Guerilla – Tome 1: 12-15

PREMIER JOUR – 12

Une loi ne pourra jamais obliger un homme à m’aimer mais il est important qu’elle lui interdise de me lyncher.
— Martin Luther King

PARIS, 5E ARRONDISSEMENT, 21 H.

Le père tenait par la main sa fille. Ils s’éloignaient de la place Denfert le long des grilles de l’ancien parc du Luxembourg, où les arbres n’étaient plus taillés depuis longtemps.

Olivier Varron était guichetier chargé d’accueil. C’était le genre d’homme dont on ne se souvenait pas. Sa fille, sept ans, était le fruit de Justine, dont il divorçait, et de son ancien ami, artiste, DJ « formidable », et « bien meilleur coup ». La fillette était jolie, secrète, intérieure, accessoirement métisse, c’est comme ça qu’il avait compris. Dans un premier temps, il avait voulu la planter là. Puis il s’était ressaisi : il était de gauche, tous ses amis étaient de gauche. Pour qui passerait-il ? Considérer cette fille comme la sienne, c’était en revanche faire montre de toute son ouverture d’esprit, et de tout son mépris des conventions. Il se disait que son sang n’était pas meilleur que celui d’un autre, et que seul l’amour comptait. En réalité, il était un homme blessé, et un père froid qui faisait semblant d’aimer, un homme perdu qui tentait de changer son dépit en vertu.

Quatre heures après l’incident, il marchait là sans penser. L’homme social est des êtres vivants le moins apte à présager ses ennuis. Le vent grinçait. Les grilles quadrillaient sur ses pas la fin du jour. Le parc n’était qu’un désert de feuilles mortes et d’arbres spectraux, et les branches y balançaient leurs ombres comme des hydres.

Il croisa ce chasseur de Pokémon, habité par sa mission. Puis ce groupe, qui semblait revenir en hâte d’une quelconque manifestation. Ils étaient unesoixantaine, pour la plupart jeunes et Blancs, au style androgyne et branché.

Il y avait des saxophonistes. Des pancartes « Résistons » et « Contre la haine ». On dénonçait « l’État policié » et les « médias complices ». Un vieillard portait une cible. Certains se faisaient peur en chantonnant des slogans anti-gouvernementaux. Un gars bourré montrait son cul à un public imaginaire. Un groupe de jeunes femmes glapissantes, badigeonnées de faux sang, portaient des badges « Nous sommes tou-t-e-s des itinérant-e-s assassiné-e-s ».

La fillette avait peur. Lui, il trouvait ça bien. Il aimait ce foisonnement d’idées, cette fantaisie, cette façon ferme, mais festive et décalée, de répondre à la violence.

Un peu à l’écart, trois paumés, silencieux, brandissaient une pancarte, sur laquelle était écrit : « Toute personne a droit à une fin de vie digne et apaisée. »

Au-delà des toits de Paris, s’élevaient des panaches de fumée noire. Le visage caché par ses cheveux bouclés, la fillette avait serré la main de son père un peu plus fort. Il y avait des policiers, plus loin devant les grilles, à l’angle du boulevard Mandela et de la rue Méric. Ils étaient huit, leurs deux voitures sérigraphiées garées contre le trottoir.

Ils l’ont regardé. Il continuait à marcher, tout en sachant qu’ils l’arrêteraient. Quand le flic lui a dit « bonsoir Monsieur », il a ressenti cette angoisse de coupable, propre au citoyen innocent.

« Vous n’êtes pas au courant de ce qui se passe ? Il vaut mieux ne pas circuler par ici.

— Qu’est-ce qui se passe ? »

Le flic eut l’air embarrassé. Ses collègues semblaient tendus.

« Il y a des échauffourées. Des violences urbaines.

— Je serai prudent », a-t-il répondu, décidé à poursuivre.

Le brigadier a haussé le ton, très légèrement.

« Vous n’irez pas plus loin, désolé. »

Olivier Varron le regardait sans comprendre.

« Il faut faire demi-tour. »

Le flic souriait et son bras désignait à vingt mètres de là une statue d’homme-socle.

