Guerilla – Tome 1: 19-21

DEUXIEME JOUR – 19

Ô mort, nous te rendons grâces des lumières
que tu répands sur notre ignorance.
Toi seule nous convaincs de notre bassesse ;
toi seule nous fais connaître notre dignité.
— Jacques-Bénigne Bossuet

LA COURNEUVE, 9 H 30.

En quelques secondes, le barrage mobile fut franchi, escaladé, débordé par les flancs. Derrière leurs fourgons, les sections n’eurent pas le temps de se reformer. L’affrontement fut brutal, d’une violence inouïe. Les policiers défendaient leur vie. Leurs grenades claquèrent au cœur même du dispositif. Dans une épaisse fumée blanche, on aperçut des machettes et on entendit des coups de feu. Face aux barres de fer, les matraques frappaient pour tuer.

L’assaut semblait contenu.

C’est alors qu’une seconde vague d’émeutiers, partie des immeubles du voisinage, s’abattit sur l’arrière du dispositif. Il n’y avait là que trois gardes mobiles, assignés à la garde des fourgons de matériel. Le lieutenant s’en rendit compte, hurla à ses hommes les plus proches de manœuvrer vers eux.

Dans le chaos, personne ne l’entendit. Les deux premiers gardes parvinrent à fuir. Le troisième, acculé par les émeutiers contre un fourgon, leva son lance grenade et tira, à portée de poing. Un assaillant s’effondra, touché en pleine tête. La grenade n’explosa pas. Alors que le garde mobile cherchait à recharger, un émeutier lui tomba dessus, puis deux autres, puis une vingtaine. On le désarma, on le fit tomber. On le massacra. Le lieutenant hurlait de plus belle. Quelques-uns de ses hommes l’entendirent enfin. Ils virent ce groupe, s’acharner sur une forme à terre. Ils virent des parpaings voler. Ils virent une hache s’élever dans les airs.Ils entendirent le bruit du coup. Après une seconde de stupeur, les CRS chargèrent. Les émeutiers reculèrent. L’un d’entre eux trébucha, ne put échapper au lynchage expiatoire, à grands coups de matraque. Le lieutenant dû presque se coucher sur lui pour arrêter ses hommes. Il fallait à tout prix éviter une nouvelle bavure.

L’assaut principal était repoussé. CRS et gendarmes s’étaient précipités auprès de leur collègue inconscient, qui saignait abondamment, du nez et des oreilles. Il était mort.

La rage monta parmi les hommes. Ils exigeaient d’être équipés en armes létales. Le lieutenant s’y opposa. Il fut bousculé. Il fallut toute l’autorité du commandant pour reformer le dispositif, occuper les hommes, disperser leur colère.

Il y avait des blessés. Les émeutiers restaient sur la place, à bonne distance mais menaçants, comme enhardis par la violence de l’accrochage. Ils semblaient toujours plus nombreux.

Terrifiée par tant d’absurde violence, oubliant son carnet, son billet, ses humeurs, Zoé considéra le champ de bataille. Dans ce ciel gris nappé de fumée blanche, d’où perçait un rai de lumière, chacun voyait ses dieux. Ceux de l’ordre, des collègues et du devoir, ceux du prophète, du clan et du chaos. Zoé cherchait son dieu n’appartenant ici qu’à elle, celui du Lien Social, et n’était pas loin de se demander pourquoi il l’avait abandonnée. Noah était assis contre un fourgon, la tête entre les mains. Il venait de vomir.

Maël était au bord de l’hystérie. Son dieu à lui n’était dans aucun ciel. Il était dans sa tête, et lui parlait. Il lui suggérait, en susurrant comme un dieu-serpent, de transformer sa lâcheté en vertu, d’enfin se prouver qu’il était à la hauteur de ses prétentions.

Alors il laissa là les estomacs des traîtres, il laissa là ces flics exténués, qui ne faisaient plus attention à lui, il laissa là sa manie de vaincre sans péril. Il contourna le barrage mobile et marcha à découvert, seul, dans le no man’s land de cinquante mètres qui séparait les deux camps.

