Invasion et chute de la France – Le Camp des Saints [17]

Le temps des mille ans s’achève. Voilà que sortent les nations qui sont aux quatre coins de la terre et qui égalent en nombre le sable de la mer. Elles partiront en expédition sur la surface de la terre, elles investiront le camp des Saints et la Ville bien-aimée. [Apocalypse, XXe chant.]

Jean Raspail avait vu juste, voici le récit de l’invasion migratoire de la France jusqu’à la chute du pays.

CHAPITRE 17

Contrairement à ce qu’il avait déclaré au ministre, Mâchefer n’écrivit rien du tout dans son journal, ni le lendemain matin ni aucun des autres matins qui suivirent pendant tout le temps que dura l’interminable cheminement de l’armada jusqu’à son entrée en Méditerranée. Ce matin-là seulement, devant l’imminence et la réalité du péril, Mâchefer s’éveillera de son sommeil volontaire, mais il nous faudra patienter jusque-là pour entendre enfin les premières fausses notes du grand festival humanitaire… Ce parti pris de mutisme, il s’y décida le soir même de la conférence de presse, en écoutant à la radio les premiers éditoriaux du soir, par deux journalistes de grand talent, titulaires chacun d’un billet quotidien à l’heure d’écoute de pointe des deux principaux postes périphériques. Dans la guerre des ondes, le commentaire masque toujours l’événement, selon le principe qu’un auditeur qui croit réfléchir à l’écoute du maître à penser devient plus malléable, à la longue, que celui qu’on laisse réfléchir à sa guise, et la publicité s’engouffre dans la brèche ainsi ouverte à travers les faibles cervelles : se vendaient extrêmement cher aux annonceurs les secondes qui suivaient et précédaient immédiatement les deux éditoriaux des serviteurs du monstre, Albert Durfort, à 19 h 30, Boris Vilsberg à 19 h 45. Mâchefer eut le temps de sauter de l’un à l’autre.

Albert Durfort faisait dans l’humain. Mâchefer employait à ce propos un verbe beaucoup plus grossier. Il disait aussi que le faisaient vomir les professionnels du sauvetage. Un peu trop sévère, sans doute. Durfort n’était pas mauvais homme. Croisé perpétuel, il galopait à travers les ondes au secours de toutes les causes prétendument désespérées. C’est tout juste s’il prenait le temps de changer de monture entre deux campagnes. Il donnait toujours l’impression d’arriver tout essoufflé, mais exactement à temps pour sauver l’opprimé, pourfendre l’injustice et dénoncer le scandale. Un Zorro du micro. Le public adorait cela, à tel point que chez les plus obtus on prenait l’éditorial de Durfort pour un épisode de feuilleton : Durfort chez les voyous perdus, Durfort chez les Arabes, Durfort et le bidonville, Durfort contre les racistes, Durfort et la police, Durfort et la violence, Durfort contre les prisons, Durfort et la peine de mort, etc… Mais personne, à commencer par Durfort lui-même, ne s apercevait que Zorro-du-micro enfonçait des portes ouvertes et volait au secours de la victoire. Or, il faut considérer, chose étrange, que Durfort représentait, pour le temps, un modèle de liberté d’esprit. On l’eût très sincèrement navré en lui révélant qu’il était prisonnier des modes, lié par les nouveaux tabous, conditionné par trente ans de terrorisme intellectuel et que, si le président-propriétaire du poste périphérique qui l’employait lui confiait chaque soir dix millions de bons Français, ce n’était pas pour leur dire avec talent justement le contraire de ce qu’ils s’imaginaient penser. En ce qui concerne le voisinage de Durfort et de la publicité de luxe qui flanquait ses petits chefs-d’oeuvre d’indignation, cela donnait des résultats étonnants, mais qui n’étonnaient plus personne, tant les consciences baignaient à l’aise et depuis longtemps dans ce système illogique, comme un étron pourrissant au fond de la tinette d’un cabinet. Toute la presse, ou peu s’en faut, jouait à ce poker et gagnait à tout coup, le journal de Dio en premier, sur pages glacées et en couleur. Cela plaisait. Cela se vendait. Rien d’autre ne se vendait. Pourquoi se gêner ? Soyez un homme de votre temps, achetez votre mauvaise conscience ! Évidemment, dans notre monde, les gens qui ne fabriquent que des idées, Durfort, Dio, Orelle, Vilsberg et Cie, sont bien obligés d’en vivre. Mais s’ils ont l’air de scier la branche sur laquelle ils sont assis, aux encouragements insensés du propriétaire de l’arbre, rassurez-vous ! Ils guettent déjà de l’oeil une autre branche toute proche pour se raccrocher au dernier instant, car le nouveau monde ne se fera pas sans eux, ce serait trop beau ! Ils ne sont pas hommes à travailler pour rien, dans la chienlit qu’ils fabriquent à notre barbe, eux surnageront, habillés de daim et dorés sur Côte d’Azur… Ainsi, à califourchon sur sa branche déjà plus qu’à moitié sciée, Durfort retrouva-t-il, en parlant de l’armada, ses accents les plus convaincants, mots qui font mouche, avec, dans chaque coeur touché, un bruit mou de vase que l’on touille. Compte tenu des variantes, il rejouait les deux coups de maître qui l’avaient rendu célèbre : celui des déportés chiliens et, plus récemment, celui du manoeuvre algérien accusé du viol et du meurtre d’une fillette et peut-être victime d’une erreur judiciaire. Avec délices et talent, Durfort enrôla ses déportés et rappela l’erreur judiciaire au service actif. Il ne s’en cacha même pas :

« Ceux qui me font l’honneur de m’écouter et de m’encourager chaque jour savent que je ne mâche pas mes mots. On ne transige pas avec la misère. On ne transige pas avec l’injustice. Cela excuse toutes les brutalités de langage. Souvenez-vous. Si j’ai pu, avec votre aide, changer quelque peu le sort des déportés chiliens et si j’ai pu nous éviter à tous le plus abominable des crimes collectifs, l’exécution d’un innocent injustement condamné à mort, c’est parce que j’ai parlé brutalement. Or, voilà qu’aujourd’hui l’actualité me conduit à introduire dans vos foyers, par ma voix, un million de déportés volontaires victimes de la plus scandaleuse erreur judiciaire de tous les temps. Je m’exprimerai donc avec la même imprudence et la même intempérance. Et que ceux qui veulent souper tranquillement éteignent leur transistor pendant cinq minutes… ! »

