PREMIER JOUR – 9
L’enfer serait donc le lieu où l’on comprend, où l’on comprend trop…
— Emil Cioran
PARIS, 5E ARRONDISSEMENT, 19 H 30.
Un peu ahuris devant leur télévision, tristement équilibrés, le colonel Fourreau et sa femme attentaient la suite du programme.
« Ça m’arrive, comme tout le monde », a répondu le Premier ministre à la question d’un humoriste sur sa consommation de cocaïne. Une déclaration saluée par les éditorialistes, qui va dans le sens d’une légalisation.
Dans le reste de l’actualité, le conflit entre équitatrices et véganiens. Les seconds accusent les premières d’exploiter les animaux en asseyant symboliquement sur eux la domination humaine. Celles-ci se disent indignées par ces accusations gravissimes, émanant, je cite, de gens frustrés parce qu’ils n’ont jamais fait de cheval.
Au chapitre des victoires citoyennes, sont effectives la loi sur l’euthanasie rétroactive, ainsi que la loi sur l’internement psychiatrique automatique de tout meurtrier, dont la réhabilitation ne devra plus dépasser un plafond de deux ans de soins. Bien entendu cette loi ne concerne pas les policiers, ni les crimes de haine.
Enfin l’amendement Fofana, très attendu, devrait revaloriser de 50 % le SMIC des détenus, hors primes et treizième mois. Le principal syndicat de prisonniers parle d’une « insultante compensation » de conditions de détention « encore trop restrictives », et renouvelle son appel à abolir le principe de prison, tout en maintenant logements et rémunérations, « sans conditions de travail, d’antécédents, de comportement ou d’insertion ».
Polémique, maintenant, avec ce nouveau dérapage du sulfureux ministredes Transports, pour qui les accidents de la route ont, je cite, « toujours existé ». Des propos qui choquent, alors que plusieurs accidents ont déjà eu lieu cette année, en dépit des engagements du gouvernement. Sèchement recadré, le ministre n’en était pas à son coup d’essai : en janvier dernier il se déclarait convaincu que les individus étaient « parfois responsables » de leurs actes. Son entourage, qui le dit « fatigué », a présenté des excuses aux personnes « qu’il a pu blesser ».
À la convention des associations multiculturelles de France, en présence du Crif, du Cran, du collectif Rom, de l’UOIF, de l’Union des métis de France, des Renois Represent et des Babtous fragiles, le Premier ministre, au terme d’un discours ovationné, a promis aux diverses composantes de la nation de leur réserver une attention à part entière, tout en réaffirmant le refus de la République de reconnaître les communautés.
Enfin concernant les trente touristes français égorgés au Yémen, il s’agirait, selon le Quai d’Orsay, d’un simple malentendu. Nous interrompons à nouveau ce flash pour revenir au drame de la cité Taubira, on nous signale que plusieurs assaillants présumés, soyons prudents, disons plutôt, euh, des individus, profiteraient des troubles et, euh, des mouvements citoyens pour commettre, euh, des actes, euh, des actes délictueux, nous vous parlons au conditionnel, hein, beaucoup d’informations nous arrivent d’un peu partout, et sont pour l’heure invérifiables.
— Oui il faut être très prudent. Comme toujours, on voit que ceux qui profitent de la situation pour déchaîner leur haine sont les extrémistes de droite, c’est-à-dire les terroristes. Tout incident du très-bien-vivre-ensemble est une victoire de l’extrême droite, et inversement.
— En effet. D’ailleurs, il faut le signaler, les sites d’information sont confrontés à des commentaires évoquant les itinérants de manière violemment péjorative, propos qui tombent sous le coup de la loi d’incritiquabilité du très-bien-vivre-ensemble et sont donc passibles, rappelons-le, de soixante-quinze-mille euros d’amende, de trois ans de prison, d’un stage de déradicalisation politique, et de la publication de leurs coordonnées complètes sur le mur de la honte.
— Nous ne sommes que trop laxistes avec ces gens-là. Ce sont eux qui ont armé le bras de ce policier assassin. Ça suffit !
— Rappelons d’ailleurs que l’on peut et que l’on doit signaler tout comportement déviant et non-citoyen sur ce site, que vous retrouverez à l’adresse denonce-un-raciste.gouv.fr.
