DEUXIEME JOUR – 22
Comme d’autres par la tendresse,
Sur ta vie et sur ta jeunesse,
Moi, je veux régner par l’effroi.
— Charles Baudelaire
ROISSY-EN-FRANCE, 13 H 30.
Au volant de son utilitaire, Jawad était en nage. Englué depuis SaintDenis dans les bouchons monstres de l’A1, sûrement à cause du bordel dans les cités, il n’en finissait plus de consulter l’horloge digitale du tableau de bord, et se félicitait d’être parti avec une demi-heure d’avance.
Comme toujours, il naviguait continûment d’une file à l’autre, s’énervant derrière son volant, ayant l’impression de perdre encore plus de temps. En prenant la sortie pour Goussainville, il retrouva enfin une route dégagée, et respira de nouveau. Les environs très arborés lui disaient quelque chose. Jawad avait déjà livré dans le coin. Au rond-point du Thillay, première à droite. Suivre la petite rue, boisée à gauche, murée à droite. À quelques dizaines de mètres des dernières maisons, il se gara. C’était là. Pile à l’heure.
Le coin était calme. Jawad sortit sa pince coupante, se pencha et sectionna son bracelet électronique, puis il descendit de la voiture, ouvrit le coffre, et en sorti le lanceur Strela 2, ocre et vert, d’où dépassait la tête blanche du missile, un 9K32 sol-air. Quinze kilos pour un mètre quarante, matériel robuste, de conception soviétique, acheminé de Syrie voici quelques années. Un grand honneur : Jawad avait été désigné pour s’équiper d’un des trois lanceurs dont disposait sa cellule.
Avec les émeutes, tout s’était précipité. Il fallait agir. Une bonne chose : iln’avait pas eu le temps de gamberger. Il se sentait prêt. Et comme la police était déjà débordée et que tout devait se faire simultanément, il aurait même une petite chance de s’en sortir. Mais c’était un objectif secondaire.
Muni du lance-missile, Jawad jeta un coup d’œil à la rue, déserte, puis se plaça devant sa voiture. Les yeux fermés, il récita une courte prière.
Le lance-missile épaulé, organes de visée déployés, Jawad posa un genou à terre, se tourna vers Roissy, et pointa son engin vers le ciel.
DEUXIEME JOUR – 23
Quand l’édifice d’une civilisation est vermoulu, ce sont toujours les foules qui en amènent l’écroulement. C’est alors qu’apparaît leur principal rôle, et que, pour un instant, la philosophie du nombre semble la seule philosophie de l’histoire.
— Gustave Le Bon
LA COURNEUVE, 13 H 40.
Pendant la minute de silence, le Président de la République avait pensé à Amina, et dut réprimer un début d’érection qui aurait fait désordre. Dans le craquement de ses lombaires, devant trois rangées d’officiels et une dalle du souvenir bétonnée en quinze minutes, il s’inclina par deux fois. À ses côtés, la jeune ministre du Vivre-ensemble et du numérique. Dans l’intimité de quelques dizaines de caméras, de centaines de conseillers, de policiers, de personnalités et d’anciens combattants pas assez vieux pour avoir jamais combattu, ils fixaient l’horizon en essayant d’avoir l’air très concernés, tels des croque-morts au sommet de leur art.
Le Président était donc là, au cœur de la cité Taubira, où l’incident avait eu lieu, où l’on s’était affronté toute la nuit, où l’on se battait encore ce matin.
« Inespéré », admettait l’entourage présidentiel, « sous couvert de l’anonymat ». Après le rejet de l’ultimatum de Quraych Al-Islam, les services de l’Élysée avaient déposé une demande de visite officielle auprès des médiateurs de la cité, pour la forme, pour éviter la rupture. Il était question de « rendre hommage aux victimes de la barbarie policière ». Pas une seconde, l’Élysée n’avait imaginé recevoir une réponse favorable.
Et quelques heures plus tard, les services de sécurité du palais n’en revenaient toujours pas qu’on les laisse entrer là, placer les journalistes, installer leur chapiteau, sans les tailler en pièces. La seule chose qu’avaitrencontré ici le cortège, était un silence hostile.