« Terminus, le dieu des bornes. »

À cet instant, un hurlement. Tout proche.Et tout de suite, il les a vus, surgir par dizaines d’entre les voitures et sur les trottoirs. Une horde cagoulée, gantée, armée, chargeant les policiers, paniqués, dépassés par le nombre, qui abandonnèrent voitures et devoir pour s’enfuir vers Denfert.

Incapable de bouger, cloué au sol par sa volonté de ne pas avoir l’air de fuir, il les a regardés, sauter sur le capot et le toit des voitures de police, y briser les vitres à coups de talon, de manche et de batte. Cette danse du triomphe ne dura pas. Quatre hommes encadrèrent le malheureux passant.

Les prédateurs avaient senti la peur de leur proie. Ils ont croisé son regard de victime, l’ont vu s’ensevelir dans l’asphalte. Et il leur a souri, pathétique. Le loup mange celui qui se fait brebis. Olivier Varron a bien tenté de les apaiser par la parole, comme un vulgaire brigadier, mais il avait l’air du prisonnier d’une armée étrangère, dont personne ne voulait comprendre le langage. Il était le rossignol face à l’épervier. Il pouvait toujours parler, l’épervier ferait ce qu’il voulait. Il lui infligerait la honte et la souffrance, et peut-être il le tuerait.

La fillette. Elle était métisse, fraîche, innocente… Si la fillette voulait bien parler, peut-être qu’ils l’écouteraient, et les laisseraient en paix. C’est ce qu’il avait pensé. Mais la fillette n’a rien dit.

Il était paralysé. Pas par eux. Par lui. Par ce qu’il appelait sa culture, son éducation, sa civilité. Ce que les barbares appelaient sa fragilité. Depuis qu’il était né, on avait transformé ses angoisses en docilité. La fillette ne changeait rien au problème : un de ces gaillards pouvait bien l’égorger sous ses yeux, il ne bougerait pas, peut-être même qu’il continuerait à sourire.

On lui avait appris la politesse de se faire tuer.

Il n’arrivait plus à penser et il se voyait à la troisième personne, comme l’acteur d’une scène absurde, comme un esclave résigné à genoux sur le sable de l’arène, attendant qu’un geste mette fin à cette comédie. Il se voyait jouer une fable nouvelle, actualisée, celle du loup et de l’agneau, mais où le loup ne parlait pas. Bienvenue dans l’ère de la gonzo-violence. Pas de texte, juste un poing dans la gueule. Parfois une question, une seule – « T’aurais une cigarette ? » –, et les coups, pour nier et détruire. Et la victime qui se recroqueville en position fœtale, qui espère que sa soumission minimisera les dommages, et qui remerciera le dieu des lâches quand elle ne s’en tirera qu’avec quelques fractures.

À quel moment étions-nous devenus des agneaux ? Avant ce jour, il n’avait jamais eu l’idée de se poser la question. Et ce jour, c’est le temps quilui a manqué.

Il a esquivé le premier coup de poing d’un improbable retrait de buste. Il a souri de plus belle, comme pour s’excuser de jouer ce bon tour à son assaillant, comme pour lui signifier que ça n’enlevait rien à son geste, que cette agression était une excellente idée. L’agresseur lui a alors donné cet ordre absurde.

« Ne bouge pas. »

Et, plus absurde encore, l’agressé avait obéi.

Le crochet du droit lui fracassa la mâchoire. Le coup de pied, au plexus, le laissa plié en deux, sans aucun souffle. Le choc fut tel qu’il était certain d’en mourir.

En relevant la tête, il a vu ce grand Noir marcher vers la fillette, et la fillette partir en courant, disparaître dans une rue adjacente. Personne n’avait tenté de la suivre.

Il a alors vu cette voiture arriver. Il a vu la peur dans les yeux de la conductrice. Son instinct a mobilisé tout ce qu’il lui restait d’énergie pour s’arracher à l’inhibition mortelle de décennies d’éducation bienveillante. Il a foncé sur elle, sauté sur le capot, s’agrippant comme il a pu, en lui hurlant d’accélérer.