« Marcel ! Écoute ! Durfort a encore trouvé quelque chose ! Josiane, fais taire un peu le môme ! » Dans les chaumières à loyer modéré, on se versa un coup de rouge vite fait, car le plaisir humide du coeur glisse mieux quand on l’arrose. On l’arrosa au scotch dans le coin-salon des living-loggias, mais de façon plus subtile, c’est-à-dire qu’au lieu de boire avidement pour mieux faire descendre les nourritures de l’esprit, on posera son verre d’un geste prémédité, le temps d’écouter, on retiendra la soif dans l’excitation délicieuse des papilles pour la libérer d’un coup dans l’orgasme couronnant le coït avec l’événement. Trois mille deux cent soixante-sept curés griffonnèrent fébrilement en vue du prochain dimanche, sermon livré à domicile, rien à voir avec l’évangile du jour, mais qu’importe, voilà longtemps qu’on ne s’arrêtait plus à ces détails. Parmi les comparses, notons la présence d’un curé catholique marié et cocu à la fois, portant chrétiennement ses cornes et le sachant, situation entièrement nouvelle et confuse qui jetait un tel désordre dans ses pensées que le malheureux, depuis plus d’un mois, séchait chaque dimanche sur ses sermons. Avec son remède de cheval, Albert Durfort le sauva de l’aridité. L’exutoire agit de façon si puissante que l’encorné aux mains ointes oublia ses bois bénis et récupéra aussitôt cette force de tonner et de condamner qui en faisait le meilleur rassembleur de fidèles masochistes de son diocèse. Peut-être le retrouverons-nous… Trente-deux mille sept cent quarante-deux instituteurs découvrirent, à la même seconde, le sujet de la rédaction du lendemain : « Décrivez la vie, à bord des navires, des malheureux passagers de l’armada, développez vos sentiments à leur égard en imaginant, par exemple, que l’une de ces familles désespérées vient vous demander l’hospitalité. » Imparable ! Le cher petit ange a l’âme naïve et le coeur sensible des enfants, il va tartiner sur quatre pages un pathos infantile à faire pleurer les concierges, il sera premier, on lira sa copie en classe et tous les copains enrageront d’avoir compté trop chichement leurs larmes. C’est ainsi qu’on fabrique les hommes, aujourd’hui. Car l’affreux lardon sans entrailles, celui qui ajustement tout pour réussir dans la vie, est bien obligé de s’y mettre aussi puisque les enfants ont horreur de se singulariser. II lui faut bien suivre le train et suer hypocritement sur la même rédaction vachement humanitaire. Il y brillera aussi, car il est doué, et finira même par y croire à la longue car ces gosses-là ne sont jamais mauvais, mais simplement originaux, force perdue. L’un comme l’autre rentreront chez eux, tout fiers de la belle rédaction. Le père connaît la vie. Ayant lu le chef-d’oeuvre à 20 sur 20, tout effrayé qu’il soit, s’il a de l’imagination, à l’idée de cette famille étrangère de huit personnes dans son trois pièces-cuisine, il la bouclera, tout bonnement. On ne doit pas décevoir les petits anges, on ne doit pas les scandaliser, on ne doit pas souiller la pureté de leurs sentiments, quitte à en faire plus tard d’incurables couillons. Englué dans une lâche tendresse, le père tapotera la joue rougissante de plaisir du petit ange, en se disant que c’est un bon petit et qu’après tout, qui sait si la vérité ne sort pas justement de la bouche des innocents. La mère reniflera dans son mouchoir, l’oeil humide d’amour maternel comblé. Qu’arrivent, un matin, les affamés à leur porte, en admettant que ce fût possible, et voilà une famille foutue ! Peut-être fuira-t-elle plutôt que d’ouvrir les bras, en dépit de la prose prophétique du petit ange téléguidé, car le coeur occidental n’est au fond qu’illusion, mais elle aura, dans tous les cas, perdu la force et la volonté de dire : non ! Multipliez par un million de rédactions bêtifiantes approuvées par un million de pères avachis, cela peut donner, au total, un climat général tout à fait pourri. Peut-être est-ce une explication… Sept mille deux cent douze professeurs de lycée se promirent en même temps d’ouvrir leur cours du lendemain par un débat sur le racisme. Qu’ils fussent professeurs de mathématiques, d’anglais, de chimie ou de géographie, voire de latin, ne changeait rien à l’affaire. Dans n’importe quelle discipline, le rôle d’un professeur n’est-il pas de stimuler les cervelles et d’encourager le jeu des idées ? On allait donc s’exprimer, sur des bases excellentes, idéales, vraiment du gâteau, cette flotte purificatrice en marche vers l’Occident capitaliste ! Un bon thème bien savonné, où chacun pourrait dire n’importe quoi, un scénario inépuisable de ce cinéma collectif perpétuel et spontané où se sont perdus, dans la veulerie des idées toutes faites maintes fois rabâchées, le sens du réel et celui des responsabilités. Là aussi, il ne faudra retenir que le côté négatif de tous ces faux débats vaseux. Qu’arrive enfin sur la Côte d’Azur l’envahisseur venu du Gange et de tous les pays de famine et, hormis les purs dévoyés que nous verrons filer vers le Midi comme des incendiaires courent au feu, les petits braillards machinaux se contenteront de se déculotter comme papa tout en gueulant, selon leur stupide logique, que les coups de pied au cul, cela fait longtemps qu’on les cherche et qu’on ne les a pas volés ! En d’autres temps et d’une autre façon, la France n’avait rien fait d’autre sous Pétain. Cet excellent résultat, les serviteurs de la bête y comptaient… Inutile de recenser plus longuement les millions d’auditeurs de Durfort. La France entière avalait goulûment la drogue anesthésiante : le moment venu de lui couper les deux jambes, elle serait fin prête pour l’opération.

