Guerilla – Tome 2: 30-32

– 30 –

RIEN, pron. indéf.
Chose sans importance, bagatelle.
Pronom indéfini de l’inanimé.

PARIS 20e,
LE DIXIÈME JOUR, 8H34.

« Je te jure ces corps qui s’écrasent je les revois toutes les nuits, tous les jours, tout le temps. Je ne peux pas les effacer. Et le petit avec son père… »

Sous son voile Sadia tremblait de rage, les yeux rougis par la haine. Elle avait perdu d’un coup ses portables, ses applis, ses amis, ses musiques, ses réseaux. Elle manquait de tout, se sentait comme privée d’elle-même.

Nicotine, caféine, Internet, maquillage. Le Califat proscrivait tout ce qui n’était « pas décent », c’est-à-dire à peu près tout ce qu’elle aimait. Avant l’incident, Sadia était la proie idéale du neuromarketing, passant ses journées sur les boutiques en ligne, cherchant par tous les moyens à combler ce vide qui la rongeait. Une véritable drogue. Et soudain le sevrage, brutal, et le manque. Elle rognait ses ongles noirs, se grattait le revers des mains, se triturait les cheveux, semblait chaque jour un peu plus près de la crise de nerfs.

« Et maintenant nous sommes ses putain d’esclaves… »

Elina l’écoutait, cheveux lâchés et yeux dans le vague.

« Je ne veux pas revivre comme au temps de ma mère, ajouta la Berbère.

Je ne veux pas être une chose obéissante, voilée et soumise, à la merci des humeurs d’un crétin qui n’a que sa violence pour sauver ses petites couilles et les apparences. Je me suis disputée avec elle, je me suis battue avec lui, j’ai rompu avec eux. J’ai gagné ma liberté, tu comprends ? Et je ne laisserai personne me la reprendre. »

C’était la pause. Les deux jeunes femmes étaient assises dans un appartement de l’aile ouest. Il était question de transférer le « palais » dans le centre. Sadia avait terminé son ménage. Elle prenait des risques en parlant à une femme du quatrième groupe, reconnaissable à son absence de voile. Déshonorante signature de son état d’esclave.

« D’après ce que j’ai entendu, l’attaque de Bercy est pour bientôt. Ils disent que c’est la clé, qu’une fois que Bercy sera tombé ils contrôleront tout Paris, que la France sera à eux. Tu le crois ? Il paraît que ce ne sont pas de vrais militaires, là-bas, que les vrais militaires n’existent plus, ou qu’ils ont été emmenés ailleurs. J’espère que c’est faux, sinon c’est la merde pour nous. »

Elina hocha pensivement la tête.

« Et toi tu ne parles jamais, reprit Sadia. Dis-moi ce qu’ils t’ont fait. »

L’autre haussa les épaules. Elle regardait à travers les murs, loin d’ici, là où se trouvait peut-être son esprit. Elle avait été clerc de notaire, et le lendemain esclave sexuelle d’une poignée de délinquants et de trafiquants, braqueurs de bureaux de tabac et voleurs de vieilles dames, qui tentaient d’insuffler à leur misérable vie un arôme de mission divine. Et elle souriait.

« Mais comment tu peux accepter ça ? »

Ses yeux froids et effilés croisèrent le regard enragé de la Berbère.

« Nous les slaves avons un mot pour ça : Nitchevo. Ce n’est rien. Ça ne fait rien. Ça pourrait être pire. »

Cette fatalité érigée en principe révulsait la Berbère. Syndrome de Stockholm, pensait-elle. Elle n’a pas le courage de leur tenir tête, alors elle se persuade qu’ils ne sont pas si mauvais. Après un long silence, qui menaçait de devenir une parole blessante, elle se leva.

« Je ne peux pas, moi, me résigner. »

La Berbère avait quitté la pièce. Elina aurait pu répondre, qu’elle n’était pas résignée, qu’elle pensait juste qu’il fallait attendre. Mais comme toujours, elle avait préféré se taire.

– 31 –

MÉDICAMENT, subst. masc.
Substance employée à des fins thérapeutiques pour rétablir l’équilibre dans un organisme perturbé.

PARIS 13e,
LE DIXIÈME JOUR, 9H16.

