Guerilla – Tome 1: 26-29

DEUXIEME JOUR – 26

Dans la mare des mensonges, il ne nage que des poissons morts.
— Proverbe russe

BAZAINVILLE, 14 H 05.

Au volant de son Audi SQ7 noire, abruti de caféine et de pensées déprimantes, Damien Bernard, comptable de son état, devait d’ici la fin de la semaine faire contrôler sa gestion, relire une série de contrats, rendre un rapport d’activité, régler trois mois de paperasses, le tout en survivant à plusieurs conflits familiaux et professionnels. Ses maux de ventre ne le lâchaient plus, et voilà plusieurs jours qu’il n’avait rien déféqué.

Le V8 de 435 chevaux, bridé à 90km/h par le tronçon de sûreté électronique, le ramenait vers Paris. Il avait programmé son GPS intelligent pour gagner du temps dans les bouchons, avec le bordel dans les banlieues. Et il se préparait à appeler sa femme. Il la craignait. Il avait senti lors de leur dernière conversation, cette altération dans sa parole, ce ton de reproche un peu froid dont il était censé s’inquiéter, et qu’il avait ignoré en jouant l’imbécile ; il aurait dû demander « t’es sûre que ça va ? », elle aurait répondu « non », et il aurait subi ses remontrances habituelles. Cette fois il lui avait dit qu’il l’aimait « plus que tout » et il avait raccroché, s’offrant donc un sursis, qui se paierait à long terme par une dispute plus sévère, puisqu’il n’était qu’un « nul », incapable de sentir la détresse de sa bien-aimée, indifférent à ses malheurs.

Sur la route, un ralentissement. Une file de voitures, plusieurs camions en travers. Il crut à un accident, mais vit des hommes en chasuble agiter des drapeaux, et comprit qu’il s’agissait d’un barrage filtrant. Deux camions garés en épi laissaient passer les voitures au ralenti, une à une.

C’était l’heure d’appeler Madame. S’il ne le faisait pas exactement maintenant, c’est elle qui appellerait. Et ça lui coûterait beaucoup plus cher. Il devrait s’excuser, la flatter, s’humilier pendant des kilomètres… C’était le prix à payer pour s’épargner cette aigreur d’estomac-là ; après quoi il ne lui en resterait plus qu’une dizaine d’autres. Pourquoi rester avec une telle femme ? Il ne savait pas. Il était sous son emprise, avec juste ce qu’il fallait de courage pour la subir au quotidien. Pas assez pour l’affronter, encore moins pour la quitter. Tout ce qu’il savait, c’est qu’il était temps de téléphoner.

Son 4×4 arrivait à la hauteur des manifestants. Des drapeaux rouges, CGT, des Solidaires, des étudiants, des membres d’ONG, tous les représentants des itinérants, à défaut des itinérants eux-mêmes. C’était comme ça dans tout le pays. Loin du risque des villes, loin de l’imprévisibilité de ceux qu’ils prétendaient défendre, de tels militants fourguaient leurs tracts aux automobilistes, et procédaient à leur racket habituel. Vous soutenez la cause ?

Vous n’avez rien contre les militant-e-s de la solidarité et les itinérant-e-s ? Vous n’êtes pas un fasciste complice de l’État policier ? Alors prouvez-le. L’automobiliste devait faire allégeance, se montrer convaincant, et surtout sortir quelques billets, si possible au-delà de dix euros. Faute de quoi ce serait les huées, les crachats, la farine et les œufs, la rayure sur la carrosserie, les vitres brisées…

Les militants regardèrent l’Audi d’un œil noir. Celui-là cumulait : il était riche, pollueur, sûrement de droite, n’arborait absolument aucun insigne anticapitaliste, antiraciste, ou pro-LGBT. Le genre de type à porter des costards et à manger de la viande. Il ne souriait pas, ne s’empressait pas de baisser sa vitre. Quand il fit vrombir son moteur, pour montrer son impatience, il vit brûler la haine dans les dizaines d’yeux qui le regardaient.

