Invasion et chute de la France – Le Camp des Saints [11-13]

Le temps des mille ans s’achève. Voilà que sortent les nations qui sont aux quatre coins de la terre et qui égalent en nombre le sable de la mer. Elles partiront en expédition sur la surface de la terre, elles investiront le camp des Saints et la Ville bien-aimée. [Apocalypse, XXe chant.]

Jean Raspail avait vu juste, voici le récit de l’invasion migratoire de la France jusqu’à la chute du pays.

CHAPITRE 11

Ce jour-là et les jours qui suivirent, dans tous les ports du Gange, cent navires furent envahis de la même façon, avec la complicité des équipages et des capitaines. Il suffisait que le coprophage se montre et parle à la foule. Les rapports de la police locale le signalèrent à plusieurs reprises sur la passerelle de deux bateaux à la fois, exactement au même instant, ce qui tendrait plutôt à prouver que la police était emportée par le même délire que la foule. Au vrai, dans cette ville saisie par la folie, le torrent humain avait détruit sur son passage toute forme d’autorité. Ayant reçu l’ordre d’interdire l’accès du port, un régiment d’élite jeta ses armes dans le Gange et se perdit dans les profondeurs de la foule. Ce fut la seule réaction du gouvernement concerné, encore ne l’osa-t-il que sous la pression conjuguée de tous les consuls occidentaux. Par la suite, les ministres se cachèrent au fond de leurs villas lointaines, les chefs de service devinrent invisibles, tous, sauf un, chargé de l’Information, que le consul de Belgique, doyen du Corps consulaire, réussit à saisir encore une fois au téléphone avant qu’il disparaisse à son tour. Ce haut fonctionnaire, homme cultivé, semblait étrangement maître de lui, comme si rien n’était plus normal que cette ruée sur l’Occident :

— Pourquoi s’obstiner, cher ami, à espérer que le gouvernement conserve encore quelque pouvoir sur l’événement ? Ce qu’il se passe sur les quais n’est que la frange visible du phénomène, la lave qui jaillit du volcan, la vague qui s’écrase sur une plage, poussée par une autre vague, projetée elle-même par une autre et ainsi de suite depuis la tempête originelle. D’abord éclate la foule misérable, celle que vous avez vue attaquant les navires, que vous connaissez, dont le malheur familier ne vous effrayait même plus, mais derrière elle, savez-vous quelle est la deuxième vague ? La moitié du pays s’est mise en route et vous ne serez pas surpris d’apprendre que des milliers de gens jeunes et beaux, pas encore affamés, se sont joints au mouvement. La deuxième vague, cher ami, est celle de la beauté. Ce que Dieu a créé de plus parfait au monde, n’est-ce pas l’homme et la femme de ces pays ? Les statues nues de nos temples se sont jetées sur les routes et descendent vers le port. Car il est temps que les hommes laids soient humiliés par la beauté. Derrière, s’avance la troisième vague : la peur. Et derrière la peur, la famine. Cinq millions de morts, cher ami, depuis deux mois ! Une autre vague s’appelle l’inondation et sous l’inondation, un pays ravagé où toutes les récoltes sont perdues et la terre saccagée pour cinq ans. Et sur cette terre, en vague plus lointaine, la guerre et, avant cette guerre, d’autres famines et d’autres millions de morts précédant une autre vague plus proche de la tempête, celle de la honte du temps que l’Occident occupait ces pays… Mais toujours, porté par toutes ces vagues, ce peuple qui copule dans la joie des corps et des âmes pour engendrer d’autres millions de morts et là se trouve le centre caché de la tempête. Car ce n’est pas une tempête, c’est la vie triomphante. Il n’y a plus de tiers monde, voilà un mot que vous aviez inventé pour garder vos distances. Il y a le monde tout court, et ce monde-là sera submergé par la vie. Mon pays n’est plus qu’un fleuve de sperme qui vient brusquement de changer de lit et roule vers l’Occident.

