La mosquée Notre-Dame de Paris – 9

9 – Sous le toit d’un converti

Derrière les vitres de la voiture, on vit passer la station de métro Cluny.

« A deux pas d’ici, il y avait, dans le temps, un musée consacré au Moyen Age, dit Annette d’une voix un peu oppressée. Ma grand-mère m’y emmenait quand j’étais toute petite, quatre ans peut-être. Il y avait un gobelin, La Dame à la licorne. Je m’en souviens encore. Je pense qu’on a dû le brûler. Tu sais, fillette, nous dirons à la maison que tu es une petite nièce éloignée venue du ghetto. Nous allons t’appeler, disons….Nicole. J’ai toujours aimé ce prénom, et même, si….Bon, c’est sans importance ».

« Je m’appelle Jeanne ». Comme il était difficile de parler sans rencontrer le regard de son interlocuteur ! Et, quand on n’avait pas l’habitude, on crevait de chaleur dans cette tente portative. Bien sûr, elle avait déjà eu l’occasion de revêtir cette guenille, mais, c’est drôle, il suffisait de s’en débarrasser pour oublier aussitôt le plaisir mitigé que cela procurait. « Je pense qu’il est inutile de me chercher un autre nom, et puis, je ne suis pas du ghetto ».

« Et où donc habites-tu ? » fit la femme sur un ton d’étonnement incrédule. Jeanne, en oubliant qu’elle était invisible, haussa les épaules.

« Nulle part ».

« Mais c’est impossible ! ».

« C’est possible, et comment ! Voilà déjà près de quatre ans que je ne vis nulle part. Il ne manque pas de braves gens chez qui on peut passer la nuit ou laisser ses affaires ».

Annette ne répondit pas. Sa parandja ne permettait pas de voir comment elle avait réagi aux propos de Jeanne.

La voiture pénétra dans un jardin clôturé, au milieu duquel se dressait un hôtel particulier dont l’étage était coiffé d’un haut toit d’ardoises, comme on en construisait couramment aux dix septième et dix huitième siècles. Jeanne se fit la remarque que, cette année, elle avait laissé passer le moment où s’allument les petites chandelles roses des marronniers. Avant-hier encore, ils n’étaient pas en fleur.

Annette abandonna la voiture au beau milieu de l’accès garage, comme quelqu’un qui a l’habitude d’être servi.

« Entre, ma petite fille ».

Il y avait une éternité que personne n’avait appelé Jeanne « ma petite fille », de plus avec un tel accent de sincérité.

Comme elle était étrange la demeure dans laquelle elles venaient d’entrer ! Combien de fois Jeanne avait eu l’occasion d’observer de l’extérieur des fenêtres condamnées, mais de l’intérieur, c’était la première fois. Et ces hautes fenêtres dans leurs encadrements de pierre qui prenaient naissance à un pouce du plancher, comme elles inondaient jadis les pièces de lumière solaire, quelle vue elles offraient sur le petit jardin aux marronniers fleuris ! Les gardiens de la vertu avaient sans doute considéré que le jardin était trop petit. A l’intérieur, les chambranles de pierre avaient disparu au cours des fastueux travaux de réfection, et on avait l’impression de pénétrer dans une cave dont seul le plafond affleurait au niveau du sol. Les souterrains, Jeanne connaissait depuis longtemps, ça va de soi, mais que l’on puisse de la sorte se dérober volontairement à la lumière du jour ! Même dans le ghetto, les vitres bien propres reflétaient gaiement le soleil, de simples rideaux servant à se protéger du regard des gardiens de la vertu.

Pour une cave, bien sûr, c’était du grand luxe. L’entrée déjà était surchargée de tapis, de tentures et d’une quantité insensée de dinanderie aux motifs stupides. Les escaliers qui menaient à l’étage, les portes, les ouvertures en arc plein cintre, tout était en bois sculpté.

Jeanne ne fit pas immédiatement attention à la vieille femme qui leur avait ouvert la porte. Elle l’avait fait tellement discrètement avant de se glisser vers une portière de velours.

« Mais c’est madame Assette avec une invitée. En voilà une bonne surprise ! »

La vieille était pesante et sa voix mielleuse contrastait avec un visage dur, le dessin rapace des sourcils sombres, les yeux perçants semblables à deux olives noires, le nez crochu, le duvet brun au dessus des lèvres minces. Elle, pour sûr, n’était pas française, cela aurait été évident même si elle s’était exprimée en français et non dans un sabir ignoble.

