, lorsqu’un enfant turbulent refuse d’obéir gentiment, on emploie la manière forte. Combien de fois, lorsque j’étais enfant, ne m’a-t-on pas ramené dans le droit chemin en me tirant les oreilles ! À défaut d’autre chose, si la nécessité le commande, je propose ce genre de manière forte.

On y venait enfin ! Mais par quels détours hypocrites ! Maudite sera la race blanche le jour où elle renoncera à exprimer les vérités essentielles, même à voix basse et pour elle-même, faute de mieux ! Nous étions au crépuscule de ce jour.

— Dans le cas précis qui nous occupe, dit un délégué, qu’appelez-vous « tirer les oreilles » ?

L’Anglais ne toussait plus :

— Arraisonner les navires du Gange, par la menace du canon s’il le faut. Débarquer des équipages armés qui relèveront, de gré ou de force, les équipages du Gange.

— Et si les enfants ne veulent pas se laisser tirer les oreilles ? dit le délégué de la France. S’ils se précipitent tous ensemble sur le maître et que, pris de fureur, ils cherchent à l’assommer ? Le maître devra-t-il se servir d’un revolver ?

— C’est probable, dit l’Anglais.

— Et si le maître ne se sent pas le courage de blesser des enfants ?

Il y eut un long silence.

— Je ne dis pas que c’est possible, dit l’Anglais. Je dis qu’il faut essayer. Si nous ne tentons pas l’expérience dès maintenant, nous ne saurons pas, dans huit jours, de quoi nous sommes capables.

— Qui tentera l’expérience ?

— Pour sa part, la Grande-Bretagne ne le souhaite pas. J’ai été autorisé à vous soumettre notre proposition, mais les relations privilégiées que nous entretenons traditionnellement avec les gouvernements du Gange, de l’Inde, du Bengale, du Pakistan…

— L’Italie, dit un autre délégué, doit tenir compte de l’opinion de Sa Sainteté le pape…

Inutile d’entrer dans le détail des télégrammes chiffrés échangés fébrilement entre la Commission de Rome et les gouvernements occidentaux. En France, le président de la République prit une décision aussi rapide que secrète. Seuls furent consultés le chef d’état-major de la marine et le secrétaire d’État Jean Perret. Pour comprendre clairement les raisons de cette conspiration, on se reportera au conseil des ministres qui suivit immédiatement l’appareillage de la flotte dans le delta du Gange…

— Nous tenterons l’expérience, annonça le délégué français. Évidemment, le secret en sera gardé et le résultat communiqué à vos seuls chefs de gouvernement. L’escorteur 322, de la marine française, en patrouille au large des îles Canaries, a reçu l’ordre de faire route au sud pour une mission ultra-secrète. Des instructions détaillées lui sont transmises en ce moment même.

— Et si l’expérience échoue ? demanda quelqu’un.

— Eh bien ! dit l’Anglais, flegmatique, nous nous réunirons à nouveau. Il faudra bien s’entendre sur quelque chose…

Le samedi saint, lorsque la Commission de Rome se fut réunie pour la dernière fois, il n’était déjà plus question de s’entendre. Et pour qui ? Et sur quoi ? Tout craquait. Sauve qui peut ! Chacun pour soi !

CHAPITRE 26

Le dimanche des Rameaux, vers quatre heures de l’après-midi, revenant d’une mission qui fut qualifiée « de routine » sur les documents remis aux autorités sénégalaises, l’escorteur 322 entra dans le port de Dakar. Il n’y resta que cinq minutes, le temps de débarquer son commandant, capitaine de frégate de Poudis, par la vedette du pilote, et virant dans le grand bassin, regagna aussitôt le large. Précisons, pour la petite histoire, que quatre jours plus tard, l’escorteur 322 était de retour à Toulon, en quarantaine sur la rade, équipage consigné à bord, visites interdites et silence radio imposé. À Dakar, une voiture anonyme, conduite par l’attaché naval, en civil, emporta le commandant de Poudis vers l’aéroport, jusqu’à la piste d’envol où l’attendait un mystère 30 de l’armée de l’air française. Villacoublay, dix-huit heures. Le commandant de Poulis, vêtu cette fois d’un costume civil, descendit de l’avion et s’engouffra dix mètres plus loin dans une autre voiture anonyme. À son bord, le secrétaire d’État Perret. L’autoroute, le bois, l’avenue Foch, l’Élysée, le bureau du Président par le couloir intérieur et non par l’enfilade habituelle des bureaux du cabinet, et l’accueillant debout, et seul, le président de la République :