Paniquée par la face de ce zombie braillant derrière son pare-brise, et voyant la horde accourir, la conductrice a accéléré. Il hurlait qu’il était agressé, qu’il avait besoin d’aide, qu’il fallait qu’elle l’emmène loin d’ici. Mais face à la statue, elle a viré à droite, brusquement. Il a essayé de se cramponner, au capot, aux essuie-glaces, de toutes ses forces, mais il n’a pas pu tenir, et il a roulé au sol.

Le choc contre le trottoir lui a démis l’épaule. Il a pris conscience qu’il lui restait une dizaine de secondes avant qu’ils n’apparaissent au coin de la rue. Il a alors roulé sur lui-même, sur le trottoir, pour ramper à plat dos sous une voiture stationnée là. Son épaule démise lui faisait atrocement mal, mais en les entendant débouler dans la rue, il savait qu’ici il avait une petite chance pour qu’ils ne le voient pas. Ils allaient le croire encore accroché à son capot, comme une méduse, et disparu au bout de la rue avec la conductrice hystérique. Pendant de longues secondes, qui sentaient le goudron, le sang et l’huile, il les a entendus s’insulter dans un sabir incompréhensible, à dix mètres de là, puis les cris se sont atténués. Ils repartaient.

L’idée folle de s’en sortir lui a traversé l’esprit.Et là il a entendu cette voix, lointaine et glaciale, tomber comme un couperet des étages.

« Il est là ! Sous la voiture. Il est caché sous cette voiture. »

Puis il a entendu la horde rappliquer, en criant et en riant. Il n’a jamais su qui avait pu le livrer ainsi, ni pourquoi on l’avait fait. Il a vu leurs pieds. L’un d’eux s’est penché et lui a fait un sourire. Déjà il sentait des bras puissants se saisir de ses chevilles, le tirer par les pieds. Avec une seule main, accroché à l’essieu, il n’a pas pu se retenir. Il n’a pas pu les empêcher de le tirer de là. Il était fait.

Ils l’ont traîné bien au milieu de la chaussée, et se sont acharnés. Il n’arrivait pas à se protéger, et les coups portaient. Il a hurlé. Un coup de pied au visage l’a fait taire. En état de veille, sa conscience rendit les armes et laissa son corps réagir, de plus en plus mollement, aux brûlures des coups.

Ça s’est arrêté. Dans le noir, il ne sentait plus rien.

Il n’entendait que sa respiration, encombrée de sang.

Il n’y avait que cet arôme d’asphalte et cette impression de lointain.

Il avait ouvert un œil.

Il a alors vu cet homme, l’air détaché, prendre son élan pour lui sauter sur la tête à pieds joints.

Sa dernière vision fut la statue de Terminus, le dieu des bornes.

PREMIER JOUR – 13

Le courage n’est souvent dû qu’à l’inconscience, alors que la lâcheté s’appuie toujours sur de solides informations.
— Peter Ustinov

PARIS 16E ARRONDISSEMENT, 22 H.

Le serveur essuyait les tables, en gardant un œil sur le grand écran, installé dans le fond de l’établissement. Il venait d’apprendre, pour l’incident. Plutôt que de mourir pudiquement des « risques du métier », un flic avait choisi de vivre et d’incarner les « violences policières ». Ce n’était pas la première fois, mais cette fois-ci, les images des banlieues, de Paris intra-muros et de la province, semblaient témoigner d’un embrasement plus rapide et profond que d’habitude. Il y avait contagion.

« Diffusion », selon le terme préconisé par le ministère de l’Intérieur.

Sur un boulevard non identifié, la télévision montrait un attroupement. On marchait en criant quelque chose, poing en l’air. Il était question de protestation pacifique contre les crimes policiers. Soudain, sur la gauche de l’écran, apparut un groupe d’individus cagoulés. La caméra ne se détourna pas à temps, et l’on vit cette horde attaquer violemment la foule. La caméra filma alors le ciel, et durant quelques secondes on entendit des cris, des bruits de coups et de verre que l’on brise.

Attablés dans la grande salle du café équitable, quatre étudiants, une fille et trois garçons, semblaient moins intéressés que le serveur par l’écran. Ils étaient ses derniers clients. En parlant bruyamment, ils buvaient des bières laotiennes et grignotaient des chips de chou frisé sans sel ajouté. Le serveur parvenait à saisir quelques bribes de leur conversation. La fille aux cheveux verts parlait de « médias complices », disait sa honte et son dégoût, évoquait « un pas de plus vers le pire », avec ces « malheureux parqués depuis longtemps » dans « ces quartiers de concentration », que maintenant la police du régime « exterminait ». Ses trois amis approuvaient.