« Évidemment », fit la voix de Durfort dans le poste, coupante et nette, voix qui ne doute jamais, « évidemment cette déportation en marche est volontaire, cette erreur judiciaire n’est le fait d’aucun tribunal constitué. Cette déportation est fille de la misère et de l’abandon. Quant à l’erreur judiciaire, pardonnez-moi de vous dire que nous en sommes tous responsables. Le monde riche a condamné le tiers monde. Il a édifié des barrières en tous genres, morales, économiques, politiques, derrière lesquelles il a emprisonné, non pas à vie, mais pour de nombreuses vies successives, les trois quarts de la population du globe. Mais voilà que cette gigantesque prison se révolte pacifiquement. Des condamnés se sont échappés. Au nombre d’un million, sans armes et sans haine, je crois qu’ils viennent, simplement, demander justice. On ne m’enlèvera pas de l’idée que lorsque sur une même terre, la nôtre, infiniment rétrécie par cent ans de progrès fulgurant, on trouve, simplement séparés par cinq heures d’avion, un type d’homme dont le revenu moyen annuel ne dépasse pas cinquante dollars et un autre dont ce même revenu atteint deux mille cinq cents dollars, il y a, ne vous en déplaise, un exploiteur et un exploité… »

— Exploiteur ! dit Marcel à Josiane. Il y va un peu fort ! Qu’est-ce qu’on bouffe, ce soir ? (Il loucha vers la toile cirée, sur la table, trône prolétaire planté au centre du « séjour »). Nouilles, fromage de tête, omelette quatre oeufs. Pas de quoi pavoiser. Et la traite de la télé ? Et la traite de la bagnole ? Et mes godasses ? T’as vu mes godasses ? Foutues. – Y parle pas pour toi, dit Josiane. Y parle pour ceux qui ont de quoi. – Et alors ? Feraient mieux de me le donner, leur fric. Je marche pas pieds nus, moi. Je travaille, moi…

Notons au passage l’apparition d’une fausse note. Primitive et injuste, c’est-à-dire saine, la sagesse populaire se rebiffe, drapée dans sa dignité. Pour un peu, elle pourrait tout sauver. Marcel n’est pas un échappé du Gange, il travaille et porte des chaussures. C’est un homme à part entière, faudrait pas confondre ! En le poussant un peu, on lui ferait avouer qu’il appartient à un pays civilisé et même qu’il en est fier, pourquoi pas ? Coucou, revoilà le petit Blanc ! Le fantassin occidental, héros et victime des batailles, celui qui irrigue de sa sueur et de sa chair un certain bonheur de vivre en Occident. Mais ce n’est plus le même homme. Il n’agit plus, il esquisse. La ruade ne portera pas. Il n’y en aura pas d’autre. Le moment venu, il laissera faire, comme si rien ne le concernait plus. Et quand il se retrouvera brusquement concerné, ce sera trop tard. On lui aura fait croire qu’il n’y perdrait rien et que ce sont les autres, ceux qui ont de quoi, qui devront se pousser et payer, au nom de l’égalité, de la justice, de la fraternité universelle, des droits de l’Homme, au nom de n’importe quoi de ce genre dont personne n’ose même plus douter, au nom de la bête également, mais cela, on n’en parlera pas à Marcel et d’ailleurs, que comprendrait-il ?… Au nom de la bête, Durfort veillait aux créneaux de la radio. Il devinait tout. Le voilà qui rectifie son tir :

« Je crois aux pressentiments », poursuivit la voix de l’oracle. « Il semble que je ne sois pas le seul. J’ai entendu comme vous, tout à l’heure, le ministre porte-parole du gouvernement, M. Jean Orelle. Or, j’ai la conviction que cet homme de coeur, en dépit de la prudence officielle, partage mon pressentiment. L’armada immigrante se dirige vers l’Europe, vers la France notre jardin, et j’ose même avouer que j’espère ne pas me tromper. Je voudrais vous relire le communiqué officiel, le meilleur texte que la France ait proposé au monde depuis la Déclaration des droits de l’homme. Je cite : Puisque rien ne nous autorise humainement à nous opposer à la marche de cette flotte, le gouvernement français a décidé d’étudier avec ses partenaires occidentaux un plan d’accueil dans le cadre d’une coopération internationale de structure socialiste… Fin de citation. La voilà, l’espérance, mes amis ! La voilà, la justice universelle tant souhaitée ! Il a fallu que les plus déshérités de la terre se mettent en marche pour que la puissante société occidentale reconnaisse de bon gré le visage de la misère. Ah ! mes amis ! quel beau jour que celui-ci ! Car croyez-vous sérieusement que dans ce plan d’accueil et de coopération, le moment n’est pas venu, enfin, d’intégrer aussi les plus malheureux d’entre nous, tous ceux, encore si nombreux, qui ont peine à vivre au sein de notre société d’abondance ? Certes, il va falloir prévoir, repenser les rapports entre individus, partager des profits, investir des bénéfices, concevoir notre économie en termes d’amour et non de rentabilité pour que chacun, à commencer par le réfugié du Gange, bénéficie désormais de son droit au bonheur. Nous aurons l’occasion d’en reparler. Mais je vous l’affirme, mes amis, nous sommes tous des hommes du Gange ! À demain. »

« C’était l’éditorial quotidien d’Albert Durfort… Un bon conseil ! Pendant vos week-ends de campagne, à la chasse, durant vos longues promenades amoureuses en forêt, ou même le soir, au coin du feu qui craque et danse dans la vieille et belle cheminée, habillez-vous de daim. Le daim, c’est plus qu’un vêtement qui repose, c’est un style qui ennoblit… »

