Guerilla – Tome 1: 41-44

TROIXIEME JOUR – 41

À force d’être juste, on est souvent coupable.
— Pierre Corneille

AU LARGE DE MARSEILLE, 5 H.

Heureux comme Ulysse, le juge des enfants revenait d’un beau voyage. Après six jours en mer Tyrrhénienne, coupé de tout, il était à vue du port de Marseille. Il pensait à sa femme et à ses deux fils. Il les surprendrait au petit matin, avec un sachet de croissants. Ils se jetteraient dans ses bras.

La pleine lune éclairait les eaux, plissées par l’haleine chaude du sirocco. Le juge échevelé souriait au vent. Les yeux perdus dans les étoiles, petit largue et bâbord amures, il avait remonté la côte le long des calanques, à deux bons miles du rivage, avant de laisser abattre. Le souffle marin le poussait vers le vieux port.

Il ne remarqua pas tout de suite la fumée des incendies, les manœuvres des forces de l’ordre et des secours. Le vent du sud soufflait fort. Il y avait la corniche. Il n’entendit ni les sirènes, ni les coups de feu venant de la ville. Il regarda les îles, le château d’If, le vallon des Auffes, l’Anse des Catalans, leurs formes noires et leurs lumières blanches. Lentement, se découvrit Marseille la superbe, île de lumière flottant dans la nuit.

Ce n’est qu’à hauteur du Palais du Pharo qu’il le sentit : il se passait quelque chose. Il n’eut pas le temps de comprendre : l’effroyable mugissement d’une corne de brume lui perça le tympan. Il fit volte-face autour de son mât, à temps pour voir le cargo se fracasser contre la digue du large, à deux encablures de là. Dans d’énormes remous, le monstre d’acier s’immobilisa. Pendant de longues secondes encore, la corne de brume poussa son cri de bête blessée.D’instinct, le juge s’était agrippé au mât du voilier. Quelques énormes blocs de béton tombaient dans la mer, mais le cargo n’irait pas plus loin. Le voilier était à l’abri de la digue, suffisamment épaisse pour le préserver des remous. Quelques secondes plus tôt, et il chavirait.

Le juge fut certain d’une chose : le cargo n’avait pas pu percuter la digue accidentellement, c’était impossible. Il ignorait qu’il venait d’assister au ratage de la plus ambitieuse opération terroriste menée depuis l’explosion de Berre-l’Étang. Le cargo de cent quarante mètres pour vingt-mille tonnes, battant pavillon algérien, était contrôlé par un commando de dockers infiltrés, avec une complicité syndicale.

Cinq hommes en tout, « soldats du califat », armés de pistolets de 7,65. Problème : l’opération fut déclenchée, en catastrophe, alors que le cerveau de la bande était en vacances au Maroc. L’équipage neutralisé et le capitaine refusant de collaborer, les terroristes lancèrent les machines en « full speed », à dix-sept nœuds, cap approximatif sur le Vieux-Port. Le projet était d’y échouer le cargo, puis de le faire exploser dans la rade. Il contenait une cargaison conséquente de nitrate d’ammonium, plus de quatre tonnes. De quoi faire sauter toute la vieille ville…

Mais pas un seul d’entre eux n’avait étudié les rudiments de la navigation, ni prit la peine de consulter une carte marine. Après s’être éloignés de leur cap sur bâbord, trompés par le courant en naviguant à vue, les terroristes virèrent brutalement sur tribord, pour contourner la digue du large, abritant les ports, à un mile de leur objectif.

Mais un cargo lancé à pleine vitesse ne vire pas en cent mètres… Le choc ébranla tout le bâtiment, et projeta ses occupants contre les parois. Deux terroristes furent blessés. Rien n’était encore perdu : si le navire explosait, même à cette distance, les dégâts seraient immenses.

Le voilier pénétrait dans la rade. Affolé par l’accident du cargo, le juge ne fut pas surpris d’entendre les sirènes des secours, mais il entendit aussi, et très nettement, une série de coups de feu. Des rafales d’armes automatiques, probablement militaires.

Inquiet, hésitant, il s’amarra à son emplacement, tendit l’oreille, chercha un collègue plaisancier sur les quais. Il ne vit personne. Les quais étaient déserts. Dans la nuit, il lui sembla entendre des cris, et distinguer de l’agitation, au loin vers la Canebière, à travers les voiles et les mâts. Il y avait une carcasse de camion ou de bus, en feu, et le feu se communiquait aux façades.Une fois sur le ponton, il lui sembla voir passer quelque chose, sur le quai… Mais ce n’était pas possible… Ça ne pouvait pas être ça.