Le premier, blouson de cuir noir, bonnet vert et yeux profonds, resta songeur. Il s’appelait Joris. C’était le militant le plus radical, le meneur, celui qui avait le plus l’air de penser, et dont on guettait les réactions. Le second, affaissé dans sa parka rouge, ressemblait plus à un suiveur. Il calquait ses silences et ses rires sur ceux des autres. Le troisième, malingre et maniéré, vêtu d’une chemise de soie pourpre, se lança de sa voix haut perchée dans une diatribe contre le terrorisme policier, calculé selon lui pour attiser la colère populaire des cités, censée effrayer les vieux et les ruraux, en manque d’éducation, qui voteraient alors comme un seul homme pour l’ordre et la sécurité.

« Je refuse d’avoir peur ! », jura Joris en levant son verre, comme une sorte de serment.

Ils burent alors tous les trois, dans un de ces moments de profond sérieux propre aux soirées alcoolisées.

Le serveur avait son air sombre des mauvais soirs. Cet exploit des médias, de rendre les gens fiers de leur inconscience… Ces tirades si banales, proclamées comme si elles impliquaient le dernier des courages… Tout ça l’agaçait. À chaque incident, à chaque attaque terroriste, la même rengaine.

« Ils n’auront pas ma haine. Il faut faire la fête. Ils ne gagneront pas. »

Ils n’ont pas besoin de gagner, pensa le serveur, puisque nous avons déjà perdu.

Les chaises crissèrent sur le parquet de bambou. Le serveur regarda ses jeunes clients sortir, avec la maigre satisfaction du dormeur qui écrase un moustique.

Le carillon feng shui sonna. La porte se referma sur un éclat de rire. Pour les uns, la vie était une fête. Pour les autres une longue défaite. Ce soir comme tous les autres soirs, les jeunes passèrent à travers le monde. Avec l’effet de groupe et un peu d’alcool, la nuit avait toujours quelque chose d’un huis clos irréel, au délicieux parfum de folie. Au bout de la rue, appuyée contre la paroi d’un Abribus, ils virent une femme, blessée au visage. Elle pressait son écharpe de tissu contre une large plaie au front, qui ensanglantait son chemisier et une partie de sa veste. Ses talons étaient cassés et sa coiffure défaite.La fille et le meneur l’ignorèrent.

« Ça va, Madame ? » demanda le jeune à la parka rouge.

La blessée lui jeta un regard absent.

« La touche pas, c’est dégueulasse », conseilla l’efféminé.

Ils hésitèrent un instant, puis s’en allèrent. Un couple qui passait là en fit autant.

« C’était une sacrée blessure quand même, lança le jeune à la parka rouge, comme une interrogation.

— Elle a dû tomber, j’en sais rien, répondit la fille.

— Ou trop picoler », ajouta l’efféminé.

Devant eux, Joris semblait perdu dans ses réflexions. La conversation s’engagea entre la fille et l’efféminé. Il était question d’incapacité des « jeunes de maintenant » à s’impliquer dans des « revendications artistiques et festives ». Ils approchaient la trentaine, dont vingt ans de fac à eux deux. La fille, féministe, se disait « bouffée par son travail », un stage en médiathèque.

« Et comme ça, direct, l’enculé me parle de ma coupe de cheveux. Et il me dicte ma conduite, tu vois. J’suis pas sa putain de secrétaire, quoi. »

Le visage de l’efféminé se ferma. Il ne put s’empêcher de ramener la conversation à ses obsessions.

« Je vais te dire, tu es une fille, tu as encore de la chance. Tu n’es pas une homo.

— Oh sérieux, tu vas pas nous mettre en concurrence. Tu sais bien que je vous soutiens…

— C’est pas toi la question… même si pour toi le terme « enculé » est une insulte, et tu sais bien que ça me fait mal. »

Une blague horrible traversa l’esprit de la jeune fille.