Cela rassurait Marcel. Tourneur-fraiseur chez Citroën, il ne s’habillait pas de daim, n’allait pas à la chasse, en forêt avec ses copains il ne se promenait jamais et casse-croûtait sur le talus de la nationale pour regarder passer les bagnoles et guetter les accidents, au coin du feu il s’emmerdait et plaçait toutes ses émotions esthétiques dans la cuisinière quatre feux, mais, pas bêcheur, il appréciait les belles formules. Ce daim qui repose et ennoblit, il n’en avait rien à fiche, mais de bonne humeur il s’en amusait franchement et de savoir que cela existait, il s’en trouvait réconforté. Honnête révolutionnaire, orateur de bistrot à l’occasion, en paroles il faisait tout sauter. Mais que viennent des crises vraiment sérieuses, et le voilà secrètement inquiet, se demandant si les miettes qui tombaient des mains de tous les patrons et profiteurs habillés de daim ne valaient pas mieux que pas de miettes du tout. Sans l’avouer, sans se l’avouer même, il avait compris que tant que les patrons ont du fric et se démènent pour le faire rentrer, entre deux parties de chasse, bien sûr, et deux soirées élégantes au coin de la vieille cheminée, le peuple y trouve toujours sa part, quitte à la réclamer de temps en temps. La civilisation du daim, au fond, il adorait ça, Marcel. D’autant plus que rien n’empêchait d’en penser ce que l’on voulait. Mais la faire sauter pour de bon, si l’occasion s’en présentait, ça, jamais ! Ou plutôt, sans lui ! Et la défendre ? Non plus ! On ne défend pas l’injustice sociale, même si l’on y vit mieux que d’autres dans la justice. Tout est là, peut-être est-ce une explication ? Marcel, c’est le peuple, et le peuple pense comme Marcel, moitié Durfort, moitié daim, ces deux-là faisant bon ménage, comme le pot de fer et le pot de terre, à la longue. Le peuple ne bougera pas le petit doigt, ni dans un sens ni dans l’autre. Nous ne sommes plus au Moyen Âge, où les serfs exploités couraient se réfugier à l’abri des murailles seigneuriales, quand sonnait le tocsin du donjon annonçant les bandes pillardes. Si les hommes d’armes du patron – pardon, du seigneur – étaient trop peu nombreux, les prolétaires – pardon les serfs – garnissaient les créneaux, leurs femmes s’activaient autour des chaudrons où bouillait l’huile de poix. Au service du château, on vivait mal, mais on vivait, tandis qu’après le passage des pillards on mourait tout bonnement de faim. Marcel n’est pas plus bête que le serf, son aïeul. Mais le monstre lui a mangé la cervelle sans qu’il s’en aperçoive. Contre les immigrants, nouveaux pillards de la forteresse Occident, Marcel ne courra pas aux créneaux. Aux hommes d’armes de se débrouiller, c’est leur métier ! Et s’ils reculent ou s’enfuient, ce n’est quand même pas à Marcel de jouer les renforts ! Les châteaux de ce temps, murailles d’acier et de béton, caves gorgées de victuailles, entrepôts débordant de marchandises, ateliers efficaces, chemins de ronde et pont-levis au trafic fracassant, terres prospères, donjons d’or et d’argent, Marcel les abandonnera au pillage. Il ne sait plus réfléchir. On l’a émasculé de son instinct de conservation… Ce soir-là, Durfort entendu, Marcel s’endormit tranquille. « Tu vois bien », dit Josiane, « pour ces types qui arrivent en bateau, ce sont les patrons qui paieront. Et puis, même si cela fait un peu peur, ce million de bonshommes, ce n’est pas pour aujourd’hui, alors ? Moi, cette armada, je te parie qu’elle n’arrivera pas jusqu’ici. Mais quand même, s’ils sont si malheureux qu’on le dit… Et patati ! et patata ! » Poisson noyé, merci Durfort !

Il y aurait eu, cependant, une toute petite chance pour que Durfort fût privé de son micro. Une chance manquée. évidemment. Nous la noterons scrupuleusement, comme les autres, à la rubrique consternante des occasions perdues. Après le « nous sommes tous des hommes du Gange ! », le directeur à d’Est-Radio appela le studio du journal parlé et convoqua Durfort :

— Ne croyez-vous pas, cher ami, que vous êtes allé un peu trop loin ? J’apprécie votre éloquence. J’ai de l’estime pour votre générosité (à cinq briques par mois pour cinq minutes par jour, pensait le directeur, c’était une générosité généreusement estimée). Mais il ne s’agit plus, cette fois, d’une cause mineure ou lointaine. Quand vous aurez installé un million de basanés chez nous, en admettant que la flotte arrive jusqu’ici et que je ne vous interdise pas mon antenne, on ne reconnaîtra plus ce pays.

— Je l’espère bien. Pensez-vous que je parle pour ne rien dire et pour gagner ma vie ?

— Bien sûr que non, cher ami ! (Ah ! le pourri ! pensait le directeur. Et il y croit, par-dessus le marché !) Mais avez-vous mesuré les conséquences ? Le mélange des races, des cultures, des rythmes de vie. L’inégalité des compétences. La fin de notre identité nationale, ethnique, si vous préférez.

— L’homme nouveau.

— Ne dites pas de bêtises ! Vous y croyez, vous, à l’homme nouveau ? Voilà presque deux ans que je vous ai confié l’éditorial de 19 h 30 : croyez-vous sérieusement que pendant cette période, vos sentiments élevés ont eu quelque influence sur la nature de l’homme ? Rien du tout !

— Alors, pourquoi m’employez-vous ?

— Tant pis pour vous, je vais être franc. Je vous emploie pour amuser le tapis. Après les voyantes, les guérisseurs, les confesseurs, les psychiatres, les conseillers du coeur, ce sont les redresseurs de torts qui plaisent, c’est-à-dire vous. Redressez tous les torts que vous voudrez, ce n’est pas cela qui manque. Nous en avons pour dix ans, si vous savez doser et que les auditeurs ne s’entichent pas brusquement d’un autre genre d’amuseur. Mais ne touchez pas à la nation. Ne touchez pas au système économique qui l’anime, plutôt bien que mal. Malgré les heurts, tous deux sont faits pour s’entendre. Et permettez-moi de vous rappeler que vous y vivez fort bien, beaucoup mieux que tous les opprimés dont vous faites votre menu quotidien. Contentez-vous de dénoncer les bavures, cela suffira et, qui sait, cela finira peut-être, à la longue, par servir à quelque chose.