Il courut.

Quand il atteignit le quai, il eut la certitude de ne pas s’être trompé : c’était bien un char d’assaut.

Il ne voyait qu’une explication : une attaque terroriste en cours. Et ce cargo ? Était-il piégé ?

Il était absolument seul sur le quai, tout le monde devait se planquer. En approchant le char, il remarqua que sa mitrailleuse, une Browning 12,7mm, fumait comme si elle venait de produire un feu nourri. La tourelle portait les insignes du 1er REC, le régiment blindé de Carpiagne, basé au sud de Marseille. Le magistrat était à dix mètres du char quand dans un vacarme terrible la mitrailleuse se remit à arroser frénétiquement les immeubles, les vitrines, les bateaux de plaisance. Un tel calibre transperçait tout, détruisait les murs. Le juge comprit alors que le char faisait n’importe quoi. Il s’était encastré sur les bornes anti-circulation, et tirait au hasard autour de lui. À cet instant, un second char, identique au premier, déboucha de la Canebière, bloqua ses chenilles à droite, et vira à 90°, en rejetant un épais nuage de mazout. Celui-là savait manœuvrer. En un instant, le canon principal pivota sur sa gauche, dans la direction du premier char, s’abaissa de quelques centimètres et ouvrit le feu.

Un tir parfait. Le juge fut projeté au sol par l’explosion du premier char, il sentit des dizaines de morceaux d’acier le frôler, et vit une énorme boule de feu s’élever au-dessus des immeubles. Du blindé, il ne restait qu’un amas de ferraille en flammes. Paniqué, il se releva et courut se plaquer contre la façade. Il songea à reprendre la mer, mais il y avait le cargo échoué. Il chercha à entrer dans les immeubles, tout était fermé.

Des militaires tiraient sur des militaires. Pourquoi ? Le premier char avaitil été volé par des terroristes ? À cet instant, trois avions de chasse survolèrent la ville à très basse altitude, dans le bruit assourdissant de leurs réacteurs. Le second char manœuvra et repartit comme il était venu. Mission accomplie, objectif détruit.

Il n’y avait pas de troupe au sol, pas de flics, personne. À quoi tout ça rimait ?

Sur le quai d’en face, une grosse berline déboula Rive Neuve, fit une embardée, puis disparut dans la ville. De nouveau, il entendit des rafalesd’armes automatiques. Que se passait-il ? Qu’était-on en train de faire de sa ville ?

Le juge découvrait la guerre civile.

Il aurait tout aussi bien pu ne jamais rien découvrir : dans le navire échoué, les terroristes se montrèrent incapables d’incendier le nitrate. Leur plan était de pomper le mazout des réservoirs, de le déverser sur la cargaison, puis de faire sauter le tout à l’aide d’un bâton de dynamite. La détermination ne fait pas un cerveau, et dans la panique aucun d’entre eux ne se montra capable de pomper les réservoirs, ni même d’accéder à la cargaison. Il était trop tard pour soutirer des conseils à quiconque : ils avaient exécuté le capitaine.

Faute de préparation, ils échouèrent lamentablement. Ils tentèrent de mettre le feu au navire, sans succès. En désespoir de cause, ils décidèrent de faire sauter la dynamite dans les compartiments inférieurs, au plus près des cloisons les séparant du nitrate. La dynamite explosa dans un bruit sourd, mais pas la cargaison. Un dégagement de fumée s’ensuivit, sans départ d’incendie. Dépités, les terroristes abandonnèrent le navire, pour aller semer la mort en ville.

Ils ignoraient que dans la ville, tout avait déjà explosé. Les gangs tenaient les quartiers, pillaient les immeubles, les commerces, les centres commerciaux. La population se terrait chez elle, privée d’informations et de secours, à la merci des déprédations. Les pompiers étaient mobilisés à Berre-l’Étang. Les policiers se retranchaient dans leurs commissariats, et maintenant derrière la troupe. Partis des quartiers nord, attisés par les vents, de violents incendies gagnaient la ville. L’armée était là, mais plus occupée à mener des combats fratricides qu’à rétablir l’ordre. C’est ici qu’avaient éclaté les mutineries les plus violentes. Plusieurs équipages de char, un hélicoptère, et une partie de d’infanterie avaient déserté leur casernement. Le commandement avait d’abord temporisé, ayant l’ordre formel de ne quitter sa base sous aucun prétexte. Puis l’hélicoptère avait ouvert le feu sur un commissariat, et un des chars manquants dévastait la vieille ville. Les troupes fidèles furent donc chargées d’éliminer les « éléments rebelles ».