« Excuse-moi, bredouilla-t-elle, honteuse. Ce n’est pas ce que je voulais dire.

— Peut-être, mais tu l’as dit. »

Lourd silence.

« Le vrai problème c’est que les homos sont déjà les grands oubliés de l’histoire. Les trans attirent toute l’attention, et tout le monde s’en fout. »

Une légère tension venait de naître. La fille se contenait. Les discours communautaristes de l’activiste gay finissaient par lasser tout le monde.

« Allez, on se rentre ? » osa le suiveur à la parka rouge, d’une voix minuscule.Personne ne lui répondit. Le groupe continua à marcher, le long des quais. Ils approchaient le pont de Bir-Hakeim, quand des cris venus de leur droite attirèrent leur attention. On avait l’air de se battre sur l’autre rive. Ou alors on chahutait, à cette distance il était impossible de le dire.

« Qu’est-ce qui se passe ? » demanda le jeune à la parka rouge.

À cet instant une silhouette parut s’embraser. Dans un cri lugubre elle s’éloigna du groupe, tomba, se releva, et parvint à se jeter dans la Seine, sous des hurlements de joie.

« C’est un mec qui brûlait, ça ? demanda l’efféminé.

— C’est peut-être une performance, suggéra la fille. Ou un flash mob ».

Ils scrutaient la Seine, mais dans la pénombre ne voyaient rien. Sur le quai, des formes s’enfuyaient vers le pont.

« Nan je crois pas. Je crois que c’est sérieux », murmura Joris.

Il avait raison. C’était un policier municipal, qu’on avait brûlé vif.

« Alors, on fait quoi, on rentre ? demanda encore le jeune à la parka rouge, manifestement terrifié.

— Ça ils l’ont bien cherché aussi, lança la fille. On ne peut s’en prendre qu’à nous. Ça fait des années que les vieux et les bouseux votent pour des ordures de libéraux, voilà où on en arrive.

Le jeune à la parka la regardait sans comprendre.

— C’est peut-être des fachos, supposa l’efféminé.

— Ça n’y ressemble pas », trancha Joris.

Les ombres couraient sur le pont, derrière les piles du viaduc soutenant le métro aérien. Il était difficile de savoir à qui on avait affaire. Sur l’autre rive, une femme hurlait au secours.

« Ils traversent le pont », constata l’efféminé, légèrement inquiet.

C’était un groupe de jeunes subsahariens, âgés peut-être d’une quinzaine d’années. Arrivés au bout du pont, ils poussèrent des cris de guerre, et prirent aussitôt sur leur gauche, en direction des jeunes étudiants.

« Ça vient par là ! Ça vient par là !

Le jeune à la parka rouge était près de la crise de panique.

— Qu’est-ce qu’on fait ? demanda l’efféminé.

— Je serais d’avis de rentrer, tout de suite, répondit le jeune à la parka. De foutre le camp d’ici.

Une fois encore, Joris décida.

— On est avec eux, nous. Ce sont les nôtres. On ne va quand même pas se sauver. »Il avait peur, mais tentait de le dissimuler, préférant s’en prendre à son camarade.

« Tu n’as pas à avoir peur, putain. Et notre serment ? »

Blême, il sentit sur lui les trois regards inquisiteurs.

Et si c’était ça, le fanatisme ? Refuser en bloc la raison et les faits. Préférer la mort à la défaite. Lui n’était pas comme eux. Il les admirait mais n’avait pas leur courage. Il eut pourtant ce jour, face à eux, le courage d’être lâche. De refuser la vérité du nombre.

« Faites comme vous voulez. Moi je rentre. »

Il leur tourna le dos, se mit à courir, et disparut le long des platanes bordant l’avenue.

« Qu’il crève ! lança Joris. Aucune sorte de conviction. C’est bien à cause de ça qu’on en est là ! »

La fille approuva.

« Les paroles c’est bien, seuls les actes comptent. »

Il n’était plus temps de parler. À trente mètres, un cri résonna.

« Hé, les babtous ! »

Les assassins étaient là.

PREMIER JOUR – 14

Combattez ceux qui ne croient ni en Allah ni au Jour dernier, jusqu’à ce qu’ils versent l’impôt de la capitation et qu’ils se soumettent et s’humilient.
— Le Coran. 9:29.