La main tenant le téléphone se trouvant proche de son nez, le consul renifla machinalement. Il se souvenait des poignées de main de son interlocuteur – tous deux se rencontraient souvent, à des cocktails ou des conférences de presse – qui imprégnaient sa paume et ses doigts d’un parfum si lourd et tenace qu’il fallait vingt lavages au savon de lessive et trois jours pour en effacer l’odeur. « Ça pue l’Orient ! » se disait alors le consul, frottant ses mains sous le robinet de son lavabo. Est-ce que l’autre ne se faisait pas la même remarque, au même moment, en se lavant également les mains pour la vingtième fois : « Mais ça pue l’Occident ! »

— Une question, cher ami ! dit soudain le consul. À quoi vous parfumez-vous ?

L’autre émit une sorte de hoquet d’étonnement. Puis il eut un petit rire, comme s’il comprenait le sens caché de la question. Et il le comprenait, car c’était un homme fin :

— Jugez-vous, mon cher consul, que dans les circonstances que nous traversons, cette question ait beaucoup d’importance ?

— Franchement, dit le consul en riant à son tour, rien ne peut avoir autant d’importance en ce moment.

— Alors, je vais vous répondre : je ne me parfume pas. Je ne me parfume jamais. Question pour question : et vous ?

— Moi non plus, dit le consul. Je ne me parfume jamais.

— Je m’en doutais.

— Je m’en doutais aussi, dit le consul.

Il y eut un silence, où l’un comme l’autre cessèrent de rire.

— Hormis cette constatation essentielle, dit alors le consul, notre conversation ne sert plus à rien. Je m’y attendais. Vous vous êtes trouvé, comme toujours, de bonnes raisons philosophiques à votre incurie congénitale. Vous êtes un homme intelligent. Ce pays regorge d’hommes intelligents. Vous saviez tout cela, pourtant ! Votre topo est parfait ! Famines, guerres, inondations, épidémies, démographie galopante, superstition, puissance des mythes, poids du nombre, tout y est. Pas besoin d’ordinateur pour prévoir l’avenir, bien que des ordinateurs, vous en ayez aussi… Toutes ces vagues si bien décrites, vous les avez vues arriver ! Et qu’avez-vous fait ? Rien.

— Et vous ? Dieu sait que nous avons crié au secours, mais cela ne suffisait pas ! Vous attendiez que nous nous roulions par terre, à vos pieds. D’ailleurs, cela n’aurait rien changé. L’opinion mondiale, la seule qui comptait, c’est-à-dire la vôtre, était parfaitement prévenue. Combien de fois, en poste à Londres ou à Paris, n’ai-je pas bu le whisky entre amis en regardant mon peuple mourir sur vos écrans de télévision ! J’ouvrais vos excellents journaux et je lisais des choses de ce genre, écrites par des gens qui voyaient juste, mais que cela n’empêchait sans doute pas de dormir ni de manger de bon appétit : « La conscience humanitaire des pays riches ne paraît pas s’émouvoir outre mesure des souffrances endurées par tant de peuples du tiers monde, etc… L’aide de l’Occident et des organismes de l’O.N.U. est dérisoire par rapport aux besoins, etc… Le problème fondamental, celui de l’avenir du tiers monde, etc… » Vous savez lire, chez vous, vous n’êtes pas sourds. Voilà vingt ans qu’on vous répète cela sur tous les tons, mais ce sont des spécialistes en remords qui vous le disent. Ils sont innombrables, dans vos pays, et tout ce que vous faites, c’est de vous offrir des remords en priant je ne sais qui que cela tienne comme ça le plus longtemps possible. Vous auriez dû, en Occident, conserver votre mépris de fer. Peut-être vous aurait-il maintenus plus efficaces ? Et maintenant vous crevez de peur. Quelque chose d’irrémédiable est en cours et si l’on en voit le terme, vous ne l’aurez pas volé et personne ne s’y opposera. Pas même chez vous, ce qui est bien la preuve de votre décadence.