« Va chercher les paquets sur le siège arrière », lui lança sa patronne en entraînant Jeanne vers le fond des appartements, « Oui, Zouraïda, cette fillette est la fille de ma cousine Berthe, celle qui habite tu sais bien…. ».

« Madame est allée toute seule dans ce lieu ? Ce n’est pas possible ! » s’exclama la servante en levant les bras au ciel.

« Bien sûr que non », répliqua avec irritation celle qui se faisait appeler Annette.

Mais sa voix qui se voulait minaudière vibrait, tendue comme une corde. « C’est un parent qui vient d’obtenir l’autorisation de se déplacer dans Paris qui m’a amené la fillette. Eh bien, Zouraïda, pourquoi restes-tu plantée là, bouge-toi un peu ! ».

La vieille enveloppa Jeanne d’un regard pesant, qui rebondit sur la parandja comme un projectile sur un gilet pare-balles. Que cherchait-elle à voir mis à part la petite taille ? Mais on pouvait être sûr, qu’elle profiterait de la moindre occasion pour glisser encore un œil.

En passant dans une pièce spacieuse au plafond haut, Annette, ou Assette, se débarrassa négligemment de sa parandja en la jetant directement sur le tapis. Ici commençait, de toute évidence, la partie réservée aux femmes. Avant que Jeanne ait eu le temps de suivre son exemple, l’on vit surgir en courant du fond des appartements, précédée d’un tintement de grelots, une gamine de quinze ans tout au plus. Elle se précipita vers Annette :

« Oh, maman, c’est un vêtement tout à fait comme celui de la fille que je t’avais demandé d’acheter. Bon, tu vois bien que c’est la couleur à la mode ! ».

« Pas comme le mien, puisque cette nippe est à toi, dit Jeanne en s’extirpant de la parandja. Ouf, ça y est ! Et puis, quelle importance que cette horreur soit d’une couleur ou d’une autre ! ».

Annette fit les présentations d’une voix tranquille :

« Ma fille, Iman. Iman, notre invitée s’appelle Jeanne. Conduis la dans ton domaine, occupe-toi d’elle, je vais donner des ordres pour qu’on vous apporte un bon goûter ».

Iman, visiblement abasourdie, fit juste un signe de tête. Sans échanger une parole, les deux gamines passèrent dans une pièce double divisée par une baie en arcade, apparemment, le domaine d’Iman.

Le silence s’éternisait. Jeanne s’installa sur un pouf en cuir moelleux. La situation plus qu’étrange dans laquelle elle se retrouvait ne provoquait en elle ni confusion ni inquiétude, Au contraire, elle était possédée par la curieuse certitude que, de pénétrer dans cette demeure et de connaître la vérité sur ses propriétaires, relevait de son droit le plus strict.

Iman ne s’était pas assise. Elle s’appuyait d’un genou sur un autre pouf identique dans une pose gracieuse. Elle dévorait Jeanne avec des yeux qui s’écarquillaient de plus en plus. Et Jeanne n’était pas en reste.

A la différence de Jeanne, Iman était idéalement proportionnée, elle aurait eu seulement avantage à se débarrasser de quatre ou cinq kilos superflus. Ses fesses et ses hanches moulées dans des caleçons noirs étaient plutôt rebondies et son petit ventre dénudé n’était pas du genre flasque. Elle portait un vêtement rose à paillettes qui tenait plus du soutien gorge à rallonge que du boléro écourté. Ses poignets étaient chargés de minces bracelets à grelots et ses cheveux relevés sur la nuque, piqués d’épingles et de peignes. Bien qu’Iman fût d’un ou deux ans la cadette de Jeanne, elle était aussi grande qu’elle, ce qui s’expliquait non par une différence de constitution mais par une meilleure alimentation dans la petite enfance.