PARIS, IER ARRONDISSEMENT, 22 H 15.

Cet enfer nommé France, Quraych Al-Islam en avait fait son paradis. Pays si prévisible, où il était si aisé de régner… Pays si avide de disparaître, que le vaincre en était presque insultant. Modéré jusqu’à son court collier de barbe, Quraych s’était vite imposé parmi les professionnels de l’hommage républicain. Il avait compris comment bien présenter, rassurer le Français apeuré, et poliment menacer ses responsables politiques, dont la seule terreur était de perdre leur place trop vite. Quraych était un terroriste diplomate, que personne n’osait interrompre, qui avait fait du système son système. Entre les revendications des uns et les peurs des autres, il savait se rendre indispensable, jusqu’à devenir une sorte de concession vivante, dernier intermédiaire entre les Français et la mort.

Pas une heure sans que Quraych ne récite des sourates, ne se voue à Allah, ne songe aux enseignements d’Al-Azhar, à la grandeur des Moghols, des Abbassides, et du magnifique Soliman. Il était de tout son être l’Islam. Il était de Damas et il avait été de Deir ez-Zor, et de Palmyre. Ses compagnons n’étaient que martyrs, leur vouer sa vie était son honneur et sa fierté. Au pays des fragiles, il se vantait d’être devenu un calife, un produit télégénique spécialisé dans la menace souriante, « sachant jouer des stéréotypes », comme l’écrivit servilement un journaliste. Dans les coulisses, en croisant les régisseurs, les rédacteurs en chef, les journalistes, il ne voyait que cet empressement à lui être agréable, ces regards mendiant la complicité,lui donnant presque envie de leur caresser la tête. Le temps jouait pour lui, avec talent il avançait ses pions, les mosquées, l’immigration, le circuit halal, les amendements communautaires, et avec la Ligue musulmane signait des scores électoraux sans précédent. L’infidèle n’avait à lui opposer que sa bienveillance, ses sourires, ses consensus, la persuasion que sa lâcheté était une largesse d’esprit.

Mais depuis l’incident, rien n’allait plus…

Jusqu’ici, Quraych vivait de la menace du désordre. En voyant le désordre arriver, il voyait sa bulle éclater. Que deviendrait-il, sans son meilleur moyen de pression ? Quelle menace agiterait-il, pour faire céder les gouvernements du Frankistan, et vivre de leur lâcheté, si le pays était à feu et à sang ? Une telle insurrection briserait ses plans et sa tranquille ascension. Il pensait que la conquête gagnerait à s’imposer sans heurts, par les vannes ouvertes de l’immigration, avec la complicité active des infidèles, dont la morale délirante lui échappait, mais qu’il interprétait comme un signe du Ciel. L’heure venait.

Mais en quelques minutes, tout avait basculé. Dans la tempête des événements, Quraych avait peur de perdre la main comme de la prendre, de sortir trop tôt du bois, ou de voir une révolution des siens se faire sans lui. Et, qui sait ? De voir les infidèles se réveiller. Il lui fallait contrôler la rue. Mais la rue voulait du sang.

« Ce qui se passe n’est plus ton problème, mon frère. » Voilà ce que lui avait dit un kafir tout juste converti, dès le début des émeutes. Sa traditionnelle demande de fonds, qui serait comme toujours rejetée en public et satisfaite sous le manteau, à l’abri de l’opinion, ne suffisait plus à ses bases, à la Ligue, aux tribus, aux gangs ultraviolents. Ils en voulaient bien davantage. Ivres de victoire, ils voulaient tout, tout de suite. Ils voulaient la soumission de l’infidèle en chef à défaut sa tête.

Quraych jouait sa carrière et sa légitimité. S’il se modérait une fois de trop, il serait renié par sa base. S’il allait trop loin, il se coupait de la République. Et s’il ne faisait rien, il cesserait d’exister. Il devait choisir.

Il prit alors le plus grand risque de sa vie. Son communiqué, écrit d’une traite et envoyé à l’AFP, fut rapidement lu sur toutes les radios et diffusé sur toutes les chaînes.