Le colonel portait la fillette sur son dos, promenant sur le blanc monde ses yeux de cieux chargés d’orage. Il n’avait jamais imaginé que la vie dehors puisse être à ce point difficile. La nuit dernière, terré dans ce local à poubelles laissé ouvert, il avait encore cru mourir. Il pensait à retardement à ce clochard, qui passait ses jours et ses nuits dans sa rue, et qu’il s’appliquait à ignorer lorsqu’il rentrait chez lui les bras chargés de victuailles.

La neige, inexorable, était si épaisse qu’il se demandait comment la lumière du jour pouvait arriver jusque sur Terre. La fillette était brûlante, et il s’attendait, d’un instant à l’autre, à la sentir refroidir, à porter son cadavre, à se retrouver seul, sans but, sans autre avenir que le suicide.

Il n’avait pas fait une centaine de mètres quand ce jeune homme malingre, sorti d’une voiture où il se réfugiait, accourut vers lui.

« Tire-moi une balle, mec. Tire-moi une balle ! »

Surpris, le colonel avait levé son fusil, et le jeune homme était venu y coller sa poitrine, agrippant le canon des deux mains, l’appliquant contre son cœur.

« Tire ! »

Un visage en pleurs, bleu de froid, marqué de coups. Un militant du trèsbien-vivre-ensemble, sonné de désillusions… Le colonel retira violemment son arme, projetant le jeune homme au sol, où il s’effondra en pleurnichant.

« J’en peux plus. J’en veux pas de cette vie. Je préfère crever. »

Et il se lamentait en se roulant par terre, comme un enfant en pleine crise. Le colonel s’était dit qu’il avait devant lui l’Occident tout entier. Et il entendit presque Jocelyne lui reprocher d’exagérer.

Un peu plus loin, il passa devant l’entrée d’un parking souterrain, et envisagea de s’y abriter. Mais dans le tunnel il y avait ces deux hommes, qui lui tournaient le dos. L’un poussait un caddie de supermarché, l’autre, le plus gros, suivait les mains dans les poches. Ils avaient l’air de bonne humeur. Le colonel hésita, puis se dirigea vers eux. Il remarqua des traces de sang sur le sol. Dans sa tête, la voix de Jocelyne. « Attention, Henri ! Fais attention ! »

Ses pas résonnaient et les deux hommes l’avaient entendu. Ils s’étaient immobilisés, et le regardaient arriver, d’un œil méfiant. Le plus gros semblait fasciné par le fusil à pompe.

« J’ai besoin de médicaments », annonça le colonel, et sa voix résonna dans le souterrain.

Le petit émit un gloussement désagréable. Le gros fit un sourire.

« Tout le monde a besoin de médicaments, dit le petit. Tu as de quoi payer ? »

Un silence. Le colonel était las. Le petit paraissait réfléchir, regardait la fillette, que le colonel portait en travers de son dos, comme un joug.

« Si tu nous laisses cette gamine en gage, peut-être qu’on pourra te dégotter un truc à manger, quelques pilules, et un matelas pour la nuit. »

Dans ses yeux brillait une curiosité malsaine, prédatrice. Le colonel décida de cesser d’être poli.

« J’ai besoin de médicaments », répéta-t-il, d’un ton plus sec, qui ressemblait à un ordre. Les yeux du petit se rétrécirent. Le gros fit un curieux mouvement de la main dans sa poche. Le colonel lâcha son sac à dos et le fusil se leva.

« Maintenant ça suffit. Vous me donnez ce que je demande, ou je vous fais sauter les genoux. Toi, tu sors les mains de tes poches. »

Lentement, le gros avait obéi. Le colonel voyait tout, sentait tout, comme sorti de son corps, en état d’hyper-conscience. Cette tempe qui battait. Cette jambe qui tressaillait. Cette empreinte sanglante sur le mur. Il réalisa soudain qu’il n’avait pas armé le fusil depuis le suicide de Jocelyne. Les cartouches étaient dans le magasin. Il n’y avait rien dans la chambre de tir. Il décida de continuer à faire comme si.

« Toi. Tu me donnes ce que je demande. »

Le fusil désignait le petit, aux yeux brûlants de haine.

« Je vous préviens, dit le gros, on a des amis au fond du parking. Beaucoup d’amis, bien armés. Ils n’apprécieront pas du tout. »

Le colonel ne répondit pas. L’œil noir du fusil allait d’un homme à l’autre. Le petit regarda le gros. Le gros hocha la tête. Le petit fouilla alors dans le caddie, écarta quelques provisions, sortit un sachet blanc et le jeta en direction du colonel.