Dans la ville, la confusion était totale. Des militaires en tenue, avec armes et bagages, se rangèrent du côté des quartiers. De nombreuses fusillades éclatèrent, transformant les boulevards en champs de tir. Une fois ses principaux objectifs détruits, la troupe regagna sa base, et n’en sortit plus.Tels étaient les ordres…

Seule la base aérienne de Salon-de-Provence restait mobilisée pour abattre l’hélicoptère rebelle.

Tout juge qu’il était, notre plaisancier se sentait un parmi des centaines de milliers. Livrés à eux-mêmes, désarmés, les Marseillais ne pouvaient qu’attendre, et espérer. Quand ils comprendraient que personne n’éteindrait leurs incendies, ni ne viendrait les secourir, il serait sans doute trop tard.

Le juge n’osa s’aventurer vers le cœur de la ville. Et pour cause, il savait mieux que personne ce qui pouvait s’y passer. Il connaissait probablement la plupart des pillards, des violeurs et des assassins qui la tenaient. Il était un « ami » de la belle cité phocéenne, honoré par le maire comme « bienfaiteur » de son « creuset multiculturel ». Il comprenait la situation, et avait longtemps réussi à l’apaiser, à coups de jugements bienveillants, en expliquant aux victimes combien la condition des prévenus n’était pas facile, et que, même si ce n’était pas une excuse, on pouvait les comprendre, en tout cas il fallait bien avoir en tête que la vengeance et la punition ne faisaient qu’entretenir une situation d’échec et de détresse alimentant le crime, etc.

Du haut de son autorité, on l’écoutait.

Excédé par l’issue d’une audience où le juge avait une fois de plus montré toute sa compréhension, un policier l’avait accusé, en plein tribunal, de « livrer la ville aux barbares, contre un peu de prestige ». Mise à pied avec effet immédiat.

Le juge n’était guère plus coupable qu’un autre. En toute bonne volonté, comme des milliers de Français, il ne faisait qu’apporter son pavé à l’Enfer. Il savait bien qu’un jour l’histoire le jugerait, et il attendait ce verdict avec sérénité.

Ce fut plus rapide qu’il ne le pensait.

Engagé par un Rafale, l’hélicoptère des déserteurs apparut au ras des toits, à vitesse réduite et perdant de l’altitude. De la fumée bleue s’échappait de ses flancs, et le bruit inhabituel du rotor évoquait une sévère avarie. Fasciné, le juge regarda l’appareil voler au-dessus du port, s’incliner vers l’avant, et tomber dans la mer.

Il ne sentit pas qu’était venue pour lui aussi l’heure du jugement.

Il entendit un bruit, se retourna, et comme un flash, vit se dérouler le verdict de sa vie.

Figé sur place, il vit le camion poubelle, volé au dépôt par Abderrahmane, seize ans, fonçant droit sur lui et venant le percuter à près de soixante-douzekilomètres heure. Sa boîte crânienne explosa sous la roue arrière du quinze tonnes, et son corps fut étalé sur une trentaine de mètres.

Marseille venait de tomber sous la juridiction du chaos.

TROIXIEME JOUR – 42

C’était pendant l’horreur d’une profonde nuit…
— Jean Racine

LA COURNEUVE, 5 H 30.

Il s’appelait Aboubakar. Ses hommes l’appelaient « l’Émir ». Il portait une chemise blanche, un gilet sans manches noir, cet étrange turban vert, et à sa ceinture un poignard marocain. Il était né au Nigeria, et quand Zoé le regardait dans les yeux, ses airs de gros dur se muaient en une déroutante timidité. Elle était seule avec lui, au beau milieu d’une autoroute vide, un peu à l’écart de ses hommes. Ces derniers attendaient, tapis dans l’ombre, derrière les glissières de sécurité. Par cette autoroute, quantité de citoyens effrayés tentaient de fuir la capitale et ses incendies, le plus souvent à pied. Peu maintenant, mais beaucoup plus voici quelques heures. La bande d’Aboubakar les attaquait, les battait, les détroussait, éventuellement les tuait.