Les chambres étaient à l’image de la résidente. Le lit était recouvert d’un dessus en soie rouge cerise et le chevet coiffé d’un ciel en satin rose, sans autre fonction qu’ornementale, mais très pimpant avec ses ruches et ses rubans. Les gadgets qui servaient au délassement de la jeune personne étaient répandus dans tous les coins, sur les tapis, les divans, les tables basses. Il y avait, dans des coffrets transparents, des perles multicolores en telle quantité qu’on aurait dit de la semoule destinée à la cuisine de quelque magicienne, du fil à broder, de la soie, des fuseaux, des canevas, une profusion de mosaïques pour jouer. Il ne manquait que des poupées, mais, bien sûr, il ne pouvait en être question. En revanche, il y avait des tas de friandises, qui, à proprement parler, n’avaient pas leur place dans une chambre, du moins Jeanne aurait-elle été grondée, dans son enfance, pour pareille 119négligence. Mais ici, visiblement, on jugeait naturel de trouver à portée de main des boîtes de rahat loukoum et de halva, des bonbons, des noisettes, des pistaches, des paquets de biscuits, des coupes de fruits.

« Qu’est ce que je vais pouvoir te montrer ? dit Iman en faisant une moue capricieuse et en s’étirant avec des grâces de chat. Tu veux qu’on regarde ensemble mes bijoux ? ».

«Vas-y, montre » dit Jeanne avec un petit sourire ironique.

Iman apporta aussitôt un énorme coffret en métal repoussé, s’assit par terre à côté de Jeanne et se mit à manipuler la serrure. Quelle impression curieuse on éprouvait, malgré tout, en la regardant ! Exactement les mêmes yeux bleus que Gaëlle Moussoltin et le même menton ovale que Madeleine Méchin. Mais, à la différence des amies de Jeanne, quelle bizarre nonchalance dans les mouvements, quelle langueur oisive dans chaque geste, dans chaque intonation de la voix.

Après avoir ouvert son coffre, Iman se débarrassa de ses pendeloques à grelots et enfila sur son poignet un bijou incroyablement pesant, incrusté de petits motifs symétriques.

« Les bracelets, c’est papa qui me les a offerts pour mes treize ans. Tu vois, il y en a deux. Il faut dire que papa les avait commandés dans le huitième, dans une boutique où on doit s’y prendre deux mois à l’avance. Bon, je ne vais pas les mettre tous les deux. Cette perle, je l’ai achetée avec maman, tout bêtement aux Galeries Lafayette, mais j’ai eu le coup de foudre ! Les bracelets, évidemment, sont des pièces uniques. Au fond, pourquoi je ne les mettrais pas tous les deux ? Tiens, regarde, c’est chouette, non ? ».

Jeanne n’avait pas besoin de cette invitation pour considérer ces excroissances d’or qui pesaient sur les blanches chairs potelées comme des champignons parasites sur le tronc d’un bouleau.

« C’est avec ça que tu te fais les muscles ou quoi ? C’est vrai que chez vous les haltères sont interdits ».

Jeanne évoqua à nouveau Gaëlle. A la différence d’elle-même et de Madeleine, Gaëlle aimait et savait se faire belle. « On peut dire que Gaëlle est une vraie Parisienne », soupirait mademoiselle Teysse, en écoutant patiemment son élève lui expliquer que dans une toilette il suffit d’un seul détail provocant, ou bien un décolleté avec une robe longue, ou une mini jupe avec une encolure fermée (sinon, les deux à la fois, ça porte un autre nom, n’est ce pas ?), que l’or « tue » les diamants, et, qu’en général, il faut lui préférer l’argent. Au demeurant, il ne restait chez les Moussoltin pas plus d’or que de diamants, mais comme son unique saphir, dans sa fine enchâssure d’or invisible à dix pas, chatoyait sur son doigt ! On aurait dit que la pierre s’y était posée un instant pour se reposer avant de reprendre son vol. De près, elle semblait un œil aux cils d’or qui te regardait. Etait-ce particulier à ce saphir, ou s’animait-il seulement sur la main de Gaëlle ?

« Qu’est-ce que c’est, des haltères ? » interrogea Iman en fronçant le front.

« Bof, ce sont des machins lourds qu’on soulève pour renforcer ses bras » répondit Jeanne en soupirant.

« Mais c’est du sport, ça, et le sport c’est haram ».

«C’est bien pour ça que je dis que tes bracelets te remplacent le sport ».

Iman fit la moue : « Ils ne te plaisent pas mes bracelets ? »

« A mon avis, c’est un vrai cauchemar ».