Il approchait l’extrémité du barrage. Si les automobilistes s’acquittaient de leur petite taxe, on les laissait passer, entre les deux poids lourds obstruant la chaussée. Devant l’Audi, une fourgonnette s’était arrêtée. Son chauffeur donnait quelque chose. L’Audi avait ralenti, faisant mine de s’arrêter. Les manifestants demandèrent au comptable de baisser sa vitre. Devant, le camion avança, laissa passer la fourgonnette. La voie était libre…

Brusquement, l’Audi accéléra. On cria. Le camion reculait déjà. Paniqué, le comptable écrasa le frein, puis enclencha la marche arrière. Mais dans le rétroviseur, il vit d’autres camions manœuvrer pour barrer la chaussée et lui couper la retraite. En un instant, le piège s’était refermé. Des deux côtés, les glissières de sécurité, devant et derrière, les camions. Et au milieu lui, avecles zombies de la justice sociale…

Qu’avait-il fait ? Il se maudissait de son coup de folie. À travers les vitres, les manifestants lui souriaient, l’air de dire : « Bien essayé ». Ils tenaient leur méchant.

« On a un gagnant les mecs ! » Ils tambourinaient contre le toit de l’Audi. Le comptable entendit un grincement de clés contre sa portière. Un parpaing fracassa la vitre arrière. Les manifestants commencèrent à secouer la voiture, de gauche à droite, comme pour la renverser. D’un coup de tournevis, l’un d’eux creva un pneu. Le comptable tenta de reculer mais le moteur cala. Il plongea alors aux pieds du siège passager, attrapa sa mallette, l’ouvrit, y chercha frénétiquement quelque chose…

On entendit trois coups de feu. La foule recula. Il s’était saisi de son pistolet d’alarme.

« Un flic ! C’est un flic. »

Après une hésitation, la foule se rabattit sur le 4×4.

Il eut le temps de redémarrer, et parvint à reculer quelques mètres, jusqu’à l’autre extrémité du barrage, avant de s’immobiliser de nouveau, contre le réservoir d’un camion. On poussa un conteneur chargé de béton devant l’Audi. Il était coincé. Un homme sauta sur le capot, étoila et défonça le parebrise à coups de pied. Une vingtaine de manifestants secouaient le véhicule, de gauche à droite, pour le renverser. À travers les vitres il criait et les menaçait de son arme.

« Assassin de la police ! » hurlait la foule.

À cet instant, le téléphone de bord sonna. « Bibiche » s’afficha sur l’écran central. La grosse impulsive. Il ne pouvait pas lui répondre. Il parvint à en avoir peur, même dans une telle situation. Pour la première fois, il allait manquer un appel de sa femme. À cet instant des mains gantées arrachèrent le restant du verre feuilleté du pare-brise, et un projectile le heurta au front. Un liquide rouge lui inonda le visage.

« Il faut le saigner ce sale flic ! »

D’un coup de talon, il parvint à ouvrir sa portière, puis à tirer encore trois coups de feu, ce qui fit de nouveau reculer les assaillants, juste assez pour qu’il parvienne à s’extraire de sa voiture, en pointant son arme factice sur la foule, l’œil droit voilé de sang. Les manifestants firent un pas en arrière.

« Le premier qui bouge est mort ! », cria-t-il.

Il se glissa entre les deux camions, et s’éloigna en reculant de sesagresseurs, sans leur tourner le dos. Son mal de ventre avait quelque chose de surnaturel, comme s’il venait de boire un litre de soude caustique.

Il pensait, en cas de survie, à un procès où il jouerait les méchants, face à la masse laborieuse, humble et juste, qui ne cherchait qu’un peu de considération, qui ne demandait qu’à sensibiliser le privilégié aux abus et à l’arbitraire de ce monde… Il voyait déjà la délectation du juge…

On le suivait. Les plus excités étaient là. Ce délégué CGT aux longs cheveux frisés. Cet Afghan aux yeux noirs et vicieux. Ce punk à chien qui sentait la sueur et la pisse à six mètres.

« Tu n’iras pas loin, petit flic. »

« Je ne suis pas un flic ! », hurla-t-il, pathétique, la voix cassée par la détresse.

Sa chemise blanche était trempée de sang.

« Laissez-moi. Je n’ai rien contre vous… »

On riait.

À cet instant, un camion venant de l’ouest s’arrêta à côté de lui. Il eut l’idée de se réfugier à côté du chauffeur, mais ce dernier descendait déjà. Une chaussure de sécurité, au moins du cinquante, se posa sur le marchepied. On vit d’abord son dos, sa salopette en jean, comme il n’en existait plus. Puis on vit son bras, agripper à la porte sa masse d’environ cent-vingt kilos. Enfin on le vit sauter au sol, et se déployer en son entier.