Inespéré, pour un chef d’État hué partout et tout le temps. Les médias feraient passer ce silence pour le recueillement des jeunes de banlieue autour de leur Président. Ce signe d’apaisement suffirait à stabiliser les marchés. Jacques Chalarose reprenait la main. La perspective était belle, et il était dans son élément, grave et gourmé, la mine basse, au garde à vous, les yeux humides. Quand les sondages étaient mauvais, il se régénérait dans le sacré. À la colère de la foule il opposait ses morts. Il voulait l’union nationale, ce qui sous-entendait l’interdiction de la critique. Il prônait le devoir de mémoire, pourvu qu’on oublie le présent. Ses conseillers ne cessaient de le lui répéter : on n’avait rien inventé de mieux pour censurer l’opinion. Depuis des lustres les responsables politiques se protégeaient derrière ce chantage funéraire et ses rideaux de cadavres, comme la pieuvre disparaît dans son nuage d’encre.
Galvanisé par cette séquence qui ne manquerait pas de faire impression sur tout le pays et sa courbe de popularité, le Président disait face caméra « sa détermination à rassembler les résidents de France autour de valeurs communes, fondées sur le vivre ensemble, l’aspiration légitime de tous au respect, à un monde meilleur, dans l’égalité et la diversité, dont nous sommes si fiers et si riches ».
Derrière l’écho grésillant du discours, les menaces des tours. Les bruissements de la rue étaient loin, mais ils étaient. Et les journalistes, apeurés dans cette ruche urbaine, sentant comme rarement l’épaisseur du risque, ne ramenaient leurs questions qu’à ça : la situation était-elle sous contrôle ?
Les réponses furent évasives. Après le rejet de l’ultimatum de Quraych Al-Islam, les appels au désordre furent nombreux. Malgré quoi un dispositif de sécurité « traditionnel » avait été ordonné par le Président, pour son déplacement ici. Manière de rendre la monnaie de sa pièce au quartier.
Toi bien te tenir, moi venir en paix. Tactique de com’ pour ne pas donner l’impression de priser davantage sa personne aux citoyens des zones sensibles. Tentative de convaincre qu’il n’avait pas peur de son peuple, surtout pas de ce peuple-là. En réalité, de nombreux policiers stationnaient discrètement dans les environs, casques et boucliers remisés dans les fourgons. Les consignes tenaient en une phrase : « Ne pas provoquer ni céder aux intimidations ».
Soudain un mouvement. Autour du Président, des têtes inquiètes sedressèrent. Des cris. Des tours et des environs, la foule arrivait.
Aussitôt on proposa au Président d’abréger. Il refusa, évoquant d’une voix tremblante le « devoir de résistance » de « ceux qui n’ont pas reculé » qu’on célébrait aujourd’hui.
Les rares badauds fuyaient. Une foule compacte cerna la place. Des jeunes portant cagoule s’y déployaient, par dizaines, par centaines. La foule s’écoulait des tours environnantes, s’infiltrait à travers un service d’ordre condamné à l’attentisme. Autour du chapiteau, les policiers, nerveux, reculaient tout en serrant les rangs. Des rumeurs d’assaut du Palais de l’Élysée couraient.
Harcelé par le responsable de sa sécurité, le Président consentit à demander des renforts. Mais à moins de faire des centaines de victimes, les policiers des rues adjacentes ne pouvaient approcher dans cette mer déchaînée. Il y avait là des milliers de personnes. Un médiateur voulut lancer un appel au calme, mais quelqu’un avait débranché les micros. Très vite, le bruit courut que les commissariats parisiens étaient bloqués. L’information parut insensée. Une action organisée ? Ça ne leur ressemblait pas.
Toujours est-il que le piège de la cité se refermait. On avait soigneusement laissé le communicant en chef, ses techniciens et ses obligés venir flairer ce grossier appât démagogique, dans l’endroit le plus incontrôlable de la ville, dans cette cité pandémoniaque, où maintenant éclataient de nombreux fumigènes. Quelques pavés volèrent. Le cortège présidentiel, réduit à une garde fidèle et quelques journalistes pris dans la nasse, parvint à s’éloigner du chapiteau. Il semblait possible de fuir par la rue Kurdi, mais cette retraite fut coupée par une foule accourue de la place Merkel.