— Oui. Soyons vigilants.
— Soyons tous vigilants, vous avez raison. Et on nous signale que Quraych Al-Islam, porte-parole de la Ligue musulmane, est prêt à réagir. Une réaction commune, avec Bruno Fourier, le leader des jeunes citoyens, ce qui s’annonce comme un signal d’unité républicaine très fort. »
En annonçant cela, le journaliste avait retrouvé le sourire, comme si on faisait entrer sur le terrain ses joueurs favoris, susceptibles de renverser le cours d’une partie mal engagée. La scène évoquait un meeting politique américain. Deux beaux jeunes hommes, impeccables, se tenaient face à une foule acquise. Quraych Al-Islam était un leader d’opinion talentueux, qui propageait son islam avec suffisamment de modération pour tranquilliser la ménagère. Il parvenait à séduire une partie de l’électorat pratiquant, et surtout de l’électorat classique. C’était le trait d’union parfait. L’extrême droite le haïssait, ce qui valait titre d’abonnement médiatique. Quant à Bruno Fourier, le bel activiste au catogan, il fédérait les courants estudiantins et militants, de la gauche et du centre. Les suffrages féminins lui étaient largement dévolus.
Sur l’estrade, les deux hommes se tenaient par la main. La foule applaudissait, et Jocelyne se retenait d’en faire autant. Songeur, le colonel pensa que la foule était femme, et que la foule comme la femme n’aimait que ceux qui savaient lui mentir. Les gens voulaient une négation sur-mesure du réel, un arrangement avec l’impossible, un pacte avec le Diable. Enivrés de mensonges, ils avaient trop peur de dessoûler. Et tous hurlaient au comptoir, habitués à ce que le patron remette ça. Mais cette fois c’était fini. Vraiment. La réserve était vide, il n’y avait plus un rond dans les caisses. Ça faisait déjà un moment que le patron était raide et qu’il s’endettait.
De l’avis du colonel, le principe de réalité était une sorte de créancier, modèle forcené, qui viendrait à bout de toutes les magouilles du monde. Il a le temps que n’ont pas les hommes. Il regarde et il attend. Patient comme le Diable.
À la télévision, Bruno Fourier, flamboyant, évoquait le massacre des Innocents.
Le colonel, lui, n’avait jamais été patient. Cet homme, il ne le supportait pas. Il était ce que l’époque avait de plus commun et de moins supportable. Et Jocelyne y adhérait de tout son être… À chaque fois qu’il la voyait ainsi, penchée vers la télévision, le sourire niais et hochant la tête, il avait envie detuer. Il se fit craquer les doigts et s’agita sur son canapé, et Jocelyne ne comprenait pas pourquoi. Pour elle, Bruno Fourier était normal, donc son mari ne l’était pas.
Dans un monde à l’envers il est fou d’être à l’endroit.
Quraych Al-Islam interpellait le Président, exigeant un soutien financier « immédiat et conséquent » de l’État envers les autorités islamiques locales, aussi longtemps qu’il le faudrait, faute de quoi la paix sociale ne pourrait être maintenue, ni les revendications légitimes contenues.
« L’islam est sans doute la grande force qui permettra la paix sociale. L’islam sera le garant du très-bien-vivre-ensemble. Mais sans aide, l’islam ne pourra pas tout. Il ne pourra pas réparer les situations les plus désespérées et les plus injustes, celles que votre société d’exclusion a créées. Entendez-moi : la dignité a un prix. Amis français, soyons quittes. Alors nous nous aimerons. Nous nous aimerons même dans la laïcité. »
Il marqua un silence, échangea un grand sourire avec Bruno Fourier.
« Inch’Allah ! »
Tout le monde a trouvé ça très drôle. Les journalistes riaient, la foule applaudissait. Et Jocelyne avait gloussé. C’en était trop pour le colonel.
Quand passerait donc ce satané créancier ?
Il s’était levé, bien décidé à couper la télé.