— Je vous savais dur, méprisant, insensible…

— Merci ! Moi je traduis : lucide.

— Mais pas ignoble à ce point, je l’avoue. Quand on pense qu’à tous les leviers de commande sont installés des hommes comme vous, peu nombreux, mais tout-puissants, je me dis qu’en effet, il faut changer la société.

— Eh bien ! vous irez la changer avec d’autres micros que les miens, si vous n’acceptez pas, désormais, de cesser votre campagne en faveur de vos rescapés du Gange.

— Je refuse.

— Très bien. Voyons votre contrat. Un dédit énorme, comme d’habitude. Vous savez compter ! Nous paierons.

— Vous ne paierez rien du tout. Je reste. Vous avez oublié le principal. Veuillez lire le contrat jusqu’au bout. La promotion du daim, les SICAV, le club « Horizons », l’essence Pertal, les montres Tip, l’immobilière « Joie de vivre », la Banque Française et le reste, je connais mon dossier, tous ces annonceurs qui n’ont signé avec votre station que pour occuper l’antenne juste avant et après mon éditorial – rappelez-vous, c’est moi qui vous les ai amenés – vous allez les perdre en me sacquant. Des dizaines de millions de francs ! En avez-vous les moyens ? Ça ne va pas tellement fort, en ce moment…

— Je vous remplacerai. Vous n’êtes pas unique.

— Certes non. Mais c’est mon nom qui figure sur le contrat. De toutes les façons, en ce qui concerne la flotte du Gange, tous mes confrères un peu cotés vous chanteront la même chanson.

— J’engagerai Pierre Senconac.

— Senconac ! Mon cher ami, apprenez votre métier ! Vous savez bien qu’en matière de publicité, rien ne se vend par la droite, encore moins par l’extrême droite. Les annonceurs ne sont pas fous, ils le savent. Et que dira Senconac, à ma place ? Je l’entends déjà ! Sauver la race, la patrie, même au prix de la cruauté, couler l’armada, la rejeter dans ses déserts, ou enfermer ses passagers dans des camps de concentration…Jolie collection de mots, définitivement inaudibles par les temps qui courent ! Vous allez faire un succès ! Avec de pareils repoussoirs, les ventes tomberont à zéro. Voyez-vous, il y a quand même une morale : seule, la générosité est payante. Si vous en doutez, prenez votre téléphone. Appelez la Banque Française, par exemple, ou encore le club « Horizons », vous verrez bien ce qu’ils vous répondront…

Il n’y eut pas de coups de téléphone. C’était inutile et le directeur le savait. Il céda.

— En somme, dit-il, songeur, vous êtes quelque chose comme un cheval de Troie. C’est d’ailleurs toute une cavalerie que nous avons dans nos murs. Au gouvernement, on trouve même quelques bourrins de première classe. Avant de vous voir, j’ai téléphoné à la Présidence. On m’a confirmé que le communiqué lu par Jean Orelle correspondait bien à la position officielle du gouvernement. Il me reste quand même un espoir, général et particulier. Général, en ce qui concerne l’avenir de mon pays, particulier, car je vous ai enfin reconnu pour ce que vous êtes et je ne perds pas de vue l’idée de vous virer. Le conseiller de presse de la Présidence avait l’air, sans y toucher, de souligner le côté officiel de la position du gouvernement. J’en déduis qu’il y a un point de vue officieux, celui du Président, sans doute, mais sur lequel les bourrins ne sont pas d’accord. Qui sait ? Peut-être les gens de bon sens, s’il en reste, finiront-ils par triompher au dernier acte ? Hélas ! ils sont si peu nombreux… Quant à vous, Durfort, je vous préviens ! Je ne veux plus vous voir, mais je vous écouterai chaque jour. Dépassez d’un iota la position officielle du gouvernement et je vous fiche dehors, avec ou sans vos annonceurs. Pour le moment, je ne peux rien contre vous, c’est vrai. Vous êtes en sursis. Mon conseil d’administration est peuplé de salauds, mais la trouille les fera peut-être réfléchir. Et si le gouvernement change d’avis et fait appel à nous pour le faire savoir et comprendre, je vous remplace aussitôt par Senconac. Souhaitons que ce soit le plus vite possible !

Ce fut possible, en effet, mais trop tard. Le peuple du Gange dégorgeait déjà de ses bateaux quand la France entendit un autre langage. Mais dans les cerveaux drogués, le courant contraire n’éveilla aucune réaction. À trop subventionner cette drogue, source de tant de profits, les capitalistes s’y perdirent aussi. Peut-être est-ce une explication…

Ayant écouté Durfort, Mâchefer soupira :

— Et dire que dans dix minutes, il va falloir s’envoyer Vilsberg sur RTZ ! Va chercher le Juliénas, je ne vois pas d’autre remède… Vous êtes trop jeunes pour vous en souvenir, mais il fut un temps où on réglait leur compte à ces types-là…