Les flics n’avaient plus le choix : pour se dégager, il fallait faire face. La souris n’avait plus que ses dents. Les flics dégainèrent leurs armes et les pointèrent autour d’eux. La foule hésita. Le Président rompit le dernier carré et baissa les armes de ses hommes. « Nous n’avons pas d’ennemis ici, dit-il en levant les bras. Des Français ne peuvent pas tirer sur des Français. Le sang a assez coulé. Je vais leur parler. »
Le silence se fit, jusque dans la foule. Dans le monde d’avant, son inconscience aurait fait de lui un héros. Il ne fit que jouer jusqu’au bout son sinistre rôle. C’était de l’improvisation : l’emploi du temps d’un chef d’État moderne, un quart de réunions, un quart de communication, un quart decollations et un quart de fellations, ne comprenait pas la confrontation directe.
Deux meneurs avancèrent. Le Président marcha vers eux. Le responsable de sa sécurité voulut le suivre. Un meneur l’arrêta.
« T’inquiète, on va juste parler avec lui. »
Le Président fut avalé par la foule. Le flic resta immobile. Il voulait croire ce jeune, malgré son sourire de chat. Avait-il le choix ? Personne n’oserait tirer. Tout était joué.
DEUXIEME JOUR – 24
La nature a horreur des trop longs miracles.
— Albert Camus
FLORAC, 13 H 50.
Le type au téléphone, au fort accent étranger, avait parlé d’un « cas sérieux de circulation ». Les deux gendarmes, le premier d’un âge respectable, le second en « situation transitoire de superfluité pondérale », selon la nouvelle définition de l’OMS, avaient dû éteindre leur télévision. La brigade de Florac était à vingt kilomètres des lieux de l’accident. « Le gros et le vieux », pour les intimes, y étaient affectés depuis seize et trente ans.
Quand leur antique Kangoo arriva sur place, en pleine forêt, ils virent deux voitures bleu gendarmerie, rampes lumineuses et sérigraphie réfléchissante, garées sur le bas-côté derrière une petite fourgonnette blanche. Il y avait des collègues. Quatre d’entre eux se tenaient devant la fourgonnette, comme occupés à l’examiner. D’où sortaient-ils ?
La Kangoo se gara. Les deux militaires descendirent. On vint à leur rencontre. Le vieux comprit alors que ces hommes-là n’étaient pas de vrais gendarmes. Leurs voitures étaient repeintes, les autocollants n’étaient pas à leur place. Quelque chose clochait dans l’allure de ces gars. Il se souvint alors du vol d’uniformes et de matériel, commis l’été dernier à Alès.
Avant qu’il ne pense à sortir son arme, on le mit en joue depuis l’autre côté de la route. Une kalach. D’autres hommes sortirent des bois, lourdement armés. Les adjudants de Florac levèrent les mains. On les désarma, et on les fit avancer dans les bois, sans un mot, sur une trentaine de mètres.
« Enlevez vos uniformes. »
Les deux hommes s’exécutèrent. Un des faux gendarmes collecta leursaffaires et les fourra dans un sac en plastique.
« C’est bon. »
Un homme filmait la scène. On les fit mettre à genoux. On ne leur laissa pas le temps d’avoir peur. En caleçon, le vieux tourna la tête vers son collègue. Il vit un pistolet se poser contre sa nuque, le bruit sourd d’un tir aqueux, et le gros corps s’abattant sur le sol. Il entendit un cri étouffé, « Allahou akbar ! », sentit à son tour quelque chose contre sa nuque, puis tout se termina.
Le groupe abandonna les cadavres et revint aux voitures. Ils étaient dix en tout. Ils se répartirent dans les quatre véhicules, puis le cortège démarra. Dans les soixante-dix kilomètres à la ronde, il n’existait plus aucun représentant de l’ordre. Des incidents avaient été déclenchés dans les villes alentours, pour mobiliser d’éventuels secours.
En quelques minutes, les quatre véhicules arrivèrent au petit village, soigneusement choisi, ramassé sur lui-même dans une vallée encaissée, perdu dans les causses du Gévaudan, à équidistance d’Alès, de Millau et de Mende. Il abritait une centaine d’habitants.