Il y eut un temps d’arrêt. C’était une masse d’homme, un bon mètre quatre-vingt-dix, physique de lanceur de poids, surmonté d’une étrange tête rasée, slave, pommettes saillantes et yeux plissés, regard presque invisible, parfaitement dépourvu d’expression. Le comptable ne bougeait plus, fasciné par cette figure immense et son absence de regard.

Soudain, un manifestant le désigna au routier.

« Arrêtez-le ! C’est un flic, il a essayé de nous tuer. »

Cette voix manquait d’assurance. Le routier regarda le comptable. On vit briller ses petits yeux. Puis il marcha vers les manifestants.

“Вы будете удалить это?”

Son doigt montrait le barrage. On ne comprenait pas ce qu’il voulait.Son tee-shirt portait une inscription cyrillique indéchiffrable, en gros caractères.

D’où sortait-il ?

Cette fois il parla anglais.

« You remove it. »

Ce n’était plus une question.

Le militant aux cheveux frisés lui fit face.

« Tu cherches les problèmes, tas de graisse ? Dégage de là. »

Il avait pris son air le plus déterminé possible.

De son énorme poing le routier se frappa le poitrail et articula :

“Вы хотите играть?”

Ça ressemblait à un défi.

La foule se ramassa sur elle, comme un chien terrifié. Elle avança, compacte, menaçante.

Quelqu’un lança un slogan, et tous le reprirent.

« Alerta, alerta, antifascista ! »

On tentait de se donner du courage. Le syndicaliste aux cheveux frisés, poussé par le mouvement, vint poser ses poings contre le torse du colosse. Celui-ci ne bougea pas d’un millimètre. Le syndicaliste vit enfin son regard, et il eut l’impression que ce regard voyait à travers lui. Comme s’il n’existait pas. Comme si l’autre le refusait. Comme s’il lui déniait le droit d’exister.

Dans ce regard il n’y avait rien. Absolument rien. Le Russe approcha encore son terrifiant visage, et articula soigneusement, de son accent épouvantable :

« You remove it. Or I remove you. »

L’autre se décomposait sur place. Derrière lui, on le sentit. On poussa. On aboya. Des projectiles fusèrent. Une canette s’écrasa sur l’asphalte. Le routier se détourna, et, sous des huées de rage autant que de soulagement, regagna sa cabine.

Après quelques secondes, il en ressortit.

Il s’était armé d’un démonte-pneu.

L’ambiance changea encore, comme si la croisière venait de percuter un iceberg.

Le géant redescendit. Barre d’acier à la main, il déploya ses avant-bras immenses, puis marcha sur le groupe d’un pas lent. Cet homme venu du froid était manifestement régi par un autre genre de lois. Il était la violence, cellequi ne parlait pas. C’était un mâle de type alpha, un genre de maniaque assez fou pour opposer sa sauvagerie à la masse, pour frapper un ennemi enivré par son nombre. Si on se cherchait un adversaire, il était là. Et s’il n’y en avait qu’un, il serait celui-là.

À peine le démonte-pneu s’éleva qu’un frêle jeune homme s’interposa, en hurlant à l’attention des siens : « Pas de violence ! Ne tombons pas dans ce piège. »

On fit semblant de trouver ça juste et intelligent. On s’empressa de reculer, avec un sourire entendu, censé sauver les apparences. Maquiller sa lâcheté en supériorité, l’Occident savait faire. Une manière de se sortir honorablement d’une défaite à cent contre un.

Plus loin, le comptable, qui était plutôt un mâle de type lambda, avait enjambé la glissière de sécurité, et fuyait dans les bois, sans son portable, sans avoir personne à qui raconter ça. Après une course de deux kilomètres, qui fit naître un énorme point de côté, il s’arrêta, tomba à genoux, les mains dans les aiguilles de pin, et vomit les restes d’un sandwich triangle au cantal et quelques chips à la crème d’oignon.