Il parlait pour trois jeunes gens tassés dans son minuscule bureau. Au total, toute la rédaction du journal. Trois étudiants en lettres, talentueux, convaincus, mal payés. Le plus souvent, pas payés du tout. Le loyer des bureaux – trois mansardes rue du Sentier –, le papier, la typo, l’imprimerie, le routage, le téléphone absorbaient, et bien au-delà, le chiffre d’affaires des ventes de La Pensée nationale. Dix mille exemplaires tirés, quatre mille vendus, et encore. Pour un quotidien, la misère. La publicité payait le juliénas et le vieux Mâchefer mangeait des nouilles, ou se faisait inviter à la cantine de la Faculté. Les quatre étages de l’immeuble étaient occupés par l’imprimerie et les bureaux de La Grenouille, hebdomadaire satirique humanitaire, propriétaire des lieux. Tard le soir, lorsqu’il trouvait l’escalier désert et que le juliénas l’appelait à l’héroïsme, Mâchefer ne manquait jamais de libérer le contenu de sa vessie sur le paillasson de la Rédaction de La Grenouille. Un rite. Cela se savait. Le directeur soupirait, faisait nettoyer le palier, envoyait le planton protester pour la forme dans les mansardes du cinquième, mais bornait là ses réactions. Au surplus, d’une tolérance inexplicable, il ne se contentait pas de renifler son paillasson et d’abriter Mâchefer et son journal, mais encore il imprimait La Pensée nationale, en dépit de son titre, de ses opinions et des factures capricieusement payées ! De la part d’un sectaire, même doué d’humour, voilà qui pouvait surprendre le gogo mais n’étonnait pas Mâchefer. Un jour qu’il avait forcé sur le juliénas et par trop imbibé le paillasson, cette fois en plein après-midi, Mâchefer s’était vu coincé sur le palier par le directeur de La Grenouille : « Vous avez dépassé les bornes, monsieur Mâchefer ! » lui avait dit celui-ci. « Eh bien, quoi ! » avait répondu le vieux Mâchefer, la langue quelque peu pâteuse, « je ne vois pas de quoi vous vous plaignez ! C’est bien l’odeur familière de votre torchon, non ? Ça pue dehors comme dedans, et alors ? Où est la différence ? » L’autre avait fait la grosse voix : « Vous savez que vous n’avez pas de bail, pas d’imprimerie et que je peux vous flanquer à la porte dès ce soir, si l’envie m’en prenait !… Je me demande même pourquoi je ne l’ai pas fait plus tôt ? » Et Mâchefer, goguenard, l’esprit plus assuré que les jambes : « Je vais vous le dire, mon cher confrère ! Parce que je suis votre alibi. Sans moi et quelques autres survivants à peu près aussi mal en point, pfuit ! il n’y a plus de liberté de la presse puisqu’il n’y a plus de divergence d’opinions. Le moment venu, cela ne vous gênera pas, mais il vous faut attendre encore un peu. Plaignez-vous ! Pour un agent provocateur compétent et plausible, je ne vous coûte pas grand-chose et je vous évite de faire la besogne vous-même. C’est largement payer mon innocente manie. Alors, laissez-moi pisser tranquillement sur votre paillasson et ne m’importunez plus ! Vous savez bien que, le moment venu, vous n’aurez aucune peine à assassiner mon journal, sinon celle de monter trois étages pour me le dire, et encore… Vous m’enverrez le planton. Je vous salue, monsieur le directeur. »

Notons simplement l’air pensif et surpris du directeur de La Grenouille, regagnant son bureau. Notons également qu’au jour J, lorsque les hommes du Gange se glisseront par centaines de milliers hors de leurs bateaux échoués sur la côte, le planton de La Grenouille grimpera effectivement trois étages pour signifier que La Pensée nationale ne serait désormais plus imprimée et que son directeur disposait de dix minutes pour aller se faire pendre ailleurs. Car tout au long de ce récit aux ressorts quelque peu secrets, au déroulement souterrain, c’est justement au passage qu’il faut signaler l’enchaînement des faits lorsque l’on en tient un. Dès qu’une taupe se trahit dans son cheminement à fleur de terre, ne manquons pas de la repérer soigneusement. Cela ne servira à rien. Sinon à comprendre…

— Hélas ! continua Mâchefer, ce n’est pas Vilsberg ou Durfort qui trouveront des tueurs dans leur chambre à coucher. Nous avons perdu nos derniers tueurs en défendant nos dernières colonies. Quelle misère ! D’ailleurs, les traîtres sont devenus intouchables. Ils sont tellement nombreux à se bousculer dans la trahison que personne n’éprouve plus la moindre sensation que ces gens-là sont en train de nous trahir en bloc. Je crains que tout ne soit foutu… Il est temps d’écouter Vilsberg, histoire de mesurer le désastre.

Boris Vilsberg n’était pas Zorro. Considérant le monde, Durfort ne doutait de rien, Vilsberg doutait de tout. Ce qui les rendait tous deux très représentatifs de leur temps, le doute systématique ayant, aujourd’hui, égale valeur d’affirmation. Depuis qu’il faisait profession de réfléchir, servi par une vaste culture, une curiosité sans égale et une intelligence extrêmement subtile, Vilsberg portait ses doutes comme une croix rédemptrice. Il émouvait d’autant plus que l’on sentait une souffrance sincère dans l’abandon successif des valeurs de base auxquelles il semblait tenir. Bien trop fin pour se laisser aller à des stéréotypes du genre : « Que voulez-vous, il faut vivre avec son temps, même au prix d’amers regrets, il faut chercher de nouveaux modes de pensée plus en accord, etc. », c’est pourtant ce qu’au bout du compte la plupart de ses auditeurs comprenaient. Beaucoup se reconnaissaient en lui, tous ceux qui se croyaient ou se voulaient intelligents, ce qui, de nos jours, fait quand même pas mal de monde. En privé, Vilsberg se plaignait qu’on le comprît de travers, puisqu’il se bornait à douter. Étrange nature, cet homme que personne ne comprenait et qui ne s’en obstinait pas moins dans le rôle du maître à penser ! Subtil serviteur du monstre, prisonnier du péché contre l’esprit, intoxiqué par sa drogue, le doute, et comme tel, probablement irresponsable. Jour après jour, mois après mois, au fil de ses doutes, l’ordre devenait donc une forme de fascisme, l’enseignement une contrainte, le travail une aliénation, la révolution un sport gratuit, le loisir un privilège de classe, la marijuana un vulgaire tabac, la famille un étouffoir, la consommation une oppression, la réussite une maladie honteuse, le sexe un loisir sans conséquence, la jeunesse un tribunal permanent, la maturité une forme nouvelle de sénilité, la discipline une atteinte à la personnalité humaine, la religion chrétienne… et l’Occident… et la peau blanche… Boris Vilsberg cherchait, Boris Vilsberg doutait. Des années que cela durait. Autour de lui s’accumulaient les décombres d’un vieux pays. Peut-être est-ce une explication ?