Les trois voitures floquées « Gendarmerie », suivies par la fourgonnette blanche, entrèrent au pas, par l’unique route du village. La Kangoo se gara devant la mairie. Deux hommes en descendirent et entrèrent aussitôt dans le bâtiment. Les trois autres véhicules s’arrêtèrent sur la place, face à l’église.
Huit individus en descendirent et discutèrent entre eux. Sous l’œil curieux d’un vieillard assis là, on sortit des coffres plusieurs lourds bidons, pour les porter dans l’église. Deux gendarmes allèrent se positionner de manière visible, aux entrées du village.
Leurs six « collègues » commencèrent alors la tournée des maisons. Ils frappèrent à toutes les portes, demandant aux habitants de sortir au plus vite, « sans effets personnels », et de se rendre sur la place du village, « pour leur sécurité ».
Aussitôt revenus de la mairie, les deux gendarmes de la Kangoo avaient actionné la sirène de leur véhicule, et klaxonnaient pour rameuter la population.
Le village était composé pour l’essentiel de retraités, de chômeurs et d’agriculteurs. Une dizaine d’enfants. À cette heure, presque tous étaient occupés à regarder la télévision. Ils n’eurent pas le temps de s’interroger sur la brutale interruption de l’hommage présidentiel. On regarda par les fenêtres. Soudain, la peur, virtuelle et lointaine, s’étaitmatérialisée dans leur rue. Les gendarmes étaient là. Que se passait-il ? On sortait, d’un pas hésitant. Sur la place, un gendarme parlait dans un mégaphone.
« Merci à tous de réagir rapidement. On nous signale des mouvements suspects dans les environs. Nous avons de bonnes raisons de croire que des terroristes s’apprêtent à passer à l’action. La population doit être mise en sécurité. Le GIGN est en route, et des bus vont venir vous chercher. Nous allons procéder à une évacuation temporaire. »
Murmures d’étonnement. Le citoyen avait peur, mais se voyait fort agacé à l’idée d’être déplacé.
« Ce ne sera l’affaire que de quelques heures, le temps de sécuriser les environs. Bien. Tout le monde va entrer dans l’église, ça va nous permettre de procéder à un décompte précis, et d’attendre les bus en sécurité. Je vous demande de ne pas utiliser vos téléphones. Nous savons que les terroristes sont capables d’intercepter les communications. Ils ne doivent en aucun cas être informés de votre évacuation. »
Les gendarmes portaient pour certains des armes lourdes, qu’on jugeait plutôt rassurantes, compatibles avec une situation de crise.
« Où est Monsieur le maire ? » demanda un homme.
Le maire gisait à son bureau, dans une flaque de sang, gorge coupée d’une oreille à l’autre.
« Il gère la situation avec la préfecture, répondit le gendarme, en désignant la mairie.
— Et Monsieur le curé ?
— Nous sommes ici pour recenser tout le monde. Nous n’oublierons personne. Je vous demande d’agir dans le calme, et de tout faire pour nous faciliter la tâche. »
Certains villageois se plaignaient à voix basse. Ils n’étaient « pas prévenus », ce n’était « pas normal ». On se demandait qui « surveillerait les maisons ». Les commères du village, au premier rang, cherchaient des choses à dire aux militaires. L’une d’entre elles parla du camp de réfugiés, situé à un kilomètre du village.
« On s’occupe d’eux », avait répondu le gendarme, qui paraissait l’apprendre.
Une vieille femme obtint, « exceptionnellement », d’attendre les secours chez elle, où elle veillait son père qui n’était plus en état de se déplacer. Un gendarme resterait à leurs côtés.Un agriculteur parla des adjudants de Florac, s’étonnant de ne pas les voir.
Un vieux roublard le poussa du coude.
« Si ça se trouve, c’est des faux. Y vont nous refaire Oradour. »
Cette demi-plaisanterie déclencha quelques rires nerveux, contribua à propager la crainte. Pour la forme on rechigna, mais tous obéirent. Le gendarme au mégaphone était sympathique, et il avait l’air d’ici. Il rassurait. Ses collègues, pour la plupart, étaient issus de l’enrichissement, mais tous militaires, croyait-on, bien armés, ici pour protéger les honnêtes gens des égorgeurs fous. Pas d’amalgame. Chacun avait en tête ces horribles vidéos, que des pirates informatiques envoyaient sur toutes les messageries, d’enfants libyens torturés, brûlés vif, exécutés de toutes les façons possibles.