— Commandant, je vous espérais avec impatience ! Si j’avais bien précisé que je ne désirais recevoir aucun rapport télégraphique codé, si complet soit-il, et si j’ai préféré vous faire enlever à Dakar pour vous entendre moi-même, c’est qu’en l’occurrence ce ne sont pas les faits qui comptent le plus, mais… comment dirai-je… l’ambiance.

— C’est ce que j’avais compris, monsieur le président.

— Aussi vais-je modérer mon anxiété. Je tiens à ce que vous vous exprimiez franchement, sans vous presser, en oubliant le style, le vocabulaire, la prudence et la flagornerie en usage dans ce palais. Asseyez-vous. Là, dans ce grand fauteuil. Mettez-vous à l’aise. Voulez-vous un scotch ?

— Volontiers. Cela m’aidera.

— Vous avez raison. Boire un whisky, lorsqu’on débat des problèmes du tiers monde, c’est encore le seul acte gouvernemental raisonnable qui me soit jamais venu à l’esprit. Ces gens-là pérorent à l’ONU, s’offrent des avions à réaction, des coups d’État, des guerres, des épidémies, mais ils se reproduisent comme des fourmis, et des famines les plus meurtrières trouvent encore le moyen de faire proliférer la vie de façon effrayante ! Alors je bois à leur santé ! Évidemment, c’est une image. Mais je crains que nous n’ayons besoin tous les trois d’un autre verre après vous avoir entendu.

— Je le crains aussi.

— M. Perret prendra quelques notes durant notre entretien. Dans cette affaire de la flotte du Gange, il est mon seul conseiller. Les autres… (le Président fit un vague geste de la main.) Bref, nous sommes bien seuls.

— Plus seuls encore que vous ne l’imaginez, monsieur le président, dit simplement le commandant.

— Avant que vous ne commenciez, commandant, je voudrais que vous précisiez un point qui me semble d’une importance primordiale : la composition de votre équipage. Lorsque j’ai décidé cette mission, nous n’avions que vous, sous la main, dans les parages. L’amiral assure que nous ne pouvions pas mieux tomber : équipage de carrière, officiers d’élite. Est-ce vrai ?

— Disons que c’est presque exact. Sur 165 quartiers-maîtres et matelots, 32 appelés seulement, 48 volontaires pour cinq ans et le reste spécialistes de carrière. Bretons en majorité. Un excellent équipage, animé d’un esprit militaire très au-dessus de la moyenne. Évidemment, à l’époque où je servais comme midship, c’était tout autre chose. Mais enfin, par les temps qui courent, de quoi satisfaire le commandant d’un navire de guerre.

— Si je vous pose cette question, commandant, c’est que je me souviens parfaitement que nous avons perdu la guerre d’Algérie – et ce n’est pas hier ! – pour vingt-six raisons dont la plus importante était que nous avions envoyé le contingent. Parachutistes et légion mis à part, une armée d’ombres en proie au doute, travaillée par des forces occultes, une apparence d’armée. Je me souviens aussi qu’un de mes prédécesseurs dans ce bureau m’avait dit une fois – j’étais tout jeune ministre – : « L’armée ? Pfut… ! Y a-t-il encore une guerre qu’elle accepte de faire ? Guerre idéologique ? Perdue d’avance. Guerre populaire ou civile ? Sûrement pas. Guerre coloniale ou raciale ? Encore moins. Guerre atomique ? Plus besoin d’armée, plus besoin de personne. Guerre nationale classique ? Peut-être, mais cela me surprendrait beaucoup ! D’ailleurs, il n’y aura plus de guerre nationale. Alors, à quoi sert l’armée de conscription, je vous le demande ? Elle stimule l’antimilitarisme. Elle engraisse l’objection de conscience et alimente en prétextes et stimulants toutes les subversions morales ! Si vous êtes un jour à ma place, je vous souhaite de ne rien avoir à demander à l’armée, sinon de défiler le 14 Juillet. Et là, vous verrez ! Elle défile de plus en plus mal ! » Malheureusement, ajouta le Président, je crains d’avoir besoin de l’armée…