Il s’adressa aux émeutiers en se prenant pour on ne savait qui.

« À moi les réprouvés, les opprimés et les indigents ! »

On l’entendit.

« Vous pouvez les battre ! Ils sont peu nombreux. Ils sont épuisés. »

Des deux côtés, on leva la tête, on chercha à voir qui parlait ainsi. Encouragé, le jeune anarchiste continua :« Les armes sont dans les trois derniers fourgons ! Ils ont des armes ! »

Le lieutenant jura. Le commandant donna l’ordre de le faire taire. Mais en face, devant les tours, les émeutiers firent mine d’avancer. Les flics hésitèrent. Quatre CRS finirent par sortir au pas de course, pour se saisir du jeune homme. En les voyant arriver, Maël se rapprocha des émeutiers. L’un d’eux rompit les rangs, armé d’un fusil à pompe. Il épaula, visa les quatre CRS, et tira. Un des hommes tomba. Ses collègues s’en saisirent, par les jambes et les bras, et le ramenèrent en direction du barrage. L’homme fit feu de nouveau. Touché au ventre, Maël s’effondra.

Les émeutiers chargèrent. Maël geignait au sol.

« Tolère ! Tolère la mort, tolère la douleur, tolère ton supplice », le sommait le dieu-serpent, qui tenait son martyr. Avalé par la foule, Maël vit une ombre s’arrêter devant lui, lever un parpaing au-dessus de sa tête. Il eut le temps de bégayer :

« Ils ne savent pas ce qu’ils… »

Les tirs de grenades firent reculer les émeutiers.

Le corps gisait là, crâne fracassé.

On ne vit pas de lumière descendre sur lui, pas plus qu’on ne vit son âme s’élever.

Le Paradis de la Fraternité refusait du monde.

Cette fois les CRS exigeaient leur armement lourd. Le commandant hésita, puis le leur accorda.

Rien de tout ça ne passa à la télé. Ce réel-là n’exista pas. Les CRS se distribuaient des Sig, des fusils à pompe, des Tikka de précision. En face, on armait des kalach.

Entre les lignes, Zoé apercevait ce corps, qui restait bêtement ici. Les flics le regardaient comme un zona.

Les milliers d’émeutiers, rassemblés sur la route et au bas des immeubles, encerclaient le dispositif famélique. C’était le dernier carré. Ils étaient le septième de cavalerie.

Le commandant n’insista pas sur la notion de légitime défense. Nul ne savait si ces hommes auraient le courage de tuer, autrement dit de mettre le feu à ce qui restait de leur pays. Chacun y pensait, se préparait au dernier assaut. Chacun attendait la première rafale, annonciatrice du grand carnage.

Épouvantée, Zoé s’était mise à pleurer. Elle implora le lieutenant de l’aider.

« Tâchez de rester calme », conseilla-t-il, avec tout le réconfort dont est capable un homme qui craint pour sa vie.Soudain, les émeutiers évacuèrent les lieux. La tête basse, ils regagnèrent leurs tours, disparurent derrière les immeubles. En quelques minutes, la place fut vide, il n’en resta plus un seul.

Il n’y avait plus que le cadavre du jeune Maël, abandonné à l’indifférence.

Les CRS, plus inquiets que soulagés, s’interrogeaient. S’étaient-ils dégonflés ? Préparaient-ils quelque chose ? Ils devaient avoir des lanceroquettes, là-dedans. Le commandant reprit contact avec la préfecture. On l’avertit que des renforts conséquents étaient en route. Il crut comprendre qu’il était question d’accord politique, et la communication s’interrompit.

On respira. Il donna des ordres. Fit ranger les armes, enlever le cadavre, demanda qu’on fasse un peu le ménage, de manière à rendre le terrain plus présentable.