— RTZ a choisi Alpha pour vous communiquer l’heure exacte. Alpha, la montre qui donne le top de l’actualité. II est 19 heures et 45 minutes. Voici le commentaire quotidien de Boris Vilsberg.

— Juliénas, dit simplement Mâchefer en tendant son verre.

S’éleva du transistor la voix lente et posée de Vilsberg :

— En prenant connaissance des premiers commentaires diffusés et publiés à propos de l’extraordinaire départ vers l’Europe de l’armada du Gange, je remarque qu’ils sont tous empreints d’une profonde humanité, qu’ils appellent sans réticence à la générosité et d’ailleurs, nous reste-t-il le temps d’un autre choix ?… Mais il est une chose qui me surprend prodigieusement, c’est que personne n’a souligné le risque essentiel, à savoir celui qui découle de l’extrême vulnérabilité de la race blanche et son caractère tragiquement minoritaire. Je suis blanc. Blanc et Occidental. Nous sommes blancs. Que représentons-nous, au total ? Sept cents millions d’individus, principalement concentrés en Europe, et cela face à plusieurs milliards de non-Blancs, on n’arrive même plus à en tenir le compte à jour. Jusqu’à maintenant, l’équilibre s’était prolongé, chaque jour de plus en plus instable, mais cette flotte qui s’avance vers nous signifie, qu’on le veuille ou non, que le temps de l’aveuglement, face au tiers monde, est révolu. Comment réagir ? Que faire ? Est-ce que ce sont des questions que vous vous posez ? Je le souhaite. Il n’est que temps !…

— Et voilà le travail ! dit rapidement Mâchefer, en surimpression. À bras-le-corps, comme d’habitude ! C’est bien vu, clair, à la portée de tous. Ça fiche la trouille. Il recommanderait maintenant de tirer dans le tas que cela coulerait de source, non ! Seulement, c’est Vilsberg qui parle : un tordu !

— Je sais, continuait Vilsberg, que vous n’êtes pas réellement convaincus de la gravité de la situation. Nous vivions avec le tiers monde, persuadés que cette coexistence sans osmose, ségrégation à l’échelle mondiale, durerait éternellement. Funeste illusion ! Car le tiers monde est une multitude incontrôlable qui n’obéit qu’à des impulsions, lesquelles se forment quand se conjuguent, sous le poids de la misère, des millions de volontés désespérées. De Bandoeng au dialogue Nord-Sud, toutes les tentatives pour l’organiser ont échoué. Nous sommes en présence, depuis ce matin, de la première impulsion suivie d’effet et rien, vous le savez, ne pourra l’arrêter. Il va falloir composer. Encore une fois, je devine que vous ne me croyez pas. Vous refusez de penser. La route est longue depuis le Gange jusqu’à l’Europe, notre pays ne sera peut-être pas concerné, les gouvernements occidentaux trouveront peut-être à temps une solution miracle… Libre à vous de l’espérer et de fermer les yeux. Mais si, les rouvrant enfin, vous découvrez sur nos rivages un million d’émigrants à peau sombre, alors je vous le demande, que ferez-vous ? Je vous accorde que ce n’est qu’une supposition. Eh bien ! supposons, justement !…

— Mes enfants, attention ! dit Mâchefer, voici la pirouette !

— … Et puisque nous entrons dans le jeu des suppositions, reconnaissons déjà que nous accueillerons les hommes du Gange. Réticents ou généreux, nous les accueillerons. À moins de les tuer ou de les parquer dans des camps, nous ne pouvons agir autrement. Peut-être nous reste-t-il quarante jours, ou deux mois au plus, avant leur débarquement pacifique. C’est pourquoi je vous propose, durant le temps des suppositions, d’essayer honnêtement de nous faire à cette idée, de nous accoutumer à vivre aux côtés d’êtres humains apparemment si différents de nous. À partir de demain, chaque jour, sur RTZ, à cette même heure et durant trois quarts d’heure, je vous invite à prendre part à notre nouvelle émission : « Spécial Armada ». Toutes les questions que vous pourrez vous poser, et nous poser, sur les conditions d’une coexistence humaine et tolérable d’un million de nouveaux venus du Gange et de cinquante millions de Français de souche, nous y répondrons franchement. Rosemonde Réal a accepté de venir m’aider dans cette tâche écrasante. Vous appréciez sa lucidité, son amour de la vie, sa confiance dans l’homme, sa profonde connaissance des ressorts les plus secrets de l’âme…

— Mon Dieu ! dit Mâchefer, revoilà cette bonne femme ! Pour un micro, elle est capable de tout !

— … Bien entendu, nous ne serons pas seuls. Rosemonde et moi, nous nous sommes assurés de la présence à nos côtés, pour répondre à vos questions, de spécialistes de toutes les disciplines : médecins, sociologues, enseignants, économistes, ethnologues, prêtres, historiens, journalistes, industriels, hauts fonctionnaires, etc. Je ne prétends pas que nous aurons réponse à tout. Certains problèmes particulièrement délicats, d’ordre sexuel, par exemple, ou psychologique, et qui touchent au fond même du racisme présent dans chacun d’entre nous, exigeront une période de réflexion et l’appel à de nouveaux spécialistes. Nous ferons de notre mieux, en hommes conscients et lucides, pour approcher la vérité, certains qu’elle se révélera digne de vous, et de nous. Et si, au terme de la dramatique aventure commencée ce matin sur les bords du Gange, il ne se présente, finalement, aucun de ces malheureux chez nous, alors nous mettrons fin au plus grand jeu public de l’histoire radiophonique : le jeu de l’antiracisme. Croyez-moi, nous n’aurons pas joué pour rien ! Pour l’honneur de l’homme, en tous les cas. Et qui sait ?

Un jour lointain, peut-être jouerons-nous pour de bon ? À demain.