Iman, vexée, claqua le couvercle de son coffret. S’ensuivit un silence pesant que ni l’une ni l’autre ne savait absolument pas comment remplir. Iman tendit à Jeanne une boîte laquée qui se trouvait à portée de sa main :

« Tu veux des pâtes de fruit ? »

« Merci, je n’aime pas ça. ».

« Et qu’est-ce que tu aimes comme friandises ? » s’enquit Iman du ton plus assuré de celle qui entre dans son rôle de maîtresse de maison.

Jeanne haussa les épaules

« J’en sais rien. Si, par exemple, j’aime bien les caramels fourrés au calvados ».

Il y avait un énorme bocal rempli de ces bonbons chez le vieux monsieur de Lescure, le servant d’autel à l’église des catacombes. Il y tenait terriblement, et n’en proposait à Jeanne jamais plus de deux à la fois. Enveloppés d’un papier jaune représentant Guillaume le Conquérant, les bonbons, translucides à l’origine, avaient fini par s’opacifier de l’intérieur. Mais quelle suave amertume envahissait votre palais au contact de la pâte ambrée qui s’en écoulait !

Iman réagit sur un ton légèrement offensé qui avait bien l’air de lui être habituel : « Le Calvados, c’est la région où il y a la Manche ! Quel rapport avec des bonbons ? ».

« Le calvados, c’est aussi une eau-de-vie qu’on fabriquait là-bas, dans le temps ».

« De l’eau-de-vie ?! ». On aurait juré qu’Iman venait de se piquer à l’aiguille de l’un de ses nombreux ouvrages. « Tu as goûté de l’eau-de-vie ? Pour de vrai ? Et tu n’as pas reçu le fouet ? ».

« Pour m’infliger votre fouet, il faudrait encore réussir à m’attraper ».

Cette visite commençait à ennuyer Jeanne passablement. Il était peut-être temps de mettre les bouts. Iman, en faisant des yeux ronds, dit d’une voix pleine de sous-entendus :

« Ecoute, je ne suis plus un bébé, et je comprends parfaitement que tu viens du ghetto. Mais tu n’es quand même pas une véritable kafirka, tu demandes la conversion, vrai ou pas ? ».

« Et toi, qu’est-ce que tu dirais ? A ce propos, excuse-moi bien sûr, mais je dois te dire que ce n’est pas moi la kafirka, mais toi la sarrasine ».

*
**

Cependant, Assette s’activait à la cuisine sans remarquer les regards désapprobateurs que lui lançait la cuisinière. Elle soulevait les couvercles des casseroles et des poêles, jetait un coup d’œil dans les fours et les grills, essayant d’imaginer parmi les plats que l’on préparait pour le dîner, ce qui, malgré tout, pourrait plaire à cette gamine qui avait fait chez elle une intrusion aussi inattendue. Elle se rendait compte que sa propre attitude n’était pas exempte d’une certaine hypocrisie, car Jeanne n’avait pas tellement besoin de l’asile qu’elle lui donnait. On comprenait à plus d’un signe qu’elle aurait su où aller dans l’énorme cité, sans l’aide d’Annette. C’était elle, oui, elle, avant tout, qui accordait une étrange importance à l’accueil sous son toit de cette fillette, ne serait-ce que quelques heures. Elle avait follement envie de lui offrir à manger, de lui faire un cadeau. Cela tenait de la névrose, mais il lui semblait que si Jeanne partageait quelques bouchées, cela suffirait pour rendre un peu de paix à son âme, pour atténuer l’insupportable malaise qui la tourmentait.

Et ce malaise insupportable ne la quittait plus depuis l’instant où son amie Zeïnab l’avait tellement épouvantée. Certes, elle avait toujours considéré Zeïnab comme une sotte parvenue. Mais ce n’est pas d’hier qu’on le sait, et ce n’est pas l’islam qui l’a inventé : les femmes, pour aider leurs maris, doivent entretenir des relations amicales avec les épouses de leurs collègues influents. Il en avait toujours été ainsi, c’était juste la règle du jeu. Et Assette prenait la vie comme elle venait, avec ses bons côtés, la responsabilité du ménage ou l’éducation des enfants, et ses obligations pénibles comme les contacts mondains avec cette dinde de Zeïnab. Mais pourquoi soudain cette envie de fuir, cette terreur enfantine, comme si, perdue dans un bois, elle s’était retrouvée nez à nez avec des monstres, au moment où le sac privé de bouche s’était mis à hurler à côté d’elle au milieu des éclats de verre et de la rumeur qui s’engouffrait dans le magasin ? Comme s’il ne s’agissait pas de Zeïnab dans sa parandja, mais d’un revenant, d’un esprit malin qui aurait dissimulé derrière son voile non pas un visage, mais quelque chose d’inimaginable, de plus horrible que le faciès rongé d’un lépreux, que le rictus d’un mort vivant.