— Je vois très bien ce que vous voulez dire, monsieur le président. Mon équipage était une armée de carrière, pas une armée de conscription. Les jeunes appelés suivaient le train. Pas plus de lecteurs de La Grenouille ou de La Pensée nouvelle que dans les autres corps de troupe. Pas d’objecteurs de conscience glissés parmi les infirmiers. Pas de militants antinationaux. Du moins, pas à ma connaissance et en tout cas, pas plus qu’ailleurs. Et surtout, pas d’aumônier à bord. Eh bien ! monsieur le président, malgré tout, cela n’a pas été fameux. Pas fameux du tout !

— Racontez.

— J’ai trouvé la flotte facilement, au radar, ce matin à huit heures cinq minutes, par vingt degrés de latitude, à cent quarante-deux milles des côtes de Mauritanie. J’aurais pu aussi bien la dénicher au nez. On aurait dit que la mer pourrissait ! Je me suis dirigé tout de suite en queue de cette espèce d’escadre. Les instructions qui m’avaient été transmises prévoyaient comme premier exercice : « Confrontation de la flotte du Gange avec votre équipage. » Je n’ai pas tout de suite compris ce qu’on attendait exactement de moi. Alors j’ai consulté le dictionnaire. Très utile dans la marine lorsqu’on veut s’exprimer en peu de mots, une vieille recette. J’ai lu : « Confronter. Mettre en présence pour comparer. Comparer d’une manière suivie. » Aucune ambiguïté possible. Dans mes jumelles, je commençais à distinguer pas mal de détails et je vous assure qu’il y avait de quoi surprendre même un homme comme moi, qui s’est déjà frotté à toutes les races et toutes les détresses de la terre. L’esprit dans lequel je devais remplir ma mission m’est alors apparu clairement. J’ai fait sortir tout l’équipage sur le pont, côté tribord. Il ne restait à l’intérieur que les gradés et matelots indispensables à la surveillance des machines, des services électriques et de la sécurité, pas plus de vingt-deux hommes. M’approchant du convoi jusqu’à une distance de cinquante mètres sur ma droite, je l’ai remonté entièrement, depuis le dernier bateau jusqu’à celui de tête, un vieux paquebot qui s’appelait l’India Star. Vitesse du convoi : dix noeuds. Ma vitesse réduite : seize noeuds. Nous avons mis plus d’une heure, comme si nous les passions en revue ! Toute la flotte du Gange a défilé, exactement comme un diorama. C’est ainsi que j’ai traduit : « Comparer d’une manière suivie. »

— Vous avez bien interprété. Moi aussi, je suis un fanatique du dictionnaire. Poursuivez, je vous prie.