— Je n’ai pas de remords, dit le consul. Je n’ai pas de mépris non plus. Et si j’éprouve de la peur, en ce moment, ce qui est vrai, c’est bien le seul sentiment humain que votre pays m’inspire. C’est pourquoi je vais mettre un terme à cette peur en faisant tout bêtement mon devoir. Vous verrai-je sur le port ?

— Vous voulez rire, mon cher consul…

Il y eut un rire, en effet, et la conversation fut coupée. À partir de ce moment-là et jusqu’à l’appareillage de la flotte, tous ceux qui portaient une responsabilité quelconque au gouvernement du Gange se diluèrent dans le silence et l’absence.

CHAPITRE 12

Plus tard, quand la flotte fut partie et que l’opinion mondiale connut à la fois son départ et les circonstances de la mort du consul, il n’y eut pas une voix pour l’approuver ou le comprendre. Sans égard pour le petit homme dont il ne restait qu’une flaque de sang au bord du Gange, après le piétinement de la foule sur son corps, on parlait de « la ridicule équipée du consul Himmans ». Le mot de tragique, qui aurait mieux convenu, ne passait pas la gorge de ceux qui menaient alors le ban. Tragique était la flotte, tragiques ses passagers, mais ridicule était le consul. Le seul éditorialiste à approcher de la vérité le fit sur le ton de l’humour triste. Il intitula son article : « La dernière des canonnières ou la fin d’une politique ». Citant les principales interventions armées de l’Occident chez les peuples jadis inférieurs, il en mesurait l’affaiblissement progressif jusqu’à cet unique coup de fusil symbolique que tira le petit consul au nom d’une supériorité perdue.

Tout au moins dans ses formes extérieures, « l’équipée » du petit consul fut une sorte d’épure a posteriori, une somme dépouillée, synthèse et conclusion, quelque chose d’aussi pur et parfait que le dernier tableau d’un peintre trop célèbre, qui trace une simple ligne, ou un point, sur la toile en déclarant que c’est là son oeuvre maîtresse. Le petit consul n’appréciait pas la pose. Il ne se cherchait pas de références ni de modèles, il ne se sentait pas l’âme épique ni le goût du théâtre et cependant, sa mort fut du très beau théâtre. Son armée, par exemple, réduite à un seul homme, le sikh fidèle, n’était qu’une armée symbolique de théâtre, figurant miteux et famélique traversant la scène d’un pas malhabile en tenant bêtement une pancarte où le public pouvait lire : « Armée de M. le consul d’Occident. » Encore faut-il remarquer que l’armée du consul respectait les vieilles traditions qui cimentèrent la grandeur et la puissance de l’Occident hors de ses murs : c’était une armée indigène, conditionnée à marcher contre l’indigène comme le chien de l’homme blanc aboie aux talons de l’homme noir. Que cette armée d’âme mercenaire, qui tint de vastes empires, à travers le monde, au service des dominateurs d’Occident, fût réduite à un seul homme, voilà qui la rendait plus significative encore. Le petit consul se présenta donc seul et maigrichon dans son short à l’anglaise et sa chemisette flottant sur une poitrine grise et creuse, suivi d’un seul soldat, face à un million de sauvages gesticulant. Non qu’il y eût, dans cette foule déjà décrite, un seul être qui fût sauvage et gesticulât de façon primitive, mais simplement parce que, dans toutes les belles histoires de conquérants occidentaux, depuis Cortés et Pizarre jusqu’à l’homme à la vareuse rouge, l’homme blanc s’avance seul, ou presque, et fait fuir, par sa seule présence, la horde déchaînée qui le menace. Il y a beau temps que le charme ne jouait plus. Le petit consul ressembla tout à fait à un prestidigitateur vieux et fatigué qui sait qu’il va rater son tour et le rate, mais l’a quand même tenté, publiquement, non pas pour l’honneur ou quoi que ce soit de ce genre, mais parce qu’un prestidigitateur raté se doit à lui-même une fin logique, même ridicule, et qu’un Occidental raté se doit aussi une fin grotesque, face au public qui l’applaudissait naguère. Car le grotesque est la seule issue raisonnable lorsque la grandeur n’est plus reconnue de tous. Et qu’importe ! Les bouffons étaient plus intelligents que les rois. Dans ce monde de nouveaux rois sombres, le Blanc sera le bouffon, voilà tout.