Elle essayait de se raisonner : il était normal que la mort brutale et violente du cadi Malik ait représenté un stress même pour elle qui l’avait toujours trouvé profondément antipathique. Mais rien n’y faisait, l’oppression demeurait. Et seule, l’apparition de Jeanne, cette gamine, l’avait un peu soulagée. Elle avait envie de la retenir encore un peu…

« Et qui c’est ça, les Sarrasins ? ». Il fallait reconnaître qu’Iman n’était pas paresseuse pour poser des questions.

« Des adeptes de Mahomet… C’est le nom qu’on vous donnait à l’époque où Charles Martel a mis les vôtres en charpie ».

« Charles Martel était un bandit, le pire de tous les kafirs !! ». Les narines d’Iman s’étaient dilatées et, soudain, curieusement, elle ressemblait à la fois à Gaëlle Moussoltin, à Madeleine Méchin et à Geneviève Bussy. « Il brûle en enfer ! C’était un sale vaurien ! ».

« C’était ton ancêtre, idiote ! ». Jeanne se retint de lui envoyer des claques non pour respecter les convenances mais parce que pesait sur elle la fatigue d’une journée mouvementée, où se mêlaient la rage et la douleur, la frénésie de la poursuite, le triomphe de la vengeance, l’effroi. Et maintenant cette maison bizarre. Même pour Jeanne qui débordait toujours d’énergie, cela faisait beaucoup. Il fallait ajouter que cette nouvelle Iman, combative et fielleuse lui en imposait plus que lorsqu’elle babillait sur ses fanfreluches de mauvais goût.

« Quelle importance ? Le lieu de naissance est sans intérêt, l’important, c’est que l’on confesse la vraie foi ».

« On voit bien que c’est sans intérêt pour vous qui passez votre vie à lécher les bottes des Arabes ».

« Mais ils sont tout de même les descendants du Prophète, enfin, je veux dire, parmi les Arabes il a des descendants », répliqua Iman d’un ton moins assuré.

« Et nous, nous sommes les descendants de ceux qui ont fait mordre la poussière à ces « descendants du Prophète », soupira Jeanne. Et nos ancêtres se seraient tous fait moines s’ils avaient su qu’ils pourraient engendrer des gens comme toi ».

«Quoi que tu dises, la vérité avant tout ! ».

« D’accord. Mais d’où peux-tu la connaître, toi, la vérité ? Tu n’es pas une jeune fille, tu es une poupée mécanique. On te pare, on te nourrit, on te bichonne, on t’a fourré dans la tête deux ou trois idées débiles et encore avec interdiction de les remettre en question. Maintenant, tu obéis à tes parents, puis on te choisira un mari. Pas toi, les autres le choisiront, tu prendras ce qu’on te donnera. Ensuite, tu seras soumise à ton mari, tu lui feras des enfants. Ensuite tu vieilliras, sans jamais mettre le nez dehors, puis tu crèveras. Et puis, rien ne se passera pour toi. Rien du tout. Le néant ».

« C’est ce que tu crois ! ». Tantôt blême, tantôt cramoisie de rage, Iman tentait de mettre en ordre d’attaque les arguments qui passaient dans son regard en se bousculant. Jeanne éclata de rire, satisfaite de ce que l’oiseau soit tombé si facilement dans le piège.

« Tu te mets le doigt dans l’œil ! Je crois tout le contraire. Je crois que tu as une âme immortelle, et que cette âme sera jetée en enfer, parce que c’est l’âme d’une renégate, d’une servante des persécuteurs de notre Seigneur Jésus-Christ. Et c’est toi-même qui penses qu’après ta mort, rien ne se passera, que tu te dilueras dans le néant. Tu penses que ta vie s’achèvera avec la disparition de ton corps ».

« Quelle idiotie ! Bien sûr que je ne pense pas que ma vie va s’arrêter à ma mort ».