« C’est tout ce qu’on a. »

Le colonel fit un pas en avant, se pencha, sans quitter du fusil les deux hommes, et ramassa le sachet de la main gauche. Il recula d’un pas et l’entrouvrit. Aspegic. Dafalgan. Amoxicilline. Prednisone. La pêche miraculeuse.

« Bien, fit le colonel. Maintenant un sac de bouffe et une bouteille d’eau. Vous restez en vie, nous sommes quittes. Personne n’en saura rien.

— Dans tes rêves, souffla le petit.

— Peu importe. Donnez-moi ce que je demande. »

À nouveau le petit s’exécuta, jeta aux pieds du colonel une bouteille d’eau, et deux mini-sandwichs sous vide. Il fourra le tout dans son sac, avec les médicaments.

« Bonne journée, messieurs. »

Il s’éloigna, fusil toujours apparent, gardant les deux hommes à l’œil.

Puis il sortit du tunnel et reprit sa marche.

« Bien joué », souffla la fillette.

Le colonel fit un sourire, mais son cœur tapait fort, et ses mains tremblaient.

« Tu sais que ce n’est pas bien de faire ça.

— Pourquoi, ce sont des gentils ? »

Le colonel se retourna encore une fois.

« Non, sûrement pas. Mais ce n’est pas bien de prendre des choses,comme ça. Je le fais parce qu’on n’a pas le choix. »

Aurait-il eu le cran de se servir du fusil ? Aurait-il su s’en servir ? Le colonel n’en savait rien. Il ne remarqua même pas que la neige avait cessé de tomber. Il marcha jusqu’au bout de la rue, dans ce sentier tracé par les rôdeurs, contournant les congères de poudreuse et les carcasses de voitures. Il se retourna et ne vit personne. Il se demandait si un coup comme ça pourrait leur valoir d’être poursuivis, et tués. Ces gars-là risqueraient-ils d’en prendre une pour un sandwich et quelques pilules ? Leur trafic devait être bien plus lucratif que ça. Le colonel déposa la fillette dans l’angle d’un Abribus préservé de la neige. Il sortit la tablette de Dafalgan, lui tendit deux comprimés et la bouteille d’eau.

« Tu dois avaler ça, dit-il, et boire un peu. Ça va te faire du bien. Tu iras mieux. »

La fillette s’exécuta, avec application. Le colonel lui palpa le front. Toujours brûlant. Il regarda les alentours. Ils étaient encore dans le 13e, aux environs du quartier de la gare, du fait de leurs nombreux détours. La neige tombait de nouveau, irisée par un modeste et lointain soleil. Ils n’étaient pas tirés d’affaire. Vincennes ne faisait plus partie de ses projets. Son humble obsession était maintenant de trouver une sorte de refuge temporaire, suffisamment sûr pour s’y fixer, en attendant la fin de ce déluge.

Le colonel avait mâché un sandwich sans goût et chargé la fillette sur son dos. Fusil d’une main et sac de l’autre, il avait repris sa marche, son calvaire.

Le quartier était intact, mais tout était fermé, rideaux baissés, portes et vitrines doublées de contreplaqué, parfois murées de parpaings fraîchement cimentés. Il aperçut au loin Le Grand Excrément, œuvre engagée commandée par la mairie de Paris, monumental étron en inox, haut de dix mètres, qui à l’époque avait tant fait parler. Seul dans cette rue, le colonel se sentait à la merci des rôdeurs. D’un tir dans le dos. Sa hanche lui faisait mal, et le froid était sensiblement plus vif à l’approche de la nuit. La nuit… Des heures passées à grelotter si fort qu’il serait impossible de fermer l’œil. Il avait pensé marcher la nuit et dormir le jour, mais il préférait y voir clair, pour trouver un refuge, et éviter les rôdeurs.

C’est en passant devant la façade noircie de cette agence bancaire qu’ilentendit pour la première fois ce hurlement. Il s’en était arrêté net, avait lâché son sac et levé le fusil, la main de la fillette crispée sur son épaule. Était-ce une femme ou un enfant ? Il regardait les environs, cherchait d’où pourrait provenir un tel cri. Il n’y avait que des immeubles clos. Pas une lumière. Pas un bruit.

Et de nouveau, le hurlement. Prolongé. Glacial, sinistre. Lointain et proche à la fois. Quel genre de torture pouvait déclencher un tel cri ? La fillette allait poser la question, c’était inévitable, et le colonel ne saurait que répondre. Il ramassa le sac et reprit sa marche, tous sens aux aguets, agrippé au fusil comme Moïse à son bâton. La fillette ne posa pas de question.