« Moi, Quraych Al-Islam, au nom du peuple musulman de France, je demande à l’État français de s’excuser publiquement du mal infligé aux enfants de l’Islam depuis trop longtemps, et de verser à la Ligue musulmane et aux Associations musulmanes de France, un premier loyer de dix milliards d’euros, pour nous permettre de garder le contrôle de la situation.

C’est le contraire d’un vol, car la France nous doit bien plus que cet argent. Si cette demande n’est pas satisfaite d’ici demain midi, plus personne ne pourra empêcher ce pays de connaître l’Enfer. Si vous acquittez cette dette, alors nous consentirons à vous accorder la paix, parce qu’Allah est grand et miséricordieux. »

La menace était claire : plata o plomo. En l’échange d’une capitulation sans conditions, c’est une transition indolore que Quraych proposait à l’Occident ; une mort digne.

L’ultimatum imposa d’abord un silence consterné aux médias français. Puis la plupart d’entre eux montèrent au créneau, se firent porte-paroles de la lâcheté de toute une nation : il fallait payer. La demande était légitime. Le contexte l’exigeait. On parlait de « réparations », « d’excuses » et de « restitution ». Certains appelaient à ne pas se laisser aller à un refus brutal et simpliste suggéré par les populistes. Ils rappelaient notre dette en tant que pays colonisateur, et pays d’apartheid. « Il serait certes munichois de céder, lança un grand éditorialiste. Mais ne pas céder, c’est être Hitler. »

À l’Élysée, dans une ambiance de fin du monde, se tenait un conseil des ministres extraordinaire. Extraordinaire, tant les visages étaient graves et les débats sérieux. L’équation paraissait insoluble.

Céder à l’ultimatum, c’était officialiser la soumission de l’État. Ça revenait à perdre l’électorat le plus actif, celui des petits Blancs de la classe moyenne et de la France périphérique. C’était offrir la République à Quraych Al-Islam. Mais ne pas céder, c’était perdre les médias, la gauche, et l’indispensable report de voix de la Ligue musulmane. Et c’était prendre le risque de la guerre civile.

On suggéra de dépêcher des conseillers, pour négocier la remise secrète de sommes sensiblement plus importantes. Mais cette tractation, si elle devenait publique, équivalait à un suicide électoral… Il n’était plus possible de jouer la fermeté et de céder en sous-main. Il fallait faire un vrai choix. On prit conscience que l’ordre qui allait sortir du château serait le plus conséquent de toute son histoire. Il y avait du changement, et ici on commençait tout juste à le comprendre.Le spectacle fonctionnait jusque-là grâce au bon vouloir des spectateurs. Or, ceux-là ne jetaient plus de tomates. Ils ne huaient plus. Ils menaçaient de brûler le théâtre et d’égorger la troupe. Sur scène et en coulisses, forcément, on s’inquiétait.

Ce que les Énarques appelaient entre eux « la stratégie de l’éponge » semblait trouver sa limite. Cette tactique consistait pour les pouvoirs publics, et leurs avatars culturels et associatifs, à « occuper l’occupant », selon le mot d’un ministre, c’est-à-dire à corrompre suffisamment la jeunesse pour s’épargner une révolte. Seule une éponge sèche pouvant prendre feu, il fallait donc la gorger de liquide, et plus précisément de liquidités. Ça consistait par exemple à financer les activités prisées par les mineurs délinquants et les jeunes des cités, à leur offrir des camps de vacances, à leur distribuer des billets pour les matchs de football, les concerts de hip-hop et les parcs d’attraction, ainsi que des bons d’achat de bijoux, de vêtements, de deuxroues et de matériel numérique…

Ça consistait également à laisser prospérer les trafics, à organiser une répression « dosée », pour occuper et canaliser la jeunesse, quitte à jouer au gendarme et au voleur, et à pondre chaque semaine un nouveau « projet de revalorisation », comme celui que l’on nommait « politique de la ville », pour racketter le contribuable au profit de la banlieue. Il y avait aussi les emplois fictifs, les associations gavées, les subventions « pour le bon déroulement des cultes », les valises à billets, et quantité de moyens plus ou moins détournés d’arroser les caïds, en l’échange d’une sorte de stabilité. Ça coûtait cher, et ce n’était que le prix d’une illusion…

Ça ne suffirait plus. Mais que faire ?