« Mais laisse ! intervint Jocelyne. Je l’aime bien, moi, ce Bruno Fourier. Je crois vraiment que c’est quelqu’un de bien. Tout le monde le dit, il a fait beaucoup de choses pour la jeunesse. »
Mâchoire serrée, le colonel garda le silence. À la télévision, « des mamans et des maîtresses » présentaient l’initiative de leur classe, pour « accompagner les scolaires dans cet événement tragique » et « appeler à ce que les gens arrêtent de se faire du mal ». Devant ses camarades un peu jaloux, un petit asiatique récita un poème intitulé « Tous pareils ». Il était question de main tendue et d’amour de l’autre.
« Chaque jour vers l’Enfer nous descendons d’un pas. »
Le colonel avait dit ça. Dans le silence de la télé jacassante, avec sa voix venue d’en bas. Il regarda sa femme en se disant qu’elle avait beaucoup de chance de ne rien comprendre.
Il se demandait parfois ce qu’il faisait avec elle. Il se méfiait des femmes en général, surtout depuis les quotas dans l’armée. Le colonel était de la vieille droite et de la grande muette. Tout ce qui était social et verbal luiparaissait un peu suspect. Un peu comme sa femme. Un peu comme notre société de communication et de vivre ensemble. Jocelyne, pour sa défense, communiquait assez peu et ne vivait qu’avec lui. Elle était l’autre France, la bonne. Celle qui pense qu’il faut aider les autres et se serrer les coudes, celle qui s’indigne, qui s’engage contre les profits et les inégalités, qui s’inquiète de la détresse sociale des déshérités, du climat de haine et de la progression des extrêmes. La France Victor Hugo.
Son auteur favori, dont elle s’émerveillait tous les quatre matins, sans jamais avoir compris que son mari y était allergique, comme il était allergique à la compassion, « connerie de bonne femme, fabrique de planqués ». Ça le mettait en colère, à chaque fois. « Génération de lavettes ! » criait-il, avant de quitter le salon et de claquer la porte. Jocelyne avait lu sur Doctissimo que c’était une réaction de pudeur.
Ils vivaient ensemble depuis quarante ans, avec une écrasante impression d’inchangé. Il subsistait parfois entre eux cette forme de tendresse qui lie les vieux à leur vieille bête. Elle n’était jamais allée voir ailleurs, ça non. Et ça n’arriverait pas, croyait-il. Pas tant qu’elle porterait ce peignoir.
Ça l’amusait de penser ça. Avec le temps ses plaisirs devenaient cruels. Comme tous les autres, pour animer leur longue vie commune, ils avaient surmonté leur répulsion pour faire des enfants. Ils n’en avaient plus de nouvelles, et par devoir avaient élevé leur orphelin de petit-fils. Précisément, c’est le moment qu’avait choisi celui-ci pour leur rendre visite.
Il s’appelait Vincent Gite. Il avait vingt-neuf ans, il était grand et costaud, un peu mal rasé et un peu fou, cheveux fauves et yeux gris et verts, un regard de vair, gênant comme un éclat enneigé. Son expression à la fois absente et invincible, avait quelque chose d’apathique et de froid. Comme un air de soldat russe, perdu dans un horizon de glace. Tout en lui évoquait la puissance et la résolution.
De sa main droite il portait ce qui ressemblait à l’étui d’une arme, et, coincé, sous son bras, un paquet figurant une cible. Dans sa main gauche, un Flash-Ball.
« Je crois que cette fois, c’est la bonne. »
Le colonel ne broncha pas.
« La bonne quoi ? » avait demandé Jocelyne.
Le jeune homme posa le lourd paquet de munitions sur la table. Il descendit la fermeture éclair de son étui, et en sortit un fusil à pompe.
« La bonne quoi ? » avait répété Jocelyne.« Il va falloir être à la hauteur, a dit le petit-fils en posant l’arme sur la table. Dans le magasin il y a huit cartouches. Dans le carton, deux-cent cinquante, en dix boîtes. Chevrotines. Ça arrache tout ce que ça touche. Suffisant pour défendre l’appartement, ou se frayer un chemin dans la ville. Je te laisse aussi le Flash-Ball. Ça tire deux balles en caoutchouc, grosses comme des burnes de chimpanzés. À quinze mètres elles arrêtent leur homme. Et sois prêt. Maintenant on ne joue plus. Dénoncer les idiots utiles n’est pas une raison pour demeurer un idiot inutile. »
Il se tourna vers sa grand-mère.