Alors que les CRS s’affairaient à dégager la route des carcasses de véhicules incendiés, Zoé reprenait ses esprits, et les distances qui allaient avec. Quand le lieutenant lui demanda « Ça va mieux, Mademoiselle ? », elle lui jeta un regard noir, feignit de trouver la question déplacée. Elle avait retrouvé toute sa superbe. Elle planta là l’officier et marcha vers le cadavre de Maël, que les CRS s’apprêtaient à évacuer.

« Une seconde. Il a quelque chose qui est à moi. »

Les dents serrées, elle lui fit les poches, en sortit un trousseau de clés, et s’éloigna. Il y avait sur son visage une expression que les siens ne lui connaissaient pas.

DEUXIEME JOUR – 20

Sur cent hommes, dix ne devraient même pas être là et quatrevingts ne sont que des cibles, seuls neuf sont de vrais soldats, et celui-là, celui-là est un guerrier, qui va ramener tous les autres.
— Héraclite

PARIS, 11E ARRONDISSEMENT, 11 H.

Ses voisins le disaient « spécial ».

Torse nu dans son appartement, installé à sa petite table, à la lueur d’une lampe torche, Vincent Gite nettoyait ses armes. Il croyait en la violence, et la considérait comme le meilleur moyen de régler son problème. Son problème, c’était les autres.

Sur la table, un couteau, un petit revolver, un Glock 19, des chargeurs de dix-sept et trente coups, plusieurs boîtes de munitions et un fusil d’assaut. C’était un HK G36 K, calibre 5,56 OTAN. Gite approvisionnait les chargeurs. Dans sa tête, il passait en revue ses certitudes.

Le Français ? Cliniquement mort.

Il prétend que la violence ne résout rien, parce qu’il croit que sa lâcheté a tout résolu.

Il croit sa défaite glorieuse, son déshonneur digne. Coq prétentieux dans sa merde.

Sage ? Impuissant. Grand mot pour dire peur, et justifier de rester assis. Il paierait. Il paierait cher.

Une révolte ? La ville s’effondrera sur elle-même. Le bouseux défendra son village, sa maison, ses champs. Il ne va pas se mettre en ordre de marche pour sauver Paname.

Les flics ? Les militaires ? Ils défendront le régime ou rejoindront la banlieue. Il n’y a pas de troisième voie. Les hauts gradés ? Des carpettes d’État, triées depuis des décennies pour mieux s’aplatir. Il n’y aura pas de coup d’État. Des conjurés n’auraient pas la moindre chance.

Ils paieront. Ils paieront tous.

Pour accomplir sa vengeance, Vincent Gite ne comptait que sur lui-même.

Il ne supportait plus tous ces gens se disant de son camp, et ne faisant rien.

Prétendre haïr sans être capable de tuer, c’était déshonorer la haine.

Il rangea ses ustensiles de nettoyage.

Il n’avait plus de camp. Il ne supportait plus personne. Il avait fini par haïr le monde entier.

Il passa un coup de chiffon sur la table.

Il était sa propre secte.

Il rassembla ses chargeurs.

C’était un homme pour qui l’homme était une hérésie.

C’était un vengeur né de la cendre. La cendre de son pays, et celle de son père. Il était le petit-fils du colonel Fourreau. À quatre ans, il avait perdu son père. On parlait d’un accident, il avait toujours cru à un suicide. Sa mère l’avait abandonné quelques mois plus tard, pour « refaire sa vie » et « rattraper sa jeunesse », gâchée pour cet enfant né trop tôt, dont elle ne voulait pas. Elle vivait du côté de Saint-Tropez, il n’avait plus de nouvelles et n’en voulait pas.

Il enfila ses chaussures de combat, son tee-shirt noir, puis son pare-balles.

Il passa son holster et y rangea le Glock, à hauteur de poitrine. Il dissimula le tout sous sa veste noire, qu’il bourra de chargeurs et de barres énergétiques. Il prit un couteau, sa lampe torche, un kit de survie. Il porterait le fusil d’assaut dans un sac de sport, avec le reste des chargeurs et des munitions. Il endossa le sac, et sortit.