— Ce que nous avons vu ? Indescriptible ! En bloc ou en détail, par où commencer ? Compter, d’abord. Mon officier en second, par exemple, n’a pas cessé de compter des têtes. À chaque millier, il traçait un bâton sur un bout de papier. Au bout d’une heure, il était comme fou : neuf cents bâtons. Et puis les détails. Comme dans les vieux films de Pasolini. Des visages d’affamés, la peau sur les os, regards en transe, ou lymphatiques. De temps en temps, un grand type à l’air noble qui émerge de la foule couchée, se campe sur ses jambes et nous regarde calmement, en se grattant jusqu’au sang. Des athlètes ascétiques. À côté de moi, j’entendais le midship de quart murmurer : « Des Spartacus déshabillés… » Déshabillés, ils l’étaient presque tous, mais pas comme on peut l’imaginer. Pas de corps entièrement nus. Ni morgue ni plage au soleil. La peau qui profite d’un mouvement de tunique pour prendre le fiais. Pas de pudeur, pas d’impudeur, pas d’exhibitionnisme, quelque chose comme le résultat de mille ans de promiscuité misérable. Un sein noir décharné qui balaye le pont, quand la vieille se penche. Un pansement purulent qui glisse et découvre un genou rongé. Des épaules sans âge, vieillard ou garçonnet ? Deux râteliers de côtes saillantes. Garçons ou filles ? Les voilà qui pissent : un garçon et une fille. Leurs visages sont très beaux. Ils se sourient puis se recouchent. Une femme qui se traîne dans la foule, ses gros seins émergeant à peine de la surface des corps : une femme naine. Deux cuisses nouées comme des racines. C’est un type qui est assis. Je me souviens de m’être demandé s’il était assis là, sans bouger, depuis le delta du Gange. Un autre visage de femme couchée qui regarde le ciel sans ciller. Elle était morte. Je le sais parce que deux hommes, juste au moment où nous remontions ce bateau, vinrent la saisir par les mains et les pieds et, sans plus de cérémonie, la balancèrent d’un coup par-dessus bord. Elle ne devait pas peser lourd. Sur la passerelle, j’ai vu mes Bretons se signer. Et puis des sexes et des derrières, beaucoup de sexes. Je me rappelle cette jeune femme qui cherchait je ne sais quoi dans son épaisse toison noire. Je suppose qu’elle s’épouillait. Ne parlons pas de tous ceux qui étaient accroupis sur leurs talons, tunique relevée, le derrière à l’air. Pour eux, nous n’existions pas. Je crois, d’ailleurs, que nous n’existions pour personne. Et aussi des corps parfaits, en grand nombre, rapidement entrevus, par morceaux. Je ne voudrais pas donner une impression d’horreur. Ce n’était pas vraiment cela. Peut-être la beauté, surgissant de tant de laideur, devenait-elle plus émouvante parce que auréolée de misère ? Je ne sais comment vous l’expliquer. Sur le Calcutta Star, presque en tête du convoi, il y avait, à l’avant, bien détaché au-dessus de la foule étendue, un dos nu, superbe, d’un noir éblouissant, à moitié recouvert par de longs cheveux en éventail avec, au ras des hanches, une tunique blanche nouée. La tunique est tombée et la fille s’est retournée pour la ramasser. Je pense que c’était une sorte de jeu car il y avait, près d’elle, un affreux petit monstre qui riait. La fille s’est relevée et cinq secondes après, elle s’était complètement drapée dans ce linge blanc. Mais pendant cinq secondes, je n’ai pas détaché mes yeux de la plus belle femme qu’il m’ait jamais été donné d’admirer. C’est aussi la seule qui m’ait regardé, parmi ces milliers de gens. Évidemment, cela n’a duré qu’un instant. Mais si j’en juge par son expression, j’aurais préféré mille fois qu’elle ne se soit pas retournée… En bloc, l’impression était plus forte encore, plus profonde, plus obscure aussi, je ne sais comment l’exprimer. On ne peut que tomber dans les stéréotypes. La masse, la crasse. La masse et la crasse vraies. Le peuple innombrable, l’abîme des misères, l’hallucination de l’horrible, la foire des sexes, le grouillement de la détresse. Le pullulement de la beauté. Dire que c’était un autre monde qui défilait devant nous n’est rien. Je crois que nous n’étions même plus capables d’en juger… Voilà ! Équipage de carrière ou non, à écouter son commandant, monsieur le président, vous pouvez imaginer aisément les dégâts ! Voici quelques photos. Elles ont été développées à bord. Désirez-vous les regarder ?

Il y en avait une vingtaine, que le Président examina rapidement, en silence.