Des pans entiers de son être venaient de s’effondrer, en quelques déflagrations intérieures. Il se rendit compte qu’il venait d’abandonner tout ce qui lui tenait lieu d’identité. Sa voiture, probablement incendiée, son ordinateur et dix années de travail, qui brûleraient avec elle. Ses dossiers, sa femme, son boulot, sa respectabilité… Il lui avait suffi d’un peu de hasard et de deux kilomètres dans les bois pour ne plus exister.

Souriant enfin, il regarda son arme, incapable de le suicider. Il regarda autour de lui, et recommença à marcher, un peu effrayé par sa solitude. Il voulait trouver du monde. Pas de russes armés, ni de psychopathes syndiqués.

Juste des gens normaux.

DEUXIEME JOUR – 27

La preuve du pire, c’est la foule.
— Sénèque

LA COURNEUVE, 14 H 10.

Ils hésitaient. Ils avaient vu cet avion de ligne en flammes, passer au ras des tours, dans un monstrueux vacarme. C’était peut-être un signe. Ils étaient les obscurs, les damnés, les misérables… Et ils se voyaient soudain à portée d’Histoire.

Il était là, devant eux, parmi eux, lui, l’intouchable, le Président de la République. Sans gardes, sans policiers, sans micros, sans caméras…

Seul, et homme, comme eux tous. Ça les impressionnait, malgré tout. On se gênait un peu. Le mythe, le symbole… On hésite toujours à détruire. Le ventre veut du sang, le cerveau en demande le prix. Mais une foule n’est qu’un ventre, et n’hésite jamais longtemps.

Le Président le savait, et tenta de prendre la parole.

« Chers citoyens ! »

Le terme « compatriotes », étymologiquement « ceux qui partagent la terre ancestrale », jugé trop excluant, était banni depuis longtemps.

« J’ai entendu votre appel… »

La foule se transforma en une gigantesque salle de classe. Les cris et les huées couvrirent sa voix. Personne n’avait envie de l’entendre parler, mais personne n’osa le premier désacraliser la fonction…

« Qu’il ferme sa race ! On lui nique ses morts », lança quelqu’un. Le Président fut d’abord insulté par des voix d’enfants. Il tenta de leur retourner un regard de professeur outré, censé « exprimer fermement son mécontentement », comme aurait dit le Quai d’Orsay. On se moqua de lui. Il fut injurié de plus belle. Un homme le bouscula. Il fut malmené, giflé. Blême, il tentait cette fois de sourire. On lui cracha au visage, on le jeta au sol.

C’était une très mauvaise séquence. Certains témoins, plus âgés, dont un imam, tentèrent de s’interposer, mais on n’arrête pas une foule qui a le goût du sang. Plus loin flics et journalistes étaient agressés, tabassés, massacrés. Ils n’avaient plus rien à défendre, ni à photographier. Cet indice de docilité, qu’on nommait « conscience professionnelle », était en chute libre.

La foule vomie des quartiers venait de partout. Parmi elle on voyait de nombreux enfants. Il y avait là la crème des bidonvilles et des nouveaux faubourgs des environs, de Drancy, Aubervilliers, Bobigny, et d’autres venant de plus loin, et certains de nulle part. Le Président, défait, visage en sang, costume dépenaillé, fut traîné devant le monument, comme une future victime sacrificielle. Il n’en avait plus pour longtemps. On se pressait autour de lui, chacun ici voulant participer, lui arracher quelque chose, le frapper, le toucher, le tuer au moins un petit peu.

Un peu plus loin, les choses ne semblaient guère mieux se passer pour la ministre du Vivre-ensemble et du numérique, qui avait fait de sa priorité la lutte contre les préjugés liés au sexisme sans y amalgamer les jeunes de banlieue. Elle avait déjà perdu la plupart de ses vêtements.

Le Président répétait : « Je vais vous recevoir, je vais vous recevoir », et la foule riait. Il ne touchait plus le sol. On le jeta sur le monument, dans une bousculade monumentale. Certains filmaient et dansaient, d’autres cherchaient à voir ce qui se passait. Les premiers rangs semblaient hésiter sur la marche à suivre. Que faire ? On cherchait la terminaison, le point d’orgue, le parachèvement. On ne pouvait pas juste lui jeter un pneu autour du cou et le regarder flamber, c’était quand même le Président. Il fallait un beau geste, de l’original, un peu de génie au milieu de la barbarie. Chacun lança sa petite idée, mais une seule fit consensus : sodomiser le Président à plusieurs.