« Et toi, tu sais comment ça marche ? »
Jocelyne comprit qu’il parlait du fusil.
« Je… Je ne touche pas aux armes à feu.
— Tu y viendras, mémé. Crois-moi. Tu n’auras pas le choix. »
Sur la table rayonnait l’arme noire, dans toute sa brutalité froide. Intrusive, pesante, aussi dérangeante au moins que cet homme. Jocelyne s’en tenait aussi loin que possible, presque dos au mur. Pudiquement, le colonel s’en empara, et partit la ranger dans son armoire. À voix basse, la grand-mère en profita pour s’en prendre à son petit-fils.
« Qu’est-ce que tu vas encore mettre dans la tête à ton grand-père, hein ? Avec tes idées à la gomme, là. Tu sais bien qu’il s’angoisse d’un rien, il a pas besoin de ça. »
Le jeune homme ne répondit pas. Jocelyne en avait l’habitude. Dans cette famille, les hommes parlaient surtout avec les yeux. Et ceux de son petit Vincent brillaient ces derniers temps d’une intensité étrange. Il était souvent un peu ailleurs, mais cette fois quelque chose le hantait. Et Jocelyne n’aimait pas ça du tout.
Avant que son grand-père ne revienne, Vincent Gite s’en alla.
« Il va lui arriver des bricoles, à notre petit gars, Henri. Quelle angoisse, cet enfant… »
Des bricoles ? Un enfant ?
Était-elle à ce point aveugle ?
Le colonel jeta un œil par la fenêtre. Quelques passants. Des travaux éventraient le trottoir. Une tranchée béante, aux airs de caveau. Quatre véhicules de police passèrent en trombe, sirènes hurlantes.Jocelyne le regardait.
« Alors ? Il y a du bazar ?
— Rien. »
Le colonel retourna à son canapé.
« Mes affaires sont prêtes ? Si ça continue je vais être rappelé, ça ne manquera pas.
— Bien sûr », le rassura-t-elle, avec sa sollicitude d’infirmière.
Il y a bien longtemps que plus personne ne l’appelait.
PREMIER JOUR – 10
Peuple caméléon, peuple singe du maître, On dirait qu’un esprit anime mille corps; C’est bien là que les gens sont de simples ressorts.
— Jean de La Fontaine
LILLE, 19 H 50.
Pour la septième fois, Marcel fit claquer son verre vide sur le zinc. Dans le troquet, on regardait la télévision. Le patron lui remit ça.
« Tu vas voir que ça va mal finir », lança Marcel assez fort.
Attablé le long des vitres, un jeune couple le regarda. Il leur souriait, et ajouta :
« Les bougnoules y vont tout foutre en l’air. »
Gênés comme si le retraité leur avait montré son sexe, les deux jeunes gens détournèrent le regard et burent à la paille une gorgée de Panach’ – ici on ne servait même pas de mojito. Quelques autres clients levèrent la tête. Ils étaient une vingtaine en tout. Le Marcel, rouge pivoine, pif poilu craquelé en polygones, comme une friche un jour de sécheresse, gras des cheveux, poilu des oreilles et jaune des yeux, était ravi de son petit effet. Émile, son voisin de comptoir, l’encourageait de ce petit rire aigu qu’ont tous les vieux fous dans les films.
« Tu dérapes, Marcel. Tu dérapes. »
Et ils se gondolèrent de plus belle.
Retraité de la SNCF, ancien syndicaliste, Marcel était assez peu au fait des préconisations gouvernementales, en matière de santé publique, de préjugés, de fruits et légumes et d’activité physique régulière. Il passait la moitié de ses journées ici, sur son tabouret et ses coudes, à manger des croque-monsieur et à emmerder le monde.Le soir, il ne rentrait jamais sans ses cinq grammes, et en dormait toujours très bien.
Sa santé était un désastre général. Entre les dents et le tabac, il avait choisi : il fumait dans les quarante cigarillos par jour. Sous ses quelques épaisseurs de vêtements trimestriels raidis par la crasse, il puait à cinq mètres. En plus des odeurs de sueur en stade terminal, il devait rester quelques traces de vomi sur l’envers de ses frusques. Et peut-être pire.