— Si le temps des canulars, dit-il enfin, n’était pas révolu, hélas ! je confierais tout cela à un motocycliste de la Garde pour le porter de ma part à notre ami Jean Orelle, avec un petit mot : « Voici vos invités… » Tiens ! Vous avez photographié aussi cet affreux personnage ? Le monstre à casquette de l’India Star ! On m’a communiqué une photo semblable il y a six semaines, prise par l’Associated Press à la sortie du détroit de Ceylan. Malheureusement, peu de journaux l’ont publiée.

Il emporta la photographie et la glissa dans le montant sculpté de la grande glace Louis XVI, entre la glace et le bois, au-dessus de la cheminée. L’enfant monstre prit une dimension nouvelle, comme s’il venait d’entrer et qu’eux-mêmes se retrouvaient à quatre, désormais, dans le bureau.

— Ainsi, dit le Président, voici mon collègue du Gange ! Il paraît qu’en Cyrénaïque, le maréchal Montgomery ne se séparait jamais de la photo de son adversaire Rommel. Il la contemplait longuement avant chaque décision grave. La méthode lui avait fort bien réussi. Avouez que me voilà bien avancé ! Que voulez-vous que je devine, sur un pareil faciès ! Je sais bien qu’il y a la casquette et que j’en ai emmené bien d’autres, dans ma voiture, de l’Élysée à l’Étoile, qui arboraient sur des gueules impossibles des casquettes encore plus impressionnantes, mais tout de même, cette fois, cela ne suffit plus !

Puis, changeant de ton :

— Mon Dieu ! dit-il, c’est épouvantable ! Continuez, commandant. Votre équipage ? Comment a réagi votre équipage ?

— Mal ! monsieur le président. Au moins dans le sens où nous l’entendons tous deux. J’avais disposé tous mes officiers et maîtres d’équipage disponibles sur le pont, mêlés aux matelots. J’ai donc pu me faire une idée très précise. D’abord le silence, très vite, dès le premier bateau que nous avons doublé. Un homme a dit, comme s’il blaguait : « Eh ben, mon vieux ! Ils se gênent pas là-dessus ! » Puis le même, quelques instants plus tard, avec une voix toute changée : « Les malheureux ! » Il semble que pendant une heure, on n’ait plus rien dit d’autre, à bord, que des remarques de ce genre : « Ce n’est pas possible ! » ou « Mon Dieu, les pauvres gens ! » ou bien : « Lieutenant, qu’est-ce qu’on attend pour leur passer des vivres frais ! » ou encore : « Et tous ces enfants, que vont-ils devenir ? » La seule réaction qui sortait de l’ordinaire fut celle d’un vieux matelot sans spécialité. J’ai fait vérifier sa fiche : le quotient intellectuel le plus faible du bord. Il a dit : « Lieutenant ! C’est vrai que tous ces gars-là viennent se refaire une santé chez nous ? » Il avait, paraît-il, de la peine à y croire. Lorsque nous avons remonté l’India Star, le plus peuplé de tous ces bateaux, on n’entendit cette fois plus un mot. L’équipage était comme tétanisé sur le pont. Fin de la confrontation. Ainsi qu’il m’avait été commandé pour seconde phase de ma mission, j’ai donc fait appeler aux postes de combat. Vous savez comme cela se passe, monsieur le président : des petits coups de sirène saccadés diffusés par tous les haut-parleurs du bord. Cela produit un effet très dramatique et très impératif. Mais je n’ai jamais vu un équipage aussi désemparé. Certains se sont mis à jurer. D’autres ont posé des questions auxquelles mes officiers avaient ordre de ne pas répondre. Enfin, l’automatisme a joué. Je commandais un navire de combat unique en son genre, dont l’équipage, j’en suis presque certain, haïssait son commandant, l’uniforme, la marine, eux-mêmes et tout le reste !