Les gendarmes postés des deux côtés du bourg interceptèrent quelques véhicules. Un livreur fut refoulé. On invita les gens du coin à se rendre sur la place de l’église. On alla chercher un agriculteur dans son champ, et l’on fit défense à une vieille d’emporter son chien.
Sur le parvis de l’église où étaient rassemblés une centaine d’administrés, les gendarmes, quelque peu nerveux, installaient une caméra sur son trépied.
« Pour un recensement fiable ». Sous la nef les gens discutaient, certains disant leur inquiétude, d’autres plaisantant sur le fait qu’il n’y avait jamais eu autant de monde dans leur petite église.
Curieux, un enfant approcha les bidons disposés dans les travées. Il en déplaça un, et sentit l’inertie d’un liquide. Lorsqu’il le déboucha, une vapeur âcre lui piqua les narines.
Dans l’église, une vague odeur d’essence.
DEUXIEME JOUR – 25
Tout poids souhaite tomber vers le centre du monde par le plus court chemin.
— Léonard de Vinci
ROISSY-EN-FRANCE, 14 H.
Le vol 006 d’Air France, en partance de Paris-Charles-de-Gaulle et à destination de l’aéroport JFK de New York, fut enfin autorisé à décoller. À bord de l’Airbus A380, cinq-cent-soixante-et-onze passagers et neuf membres d’équipage s’apprêtaient à laisser derrière eux le changement. Comme avant chaque départ, le chef de cabine tira le rideau du pont principal, et regarda ses passagers, répartis sur trois rangées de trois sièges, presque tous absorbés par leur smartphone. Une clientèle plutôt aisée, classe moyenne supérieure. Sur la gauche, au premier rang, une vieille femme à lunettes jetait un regard plein de haine à l’hôtesse qui rappelait dans l’indifférence générale les consignes de sécurité. À ses côtés, un curé courbé par la miséricorde, ruminait l’échec de sa dernière messe œcuménique. Ils feignaient d’ignorer l’enfant, derrière eux, qui injuriait sa mère.
« J’t’emmerde. Conne.
— On ne doit pas dire ça à sa maman mon chéri. C’est très mal élevé.
— J’t’emmerde. »
La vieille dame à lunettes avait fini par se retourner.
« Toi aussi j’t’emmerde, lui lança-t-il.
— Antonin. Sois poli. »
Derrière eux, une DRH au bout de la déprime, rentrait à New York après une série d’entretiens. Voilà dix ans qu’elle lisait des CV de gens « dynamiques » et « motivés » poussés devant elle par Pôle emploi, comme des condamnés vers l’échafaud, et qu’elle entendait des « requérants desituation » lui dire qu’ils avaient « les défauts de leurs qualités ». Sur la rangée suivante, un étudiant Erasmus passionné de politique voulut parler de ce qui se passait avec sa voisine, pour lui donner son opinion et éventuellement corriger la sienne, mais elle ne parlait pas la langue. À ses côtés, un homme songeur venait de voir une fille se faire tabasser dans le métro, sous ses yeux. Il n’avait pas bougé une oreille. Mais il n’était pas le seul, et les autres devaient se sentir aussi coupables que lui, du moins il l’espérait. Ce sentiment de gêne passerait, et personne ne le saurait. Sur Internet, voici quelques années, il avait poussé une jeune fille au suicide. Ça ne l’empêchait pas de respirer.
De l’autre côté, il y avait un obèse en nage, payant deux places, prêt à dire « tu veux mon handicap ? » à quiconque lui adresserait un regard ambigu. Un cadre crispé époussetait ses pellicules, en maudissant sa secrétaire de lui avoir réservé une place en deuxième. D’ordinaire, il louait le vivre ensemble, mais maintenant qu’il l’avait sous le nez, il lui trouvait une drôle d’odeur. En plus de l’âcre parfum de sueur, un enfant venait de vomir à côté d’un sachet prévu à cet effet, à quelques rangées de là. Sa mère lui reprochait de ne pas avoir attendu le décollage, et son père disait qu’au moins c’était fait.
Tout le monde faisait plus ou moins la gueule. C’était un avion normal, aux deux tiers plein, embarquant des passagers normaux. Dans le cockpit, le commandant de bord donna le signal du décollage.