« Les flics devraient tous les buter, ça leur apprendrait à vivre. Comme à Alger ils ont fait. »
Les jeunes le regardèrent à nouveau, pourpres, sourcils un peu froncés. Il les défia, et cria presque :
« Faut leur parler leur langue, aux bougnoules ! »
Cette fois la jeune fille se leva.
« Non mais ça va pas ! C’est pas possible d’entendre ça ! »
Marcel rota. Un autre client avait réagi presque en même temps :
« C’est scandaleux Monsieur. Vous devriez avoir honte de dire des choses pareilles ! »
Encouragées, d’autres belles âmes se joignirent au concert. Esseulé, Marcel leva les bras au ciel en faisant la grimace, en moquant leur maniérisme.
« Y sont sacrés. Houla. Faut pas y toucher. T’as vu ça, Mimile ? J’ai choqué l’assemblée ? »
La jeune fille se tourna vers son compagnon.
« Tu viens ? On s’en va d’ici. »
L’autre ne se le fit pas dire deux fois.
« C’est ça, râla Marcel. Va te faire niquer par ton bougnoule. »
La fille voulut faire demi-tour. Des clients se levèrent, on s’interposa. Torse bombé Marcel avança vers elle.
« Qu’est-ce qu’y a ? Qu’est-ce tu m’veux ? »
On eut du mal à le retenir. Il était tout de même costaud, et à l’alcool sans doute guère maîtrisable.
Le tenancier et deux militaires qui mangeaient là s’employèrent à le calmer, avec ce sourire faux, propre aux gardiens d’asile. Au fond, ils étaient plutôt de l’avis de Marcel, mais pas publiquement. Marcel était un cas très particulier. L’exception. Il n’avait rien à perdre. Or tout bon français, actif ou retraité, se persuadait d’avoir des tas de choses à perdre, en particulier sa place au sein de ce beau monde qui pensait très bien.Marcel était un repoussoir officiel. La preuve que le ventre d’où sortait la bête était décidément intarissable. La libération de la parole raciste, c’était lui. Le climat de haine, c’était lui. Le micro-trottoir capable de briser la respectabilité de toute une manif, c’était encore lui.
Les Français, bien élevés à l’indignation convenable, n’osaient jamais se rallier à son gros nez rouge.
Le comptoir du café n’était plus vraiment le parlement du peuple. La terreur citoyenne remplissait partout son saint-office, réduisant la majorité à son silence favori. Il faut dire aussi que les caméras cachées « testant » les réactions des Français face à une scène de discrimination se multipliaient. Dans le doute, il fallait toujours faire comme si… Pas question d’attendre que ça se passe. Qui ne dit mot consent, n’est-ce pas. Sinon on sait. On sait où ça mène…
Dans l’immédiat, on réconforta la jeune fille. On la félicita même. On fit des plaisanteries. Le rire est un coupe-circuit. On souriait et on moquait la bêtise de Marcel. On l’insulta, cette ombre expiatoire.
« Vieil alcolo, vieux taré, sale raciste, pauvre type. »
Parmi la foule, on préférait trahir sa conscience, plutôt qu’être suspecté de mal penser. Les délateurs citoyens étaient partout. On avait l’habitude d’adapter ses postures aux circonstances. Ceux qui parlaient de lâcheté, pour la plupart, se mentaient à eux-mêmes. Car presque tous étaient comme ça.
Ce jour, sur le même sujet, la même scène se reproduisit partout, dans les bureaux, dans les troquets, dans les trains, dans les écoles, au sein des familles… Avec ou sans Marcel, partout la même comédie, les mêmes proclamations. Celui qui parlait fort, qui mettait des bons sentiments dans ses phrases, faisait taire tous les autres.
« Abolir les races, les frontières, les nations, l’exclusion, les différences… »
« Faire humanité, faire que tous se tendent la main, vivre mieux, vivre ensemble. »
Ces grandes envolées, auxquelles personne n’échappa, offraient à leurs auteurs une importance facile, une victoire sans combattre. Poussé dehors, Marcel insulta le tenancier, et n’eut plus qu’à tituber jusque chez lui.