— Continuez, commandant, dit le secrétaire d’État Perret. Cette idée vient de moi. Je me souviens exactement de ce qui vous était ordonné : « Simuler la préparation au combat jusqu’à serrer la réalité au plus près, jusqu’à la minute qui précède l’ordre d’engager le feu. »

— Là aussi, monsieur le président, poursuivit le commandant, je pense avoir compris ce qu’on attendait de moi. J’ai servi le grand jeu à mon équipage ! Quand on a un casque sur la tête, une ceinture de sauvetage sur le dos, qu’on est en train d’engager fébrilement des torpilles dans les tubes, qu’on a les mains rivées aux leviers des lance-roquettes ou les yeux collés aux écrans de la salle de tir, et tout cela pendant que le navire vibre de toutes ses tôles et fonce à plus de trente-cinq noeuds, on devient en général un autre homme ! C’est ce que vous vouliez savoir, n’est-ce pas ?

— C’est vrai, dit le Président. Savoir… ! Mais savoir ne signifie pas : espérer. Qu’est-ce que nous espérions ? Rien, probablement. Qu’est-ce que nous pourrions espérer ?

— Rien, en effet, dit le commandant. La machine a parfaitement fonctionné, comme à l’exercice. Escorteur d’élite, cela s’appelle ! Mais sur un navire au combat, la dernière opération qui précède immédiatement le feu est l’inclinaison aux différentes hausses des rampes, canons, lance-roquettes, etc. Que l’opération soit automatique ou non, à distance rapprochée les servants savent très bien sur quoi ils vont tirer. Monsieur le président, à cet instant précis, je ne commandais plus qu’un navire de mutins. Des mutins en pleurs, respectueux, effondrés, tout ce que l’on voudra, mais mutins quand même. J’avais si bien simulé le combat que l’équipage y avait cru ! Sur la passerelle, on n’arrêtait pas de me téléphoner de tous les postes de tir du bateau. Des phrases tout à fait claires, que jamais commandant de navire de guerre n’avait entendues avant moi ! « Ici la tourelle. Commandant ! Commandant ! Nous ne tirerons pas ! Nous ne pouvons pas !… Ici la mitrailleuse avant. Ce n’est pas possible, commandant ! Ne donnez pas cet ordre ! Nous refusons d’obéir ! » Avec une mitrailleuse, c’est vrai, on voit très bien qui on tue… Une seule consolation : le ton angoissé des voix. Des enfants perdus ! Alors j’ai pris le micro, j’ai appuyé sur le bouton qui me met en communication avec tout le navire et j’ai dit : « L’exercice est terminé, mes enfants, l’exercice est terminé. » Ce n’est pas réglementaire du tout. Mais j’étais certainement aussi bouleversé qu’eux…

— Commandant, il y a autre chose, je crois. La troisième phase de votre mission.

— J’y viens, monsieur le président. Malheureusement !

Un quart d’heure plus tard, j’ai repris la parole, dans le sens indiqué par vos directives. Là, j’avais plus de latitude. J’ai fait de mon mieux. Voici à peu près ce que j’ai dit : « Ici le commandant. Vous venez de participer à un exercice de caractère psychologique sans précédent dans la marine nationale. C’est pourquoi aucune des paroles d’insubordination prononcées tout à l’heure ne sera retenue contre quiconque. Elles sont oubliées. Elles doivent être oubliées. Elles faisaient, si je puis dire, partie de l’exercice. Comprenez-moi bien. Face à un phénomène lui aussi sans précédent, c’est-à-dire l’arrivée pacifique, mais non autorisée et non souhaitée, dans nos pays d’Europe, de cette flotte chargée d’émigrants du Gange que vous avez eu le loisir d’examiner de près et peut-être aussi de juger, eh bien, vous, nous, l’escorteur 322, nous sommes un navire de guerre cobaye. Probablement s’agit-il d’une nouvelle forme de guerre moderne, où l’ennemi attaque désarmé, protégé par sa misère. À cette forme de guerre, nous essayons de nous adapter. Telle est la mission de l’escorteur 322. Imaginez que cette flotte ait choisi de débarquer chez nous, en France. Pour des raisons qui vous seront peut-être apparues tout à l’heure et que le gouvernement a le devoir d’apprécier, il se peut que la marine nationale reçoive l’ordre de s’emparer de ces navires pour les dérouter vers Suez et vers l’Inde qu’ils n’auraient jamais dû quitter. Évidemment, ce retour forcé s’accompagnerait de toutes les mesures humanitaires que, certainement, vous souhaitez. Dans le cas probable où le gouvernement, pour la sauvegarde de notre pays, estimerait que doit être donné cet ordre d’intercepter la flotte du Gange, nous sommes chargés d’un autre exercice préparatoire particulièrement délicat et qui prendra la valeur d’un test. Dans un quart d’heure, les fusiliers marins et le commando embarqué tenteront l’interception pacifique de l’un de ces navires. Si l’opération réussit, le navire occupé sera aussitôt évacué. Il ne s’agit que d’une répétition générale… » Voilà, poursuivit le capitaine de frégate de Poudis, j’ai terminé en disant quelque chose comme : « Je compte sur vous. » C’était un peu plat, je sais ! Mais qu’aurais-je pu dire d’autre ? Imaginez-vous le vocabulaire militaire classique s’appliquant au genre d’ennemi que nous avions en face de nous ? D’ailleurs, monsieur le président, le vocabulaire militaire ne s’applique plus à rien du tout. De nos jours, il fait rire tout le monde, même les militaires…