Fit son entrée sur les quais du port, en plein midi, le petit consul d’Occident à la tête de son armée. Dire que l’armée faisait preuve d’un moral désastreux serait au-dessous de la vérité. L’armée se décomposait. Son vieux fusil tremblait au rythme de sa peur. Mais s’abstenant de réfléchir et plaçant ses pas d’automate dans les pas de son général aux genoux de cadavre, elle produisit encore un effet de surprise suffisant – tête haute selon les règlements du drill belge à l’anglaise, oeil vide : surtout ne pas regarder ! – pour que la foule lui ouvrît le passage. La foule rissolait au soleil et le consul renifla. Puis il tira de sa poche un large mouchoir blanc et se le noua autour de la bouche et du nez, à la façon des légionnaires de Bugeaud. Sans doute ce geste de répulsion instinctive, c’est-à-dire ni raisonnée ni voulue, fut-il considéré comme hostile par ceux des premiers rangs de la foule qui le virent, le comprirent ainsi et le racontèrent aussitôt aux seconds rangs, qui le traduisirent aux suivants, jusqu’au plus profond de la mêlée d’où s’éleva bientôt une clameur de mort. L’armée serra les rangs, c’est-à-dire que le sikh serra les fesses et sentit une sueur froide couler le long de ses cuisses, tandis que le canon de son fusil s’agitait de façon désordonnée vers un ciel obscurci par les poings levés. Ce fut à l’intérieur d’une sente humaine qui s’écartait à peine sur son passage que le consul atteignit enfin le quai. Un gros navire s’y trouvait, presque aussi élevé que l’India Star, relié à la terre par trois passerelles où des marabuntas humaines s’engouffraient. Au pied de l’une des passerelles, dos à la foule, visage tourné vers le large, un homme blanc, d’allure triste, élevait ses bras.

— Que faites-vous là ? demanda le consul à l’évêque. Croyez-vous le moment venu d’être deux mourants pas d’accord ?

L’évêque sourit et acheva son geste.

— Vous ressemblez à un Christ mort, dit encore le consul. J’ai perdu mon emploi, mais moi, je m’en rends compte. C’est ce qui fait la différence entre nous, car vous entretenez vos illusions, au nom d’un Dieu insensé qui n’existe que dans votre tête. Mais regardez donc, pour une fois et sérieusement ce grouillement qui nous cerne et concluez franchement. Vous n’êtes qu’un apôtre aveugle, sourd et inutile. Vous ne représentez rien pour cette foule, tandis que moi, dans quelques instants et pour un instant, je vais au moins exister par rapport à eux. Vous êtes bel et bien seul, monseigneur. Tous ces gens vous regardent sans comprendre et cependant, vous venez de les bénir. Car c’est bien ce que vous avez fait, n’est-ce pas ? C’est ce que vous avez osé faire ?

— En effet, dit l’évêque. Je suis préfet apostolique du Gange et voilà mon diocèse qui s’en va. Je lui souhaite bon voyage et je prie pour que Dieu lui vienne en aide.

— Lamentable phraséologie ! dit le consul. Vous êtes bien un curé, tout évêque que vous êtes ! Jadis, on faisait des évêques avec des évêques-nés et les curés restaient curés. Aujourd’hui on mélange les genres et plus personne n’est à sa place. Comme si le Gange avait jamais eu besoin d’évêque ! Et vous croyez que Dieu va aider cette racaille ? Le vôtre, peut-être, mais certainement pas le mien.