En tournant le coin de la rue Schiappa, il passa devant une boutique fermée, des tas de déchets, puis de nouveaux immeubles. Il ne remarqua pas qu’on les observait, et qu’un homme avait ouvert sa porte dans leur dos.

– 32 –

PRÉMÉDITATION, subst. fém.
Dessein réfléchi de commettre une action, surtout mauvaise.

DANS UNE FORÊT DES YVELINES,
LE DIXIÈME JOUR, 10H36.

Le comptable avait longuement évalué les forces en présence. Lui n’avait plus son arme. Il était peureux de nature et avait cette faiblesse dans le dos. Il avait passé une bonne partie de sa vie assis dans sa voiture et ses fauteuils, à s’user les yeux sur les routes, ses comptes et ses écrans, et les années précédentes sur les bancs de l’université, et dans ses livres d’études. Au collège, c’était plutôt une victime. Un jour, il s’était fait humilier devant sa classe par le petit gros qu’il harcelait, et qui avait fini par se retourner contre lui, en l’étranglant jusqu’à ce qu’il supplie. Le futur comptable avait supplié, et il était rentré chez sa mère en pleurant. Il avait bien fait un peu de running, voici quelques années, pour tempérer le mépris des amis de sa femme – dont son connard prétentieux de patron marathonien –, mais rien de transcendant.

Et Simplet, à l’en croire, avait déjà tué. Un robuste gaillard. Raide, grand et sec, bras nervurés de veines. Paysan pauvre depuis quatre-cents générations. Le genre de type élevé dans les pires conditions, traversant les temps, sans jamais se plaindre, sans que les temps ne puissent rien contre lui, ni ses copies d’ancêtres, ni ses copies de descendants. Bon chrétien, bon citoyen, et avant cela bon païen, et bon sauvage. Plus inquiet par le soleil, les pluies et les sols que par les querelles politiques et l’agitation des villes. Habitué à creuser, bêcher, bâtir, suer, payer, saigner, à porter des tas de charges tous les jours, à tirer l’eau des puits, à planter à la masse des milliers de pieux, et àcouper du bois le dimanche. À user de toutes les façons son corps contre la terre, et sa vie contre le ciel.

La neige compromettait toute sortie. Il semblait impossible de descendre de cette grotte sans risquer d’y laisser une jambe. Le vent tournant leur ramenait par rafales une rance odeur d’urine. Simplet n’avait pas été foutu de pisser suffisamment loin. Saoulé par la faim, dans un état second, le comptable échafaudait des projets de meurtre. De quoi avait-il besoin ?

D’instinct. D’instinct et de ses mains. Il se souvenait d’avoir lu quelque part que les idiots avaient une grande force physique, presque surhumaine. Au chapitre des faiblesses, Simplet – puceau, probablement – louchait gravement, un vrai regard double. Et il avait ces sortes d’absences, comme s’il s’endormait les yeux ouverts, et tout à coup sursautait – ce qui faisait sursauter le comptable.

Bernard attisa le feu d’un coup de mocassin. Il n’allait tout de même pas se laisser maîtriser par un débile de sent-la-pisse. Il posa une brassée de brindilles vertes sur les braises, qui crépitèrent aussitôt en dégageant une épaisse fumée, et la moue désapprobatrice de Simplet, qui était pure délectation. Le comptable observa longuement son visage émacié, dans le rougeoiement sombre. L’autre se débrouillait pour ne plus croiser son regard.

Le feu dansait sur ses joues, en soulignait les ombres et les creux, donnait du mouvement à son apathie profonde. Il n’avait pas l’air de penser. Mais peut-être pensait-il. Sournois, ces paysans. Tout à fait doués pour jouer les imbéciles et berner leur monde. Sous ses airs innocents d’idiot du village, n’avait-il pas tué une enfant ?

Le huitième jour, Simplet avait attrapé une souris qui se faufilait sous lui. Il voulut la partager. Le comptable avait failli vomir à l’idée de manger derrière ses mains pleines de pisse. Létang avait haussé les épaules, et tranché la tête du rongeur, d’un coup de dent – on avait entendu les petits os craquer –, pour l’avaler entièrement, queue comprise, en deux bouchées. Au moins les chats recrachaient-ils le foie. Simplet était pire qu’un animal.

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