« Tu es musulmane ? »

« Evidemment ! »

« Alors, c’est ça que tu dois croire. Ca, et pas autre chose ».

Iman prit un air radieux

« Décidément, vous, les kafirs, vous ne comprenez rien de rien ! Toutes les filles musulmanes savent parfaitement que si elles font leurs cinq prières par jour, si elles accomplissent le hadj, si…. ».

« Arrête de compter sur tes doigts ! ».

« …eh bien, elle ira au paradis », conclut Iman sur un ton triomphant.

« Permets moi d’en douter. Votre paradis, c’est connu, n’est que pour les hommes. La femme musulmane n’a pas d’âme. Pas plus qu’un chien ou, tiens, ces poissons rouges », dit Jeanne en désignant du menton un superbe aquarium avec jets d’eau et décor de corail. « J’ai pour toi plus d’estime que tu n’en as toi-même ».

«C’est faux ! L’imam Chapelier nous a dit… »

« Il vous bourre le mou, ton imam Chapelier. Pas difficile d’ailleurs, vous avez la cervelle aussi flasque que les muscles ».

« Comment tu oses parler comme ça de l’imam Chapelier ! ».

Jeanne se retint d’ajouter qu’elle oserait aussi, à l’occasion, expédier l’imam Chapelier dans l’autre monde sur les traces de l’imam Abdolvahid. Mais soudain, elle fut prise d’une pitié écoeurée pour cette malheureuse fleur de serre, plantée à seule fin que son parfum chatouille voluptueusement les narines d’un homme.

A quelques pièces de là, au fond de l’appartement, on entendit soudain un enfant pleurer.

« C’est Azisa, ma sœur, expliqua Iman en poussant un soupir. Elle va avoir deux ans ».

Il vint alors à l’idée de Jeanne que cette maison présentait une étrangeté supplémentaire. Apparemment, Iman n’avait qu’une sœur et son père qu’une seule épouse. Et pour trois femmes, nul besoin d’un tas de servantes. Et cependant, ces pièces désertes, dans leur luxe, appelaient la présence de femmes en grand nombre, des servantes et des maîtresses, nouant leurs intrigues à qui mieux mieux, toutes vipérines, se battant pour obtenir les faveurs du maître de séant et cherchant à écraser les autres de leur pouvoir. Privée de cette agitation fébrile, cette somptueuse demeure semblait une coquille vide.

Hélas, quelle malheureuse tribu vous faites, vous autres, les convertis. Pourquoi tant d’efforts pour jouer aux Arabes, alors que, de toute façon, vous resterez toujours à moitié français !

« Et vous, les kafirs, on dit que vous vous livrez à de drôles d’abominations », reprit Iman, mais en baissant la voix, comme si elle avait perçu le changement d’humeur de Jeanne. «Par exemple, dis-moi, c’est vrai que vous ne faites pas de différence entre les deux mains : celle pour les choses impures et celle pour les choses pures ? ». « Et pourquoi, diable, faire la différence ? »

« Non, mais est-ce que vraiment tu manges et tu t’essuies avec la même main ? », dit Iman en se recroquevillant.

Jeanne lui lança, avec un geste agacé :

« Il faut un peu moins toucher la m…. Il y a un truc qui s’appelle le papier hygiénique. Entre nous soit dit, c’est une fameuse invention de l’humanité. A ce propos, au ghetto de Pantin, il y a un vieux qui se fait une jolie fortune en en fabriquant ».

Ce que Jeanne passa sous silence, évidemment, c’est que la moitié des revenus que monsieur Truchot tirait des vieux papiers et des chiffons allait à graisser la patte des fonctionnaires arabes, ce qui allégeait passablement le sort de ses compagnons d’infortune. En général le ghetto produisait maintenant un grand nombre de denrées de manière artisanale dans des « fabriques » installées dans des garages ou des caves désaffectés. Malgré un rendement de quelques sous, l’affaire était rentable car les gens étaient heureux d’acheter des produits maison et non sortis de leurs ateliers.