— Je sais, dit le Président, et s’il ne s’agissait pas de vocabulaire militaire ! Tout ce qui est simple, net, humain, s’est transformé en lieu commun grotesque… Passons ! Comment s’est terminée l’opération, commandant ?

— Mal ! monsieur le président. Très mal ! J’avais choisi comme objectif un navire pas trop grand, ni trop petit, un vieux torpilleur anonyme, à l’échelle de nos effectifs. Je pensais qu’un navire de guerre, même désaffecté, se prêterait mieux à l’expérience et dépayserait moins nos matelots. Il y avait, environ, deux mille personnes à bord. Mon équipage de prise : deux chaloupes à moteur, trois officiers de quarante hommes armés pour le combat rapproché. Interdiction absolue de tuer ou de blesser, sauf pour défendre sa vie. Je suis d’ailleurs certain que les hommes, là aussi, auraient refusé d’obéir. Pendant une minute, j’ai cru la partie gagnée. Ils sont entrés comme dans du beurre et ont tout de suite occupé, au pied de la passerelle, une tête de pont de quelques mètres carrés. La foule avait reculé et se contentait de les regarder. Mais lorsqu’ils ont fait mine d’avancer vers les portes et les écoutilles conduisant à la passerelle et aux machines, la foule s’est alors brusquement resserrée, « tassée », m’a dit un officier, « comme une muraille de chair ». Ils en ont saisi quelques-uns dans le tas pour se frayer un chemin. Peine perdue. Il aurait fallu trois mille bras pour venir à bout de cette multitude. Le commandant du détachement a fait mettre en joue. Puis les sommations d’usage, lentement. Dans n’importe quelle langue, c’est quelque chose que l’on comprend. La foule n’a pas bougé d’un pouce. À la hauteur des canons de mitraillettes, de très nombreux visages d’enfants, avec de grands yeux ouverts qui n’avaient même pas peur. L’équipage semblait avoir réalisé pleinement le sens de sa mission, car nous sommes allés au-delà du possible, jusqu’à l’ordre de tirer, jusqu’au feu de salve. Au-dessus des têtes, bien entendu, mais il y avait un risque. Monsieur le président ! (le commandant eut un petit rire triste) vous pouvez être fier de votre marine de guerre ! Remarquablement entraînée, disciplinée ! Pour tirer sur ordre à côté de l’objectif, elle n’a pas son pareil ! Une jolie marine de dissuasion. Mais la dissuasion se joue à deux, entre initiés qui se comprennent. Les hommes du Gange ne savent pas jouer. Pas même le début d’une panique, pas un geste de recul ! Au contraire, le mur de chair s’est avancé, il s’est même refermé sur mon détachement. Mes hommes se sont battus, à coups de pied, de poing, de crosse, contre des gens qui, eux, ne se battaient pas, mais se contentaient de pousser ! Ils étaient deux milles à pousser ! Contre quarante-trois. Ceux qui tombaient, assommés par les nôtres, étaient aussitôt happés dans la foule et remplacés par d’autres. Pour se maintenir, il aurait fallu faire feu pour de bon et les tuer. Le détachement a rembarqué par miracle. Il manquait deux hommes, deux matelots. Leurs corps nous ont été rendus, jetés par-dessus bord. Aucune trace de blessure volontaire, par couteau ou poignard. Pas de strangulation. Piétinés, tout simplement. Victimes de personne. Ou exécutés par une multitude, ce qui revient au même. Noyés par un raz de marée de chair et d’os. Noyés, c’est le mot. Je n’ai rien à ajouter, monsieur le président, sinon que vous ne devez plus compter sur l’escorteur 322. Désormais, ce n’est qu’un bateau malade, un corps sans âme.