Très tôt, il avait eu cette envie de tuer.

Dans le civil, Vincent Gite était gardien de zoo en Seine-Saint-Denis. C’est ce qu’il avait fait croire à ses grands-parents, à tout le monde. De lui, on croyait beaucoup de choses. Son grand-père pensait que c’était juste un jeune un peu paumé, un peu parano, proche des milieux survivalistes. Un original. La moindre des choses, compte tenu de ce qu’il avait vécu. On s’était demandé, une fois, lors d’une visite médicale, s’il n’avait pas de troubles psychiatriques. Il avait ri. Et dans sa tête il riait encore.

Dans la rue – c’était un quartier populaire –, des attroupements. Les gens étaient inquiets, avaient besoin de parler. Certains disaient leur indignation, critiquaient l’incompétence du gouvernement. On se demandait s’il fallait céder aux exigences de la Ligue musulmane, et personne n’osa dire non. On préconisait l’apaisement. D’autres craignaient que les protestations citoyennes ne fragilisent l’économie. Gite marcha parmi eux. Il ne voyait ici que des rats d’homme, piégés, perdus.

Il voulait en finir avec ce monde. S’affranchir de cette race d’esclaves.

À ses yeux, l’effondrement était un miracle. De quoi restaurer une forme de justice.

Il était prêt, depuis longtemps déjà.

Il venait de se mettre en marche.

DEUXIEME JOUR – 21

L’illusion est une foi démesurée.
— Honoré de Balzac

PARIS, 18E ARRONDISSEMENT, 12 H.

Ils étaient une trentaine, à braver l’interdiction préfectorale. Comme souvent, beaucoup d’appelés, bien peu de présents. Les militants identitaires avaient choisi une petite rue calme, non passante, bien fréquentée, pour éviter les incidents. C’était à deux pas de chez lui. Ils déployèrent banderoles et drapeaux, entonnèrent timidement quelques slogans. Il fallait bien se faire entendre, mais on ne voulait pas d’ennuis. De cette petite troupe, Kaspar n’était pas le moins inquiet. Il avait vu de ses yeux les affrontements aux abords de la cité Taubira. Devant une telle violence, il avait presque senti sa testostérone se glacer dans son sang…

Ses velléités d’insurrection étaient réduites à rien. Il ne voulait plus se battre. Il était venu parmi les siens, plutôt pour ne pas rester seul, pour se sentir entouré, comme après une déception amoureuse. Ses amis n’en menaient guère plus large. On se contentait de dénoncer le désordre, et proclamer qu’on était « chez nous ». Par leurs fenêtres, quelques curieux jetèrent un œil à la manifestation, puis s’en désintéressèrent.

Tout ça manquait de conviction. Il faut dire que dans la capitale, un militant identitaire avait tout d’une espèce extraterrestre, quand bien même il s’agissait, comme ici, de sa déclinaison « soft », citadine et étudiante, après plusieurs scissions du mouvement.

Il y avait quelque chose d’incongru dans la tenue d’une telle manifestation, ici, dans cette rue, bien à l’abri des événements. Un décalage entre l’acte et le discours. Plus que jamais on se résignait à subir l’histoire, et on tentait de sauver sa fierté. Ici comme ailleurs, on criait ses illusions et onse réchauffait dans la foule. C’est à ça que servaient de telles processions.

Le cœur n’y était pas. Pas un média ne s’était déplacé. On fit quelques clichés, pour la forme, pour la com’. « Face à la racaille, les identitaires tiennent le terrain. » Quelque chose comme ça. Le temps venait de se disperser. On se proposa de manger ensemble, pour envisager des « actions ». Une fois encore, on se donnerait l’air d’avoir tenté quelque chose… Sans y croire, on parlait des gens qui bientôt seraient poussés à « choisir leur camp ».