Perdu parmi cette foule hystérique, n’osant intervenir de peur d’être désavoué, Quraych Al-Islam fut dépassé par l’Histoire. Sa position se dérobait : il n’avait plus de raison d’être. Un instant il crut à la possibilité folle de devenir dictateur par accident… Mais régner par des communiqués, manipuler les journalistes, maîtriser son paraître télévisuel, ça ne faisait pas de lui un meneur d’hommes, tout au contraire. Depuis ce maudit incident, il sentait la défiance des siens. Il était le suspect d’une terreur nouvelle et dans une foule d’assassins un rien était corruption. Le seul fait d’avoir été en ce monde-là pourrait s’avérer fatal.

Il tenterait de s’asseoir derrière le bureau du Président, et dans la seconde il en serait écarté par les convertis et les radicaux. Il avait compris qu’il n’yaurait plus jamais ni bureau ni Président, et que les hommes de la diplomatie, de la ruse et de la nuance, en un mot les hommes de sa trempe, n’auraient plus leur place dans le monde qui venait.

Il regarda les visages autour de lui, et vit que la folie s’en était emparée. Un peu de frustration, aussi. Ça allait beaucoup trop vite, dans les seconds rangs on ne voyait rien, on n’avait pas le temps de profiter… Jacques Chalarose était massacré à coups de pied, comme un vulgaire touriste égaré. On ne savait pas qui avait frappé le premier, mais personne ne voulait être le dernier. Ça ne dura pas. Il était méconnaissable. Il était mort. Et pourquoi ne l’avait-on pas violé ? Et pourquoi ne pas le torturer ? Chacun pensa qu’il y avait mieux à faire.

Dans une ambiance de kermesse, Jacques Chalarose fut digéré par la foule. Chacun ici donnait l’impression d’avoir déjà tué, et de ne plus vivre que pour ça. La République se terminait comme elle avait commencé. Le pays n’avait pas connu pareille fête depuis la Terreur.

DEUXIEME JOUR – 28

On est quelque chose en raison du mal qu’on peut faire.
— Paul-Louis Courier

ROISSY-EN-FRANCE, 14 H 20.

Enfermé dans sa voiture, Jawad hurlait la grandeur d’Allah, à en perdre la voix.

Ça s’était joué en quatre secondes. Dès l’apparition de l’immense appareil au-dessus des arbres, beaucoup plus près et plus vite que prévu, Jawad y avait accroché la tête chercheuse du missile, avant de presser la détente. La fusée était partie tout droit, dans un sifflement suraigu, pour percuter l’Airbus sous son aile gauche, enflammant dans l’explosion une partie du réservoir.

Déstabilisé par le souffle du tir, Jawad avait vu l’énorme appareil blessé passer au-dessus de lui, dans un bruit assourdissant. Derrière son aile une immense traînée de flammes. Le vrombissement des réacteurs lui avait paru changé, mais l’avion disparaissait déjà vers Gonnesse. Le ciel sembla se dilater dans son sillage. L’odeur de kérosène était insoutenable. Sous ce nuage de chaleur, Jawad s’était précipité dans sa voiture, de peur d’être brûlé vif.

Il ne savait pas si l’Airbus était suffisamment touché pour s’écraser, en tout cas il avait accompli la première partie de sa mission. Il rangea le lanceur dans le coffre, et enfila son pare-balles.

Inquiet du bruit de son tir, il se remit au volant et se hâta de faire demitour, de peur d’être coincé par les flics dans cette impasse.

Ça n’arriva pas.

Jawad fit le tour du rond-point de Thillay, roula jusqu’à Roissy, puis prit la direction de Villepinte. Là, il fut stoppé par des bouchons. Ça chauffait ducôté de Tremblay. On voyait des véhicules de pompiers et des cars de CRS. Il y avait d’importants incendies.

Jawad fit demi-tour et se dirigea vers le centre commercial Paris-Nord, tout proche de l’A1, à quelques centaines de mètres de l’aéroport ParisCharles-de-Gaulle. Dans le tunnel de sa mission, Jawad ne pensait pas. Il opta pour Ikea. C’était un mauvais choix, mais il en avait peu d’autres. Le magasin était trop grand, truffé de sorties, et serait désert, compte tenu des embouteillages et des émeutes.