Émile l’excuserait, dirait de lui qu’il n’était qu’un pauvre type à problèmes, un con inoffensif. Ça conviendrait à tout le monde. Affaire classée, heures sombres évitées, repos, pouvez fumer.Tant que l’on pouvait réduire le déviant à son extraction, à son inculture, à sa misère, la morale du citadin de gauche était sauve. À Marcel, il manquait juste un peu d’éducation pour penser comme tout le monde, comme il faut.
Il serait bien plus grave pour quelqu’un de normal et structuré d’émettre un doute, si subtil et tortueux soit-il, sur notre capacité à vivre ensemble…
Grâce en soit rendue au Dieu du Lien Social : du fait de l’extrême vigilance de ses ouailles, ça n’arrivait plus.
PREMIER JOUR – 11
Le danger que l’on pressent, mais que l’on ne voit pas, est celui qui trouble le plus.
— Jules César
RER B, 20 H 20.
En apprenant le massacre, elle avait pleuré. Son ami éducateur, très inquiet, lui avait dit qu’il y avait des morts, que ça risquait de péter très fort. Elle devait agir.
Dans le RER B, Zoé se rendait aux quartiers de la Courneuve, à la cité Taubira. Elle allait offrir sa compassion, chercher à comprendre, dénoncer, ramper, s’excuser de vivre, faire son devoir de citoyenne, surtout ne pas laisser ça aux journalistes. Elle voulait aider, raconter la douleur, révéler la brutalité et la folie de ces salopards en uniforme. Détailler le massacre. Dresser l’émouvant portrait d’une jeunesse fauchée par le racisme. Et tant pis pour le vernissage.
Zoé frissonna. Elle était très excitée. Cet assassinat la confortait dans toutes ses indignations. Elle surjouait un peu le scandale, car en réalité, un tel drame était exactement ce dont elle avait besoin. Une sorte de preuve : « Les policiers sont des racistes et les jeunes des victimes, je vous l’avais bien dit ».
Ces derniers temps, elle était presque habituée à subir les événements, à tenter de les retourner dans tous les sens pour défendre le vivre ensemble.
« Ce n’est pas ce que vous pensez… Ce n’est pas leur faute… Pas de conclusions hâtives… Il est indécent de récupérer un fait divers… » Pour une fois qu’un fait divers allait dans son sens, au diable la décence : il ne lui échapperait pas. Ses lecteurs devaient savoir tout ce qu’elle savait déjà. En quittant son loft, elle avait publié, sûre de son importance, ce message : « D’ici 24 heures sur ce blog, ma réaction au terrorisme policier.On lâche rien ! »
Zoé allait parler. Elle parlerait d’abord des victimes. De longs portraits émouvants, agrémentés si possible de témoignages, des parents, des amis, des enfants. Tout combat se gagnait par l’émotion. Et elle pourrait doubler les journalistes sur leur terrain, sortir des exclusivités, réussir un coup énorme.
Moussa, son pacsé, avait refusé de l’accompagner, lui conseillant de ne pas s’en mêler. Elle ne comprenait pas qu’il puisse être comme ça, indifférent à la défense de ses propres droits. La société avait-elle réussi à l’inférioriser ? « Ça me gave. Je suis trop dans l’émotion pour analyser ça », lança-t-elle à Noah, son ami No-border, qui l’accompagnait. Un antifa qui se disait Black Bloc, rencontré au sit-in pour les piscines en prison, qui avait été de toutes les ZAD et de tous les G-30. Lui ne s’était pas débiné, et n’aurait pas peur d’aller au feu. Accessoirement, déjà que les copines s’étaient dégonflées, elle n’aurait pas fait le voyage toute seule.
Ils n’étaient donc que deux, et sur la ligne, depuis Gare du Nord, les seuls Blancs. Les gens les regardaient bizarrement. Il y avait beaucoup d’Africains, d’Antillais, quelques Syriens, Afghans, et d’autres, de provenance incertaine. La splendide diversité du monde.