Soudain, au bout de la rue, on vit se positionner des CRS. Le passage était étroit, il ne fallut que sept hommes pour le bloquer. Ça motiva certains militants. On s’intéressait enfin à eux, on les prenait au sérieux. À nouveau ils étaient le centre de l’attention. On releva les pancartes, on haussa les drapeaux. On se remit à chanter. Les plus excités avancèrent vers les gardes mobiles, les invectivèrent.

Kaspar se gardait de tout enthousiasme. Une intuition… Il vit des CRS prendre position de l’autre côté de la rue. C’était une nasse. C’était mauvais. Très mauvais. Les militants identitaires représentaient la seule France qu’il était moralement louable de matraquer. Les flics pourraient se faire plaisir : aucun média n’était là, et du haut de ces fenêtres, pas un témoin n’irait s’en émouvoir.

Les manifestants étaient peu nombreux, désarmés, pris au piège.

Sous les casques, des sourires. Il n’y eut pas de sommation. Des deux côtés de la rue, simultanément, les CRS chargèrent. Après des années d’attente, d’inaction, de passivité, d’injures, de crachats, de jets de peinture et de pierres, de cocktails Molotov, après des années perdues à subir, toujours, derrière le bouclier, sans broncher, les gardes mobiles libérèrent toute leur frustration. Enfin, ils avaient le droit de taper… C’était une sorte de récompense.

On se fit plaisir.

Couchés au sol, les bras devant le visage, hurlants, suppliants, les militants identitaires furent roués de coups. On les traita comme on traitait les anarchistes en Russie. On frappa du pied, on tenait les matraques à deux mains, on visait les tibias, les mains, les articulations, ce qui faisait le plus mal. Il n’y avait plus de règlement, plus d’ordre, plus de bavure. À l’ancienne. Les gradés de la compagnie se tenaient à l’écart, veillaient à ce que des journalistes ne viennent pas gâcher la purge.

Quelques militants crurent pouvoir se réfugier dans le hall d’unimmeuble, dont une locataire avait entrouvert la porte, pour voir ce qui se passait. Ce fut pire : les CRS se ruèrent à leur suite, les coincèrent dans le sas, et les massacrèrent. Dehors, le visage en sang, les dents déchaussées, les manifestants suppliaient leurs bourreaux.

Après cinq bonnes minutes de curée, les CRS s’épuisaient. Les coups se raréfièrent. Le souffle court, rieurs, ils se rassemblèrent vers leurs chefs. On décida qu’ils s’étaient suffisamment défoulés. Ils pouvaient retourner à leurs missions.

On les vit repartir, comme ils étaient venus.

Traumatisés, les militants se relevaient, gémissaient, se soutenaient les uns les autres. À la fenêtre du troisième, un jeune homme levait sa bière, comme s’il portait un toast à cette bataille.

« Bravo les bleus ! criait-il. Bravo ! »

Dès le début de la charge, Kaspar le blogueur, bousculé par les siens, était tombé devant les CRS. Sous l’orage de coups, il avait feint l’inconscience, avant de se réfugier dans une cabine de toilettes réservée aux personnes trans, en s’y faufilant sans qu’on ne le remarque. Il y était toujours. Dans ce sauna fétide, accroupi de douleur et de peur, il fixait la porte de plastique en priant pour que personne ne vienne le chercher ici.

Il avait plusieurs doigts brisés à chaque main. Il ne pouvait rien faire pour soulager cette douleur atroce, sinon les laisser pendre devant lui, en serrant les dents.

Du sang coulait sur ces bouts de chair désarticulés. Ça venait de sa tête. Il était largement entaillé au cuir chevelu. Il en avait dans les yeux. Il se demanda s’il n’allait pas perdre connaissance. Il était torse nu, le dos brûlé par le goudron et lacéré par les matraques. Il ne se rappelait plus très bien comment il avait pu perdre son tee-shirt. Il avait très mal à la cheville gauche, à l’omoplate, et il y avait près de son coude droit un énorme hématome rougeâtre, déjà très enflé.