Viré au vert trouille, le sikh s’agitait de façon tout à fait désordonnée. Il se tournait vers les deux hommes qui causaient tranquillement, seuls dans ce salon découpé dans la foule, puis pivotait à toute allure comme une tourelle de char dans un film loufoque, le canon de son fusil frôlant le mur circulaire des visages entassés. Après quoi il achevait sa rotation face au consul, derviche inquiet cerné par la panique, espérant qu’au prochain tour son maître finirait par l’entendre :

— Consul Sahib ! il faut partir ! Je ne fais plus peur à personne ! Ils sont trop près, maintenant. Dans quelques secondes, vous ne ferez plus peur non plus et nous ne sortirons pas vivants d’ici. Consul Sahib ! Je suis un vieux serviteur de la Belgique, mais pour l’amour du ciel, sauvez-moi !

— As-tu une balle dans ton canon ?

— Non, consul Sahib. À quoi cela servirait-il ?

— Eh bien ! Mets-en une, imbécile !

Honte sur les troupes sikh, vieilles gloires des empires ! À la cinquième tentative, l’ordre fut enfin exécuté par un guerrier déchu tremblant de la barbe et du turban. C’est alors que l’évêque répondit au consul :

— L’aide de Dieu ?… Écoutez ! Dieu les aide, car voici que l’impossible s’accomplit : ils partent !

La sirène de l’India Star produisit un hurlement si tragique qu’il aurait fait frémir n’importe quel capitaine vaguement superstitieux. On aurait dit un géant sourd-muet martyrisant sans s’entendre, au plus fort de l’orgasme, ses cordes vocales déréglées. Il y eut d’abord de courtes tentatives, sonorités très aiguës et très graves, hachées, désordonnées. Puis tout cela se fondit en un souffle immense où chaque note de la gamme déchirait sa voisine sans parvenir à l’étrangler. Percé de trous inégaux par la rouille, le tuyau d’orgue de l’India Star chanta son dernier office, après quoi il éclata, à l’instant même où, sur la passerelle, le monstre-totem refermait sa bouche sans dents. Sur le navire à quai, Calcutta Star, étoile pourrie d’une ville en pourriture, le capitaine faisait de grands gestes aux matelots de coupée. Il s’était habillé d’une tunique de pèlerin, mais avait conservé sa casquette galonnée, ce qui lui donnait l’aspect d’une marionnette à manche. Deux coupées furent relevées. Au sommet de la troisième, au pied de laquelle avaient pris position le petit consul d’Occident et son armée, un coin de pont encore vide semblait, à la foule qui attendait sur le quai, pouvoir la contenir tout entière. Alors la foule se mit en mouvement, lentement, collectivement, comme un énorme animal à un million de pattes et cent têtes alignées dont la plus proche, belle tête de jeune homme inspiré dont les yeux luisants mangeaient tout le visage, vint heurter du front le canon dérisoire de l’artillerie occidentale.

— Feu ! commanda le consul.

Voilà un mot dont il ne s’était jamais servi dans son contexte. Il le prononçait sans doute pour la première fois et cela l’étonna beaucoup. À l’instant de sa mort, le petit consul découvrait avec ravissement le folklore militaire. Feu ! Et voilà, Sire, une colonie de plus à vos pieds ! Feu ! Les Canaques se rendent, hissez les trois couleurs ! Feu ! Le sultan de Patacaouèt implore la protection de la République ! Feu et feu ! Aux poteaux d’exécution, dans la cour fortifiée des bordjs, s’écroulent les salopards rebelles car nous sommes grands et généreux, mais… Feu ! Le consul émergea de son rêve, car pas un coup ne partit et l’armée recula.

— Qu’est-ce que tu attends pour tirer, imbécile !

L’armée déserta de la plus lâche façon, dans la défaite, comme d’habitude. Dieu nous donne, un jour, des armées victorieuses désertant soudain devant l’ennemi vaincu ! Et il nous les donnera, c’est certain, s’il écoute tous les minables qui se sont approprié son nom. Le sikh abandonna son fusil aux mains du consul et plongea dans le Gange.