Pas grave. Jawad se fixa un objectif : un tour complet du magasin, en sens inverse. Après quoi il tenterait de fuir en voiture, ou à pied, vers une nouvelle cible. Les consignes étaient de rester mobile le plus longtemps possible, avant de s’enfermer, si possible avec des otages, pour occuper au maximum les équipes d’intervention.

Jawad se gara au plus près de la grande entrée. Il n’y avait personne sur le parking. Sorti de sa voiture, il farfouilla sous la banquette arrière, en extirpa la kalach, et plusieurs chargeurs.

Aussitôt armé, il se dirigea au pas de course vers la porte tambour. À travers les vitres, il visa le gardien, et tira. Derrière le verre qui tombait il vit une masse s’effondrer. Personne n’eut le temps de stopper la porte. Jawad était entré.

DEUXIEME JOUR – 29

S’enfuir dans un village pour en faire le centre du monde.
— Jules Renard

QUELQUE PART, 15 H 30.

Ils avaient d’abord sorti du coffre de la fourgonnette un énorme réservoir, puis à quatre l’avaient porté dans l’église, et, sous les yeux des villageois médusés, dans le narthex l’avaient renversé. Une vilaine odeur d’essence coula jusque sous leurs pieds.

Un gendarme pointa sur eux son arme de guerre. On comprit. On se mit à hurler. On tenta de fuir par la sacristie, unique autre issue. On y trouva le corps du curé, gisant sur le parquet, égorgé dans son aube. À côté de lui, un gendarme, bras tendu au-dessus d’une flaque d’essence. Il alluma son briquet et le lâcha. L’essence s’éleva en une trombe de flammes, jusqu’au plafond. À travers le mur de feu, on vit l’incendiaire sortir, et refermer la porte derrière lui. Les villageois firent demi-tour. À l’entrée principale, les gendarmes tiraient sur le sol. Dans l’espace clos, empli de vapeurs d’essence, l’embrasement ressembla à une explosion. Des bidons avaient été entreposés dans les chapelles et les bas-côtés, là où l’on aurait le réflexe de fuir. Ils s’enflammèrent, les uns après les autres, dans une série d’explosions. Une tempête de feu se propagea à toute l’église. Les villageois se changèrent en torches humaines, brûlèrent vifs, tombèrent asphyxiés. De l’entrée, les « gendarmes » filmaient, riaient, faisaient des commentaires, lançaient çà et là des bouteilles en plastique remplies d’essence, pour aviver les flammes.

Derrière le chœur, où l’incendie était moins violent, on parvint à briser des vitraux, mais les autres gendarmes encerclaient le bâtiment, et tiraient sur les fuyards. On vit des mains désespérément s’accrocher aux grilles. Par la grande porte, un homme en flammes sortit en courant, renversa lacaméra, et se heurta violemment à la fourgonnette, glissa au sol où il acheva de se consumer. Un des tueurs eut le réflexe de prendre la caméra et de filmer en gros plan, la peau se dilatant, les yeux se fondre, la chair se racornir, découvrant les dents, les tissus se figeant au crâne, et la graisse brûlée dégouttant du trou qui fut un nez.

L’église avait été bien choisie, courte du chœur au parvis, avec peu de renfoncements.

Quand l’incendie prit fin de lui-même, les gendarmes entrèrent. Il fallut achever une femme agonisante, réfugiée dans une chapelle latérale, et deux enfants, un dans l’isoloir, l’autre dissimulé sous plusieurs corps. On tira quelques rafales sur le Christ et l’on cria « Allahou akbar ! »

« C’est dans la boîte », avait dit celui qui tenait la caméra.

Il s’était installé dans la voiture, avec un ordinateur, pour y copier son film.

Le vieillard grabataire et sa gardienne avaient été exécutés à leur domicile, un livreur de surgelés mitraillé à mort, au volant de son véhicule.

Les dix djihadistes avaient enlevé leurs uniformes, et revêtu leurs tenues de martyrs. Il leur fallait monter la vidéo, hisser le drapeau, et faire leur proclamation. L’un d’eux fit remarquer qu’ils devaient d’abord vérifier que personne n’était resté caché dans les maisons. Un autre demanda ce qu’il fallait faire du camp de réfugiés.

Le chef eut un sourire pervers.

Il avait une idée.

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