Il avait son téléphone sur lui, parvint à le sortir au prix d’une vive douleur, en tordant ses doigts cassés dans la poche de son jean. Il le posa devant lui, maculant l’écran d’une empreinte de sang. Il ne sut que faire. Il voulait appeler la police, avant de se rendre compte de sa bêtise. Il n’oserait pas même appeler l’hôpital, encore moins sa famille. Il était presque nu. Il avait honte.Il aurait voulu que le monde entier disparaisse. Il avait du mal à réfléchir. Il n’arrivait pas à comprendre. Pourquoi ce matraquage ? Il y avait quelque chose d’institutionnel, de rangé, dans leur petit groupe. Les fondateurs, le noyau dur, étaient à la retraite. Eux n’étaient que des petits bourgeois en mal de sensations. C’était du folklore…

L’ultradroite active, la vraie, celle qui préparait des coups, n’était pas là. C’était une injustice. Vraie. Flagrante. Une preuve de persécution de leur mouvement par le régime, qui hier aurait été de nature à le réjouir, à le conforter dans son combat. Mais plus cette fois. C’était trop. Il n’avait rien fait pour mériter cette hargne.

Il n’en voulait pas vraiment aux flics : ils faisaient leur boulot.

Il n’en voulait plus à personne.

Il voulait changer d’endroit, changer de corps, changer de vie.

Il était à trois rues de chez lui. Au bout d’une heure, peut-être deux, il se décida à jeter un œil dans la rue. Il n’y avait plus rien. On avait tout nettoyé.

Ses amis étaient partis. Les avait-on embarqués ? Il ne restait qu’un peu de sang, çà et là, sur lequel on avait balancé de la sciure. Il ne voyait pas de teeshirt, ni rien susceptible de le couvrir. N’y tenant plus, il se rua hors de sa cachette, et partit en courant. Il boitait sur sa cheville gauche, avançant presque à cloche-pied. Il avait mal. Il avait honte. Le sang lui piquait les yeux. Sur le boulevard il passa au milieu des badauds. On le regarda, blessé, meurtri, torse nu, en larmes. Il essayait de cacher son visage ensanglanté. Il avait l’impression de vivre son pire cauchemar.

Arrivé enfin, il composa le code avec son auriculaire, parvint, dans une ultime douleur, à tourner la clé dans la serrure, à rentrer chez lui, à faire rouler le bouton du verrou entre ses paumes…

Il y était arrivé.

Il sanglota.

Il tituba jusqu’à la salle de bain, enleva difficilement ses baskets, et ses chaussettes. Sa cheville était violette. Il se regarda dans la glace. Il lui faudrait des points pour suturer la plaie au cuir chevelu. Elle ne saignait plus, mais restait béante. Il n’avait pas le courage d’aller à l’hôpital. Il y aurait sûrement des flics là-bas. Et il était fiché.Il monta dans sa baignoire et fit couler de l’eau chaude. Il voulait se laver de tout ça.

Ça lui fit un peu de bien, mais ses doigts restaient douloureux. Il ne pouvait pas s’allonger, son dos lui faisait trop mal. En position fœtale, il laissa l’eau brûlante engourdir ses doigts. Peu à peu lui saisir le corps. Ainsi anesthésié, dans la vapeur, il rêva de métamorphose. Il voulait changer. Laisser tomber le boulot, le porno, les vidéos et la politique. Changer d’amis, changer de pays. En attendant rester planqué chez lui, dans ce bain. Regarder des émissions stupides. Écouter avec ferveur un discours de conseiller général, prier pour être sauvé par les pouvoirs publics. S’excuser pour tout. Il voulait qu’on prenne soin de lui. Embrasser sa vieille maman, relire ses livres d’enfant… Méthodiquement renoncer.

Laisser un commentaire

Votre commentaire sera publié apres contrôle.



Soyez le premier à commenter