— Vous n’allez quand même pas tirer ! dit l’évêque.

— Je vais tirer et je vais tuer, dit le consul, dont le canon de fusil, fermement relevé, se retrouva à la hauteur des yeux de biche de l’animal-foule.

— Au nom de quoi ? dit l’évêque.

Depuis quelques instants, le consul ne quittait plus des yeux les yeux du beau jeune homme sombre, au bout de son fusil. La poussée de la foule marquait une légère pause, la dernière.

— Que croyez-vous que je vais vous répondre ? Pour la gloire ? Pour l’honneur ? Pour le principe ? Pour la civilisation chrétienne ? Pour je ne sais quoi encore ? Rien de tout cela. Je vais éteindre ce regard parce que cela me plaît ainsi. Je ne reconnais pour frère aucun de ces milliers de Martiens. Je ne suis pas solidaire et pour une fois, je vais me le prouver !

Et il tira. Ainsi disparut, un trou sanglant entre les deux yeux, l’une des cent têtes de l’animal, laquelle repoussa aussitôt sous la forme d’un visage noir carré, aux mâchoires puissantes, dont le regard portait la haine. Le consul fut jeté à terre, presque assommé, roué de coups. L’évêque se pencha sur le maigre corps étendu.

— Au nom de Dieu, je vous pardonne, dit l’évêque.

— Au nom de Dieu, je vous emmerde, dit le consul.

Alors s’avancèrent les cent têtes, tandis que l’animal en mouvement s’amincissait aux dimensions de l’échelle de coupée et grimpait, par ses milliers de pattes, jusqu’au pont du Calcutta Star. Emporté par le flot, absorbé, digéré, l’évêque se trouva soulevé jusqu’au pont du navire où la marée humaine le déposa, vivant, mais flasque comme un naufragé miraculeusement échoué sur le sable d’une île inconnue, ayant perdu, dans cette opacité charnelle, dans cette foule en état de sudation mystique, presque toute conscience de son identité. Quand le Calcutta Star quitta le port à son tour, l’évêque crut voir sur le quai désert, au bord du Gange, briller une flaque de sang que léchaient vingt chiens abandonnés, tandis que cent autres chiens accouraient par les rues vides pour se joindre au festin. « Vraiment ! Est-ce bien là tout ce qu’il reste du consul ? » fut la seule pensée formée qui parvint à se frayer un chemin dans sa tête. Il lui sembla qu’avec sa langue, l’un des chiens traçait des mots dans le sang. Du navire qui s’éloignait, il ne pouvait les lire ni même se rendre compte si c’étaient vraiment des mots bien qu’il eût cru, un instant, distinguer des syllabes latines. Sur le pont, jour après jour, tétanisé sur place dans l’accroupissement puant du yogi, il tortura sa cervelle au rythme de l’eau glissant le long de la coque, pour tenter de découvrir ce qui n’avait pas marqué sa rétine, et sa raison s’y abîma.

CHAPITRE 13

Au sortir du Gange, les eaux rouges du delta se diluèrent d’un coup dans le vaste golfe du Bengale et les cent navires de la flotte immigrante mirent cap au sud-ouest vers le détroit de Ceylan, à très faible allure. Les capitaines étaient convenus de régler leur marche de malade sur celle d’un navire mourant, le plus misérable de tous, cul-de-jatte de cette cour des miracles flottante, un grand remorqueur de rivière habitué des eaux lisses. Sa proue basse, blanchie de pèlerins entassés sur tout le pont plat du navire, s’enfonçait sous chaque vague, payant à la mer un tribut de noyés surnuméraires emportés par les embruns. Ainsi, Petit-Poucet souffreteux peinant en queue du convoi, il marquait de cailloux humains un chemin sans retour. Sur l’India Star, en tête, la casquette du capitaine avait changé de chef et couvrait un moignon chauve. Le front ceint de quatre galons d’or, les yeux fixes et sans paupières abrités du soleil marin par la visière vernie, le monstre commandait le navire et la flotte. Il les commandait à la façon d’un oracle consulté avant chaque décision grave. Restait à interpréter les éclats de son regard.