Ils avaient presque toujours leurs économies sur eux. Le butin était énorme. Aboubakar triomphait. Il régnait sur la nuit, elle marchait à ses côtés. Ils s’étaient un peu parlés, et ça avait surpris Zoé : l’Émir n’était pas une brute. Pourtant, son second lui avait dit qu’il était très craint, qu’il avait déjà tué pour rien, que tout le monde le respectait, que c’était un grand honneur d’avoir été choisie par l’Émir. À ses côtés, elle sentait qu’elle ne risquait rien.

Il ne l’avait pas brutalisée, pas même touchée. Il cherchait presque à la séduire, assez maladroitement. Tout Émir qu’il était, jamais une fille aussi belle ne lui avait accordé la moindre attention. Il l’avait sauvée, il la protégerait. Il était fier. Il se sentait puissant.

« Tu es pure ? » avait-il demandé à Zoé.

Elle n’avait pas compris.

« Tu étais avec Djibril. Qu’est-ce qu’il t’a fait ? » Elle repensa à son viol.

« Rien… Rien. Il voulait m’emmener avec lui ».

L’Émir avait souri, et regardé au loin.

« Tu es avec moi maintenant. »

Zoé était consciente de vivre quelque chose de très improbable. Être ici, avec cet homme, sur cette autoroute, dans une nuit de chaos bordée par un horizon de feu… C’était totalement surréaliste. Elle avait peur et voulait vivre, et Aboubakar, qui l’appelait « Isura », ce qui signifiait trésor, était dans ce monde-là une sorte de garantie.

De son côté, Alice avait pris une décision. Elle avait d’abord fait le point, sur son canapé, en tentant de donner pour la première fois le sein à son bébé, qui avait bien du mal à le trouver. Le lait ne montait pas. Elle avait récupéré de son accouchement, mais sa situation restait précaire. L’eau du robinet avait un goût de terre, et il ne lui restait qu’un pack d’eau minérale. Le bébé s’était mis à pleurer. Elle n’avait plus beaucoup de batterie, et il n’y avait toujours pas de réseau. Elle ne comprenait pas pourquoi, mais son mari le savait sûrement. Là où il était, il devait s’inquiéter. Il avait dû voir les informations. Peut-être essaierait-il de venir la chercher ?

Alice ignorait que de gigantesques incendies encerclaient Paris, et que l’autoroute était obstruée par des kilomètres de véhicules abandonnés. Mais elle ne se trompait pas sur un point : Cédric, l’homme qu’elle aimait, technicien ERDF, comprenait parfaitement ce qui se passait, et mesurait mieux que personne à quel point l’être humain civilisé était dépendant. Avec les pannes d’électricité massives, des millions de Français en avaient un terrifiant aperçu. En une seconde, plus de chauffage, de frigo, de four, de plaques de cuisson, d’eau chaude, de téléphone fixe, d’accès Internet. Et, après une heure environ, plus le moindre réseau sur les téléphones portables. Les satellites ne suffisent pas : sans antennes-relais, les ondes n’arrivent pas jusqu’aux téléphones ou aux postes récepteurs. Ces antennes-relais, installées un peu partout en France, fonctionnent grâce à l’électricité. Sans électricité, pas de réseau. Les antennes ont bien des batteries, mais leur durée de vie n’excède pas une heure, en cas de forte utilisation. Même chose pour les radios, y compris celles des réseaux Antares, Rubis, Acropol, de la sécurité civile, de la gendarmerie et de la police. Les centrales nucléaires, bien protégées, peuvent continuer à fonctionner, mais pour rien si les lignes sontmassivement sabotées. Il suffit de faire sauter cinq lignes haute tension de quatre-cent-mille volts pour plonger Paris dans le noir, et priver la capitale de tout réseau. Il y a plus de cent-mille kilomètres de lignes aériennes en France.

Impossible de les sécuriser. Et les agents de maintenance, en plus de n’être pas joignables, comme tout le monde, ne voudront pas mourir pour rétablir une alimentation qui sera coupée dans la demi-heure.

Dans une telle situation, les gens ont un réflexe : dévaliser le magasin du coin, lequel ne peut plus se réapprovisionner, faute de moyens de livraison et de communication. La pénurie est donc rapide. Les entrepôts, qui ne peuvent plus rien conserver sans électricité, vont voir se perdre des tonnes de nourriture.