Elle eut un doute. Ces usagers comprendraient-ils, en ces heures sombres, que deux dépigmentés puissent être « de leur camp » ? Elle considérait que l’agressivité exprimée par certains itinérants était une réponse normale à la relégation et à la stigmatisation dont ils étaient l’objet. Elle espérait cependant que cette juste violence tomberait sur quelqu’un d’autre… Mais si ça devait être elle, elle comprendrait, surtout en ce moment : elle était blanche, aisée, elle faisait partie des oppresseurs. Mal à l’aise, elle pensait payer là une sorte d’impôt sur sa couleur.
Cette fille et ce garçon, qui tentaient de dominer leur peur, assis dos à la cloison, s’étaient tout entiers livrés au Dieu du Lien Social, qu’ils servaient chaque jour contre quelques bouffées de considération. Comme tous les jeunes de leur âge et de leur condition, ils vivaient bien à l’abri du monde, se croyant supérieurs à leur position en riant de soi et en médisant ce qu’ils étaient. Ils s’humiliaient par orgueil et se dénigraient pour mieux s’adorer.
Être les premières des brebis, voilà leur ambition. Si le Dieu du Lien Social l’exigeait, ils n’hésiteraient pas à tomber sous les coups, à s’offrir à Lui, comme tant d’autres innocents. Cette divinité cruelle exigeait aussi des sacrifices intellectuels, quelques efforts pour réinterpréter les faits. C’étaitson « éthique » de blogueuse. Dans le journalisme, on appelait ça du « décodage ».
Dans la rame les visages étaient absents, fermés. Sans doute les pauvres gens songeaient-ils à ce qui se passait. Sans doute avaient-ils peur des amalgames. De cette police qui les mettait en danger. Zoé sentit revenir la colère. La haine de cette société vouée à recréer l’apartheid.
Sur les cloisons de la rame des affiches de mise en garde. Certaines s’adressaient aux itinérants, par le biais de dessins enfantins. Ne pas cracher par terre. Ne pas toucher les fesses des femmes. Tolérer les homosexuels… Chez Zoé, ces grossiers pictogrammes traduisaient un choc cognitif entre sa défense des « itinérant-e-s » et ses convictions féministes et homosexualistes. Un faux problème selon elle, nos repères culturels devant être relativisés, pour mieux comprendre ceux de l’Autre, héritier et victime du patriarcat colonialiste.
Elle fulmina. La France avait détruit tant de gens…
Elle voulait écrire un article très positif, pour rendre aux victimes leur dignité, pour trancher avec les images de chaos, complaisamment relayées par les médias aux ordres. Elle écrivait déjà. Elle était inspirée. Le Dieu du Lien Social semblait lui souffler ses mots. « Dans la dignité malgré des conditions indignes, les victimes n’avaient que leur inventivité pour sublimer leur existence ». C’est bien, ça. « Discrets autant qu’appréciés, tous les six donnaient à voir l’expression la plus foisonnante d’un lien social citoyen et participatif, maillon essentiel du trèsbien-vivre-ensemble. »
« Ils étaient la jeunesse, assassinée. Ils étaient la France, qu’on veut nous enlever. »
Un instant elle fit comme si elle pensa, puis ajouta :
« Des jeunes souvent décriés. Trop souvent. Les tueurs se sentirent bénis. Un certain fascisme policier a donc joint le terrible geste à la parole, à cette parole de haine politicienne et médiatique, permanente, étouffante, qui cherche à se vendre sur la division, à prospérer sur la mort. »
Elle parla du principe de « légitime offense », qui selon elle régissait la vie des flics. Elle fila ensuite une métaphore un peu lourde, celle de la chance que représentaient ces jeunes, personnifiés dans « un trèfle à six feuilles, que nul n’avait su cueillir et que la botte du régime a piétiné ». Elle se surpassa en matière de sentences, de larmes, de prêt-à-s’indigner. Tout ce que son publicattendait. Pour le titre, elle pensait à « Blanche-France et son venin », mais sans conviction.
À Saint-Denis, la rame s’arrêta.
Ils n’étaient plus qu’à une station de la cité Taubira. Beaucoup de jeunes montèrent, bruyamment. Certains d’entre eux, armés de bâtons, dissimulaient leur visage. L’ambiance changea.
La rame redémarra. Noah, replié sur lui-même, ne respirait plus. À ses côtés, Zoé s’efforçait de garder la tête haute. On la remarqua. Elle tenta de sourire.