Promettre et payer, voilà tout ce qu’un politicien sait faire. Et voilà que ça ne suffisait plus…

Le Président restait confiant : il parlerait, et ça irait. N’en avait-il pas toujours été ainsi ? Toute la nuit, ses conseillers travailleraient à un grand discours ambigu, axé sur des « valeurs communes », mêlant des regrets aux banalités et « réaffirmant l’autorité de l’État », pour « préserver les intérêts sacrés de la République ».

Pour la première fois, cette dynastie de fonctionnaires avait peur. Pour la première fois, elle se demanda si les artifices et les mensonges habituels suffiraient à la sauver.

PREMIER JOUR – 15

Pour que dans le cerveau d’un couillon la pensée fasse un tour, il faut qu’il lui arrive beaucoup de choses et des bien cruelles.
— Louis-Ferdinand Céline

PARIS, 16E ARRONDISSEMENT, 22 H 30.

Pour la jeunesse parisienne, si longtemps à l’abri de tout, le réveil fut brutal. Bien qu’ayant les moyens de sa sérénité, de ses postures et de ses interminables études, cette jeunesse était faite de chair et de doutes. Et l’événement, si rare, venait de la foudroyer. De la clouer au réel comme un corbeau à la porte d’une grange.

Accroupie contre une haie de charmes, la fille aux cheveux verts se releva la première. Elle vit son ami, assis sur la route, hagard, chemise de soie en lambeaux.

« Ça va ? »

Il ne répondit pas tout de suite. Elle marcha vers lui, en lançant des regards inquiets autour d’eux. Ça avait été très vite. Les agresseurs avaient disparu le long des quais, en riant comme des hyènes.

« Société de merde. C’est nous qui avons détruit ces pauvres gosses. »

Elle aida son ami à se relever, et le fit asseoir sur un banc. Il tremblait, saignait du nez, souffrait de plusieurs contusions, et d’une violente douleur costale. Ils l’avaient jeté au sol et s’étaient acharnés à coups de pied. Elle lui posa son manteau sur le dos. « Ce qui m’a le plus blessé, articula-t-il enfin, ce sont les insultes homophobes.

— Ce n’est pas leur faute, tu le sais. Tout dans ce pays de merde les conditionne à ça.

— Je sais. »

La fille aux cheveux verts n’avait pas été frappée. Un agresseur s’en était saisi et l’avait portée à l’écart, derrière la haie. Les yeux fous, il avait tenté de plonger sa main dans son pantalon, mais la ceinture du jean était trop serrée. Il lui avait alors écrasé l’entrejambe et la poitrine, avant de la jeter dans la haie, en cherchant à la frapper d’un coup de pied qui manqua sa cible. Un riverain avait alors fait du bruit, en hurlant depuis son étage et en jetant des objets par la fenêtre, pour faire fuir les agresseurs, comme on eut fait fuir des bêtes sauvages. Ça avait marché. La fille avait voulu lui demander de l’aide, mais la fenêtre s’était refermée. On avait descendu les volets roulants et éteint la lumière.

« Et Joris ? Où est-il ? » demanda le garçon en essuyant son nez écorché.

La fille regarda autour d’elle.

« Joris ! »

Pas de réponse. Une voiture passa en trombe. Sur les quais d’en face, les gyrophares d’une ambulance, et d’un véhicule de police.

« Joris ! »

Rien.

« Cherche pas. Il s’est sauvé, ce putain de lâche. »

Se soutenant l’un l’autre, perdus dans leur splendide isolement, les deux jeunes marchèrent vers le Trocadéro. La fille avait les larmes aux yeux.

« Nous sommes au bord du fascisme. Et voir cette jeunesse désespérée, livrée à elle-même, ça fait si mal… Quel gâchis. Et cette absence de conviction des nôtres. Ils ne sont prêts à rien, à rien… Moi qui croyais en Joris, eh ben tu vois, il nous a laissés, Joris, il s’est débiné comme un lâche. Il n’y en pas un pour rattraper l’autre. »

Quelques mètres plus bas, sur la Seine, le corps de Joris venait de faire surface.

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