Sans électricité, il n’y a plus de gaz, plus d’informations, donc plus d’organisation, plus de stations-service, rapidement plus de moyens de transports… Même l’eau ne peut plus être captée, ni rendue potable, donc distribuée. Quant au quidam qui croit avoir les moyens, peu importe son compte en banque : sans électricité, une carte bancaire ne vaut plus rien. Son argent n’est qu’une série de chiffres sur un serveur en panne. Et en quelques heures, une boîte de conserve vaudra bien plus qu’une pile de billets de banque…

Une raison, parmi d’autres, de se méfier de son voisin. En cas de panique, le civisme disjonctera plus vite encore qu’un réseau électrique.

C’est ainsi que quantité de foyers se retrouvèrent plongés dans le noir et le silence, isolés, sans la moindre information, avec quelques bouteilles d’eau à peine, un frigo en panne et quasi-vide, plus d’essence dans la voiture, et pas la moindre nourriture dans les cent kilomètres à la ronde. Il n’y avait plus qu’à laisser des pâtes ramollir dans un fond d’eau froide, en méditant sur son imprévoyance.

Bref, c’était la merde.

Alice en était arrivée sensiblement à la même conclusion. Pour elle, c’était même pire : elle vivait dans une ville, un organisme complexe, donc infiniment plus interconnecté et vulnérable. Et sur cet organisme proliféraient des maladies, des cancers et des virus, nommés incendies, saboteurs et pillards.

Par la fenêtre, Alice voyait le ciel rouge, cette fumée que le vent rabattait. Ça approchait… Allait-elle attendre en pleurant qu’on vienne la chercher, pour mourir asphyxiée chez elle, avec son bébé dans les bras ? Face aux événements, elle n’avait que sa volonté. Et seule une volonté de tous les instants pouvait l’arracher au poids de ses dépendances. Une volonté de mère.Alice était sortie avec son bébé, attaché en écharpe contre son ventre, sous un épais manteau.

Il n’y avait personne dans la rue. Elle était là un peu à l’instinct, sans trop savoir que faire. Chercher à téléphoner, peut-être. Elle avait d’abord marché. Ce n’était pas si douloureux. Elle avait remonté une rue, regardé de tous les côtés au carrefour. Rien. Personne. Le noir et le silence. Par-dessus les façades, elle constata que les incendies lui barraient tout l’ouest et le sud parisien. Au bout de la seconde rue, au carrefour, elle avait vu cet homme, patientant sur un gros taxi scooter. Sa barbe ne lui inspira pas plus confiance que ça, mais elle n’avait pas le choix.

« Bonsoir… »

Il fit à peine un signe de la tête.

« Vous pouvez me conduire quelque part ?

— Non, avait répondu le barbu en la regardant à peine. Je ne suis pas en service. »

Il cracha par terre. Il était d’un abord détestable, feignant l’indifférence, regardant de l’autre côté. Mais Alice trouvait l’occasion trop belle. D’un mouvement, elle monta derrière lui.

« Hé ! Je vous ai dit que je n’étais pas en service !

— J’ai un bébé, répondit-elle, déterminée. Alors soit vous me prenez, soit vous allez devoir me faire descendre, me frapper, peut-être même nous tuer.

Un peu impressionné, le chauffeur hésita.

— C’est quoi votre route ?

— Péronne.

— Connais pas. C’est quel arrondissement ?

— L’A1.

Il se retourna, lui fit un sourire.

— Vous êtes une têtue, hein ? Vous avez de la chance, j’habite là-haut. »

Il démarra.

Alice détestait se faire conduire, surtout par un deux-roues, surtout avec un bébé entre son ventre et le dos de ce type. Elle devait se fier à lui, elle n’avait pas le choix.

Il conduisait vite, évitant des voitures à l’abandon, des poubelles en feu, des débris, parfois des gens, hagards, perdus… Rue du Faubourg Saint-Martin, puis Avenue de Flandre, Alice vit des incendies, vers l’est, et des attroupements. Quelques individus tentèrentd’arrêter le scooter, mais le pilote se dérobait, facilement, avec beaucoup de maîtrise.