« Hé mademoiselle, tu veux connaître le vrai amour ? »
Les autres riaient. Elle baissa la tête, avec l’indulgence d’une sœur de charité. Elle devait lutter contre ses instincts. C’est sa peur qui avait tort. Et leur colère à eux était la seule chose juste en ce monde. Jusqu’ici, Zoé s’en sortait plutôt bien. Si bien qu’elle n’avait pas pris l’exacte mesure du changement. Elle était trop appliquée à se mentir pour le remarquer. Et même si elle l’avait remarqué : ses lecteurs n’admiraient que ses certitudes. Tempérer son jugement, c’était risquer de perdre sa petite célébrité, ses admirateurs, sa reconnaissance et ses amitiés, et enfin son tout petit soi. Sa fragile existence. Jusqu’au bout elle s’accrocherait au Dieu du Lien Social.
En particulier en ce moment, alors qu’une bande de casseurs les encerclait, et que l’un d’eux lui caressait la cuisse. Elle lui avait doucement écarté la main, il avait aussitôt recommencé. Un autre jeune avait ôté sa cagoule, puis s’était accroupi face à l’antifa. Il avait approché son visage, tout près. Puis il l’avait giflé, d’abord doucement.
« Tu vas bouger ou pas ? »
Noah était rouge vif. L’autre le gifla de nouveau.
« Alors ? »
Une troisième gifle, plus forte. Des filles gloussèrent.
« Bouge ! »
Une autre, violente.
« Mais bouge ! Pourquoi tu bouges pas ? »
Noah était tétanisé. Zoé crut qu’il allait pleurer. Elle allait intervenir, mais la rame s’arrêta. Les casseurs se regardèrent. L’agresseur couvrit alors de sa main le nez de Noah, presque délicatement, comme s’il allait le bénir. Soudain, il lui propulsa la tête contre la cloison, lui écrasant le nez contre le plat de sa main. Noah tomba à genoux en se tenant le visage, tandis que lesautres quittaient la rame en riant.
Zoé se pencha vers son ami.
« Ça va ? Tu le sais que ce n’est pas contre nous.
— Je sais. Ces salauds de flics ont bien réussi leur coup. »
Il saignait du nez. Elle l’aida à descendre. Il était vexé. Elle pensa à l’absurdité de la domination masculine. Cette scène pénible, ils l’effaceraient vite de leur esprit.
Elle marchait devant lui. Sur les murs du métro s’affichait la campagne « Même pas peur », de la RATP, une vente de pistolets à eau, dont les bénéfices seraient reversés aux victimes du terrorisme. Un peu plus loin, un attroupement. Au beau milieu d’un adagio, un musicien s’était fait fracasser le visage contre les touches d’un piano en libre accès.
Dehors il faisait nuit. Ils tombèrent alors sur Kaspar, le jeune blogueur arménien, qui revenait en courant vers le métro. C’était un « propagandiste d’extrême droite », ils se méprisaient en public, mais à force de se croiser sur le terrain, il leur arrivait de parler. Il avait l’air de revenir du front.
« C’est vraiment chaud là. Je me tire d’ici. »
Elle n’eut rien le temps de lui demander. Des gens couraient. Il y avait des fumées, des gyrophares, beaucoup de camionnettes de CRS. On entendit des cris, des bruits sourds, comme des détonations, des chocs. Il y avait un incendie à quelques centaines de mètres, au pied d’une tour. Quelques projectiles s’abattirent autour d’eux. Une grenade claqua.
Impressionnés, Zoé et Noah se réfugièrent auprès des gardes mobiles.
« Restez derrière nous, Mademoiselle. »
Avec la sécurité, la hargne revint. Ce fumier de machiste l’appelait Mademoiselle.
« Parce que la police est censée nous protéger ? Depuis quand ? »
Le flic lui lança un regard vide, habitué. Elle jeta dans le sien toute sa haine.
Plus que jamais elle voulut écrire et publier. Mener à bien sa mission. Dans son carnet elle nota : « 22 h à la cité Taubira. Les flics sont là. On dit que l’assassin revient toujours sur les lieux du crime ».
Elle savoura.
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