Assette écoutait depuis longtemps derrière la porte, et les tasses de chocolat avec les petits gâteaux s’entrechoquaient sur le plateau qu’elle tenait dans ses mains. Elle était folle, elle avait carrément perdu l’esprit ! Comment avait-elle pu introduire cette adolescente inconnue et dangereuse auprès de sa propre fille ? Ne s’était-elle pas toujours félicitée de ce qu’Iman grandisse sans connaître ce pénible déchirement qu’elle avait elle-même vécu dans son enfance. Elle ne connaissait pas les regards chargés de mépris d’une grand-mère qui s’enfermait entre quatre murs pour faire enrager « les gens qui vivent au crochet de cinglés ». Peut-être croyait-elle à cet Allah, mais ce n’était pas pire que de croire au Petit chaperon rouge ! En grandissant, elle finirait bien par comprendre que tout ça n’existe pas, c’était une fille intelligente, à l’esprit pratique. Par contre, elle continuerait à respecter les règles du jeu. Il fallait bien hurler avec les loups. Si tous les privilèges de l’existence étaient entre les mains de fanatiques, on n’avait pas le choix, il fallait leur complaire.

L’essentiel, c’était la famille, le bien-être des siens, la tranquillité d’Iman et, bientôt, d’Azisa. Tout était clair et simple, alors qu’est-ce qu’elle était en train de fabriquer ellemême ? Il faut croire que les parents de cette Jeanne étaient de fieffés égoïstes pour avoir sacrifié l’avenir de leur enfant à des chimères au nom ronflant du genre « valeurs historiques et religieuses de la nation » ! Allons donc ! Quel Européen, quel Français, de nos jours, prend au sérieux la religion ? Ces gens là frimaient et se regardaient le nombril. t cette malheureuse gamine, en prenant pour argent comptant le mythe du personnage historique du Christ, avait grandi « normalement » dans la même illusion que les Arabes, mais dans le mauvais camp.

Maintenant, c’était trop tard pour sauver cette fillette, pour la tirer de là. Il fallait interrompre sa conversation avec Iman, cet échange plus qu’indésirable, d’autant que Zouraïda, qui traînait par là, n’avait pas les oreilles dans sa poche. Il fallait intervenir, changer de sujet, proposer à goûter. Et ensuite, la gamine s’en irait, et, finalement, bon débarras. Mais pourquoi alors cette impression, qu’après son départ, la maison replongerait dans le non-être, comme un corps sans âme ?

« Non, je parle sérieusement, insistait Iman. C’est quand même mieux de garder une main pour les choses sales et de se servir de l’autre pour le propre ! Tu ne trouves pas dégoûtant de faire autrement ? ».

« C’est complètement idiot, grogna Jeanne. Nos mains, c’est comme nos pensées. Elles se frottent aux choses les plus répugnantes aussi bien qu’aux plus pures. Il faut être crétin pour se croire à l’abri de toute impureté dans notre monde faillible, seulement parce qu’on s’essuie de la main gauche et qu’on mange de la droite. Si ta main est sale, lave la. Si tes pensées sont sales, purifie ton âme. Tout le reste est foutaise ». « Pourquoi tu ne fais que dire des gros mots ? ».

« Excuse moi, mais je n’ai pas poussé dans un parterre, moi. Tu ferais mieux de me dire pourquoi votre domestique, la vieille, là, elle n’est pas française ? Je me trompe ou non ? ».

« Zouraïda ? Bien sûr qu’elle n’est pas française. Maman dit qu’on regarde de travers les maisons où il n’y a que des Français ».

« Vous devez être affamées, les filles, non ? » se hâta d’intervenir Assette en entrant. Jeanne répondit avec son franc sourire de barberis :

« Il est aussi difficile d’avoir faim chez vous que dans un dépôt alimentaire ».

Au fond, ces convertis n’étaient pas coupables, ils n’étaient que des mauviettes. Au moins, dans cette maison, on pouvait trouver une nourriture à peu près normale. Du chocolat chaud, par exemple, avec un doigt de lait, c’était même assez sympathique. Et puis, c’est vrai qu’elle avait un creux.

Elle allait tendre la main vers la tasse, mais son geste se figea avant même que le joyeux sourire d’Assette ne s’efface de son visage.

Depuis un moment, des pleurs d’enfant, dans une pièce voisine, se mêlaient à une voix qui chantait en sabir français une chanson monotone. Mais, tout d’un coup, Jeanne venait d’en distinguer les paroles :

Si, chez toi, juste à la date,
On s’acquitte du zakat,
Tu peux dormir calmement,
N’aie pas peur du noir, du vent !