Sous son casque, il souriait. Il avait réussi son coup. Faire le mec pressé pour ferrer le poisson. Elle devait avoir pris tout son fric, comme les autres. Il approchait d’un coin calme, qu’il connaissait bien. C’est là qu’il passerait à l’acte. Mais devant la Cité des sciences, leur route fut barrée par de gigantesques incendies. Le périph’ ressemblait à une barrière de feu infranchissable.

« Je crois qu’on est arrivés.

— Où est l’A1 ?

— Droit devant. »

Elle regarda les flammes.

« On ne peut pas contourner ?

— Non. On n’ira pas plus loin.

— Écoutez, je…

— J’ai dit : on ne va pas plus loin. »

Il se tourna vers elle.

« Maintenant il faut me payer. »

Elle descendit. Il en fit autant. Elle le regarda.

« Ton fric, fit-il. Maintenant.

— Je n’en ai pas.

— Te fous pas de ma gueule. »

Il avança vers elle, menaçant. Le regard embrasé par l’incendie, Alice le défia. Elle ouvrit son manteau, montra son bébé.

« Alors, qu’est-ce que tu vas faire ? » demanda-t-elle.

L’autre comprit qu’il n’y aurait rien à en tirer.

Elle semblait épuisée, elle ne pourrait pas marcher bien longtemps.

« Rien. Je vais te laisser là et tu vas crever. »

Il tourna les talons.

Elle abattit la matraque sur l’arrière de son crâne, de toutes ses forces. C’était une matraque en caoutchouc, classique, que lui avait offert son mari, pour ses déplacements en ville. C’était la première fois de sa vie qu’elle frappait quelqu’un.

Elle avait sauté sur le scooter. Le barbu se relevait déjà. En démarrant, elle croisa son regard.

« Je vais te crever. »

Elle accéléra.Le barbu se retrouva seul. Son couteau, ses clés, son argent, étaient dans la mallette du scooter.

À l’instinct, Alice contourna la Cité des sciences par Pantin, pour dès que possible remonter vers la N2, dans l’espoir de retrouver l’A1. Trop habituée à son GPS, elle avait beaucoup de mal à s’orienter ici, et à situer ces villes qu’elle ne connaissait pas. Dans les environs de la Courneuve, elle se perdit. Plusieurs rues étaient obstruées. Elle cherchait à éviter les attroupements, et il y avait des incendies, ici aussi, mais moins importants. Elle s’arrêta près d’un Abribus, essaya de comprendre sur le plan où elle était, où elle devait aller. Soudain, elle vit l’éléphant, passant au bout du boulevard.

Était-ce une sorte de signe ? Dans de telles circonstances, on veut en voir partout. Elle décida de se fier à son instinct, de le suivre, comme une sorte de lapin blanc. Ou plutôt comme le rat d’un gigantesque navire en perdition… Dans son sillage, elle passa le long d’une file de véhicules abandonnés et entra sur ce qui ressemblait à une autoroute. Elle ne pouvait compter que sur le phare du scooter, qui éclairait surtout le dos du mastodonte. Les véhicules se raréfièrent, jusqu’à ce qu’elle se retrouve seule, tout à fait seule sur la chaussée, derrière la bête. Soudain, elle vit le panneau : A1. Elle y arrivait. Elle était en train d’y arriver.

Elle voulut voir comment allait le bébé, relâcha un peu l’accélérateur, ouvrit légèrement son manteau, s’apprêta à relever l’écharpe, quand l’éléphant poussa un long barrissement.

Elle releva les yeux. Sur la chaussée, un groupe de jeunes avait surgi des ténèbres, pour lui barrer la route. Ils étaient armés de bâtons et de couteaux. Ils semblaient hésiter, l’éléphant les avait surpris.

« Le scooter ! Arrêtez-le ! »

Ils étaient une vingtaine, à foncer sur elle. Elle accéléra, baissa la tête et fonça.

Elle entendit un coup de bâton briser le phare du scooter. Elle se retourna, vit qu’elle était passée. Un terrible choc la projeta alors vers l’avant, sa tête heurta quelque chose, elle s’agrippa au guidon, se rétablit, resta miraculeusement en selle, sonnée, sans comprendre ce qui s’était passé. Elle avait percuté quelque chose, son phare ne fonctionnait plus, et elle avait l’impression de s’être fendu le crâne. Le bébé, est-ce que le bébé allait bien ?