« Air France zéro zéro six décollage piste vingt-sept gauche », annonça le copilote.
Le commandant poussa la manette des gaz à fond, le régime moteur augmenta, le roulage commença. Dans le chuintement de leurs énormes turbines, les quatre réacteurs lancèrent le gigantesque appareil vers le bout de piste.
Secoué dans son fauteuil, à près de trois-cent-vingt kilomètres heure, le commandant tira sur le minimanche, l’Airbus se cabra, les vibrations cessèrent, les quatre-cents tonnes s’élevèrent…
La forte poussée du décollage maintenait les passagers dans leur siège. À quatorze heures sept minutes et dix secondes, ils pensaient à mille et une choses insignifiantes. Le message à l’être aimé, le temps qui passe, la brosse à dent oubliée. Un fantasme, une perspective. Une pensée amère, un refrain tenace. Avoir peur, affecter d’être blasé. La vague crainte de s’être livré à un tel monstre d’acier, contre quelques statistiques rassurantes.
À quatorze heures sept minutes et douze secondes, un bruit sourd et une violente secousse. Les masques à oxygène tombèrent. On se mit à hurler. Il y avait de la fumée, le bruit d’une alarme.
« Bordel ! s’écria le commandant.
L’alarme feu retentissait.
— C’était quoi ? demanda le copilote. On nous a heurté ? »
Quantité de voyants clignotaient.
« Panne moteur 2, pompage moteur 1, annonça le commandant.
Procédure feu réacteur.
— Moteur 1 coupé.
— Maiday maiday maiday Air France zéro zéro six à Roissy, collision à sept-cents pieds, vitesse deux-cents nœuds, alarme feu, moteur 2 en panne, moteur 1 coupé. »
En pleine poussée ascensionnelle, la perte des deux moteurs d’une même aile était catastrophique. Un instant, le commandant envisagea un atterrissage d’urgence au Bourget, mais il était impossible d’équilibrer l’appareil, qui tirait trop à gauche, et n’avait pas assez de vitesse pour entamer une approche des pistes. L’Airbus risquait de décrocher, et tomberait comme une pierre. Ils devaient tenter de passer Paris, pour se poser à Orly.
« Qu’est-ce que tu en penses ?
— C’est jouable. Si les deux autres moteurs tiennent, ça peut passer. »
Les passagers n’étaient pas de cet avis. L’un d’entre eux avait vu l’aile gauche en feu, et se sentit obligé de le hurler à tue-tête. Les autres l’imitèrent. Dans la fumée, hôtesses et stewards essayaient de faire respecter les consignes de sécurité. C’était le chaos.
Quand une catastrophe se produit quelque part, il se trouve toujours quelqu’un pour dire « ça aurait pu être moi ». Manière d’exister un peu dans le drame des autres. Tous ici l’avaient fait au moins une fois. Cette fois pas de doute : c’était bien eux.
À quatorze heures huit minutes et quinze secondes, ils priaient plus qu’ils ne pensaient. Tous savaient que c’était sérieux, et personne ne chercha à rassurer son voisin. Dans cet appareil en perdition, chacun mesurait soudain son état de dépendance et de vulnérabilité. Chacun avait payé pour confier sa vie à une compagnie. Chacun eut le temps de se jurer, mais un peu tard, qu’il ne serait pour lui plus jamais question d’avion.
Dans la cabine de pilotage, les alarmes anti-collision retentirent.
« Too low, terrain. Pull up pull up. »L’Airbus perdait de la vitesse. Le moteur 1 ne repartait pas. Des défaillances électroniques empêchaient certaines commandes de fonctionner.
Les volets de l’aile gauche, déformés par les flammes, ne répondaient plus. Le commandant n’arrivait pas à maintenir à plat son avion, qui se cabrait et s’inclinait sur la gauche.
« On n’a pas assez de vitesse, fit le copilote. On n’a pas assez de vitesse !
— Je sais, répondit le commandant.
— Attention, on part… On part en roulis.
Le commandant lui jeta un regard désespéré.
— Je ne contrôle plus rien, Christian. Je le perds.
— Putain on tombe là. On tombe.
— Je sais.
— On va tomber sur Paris…
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