Plus tard, on se rendit compte, chose étrange, que le destin de la flotte, en plusieurs circonstances, s’en trouva heureusement modifié.

Des comparses furent du voyage. Comparses, ils le devinrent, dès le coup de sirène de l’India Star, très surpris d’être réduits à cet état. Rejetés par ostrascisme, haine raciale ou indifférence essentielle, indifférence surtout, ils se retrouvèrent, prisonniers libres, enfermés par des murailles humaines au plus profond des labyrinthiques ponts inférieurs, ou dans les cagibis obscurs et surchauffés proches des salles des machines. II y avait là quelques Chinois prostrés, mais aussi des Blancs. Assis sur leurs talons, groupés en tribus primitives, seuls, affamés, ils parlaient. Ils parlèrent huit jours. Le phénomène auquel ils avaient pris part et dont ils se retrouvaient témoins inutiles les plongeait dans des transes intellectuelles, exacerbées par l’épuisement, où chacun reconstruisait un monde nouveau comme sur les pages glacées de n’importe quel hebdomadaire de la gauche bien-pensante occidentale. Tout juste si, entre eux, en dépit de leur misère présente, ils ne signaient pas leurs tirades comme des pétitions sans danger, en se congratulant, et ne se renvoyaient pas, comme une balle complice, leurs noms, leur foi et leurs principes, toutes choses de si faible importance lorsque l’on croupit dans l’obscurité des soutes. N’ayant rien à se mettre sous la dent, ils déchiraient l’Occident de la voix. La faim les rendait méchants. Ils se voyaient déjà, reconnus bons apôtres, en train de guider les premiers pas de la foule en terre occidentale. L’un chassait les malades de nos hôpitaux pour coucher, dans des draps blancs, lépreux et cholériques. Un autre peuplait d’enfants-monstres nos écoles maternelles les plus gaies. Un autre prêchait la copulation générale au nom de la future race unique, « ce qui serait facile, ajoutait-il, car les peaux contraires s’attirent » et lui savait au moins ce qu’il disait. Un autre encore livrait les supermarchés à l’armée des va-nu-pieds sombres : « Tu imagines ce que cela donnerait ! Des centaines de milliers de femmes et d’enfants lâchés dans ces crémeries géantes, gavés, heureux et cassant tout… »

De temps en temps, l’une de ces langues de vipère interrompait son mouvement et léchait la paroi de fer, où l’humidité condensée suintait en gouttelettes d’eau douce. « Rien à boire, dit l’écrivain renégat, les malheureux ! Monde pourri ! Prépare-toi à partager tes sources. Le porteur d’eau au cou tordu nagera dans tes baignoires emplies à ras bord, il y deviendra peut-être fou en évaluant cette masse liquide divisée en baquets pesant aux deux extrémités du joug, et toi, tu frapperas à ta propre porte pour implorer un verre d’eau… » Sur quoi, il s’écroula et ne dit plus mot. Au neuvième jour, se turent l’un après l’autre militants engagés, missionnaires laïcs, prêtres ennemis de l’Église, cuistres idéalistes, penseurs activistes, tous les durs de l’anti-monde embarqués sur la flotte. Parfois, l’un d’eux se levait et s’abreuvait à la muraille de fer, mais toute volonté de dialogue avait sombré dans l’anéantissement. Ils survécurent. Un enfant leur portait du riz, guidé sans doute par le souvenir des bonbons poisseux de Ballan…

Quand la flotte s’engagea dans le détroit de Ceylan, pour contourner la pointe de l’Inde et remonter vers le nord-ouest, vers la mer Rouge et Suez, le monde entier en découvrit soudain l’importance et la réalité. Coulèrent alors, de toutes les bouches pensantes, des flots de mots radiodiffusés, des fleuves de phrases télévisées, des océans typographiés.

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