Elle n’en savait rien et ne pouvait pas le vérifier. Dans son dos, elle vit sur la route une forme, la forme de ce qu’elle avait heurté. Penchée sur elle, une silhouette, un homme fou de rage, qui hurlait quelque chose. Cette forme était une femme, et cette femme s’appelait Zoé. Elle était morte sur le coup, et Aboubakar menaça de tuer ses hommes s’ils ne la vengeaient pas.

Dans le noir, Alice suivait les lignes blanches, vit au loin des incendies. L’éléphant avait pris du champ. On la poursuivait. Elle voyait des formes courir. Il y avait des voitures, arrêtées sur la route, devant les incendies. Elle rattrapa l’éléphant et le dépassa, au moment où le scooter se mit à tanguer de l’arrière, de plus en plus fortement. Elle comprit qu’elle avait crevé. Elle dû ralentir, n’avançant guère plus qu’à vingt kilomètres heure, à peine plus vite que l’éléphant. Elle ne pourrait pas aller bien loin…

Elle roulait sur un pont, jonché de voitures abandonnées, de plus en plus nombreuses, entre lesquelles elle slaloma. Devant elle et sur sa gauche, il y avait de gigantesques incendies, qui passaient par-dessus le pont. La nuit était rouge, et n’avait plus d’horizon.

Alice devrait bientôt descendre du scooter, l’autoroute semblait totalement obstruée, et le feu se rapprochait. Sa peau la brûlait déjà. Elle ne pourrait pas passer aussi près des flammes sans griller vive. Elle se retourna. Ses poursuivants ne renonçaient pas.

Elle n’y arriverait pas.

TROIXIEME JOUR – 43

La réalité est le plus habile des ennemis. Elle prononce ses attaques sur le point de notre cœur où nous ne les attendions pas, et où nous n’avions pas préparé de défense.
— Marcel Proust

PARIS, 5E ARRONDISSEMENT, 6 H.

Le colonel s’était réveillé.

Un bruit, au dehors. Il avait marché, avec précaution, sur le parquet grinçant du couloir – Jocelyne avait le sommeil léger. Jusque-là, le quartier était calme. Hier au soir, il y avait bien eu ce défilé de bonshommes, qui hurlaient des slogans. Il avait cru à des hooligans. Il s’était demandé ce qui se passait vraiment dans le reste de la ville, et ailleurs dans le pays. Il ne croyait plus ce qui se disait à la télévision. Il était resté longtemps au salon, à veiller, seul.

Par les fenêtres, en haut des tours, il avait vu la nuit sombrer dans les flammes. Il s’était demandé s’il reverrait demain.

Il avait bu. Un peu de magie au fond du verre. De quoi mieux dormir.

Perdu dans la nuit, il s’était réveillé. Il avait pensé à son petit-fils. Un bon officier a l’expérience des hommes, mais cet homme-là échappait à son jugement. Il n’avait jamais été capable de le percer à jour. Peut-être n’était-il pas un homme…

Le colonel se souvenait d’une scène assez significative. C’était lors de vacances à Agde, lui semblait-il. L’endroit n’était pas des mieux fréquentés. Depuis le balcon de leur appartement, le colonel avait vu son petit-fils, qui se baladait sur le front de mer. Il devait avoir une vingtaine d’années, à l’époque. Six types menaçants lui ont barré la route, ayant l’air d’exiger son argent, ou de chercher la bagarre. Certain qu’ils passeraient à l’acte, le colonel s’apprêtait à appeler des secours. Mais il avait vu Gite avancer, face au plus costaud. Il était allé front contre front. L’autre avait tenu deux secondes avant de reculer, la mort dans les yeux. Le colonel n’a jamais su ce que Gite leur avait dit. Ils étaient partis, sans le toucher. Ça n’arrive jamais…

Il avait réussi à se rendormir, un peu, jusqu’à ce bruit, qui l’avait poussé à se relever.

Une satisfaction : le jour n’était pas encore là, mais lui si. Près de la fenêtre, il écouta. Il entendit des bruits, au loin des sirènes. Des cris.

La lumière du couloir s’alluma. Le parquet grinça. Ça y est… Il allait se faire engueuler. Jocelyne, en peignoir, coiffure et visage défaits par la nuit, fit son entrée.

« Tu sais l’heure qu’il est ?

— Chut. »

Il avait pris l’air assez comique d’un animal aux aguets.

On entendit effectivement des bruits, des sirènes, peut-être des cris.