Et une voix rauque de vieille femme continuait sa mélopée,

Dodo, dodo, mon enfant
Ferme les yeux en rêvant !
126Si quelqu’un, par avarice
Dissimule un bénéfice,
Garde-toi de t’assoupir
Tu pourrais t’en repentir !
Dodo, dodo, mon enfant,
Ferme les yeux en rêvant !
Satan, maître de la nuit
Viendra cogner à ton huis !
Qui s’approche, qui trottine
Plus affreux qu’un vilain djinn ?
Dodo, dodo, mon enfant,
Ferme les yeux en rêvant !
Clac ! La sorcière aux trois doigts
Par l’oreille te prendra,
Dans le noir t’entraînera
De maman te privera !
Dodo, dodo, mon enfant
Ferme les yeux en rêvant !

« Bah ! c’est juste Zouraïda qui couche la petite, dit Assette en rougissant. Sers-toi, Jeanne, qu’est-ce que tu attends ? ».

« Merci bien, je suis déjà repue ! ».

Jeanne s’était brusquement levée de son pouf moelleux. La tête lui tournait un peu. Comment avait-elle pu passer aussi longtemps dans ces pièces confinées, dépourvues de fenêtres, où l’air était saturé de parfums douceâtres, de bâtonnets aromatiques, de sucreries. L’oxygène lui manquait.

« Je dois partir ».

«Attends un peu, mignonne, où irais-tu à l’heure qu’il est ? Est-ce que tu es vexée ? ».

« Non, pas du tout ». Jeanne se dirigeait vers la porte d’un pas décidé. Assette se précipita à sa suite. Iman qui n’y comprenait rien restait sur place, abasourdie.

« Mais tu a oublié de mettre ta parandja ! »

« Ce n’est pas ma parandja. Rendez-la à votre fille ».

« Jeanne, tu ne dois pas te promener en ville sans parandja ! C’est dangereux, très dangereux, tu devrais le comprendre toi-même ! »

« Je m’arrangerai »

« Attends un peu. D’accord, je vais t’accompagner en voiture où tu me diras, seulement, pour l’amour de Dieu, ne sors pas dans cette tenue ! », dit Assette, désespérée, en retenant Jeanne par les épaules.

Jeanne se libéra d’un mouvement vif.

« Pour l’amour de quel Dieu ? D’Allah ? ».

Le temps avait changé, et elle en fut surprise. Evidemment, comment aurait-elle pu s’en rendre compte derrière des fenêtres aveugles ? Le ciel, maintenant, était chargé de lourds nuages gris anthracite à l’allure pas du tout printanière. Quelques gouttes de pluie étaient déjà tombées sur l’allée entre les marronniers où Jeanne courait vers le portail.

« Jeanne ! Jeanne ! Si tu as besoin de quelque chose, viens à la maison, tu entends ? ».

Il n’y eut pas de réponse. Annette, prise d’une soudaine faiblesse, saisit le chambranle de la porte. Durant ses trente et un ans d’existence, elle n’avait jamais encore éprouvé un désespoir aussi total, aussi absolu. La fillette ne reviendrait pas, jamais plus elle ne reviendrait.

Maintenant, il pleuvait à seaux. Après tout, c’était mieux comme ça, les gens avaient autre chose à faire que de dévisager les passants.

Les cheveux et les jeans de Jeanne furent à tordre en un instant, le k-way résista quelques minutes avant d’être transpercé par l’averse.

On ne peut pas pardonner aux traîtres, on ne peut pas, même s’ils ont de jolies mains douces et s’ils savent dire gentiment « ma petite fille ». Même s’ils comprennent qu’ils sont des traîtres. On ne peut leur pardonner même s’ils ont les yeux de Madeleine et le menton de Gaëlle et qu’ils ignorent totalement qu’ils sont des traîtres. Jeanne courait sous la pluie grise. Elle courait chez Lucile, vers ce réduit insalubre et minuscule plein de produits ménagers, et pourtant si vaste que l’on y respirait à pleins poumons. Elle courait vers un asile offert par quelqu’un des siens, une personne sur laquelle elle pouvait se reposer.

Et au-dessus de Paris retentissait de toute part l’appel ininterrompu des muezzins à la prière. Il se répandait dans une vibration monotone et stridente, qui rappelait le cri d’un cochon gigantesque que l’on aurait égorgé dans le tambour tournoyant d’une colossale machine à laver.

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