— Et son commandant ?

— Ne vaut guère mieux, monsieur le président. Je deviens fou à force de réfléchir. Il ne reste qu’une alternative. Accepter ces gens-là chez nous, ou torpiller tous leurs bateaux, la nuit, sans distinguer les visages de ceux que l’on assassine, puis fuir aussitôt en les laissant mourir sans avoir la tentation de sauver les survivants, et enfin se tirer une balle dans la tête, vite et proprement, mission accomplie.

— Le pilote d’Hiroshima est mort paisiblement dans son lit, à quatre-vingt-trois ans.

— Autres temps, monsieur le ministre. Depuis, les armées d’Occident ont fait l’apprentissage du remords.

— Commandant, demanda le Président, si je donnais cet ordre, l’accepteriez-vous ?

— J’y ai pensé longuement, monsieur le président. Ma réponse est : non. Je suppose qu’elle était incluse dans « l’exercice de caractère psychologique » ?

— Elle l’était, en effet. Je vous remercie. Prenez quelques jours de repos et rejoignez votre navire, à Toulon. Bien entendu, pas un mot à quiconque.

— Croyez bien qu’avoir vécu cela me suffit. Je ne me sens nul désir d’en parler. L’un des deux matelots s’appelait Marc de Poudis. C’était mon fils.

Il sortit.

— Qu’en pensez-vous, monsieur Perret ?

— Qu’avant d’engager le combat, vous n’avez plus de marine. Et comme il y a déjà longtemps que l’arrière vous a lâché, il ne vous reste plus que l’armée. En rameutant les régiments de carrière, peut-être subsiste-t-il un espoir ?

— De carrière ! de carrière ! Vous avez vu le résultat ?

— On peut encore trouver dix mille hommes pas forcément enclins à se laisser attendrir. Il doit bien survivre quelques bataillons de brutes, dans l’armée de terre ou dans la police ? Et surtout, la confrontation se posera en termes nettement différents : si vous interdisez l’entrée des immigrants du Gange d’une façon solennelle et publique, leur débarquement chez nous, désarmés ou non, se changera par le fait en acte d’hostilité. Tout au moins pour l’armée. L’ennemi putatif deviendra l’ennemi sur le terrain. Il aura risqué un pas de trop alors qu’en mer il était encore intouchable, chez lui.

— Vous y croyez ?

— Faiblement, mais on peut essayer.

— Je vous donne carte blanche, monsieur Perret. Voyez l’état-major immédiatement. Établissez des plans. Sondez les principaux chefs de corps, mais que rien ne transpire de tout cela dans la presse ou dans l’opinion. D’après les estimations de l’amiral, il semble qu’il nous reste à peine huit jours. Tenez-moi au courant. Ma porte vous est ouverte jour et nuit.

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3 Commentaires

    • il reconnait ,,il nous en nargue ,,Il assume d etre sataniste ,Ces gens la nous le disent que nous sommes cocus battus ,Popu est dans le déni du cornard ,,Trop chiasseux pour considerer , con sidéré en prendre la mesure ,,pti lapin dans les phares ,,Ces gens nous narguent ,,”Je t enc ,,et alors !!Des sadiques et popu des masos .Libido platonique gay passive .