Et soudain cet appel au secours tout proche, juste sous la fenêtre.

« Aidez-moi ! S’il vous plaît, quelqu’un ! »

C’était le cri d’un homme blessé.

« Mon Dieu », lâcha Jocelyne, terrifiée.

Par la fenêtre trop haute, le colonel essaya de voir ce qui se passait.

« Fais attention, Henri ! Ne te fais pas voir. »

La fenêtre était trop mal fichue, il ne parvenait pas à voir qui criait, plus loin sur le boulevard.

Au secours ! Je suis ambulancier, j’ai eu un accident. Il y a une petite fille… »

Le colonel se tourna d’un bloc vers sa femme, avec un regard qui disait « mobilisation générale ».

« Henri, non. »

Il fonça dans sa chambre.

« Non, Henri ! »

Il enfilait son pantalon, attrapa son manteau.

« N’y va pas, Henri. Je t’interdis d’y aller ! »

Le colonel se demanda s’il devait se munir du fusil à pompe. C’était peut-être un risque. S’il y avait des policiers, là-dehors, ils pourraient bien l’abattresans sommation.

« Henri, si tu sors je suis sûre qu’il va t’arriver quelque chose. Ne sors pas Henri. Si tu meurs qu’est-ce que je vais devenir, hein, fichu vieux con ? Je ne survivrai pas sans toi. »

Il lui jeta un regard glacial.

« Quand le maître meurt, son chien lui lèche le visage, puis il hurle, puis il déprime. Et après quelques jours il le mange. »

Le colonel se rendit compte qu’il venait d’être très méchant. Visiblement assez pour se débarrasser d’elle, qui ne disait plus rien. Il en profita pour sortir, et claqua la porte.

En dévalant les escaliers, il l’entendit crier, comme une aliénée.

« Henri ! Tu m’entends Henri ? Si tu y vas je me fous en l’air ! Tu m’entends ? Je me fous en l’air ! »

TROIXIEME JOUR – 44

Personne n’est mon semblable, ma chair n’est pas leur chair, ni ma pensée leur pensée.
— Max Stirner

PARIS, 6E ARRONDISSEMENT, 6 H 30.

C’était là. Un immeuble parfaitement quelconque. Vincent Gite frappa. Il espérait ne pas arriver trop tard. Il avait été ralenti en route, par des mouvements de panique, et de sérieux affrontements, notamment sur le boulevard Montparnasse. La fenêtre du premier était entrouverte. Là-haut, dans l’ombre, on devait l’observer.

« J’ai un message important pour Monsieur Fourier, annonça Gite. Ça concerne son exfiltration. Un silence.

— Qui êtes-vous ?

La voix venait bien du premier.

— Peu importe, répondit Gite. Je suis de la Sécurité intérieure. Nouveau silence.

— Pourquoi pensez-vous que Monsieur Fourier est ici ?

— C’est mon métier.

— Pourquoi n’est-il pas prévenu ?

— Son téléphone ne fonctionne pas.

— Ce n’est pas ce qui était prévu.

— Écoutez, rien de ce qui se passe n’était prévu. Maintenant dépêchezvous de le réveiller. Je dois lui parler, c’est une question de vie ou de mort.

Un long silence.

— On arrive. »Il les entendit descendre l’escalier. Sous la porte, il vit la lueur d’une lampe torche. Il n’y avait plus d’électricité ici, comme dans le 15e et le 14e. La porte s’ouvrit. Ils étaient quatre, en costards sombres, charpentés et armés. Des privés. Des gars sérieux. L’un d’entre eux était particulièrement grand et athlétique, doté d’un énorme dos et de mains immenses. Ébloui par leurs lampes, Gite fut mis en joue.

« Entrez, et laissez vos bagages ici. »

Celui qui parlait était armé d’un revolver. C’était leur chef. Gite avança dans la pénombre, laissa tomber son sac. On le fouilla, on le désarma.

« Suivez-nous. »

Dans l’escalier, à la lueur des lampes torches, deux hommes le précédaient, et les deux autres le suivaient, comme les porteurs d’un cercueil.

Ces quatre gorilles n’atténuaient en rien toute l’acuité de sa haine. Au contraire. Ici l’ami du peuple se planquait. Que ne sortait-il, seul et désarmé, pour contempler les conséquences de son œuvre ?

Vincent Gite comptait bien le faire sortir, lui offrir dans cette arène une place de choix.

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