— Peuple ! dit Mâchefer, tu as la radio que tu mérites. Un jeu ! Voilà ce qu’ils ont trouvé ! Panem et Circenses, mais qui se souvient du mépris de Juvénal ? L’antiracisme, bien qu’à la mode, ce n’est pas tellement marrant, ni payant, à entendre, ils le savent, alors ils en font un jeu ! Depuis le temps que l’on joue, le peuple est rodé. Le cancer ? Un jeu. Le Sahel ? Un jeu. La Pologne ? Un jeu. J’en passe, et des meilleurs. Vous êtes tous formidables ! On envoie les histrions quêter ; on jette dans les rues, pour acheter des tickets de solidarité, le populo qui s’emmerde ; on lui fait éteindre ses lumières en cadence pour manifester sa volonté ; on transforme les quartiers et les villes en équipes de championnat qui se démènent à qui chargera le plus de camions de vivres ; la grande kermesse, avec résultats télévisés en permanence et animés par chansons et vanité… À minuit, terminé. On s’est bien amusé. Et qu’est-ce qu’on a fait, en réalité ? On a noyé le poisson sous les flonflons. On l’a escamoté. Fini. Au suivant. Et rien n’a changé. Mais personne ne s’en est aperçu. Cette fois, c’est de nous qu’il s’agit, de nous seuls. Vous verrez que personne n’en prendra conscience. On va encore jouer, mais plus longtemps, parce que le poisson est beaucoup plus gros et qu’il faudra bien quelques semaines pour le noyer et quand il ne sera plus temps de jouer, on découvrira stupidement que l’instant du salut est passé. Trop tard ! Il fallait penser au lieu de jouer. Mes enfants ! ne manquez pas « Spécial Armada », nous allons nous régaler ! L’armée des cons va envahir les ondes et le pays se noiera dans le torrent des inepties. Ah ! ils savent ce qu’ils font !

— Monsieur Mâchefer, dit l’un des étudiants-rédacteurs, il faut dénoncer cela ! Il faut agir, démonter le mécanisme de la conspiration, puis le démontrer, alerter tous ceux qui vivent encore debout, lutter de toutes nos forces…

— Avec quatre mille exemplaires vendus ? Vous voulez rire !

Le téléphone sonna. « La Pensée nationale ? Ici le bureau d’information du secrétariat d’État aux Affaires étrangères », dit une voix que Mâchefer ne reconnut pas, bien que ce fût celle de Jean Perret lui-même, le petit secrétaire d’État, qui la déguisait pour rester anonyme.

— Ici Mâchefer, rédacteur en chef, je vous écoute.

— Sans vouloir influencer quiconque, évidemment, reprit la voix, nous effectuons une enquête dans la presse, à la demande du ministre, pour essayer de prévoir les mouvements d’opinions qui se manifesteront à propos du départ de la flotte du Gange…

— Je vois, dit Mâchefer, vous avez la trouille.

Le secrétaire d’État se retint de rire. La trouille ? Peut-être bien. Mais Mâchefer ne voyait rien du tout. En fait, il ne s’agissait pas d’enquête, mais d’un unique coup de téléphone à l’unique Mâchefer.

— Simple sondage, dit la voix, que Jean Perret voulait impersonnelle. Monsieur Mâchefer, acceptez-vous de nous répondre brièvement ? Comment va réagir La Pensée nationale ?

À l’Élysée, le président de la République attendait la réponse. Ayant successivement, dans la même journée, subi le Conseil des ministres qu’il jugeait lamentable, puis la conférence de presse de M. Jean Orelle, puis, dans le secret de ses appartements privés où il s’était laissé aller à la colère, l’éditorial d’Albert Durfort et celui de Boris Vilsberg, le Président avait pris la mesure, atterré, de l’effroyable disproportion des forces d’opinions en présence. Il s’y attendait, mais pas à ce point. D’un côté, tout, de l’autre, rien. C’est alors qu’il avait appelé Jean Perret, composant lui-même le numéro personnel du secrétaire d’État : « Monsieur Perret », avait-il dit, « ne vous étonnez pas de mon appel et gardez-le secret, je vous prie. Dans cette affaire du Gange, je n’ai confiance qu’en vous, inutile de vous expliquer pourquoi. Appelez Mâchefer discrètement, sous un prétexte quelconque, je vous laisse le choix des moyens, et tâchez de savoir si son journal va prendre parti. Il n’est pas possible que certaines choses ne soient pas dites et je ne vois que lui, dans l’état actuel de l’opinion, pour avoir le courage de les dire… »

— C’est bien de l’honneur ! remarqua Mâchefer, comme s’il se doutait brusquement de quelque chose. Dois-je en déduire que votre question est sérieuse ?

— Vous le pouvez, fit la voix. Alors ?

— Alors, je ne bougerai pas, dit Mâchefer. Pas un mot. Je suis seul et faible. Ils sont innombrables et puissants. Je n’ai qu’une salve à tirer, et pas à longue portée, hélas ! Si je veux qu’elle atteigne son but, il faudra que je la tire le dernier, à la minute de vérité.

— Et vraiment rien auparavant ? demanda la voix, qui semblait déçue.

— Rien. Si, quand même ! Une carte géographique en première page : l’Asie, l’Afrique et l’Europe. Chaque jour. Avec, en pointillé, l’itinéraire supposé de la flotte jusqu’en France, et, en trait continu, l’itinéraire déjà parcouru. Pas de commentaire, mais un titre : « Plus que x kilomètres avant la vérité. » C’est tout.

— Je vous remercie, dit simplement la voix…

Le lendemain, en fin de matinée, un garçon de courses pressé entra dans les mansardes de La Pensée nationale et demanda Jules Mâchefer, personnellement. « C’est moi », dit Mâchefer, surpris. « Un instant », fit le garçon de courses. Puis, tirant une photographie de sa poche, il compara les deux visages, celui de la photo et celui de Mâchefer. « C’est bien », dit-il. Après quoi il posa un paquet sur le bureau et s’en fut sans explication. Dans le paquet, Mâchefer découvrit deux cent mille francs, en billets usagés de cinq cents francs, avec, sur une feuille de papier blanc, sans signature, ces simples mots dactylographiés « Ne tardez pas trop. »

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